Denis Thouard et Bénédicte Zimmermann (dir.), Simmel, le parti-pris du tiers
Denis Thouard et Bénédicte Zimmermann (dir.), Simmel, le parti-pris du tiers, CNRS Éditions, Paris, 2017, 448 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif, passionnant et extrêmement bien construit, réussit son pari : celui de redécouvrir et de prolonger les nombreuses pistes que l’« approche processuelle et relationnelle » de Georg Simmel a permis d’esquisser, il y a déjà plus d’un siècle, sur des thèmes aussi divers que le sujet, le pouvoir, l’éducation, le travail, l’art, la confiance, la religion et, bien entendu, la modernité. Dans un contexte où les écoles sociologiques tendent à se scléroser pour mieux, précisément, « faire école », la lecture de cet ouvrage est salutaire. Il ne s’agit pas de penser « pour » ou « contre » le déterminisme ou la liberté, la domination ou l’émancipation, la réciprocité ou l’asymétrie, ou plus largement la sociologie ou la philosophie, mais de les penser ensemble.
2Du point de vue ontologique, l’approche simmelienne préfère ainsi aux « faits » sociaux les dynamiques de « sociation » qui permettent de « faire société » et qui renvoient, in fine, aux différentes formes d’interactions réciproques qui lient, obligent, attachent, hiérarchisent ou opposent les individus de manière plus ou moins durable et superficielle. Du point de vue épistémologique, G. Simmel confère à certains concepts, tels le pouvoir, le tiers, la différenciation ou la confiance et bien entendu la forme, le statut de « méta-catégories ». Tout en étant opérationnalisables du point de vue empirique, ces dernières gardent une portée théorique puisqu’elles permettent de repérer les formes d’interactions réciproques, récurrentes et universelles, que l’on retrouve aussi bien dans une « bande maffieuse que dans une communauté religieuse ». Si l’on suit Simmel, l’épistémologie savante du sociologue ne doit pas, toutefois, court-circuiter l’épistémologie naïve des agents ordinaires, c’est-à-dire leur mode d’appréhension et de connaissance du monde social. Pour lui, en effet, la société repose sur des typifications réciproques qui permettent aux individus de percevoir mutuellement la « généralité sociale » de leur conduite. Ces présomptions a priori sont la condition de la connaissance sociale, mais aussi ce qui l’altère, puisqu’elles réduisent l’individualité à des catégories stéréotypiques qui l’enferment, la déforment, bref la pré-jugent (Denis Thouard, Gregor Fitzi). De telles catégorisations n’épuisent pas, cependant, la « part non socialisée » des individus, encore amplifiée par la différenciation moderne des sphères culturelles (science, art, religion) qui, en permettant la pluralisation des registres d’activité, favorise la distance au rôle. Le surplus d’être qui rend tout un chacun irréductible à un rôle ou un statut social préexistant est le ressort vital de l’expérience de la liberté. Mais « le supplément de sujet » est aussi le lieu de la contrainte, la volonté subjective se heurtant à l’objectivité des formes qui l’orientent, la freinent ou la confinent au « secret » et à « la censure » intrapsychique (Jacques Le Rider). C’est cette tension entre la mobilité de la vie et la rigidité de la forme qui est au coeur des figures de l’artiste (Michael Werner), du pédagogue (Matthieu Amat) et du comédien (Julien Ségol). Chacune à sa manière, ces différentes figures tentent de réaliser, au double sens de la création et de la reproduction, les savoirs impersonnels qui leur préexistent et d’assurer, par là même, la continuité de la vie culturelle dont ils sont les dépositaires tout en la marquant de leur empreinte singulière. En conférant une texture personnelle à une forme impersonnelle, ces différentes figures, qui éclairent de manière paradigmatique différentes facettes de l’agent ordinaire, donnent vie à ce qui resterait, sans elles, lettre morte.
3Dans un tel cadre ontologique et épistémologique, le tiers est un « parti pris » fort heuristique car il est la « forme sociologique » par excellence. En effet, dès qu’une relation intersubjective perdure et se stabilise, dit Simmel, elle revêt une forme « supra-individuelle » qui, en s’extrayant des dépendances immédiates, fragiles et éphémères de l’action réciproque, produit « plus de société » (Donald Levine). Une telle forme triadique implique un processus d’objectivation qui permet à la relation interpersonnelle de se concrétiser en un « corps » qui désormais s’en distingue. Une telle objectivation est également, par définition, une forme de distanciation qui permet d’établir, de manière indirecte et médiate, les biens « qui comptent pour nous ». « L’expérience de la distanciation » est même au cœur des valeurs, y compris économiques : c’est quand un objet se détache du sujet, quand son obtention exige de surmonter distances, obstacles et difficultés, qu’il devient une valeur (André Orléan).
4Inévitable et nécessaire, l’objectivation du tiers fait néanmoins peser sur les esprits subjectifs la menace de la réification et de l’aliénation, comme le montrent la transcendance radicale et l’intolérance croissante des « contre-religions » monothéistes actuelles (Volkhard Krech, Joan Stavo-Debauge). Une telle menace est la clé de voûte de « la tragédie de la culture » qui, pour Simmel, renvoie à la nécessité de prolonger les fins individuelles et de stabiliser les relations interpersonnelles dans des formes objectives et impersonnelles qui risquent à tout moment de se retourner contre ceux-là même qui sont à leur principe pour les modeler et les contraindre en retour. La tragédie de la culture est donc aussi une tragédie politique, qui n’est cependant pas irrémédiable. En effet, si l’on suit les diverses contributions de l’ouvrage, l’objectivation et la distanciation sont tout à la fois émancipatrices et aliénantes. Emancipatrices car c’est grâce à l’effet distanciateur des médiations que les individus parviennent à se déprendre de leur intérêt particulier et de leur enracinement local pour déterminer, conjointement, des appuis normatifs et des « dispositifs de confiance » (Louis Quéré) qui leur permettent de déployer leur capacité d’agir dans de nouveaux types d’activités collectives. Aliénantes car les formes impersonnelles, si elles libèrent l’individu de certaines formes de dépendances interpersonnelles, créent des interdépendances plus opaques et indirectes dont la réappropriation à la première personne est malaisée (Pierre-Michel Menger, Laurent Thévenot).
5Mais là encore, la domination aliénante des formes impersonnelles n’est jamais définitive. Car la domination, loin d’être l’attribut figé et définitif d’un statut social, est une forme typique d’action réciproque qui va de pair avec la subordination. Le rapport de force que constitue le « pouvoir sur » autrui ne prend sens qu’une fois articulé avec la capacité d’agir et le « pouvoir de » que détient le subordonné, ainsi qu’avec le « pouvoir avec » qui se loge dans la concertation et l’action collective (Bénédicte Zimmermann). À mille lieues des réceptions malencontreuses, sinon malhonnêtes, de Georg Simmel, devenu notamment, avec Julien Freund, l’apôtre de la conflictualité ou de la guerre (Sylvain Laurens), Le parti-pris du tiers illustre ainsi à merveille la portée tout à la fois dialectique et synthétique de l’approche simmelienne.
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurence Kaufmann, « Denis Thouard et Bénédicte Zimmermann (dir.), Simmel, le parti-pris du tiers », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 1 | Janvier-Mars 2019, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/14285 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.14285
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