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Comptes rendus

Caroline Protais, Sous l’emprise de la folie ? L’expertise judiciaire face à la maladie mentale (1950-2009)

Éditions de l’EHESS, Paris, 2016, 312 p.
Romain Juston
Référence(s) :

Caroline Protais, Sous l’emprise de la folie ? L’expertise judiciaire face à la maladie mentale (1950-2009), Éditions de l’EHESS, Paris, 2016, 312 p.

Texte intégral

1Pour Michel Foucault, « ce que dit un expert psychiatre est mille fois au-dessous du niveau épistémologique de la psychiatrie », cette régression étant le prix à payer pour que s’hybrident le pouvoir judiciaire du médecin et le pouvoir médical du juge (Foucault, 1999, p. 34-36). L’expert tirerait dès lors sa légitimité de sa capacité à éclairer le juge sur une question technique, plutôt que des propositions théoriques qu’il formule. Sous l’emprise de la folie permet de discuter cet énoncé à partir d’une approche compréhensive, pluraliste et pragmatiste de l’expertise psychiatrique. Si l’ouvrage convainc de l’intérêt d’un tel déplacement, c’est du fait de la précision avec laquelle Caroline Protais éclaire le contenu des expertises psychiatriques, et donne ainsi à voir comment les débats internes à la psychiatrie ont influencé la façon dont les experts se positionnent vis-à-vis des « différents modèles épistémologiques et éthiques promus par la profession » (p. 24). Ce décentrement par rapport à la thématique foucaldienne du pouvoir est rendu possible par la reconnaissance de l’hétérogénéité de la pratique qu’il s’agit alors d’expliquer sans réduire la figure de l’expert aux logiques de répression pénale de l’institution à laquelle il participe, c’est-à-dire en tenant compte des « impératifs épistémiques minimaux propres à sa discipline » (p. 24).

2Le livre propose une analyse du mouvement, initié depuis les années 1960, par lequel les malades mentaux sont responsabilisés par les experts psychiatres. La recherche est à la fois diachronique, à partir de l’étude de l’évolution des façons dont ce problème est traité par les experts, et synchronique, visant à mettre en évidence des identités professionnelles contrastées qui permettent d’expliquer l’hétérogénéité du jugement médico-légal.

3Le premier chapitre se concentre sur les périodes des années 1950 et des années 2000 dont la comparaison donne à voir la « restriction très nette du champ de l’irresponsabilité psychiatrique en France » (p. 29), tout en rendant compte de la variabilité des pratiques et des conceptions des experts au sein d’une période donnée. Il montre comment la partition de la psychiatrie entre une approche punitive et une approche plus étendue de l’irresponsabilité psychiatrique se décline dans l’expertise judiciaire entre, d’une part, un « interventionnisme clinique » (p. 60) et, d’autre part, un modèle d’intervention plus limitée reposant sur une conception du champ de compétence de l’expert recentrée autour du « noyau dur » de sa discipline (p. 96).

4Les transformations mises au jour sont ensuite étudiées du point de vue des justifications des experts quant aux enjeux épistémologiques en présence. L’auteure identifie deux répertoires normatifs durables qui condensent les diverses prises de positions des psychiatres. Le « répertoire de la protection » valorise le principe d’irresponsabilité pour les malades mentaux au nom d’une sollicitude professionnelle vis-à-vis du malade qu’il conviendrait de soigner dans un univers protégé. Le « répertoire de l’intégration » est quant à lui plutôt mobilisé par des psychiatres moins attachés à ce principe de l’exceptionnalité pénale des malades mentaux. C’est l’émergence de ce dernier « chemin d’intervention auprès du malade » (p. 99) que l’auteure entend expliquer par la sociohistoire.

5C. Protais détaille alors quatre configurations historiques au sein desquelles le répertoire de l’intégration s’est affirmé dans des versions successives très contrastées. En effet, l’après Seconde Guerre mondiale voit émerger la psychologie institutionnelle déclinant le répertoire de l’intégration dans un versant humaniste. Ce mouvement s’accentue après 1968 lorsque le répertoire « prend une coloration plus radicalement désaliéniste » (p. 147), à la faveur du durcissement des positions des professionnels envers l’institution psychiatrique. Les périodes suivantes, à l’inverse, signent la montée de l’orientation responsabilisante, à travers d’abord la manière dont se règlent les relations avec l’autorité judiciaire — avec laquelle il convient alors de ne pas « collaborer ». Puis, alors que le tournant du XXIe siècle est marqué par la rareté des moyens financiers et par la croissance des demandes sociales, la responsabilisation épouse une perspective davantage sécuritaire, moins humaniste que punitive.

6Le mouvement de responsabilisation ainsi retracé, le dernier chapitre vise à satisfaire l’exigence synchronique de l’ouvrage à travers l’exploration des modes de socialisation à l’expertise. S’y enracinent en effet les identités des professionnels d’où découle leur positionnement vis-à-vis du mouvement de responsabilisation. La présentation de deux « écoles » en psychiatrie médico-légale — l’école lyonnaise qui s’imposera face à l’école « classique » —, et l’étude des mécanismes à travers lesquels les experts psychiatres sont socialisés respectivement suivant les répertoires de l’intégration et de la protection, éclairent le lien entre la socialisation professionnelle des experts et leurs façons d’appréhender les malades mentaux. Le chapitre met ainsi en valeur une originalité du dispositif méthodologique qui vise à montrer comment l’univers cognitif de l’expert est pénétré par ces modèles et, plus généralement, comment la question de la responsabilité est traitée selon des épreuves antérieures. Les vingt-neuf entretiens réalisés ont ainsi permis de « qualifier la pratique » des experts à partir de mises en situations dont la pertinence provient du travail sur les revues préalablement réalisé par l’auteure.

7En posant comme question : « pourquoi responsabilise-t-on des malades mentaux criminels ou délinquants ? » (p. 263), l’ambition de l’ouvrage est forte, et sa réussite provient de sa capacité à articuler tout au long de la démonstration le poids des expériences professionnelles variées, les contextes historiques successifs et la diversité des univers de socialisation secondaire. En outre, l’ouvrage dessine une esquisse de modèle à déployer sur d’autres objets et dans d’autres cadres nationaux. Sans doute ce modèle aurait-il pu être renforcé par une étude plus symétrique du mouvement de responsabilisation, qui se fixerait comme objectif de comprendre comment les juges appliquent les décisions de justice ou instruisent les procédures à l’endroit des malades mentaux (complément que l’auteure suggère page 194). En plus de renforcer l’argument de l’ouvrage, une enquête de ce type permettrait d’expliquer pourquoi l’expertise psychiatrique est, non pas en dessous du niveau épistémologique de la psychiatrie comme l’écrit M. Foucault, mais en retard quant aux évolutions de la psychiatrie comme le montre C. Protais.

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Bibliographie

Foucault, M., 1999, Les Anormaux : cours au Collège de France (1974-1975), Le Seuil, Paris.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Romain Juston, « Caroline Protais, Sous l’emprise de la folie ? L’expertise judiciaire face à la maladie mentale (1950-2009) »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 59 - n° 4 | Octobre-Décembre 2017, mis en ligne le 07 décembre 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/1335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.1335

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Auteur

Romain Juston

Centre de sociologie des organisations (CSO), UMR 7116 CNRS et Sciences Po, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France
romainjuston[at]gmail.com

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