Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, K. Roudaut
Karine Roudaut, Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2012, 306 p.
Texte intégral
1La sociologie du deuil n’existait pas. Karine Roudaut en pose les bases, c’est là son principal mérite. Refusant de limiter le deuil au rite funéraire, elle se demande « ce que les gens font pour leur deuil et pourquoi » (p. 22). Ce raisonnement s’inscrit délibérément dans une sociologie de l’action. Jusqu’alors, les sciences sociales (l’anthropologie et l’histoire principalement) avaient abordé la mort du seul point de vue du rite et, de ce fait, concluaient sans surprise au tabou de la mort lorsque les prescriptions rituelles déclinent ou disparaissent. K. Roudaut renouvelle profondément la problématique en considérant le deuil comme une action dont il importe de dégager le sens pour l’acteur : pourquoi l’endeuillé fait-il quelque chose plutôt que rien dans la situation dans laquelle il se trouve ? Au cœur de cette interrogation réside la question de la régulation sociale des tensions et des émotions induites par la mort, qui se construit dans l’interaction au prix d’un travail d’ajustement constant aux autres.
2Pour mener à bien un tel programme, K. Roudaut s’aide de nombreux auteurs. Deux d’entre eux occupent une place de choix dans son raisonnement : Talcott Parsons et Erving Goffman. Elle s’inspire du premier pour reprendre l’idée qu’il existe des « mécanismes mineurs de régulation » dans l’interaction, qui ont pour effet de contenir le risque de déviance et de réduire les tensions inhérentes au deuil. Elle emprunte au second le souci de repérer dans l’interaction elle-même ce que l’individu fait de ces mécanismes mineurs de régulation, et de comprendre comment son expérience du deuil est instruite par des cadres moraux et cognitifs. Ces deux références théoriques, qui s’opposent par l’échelle d’investigation retenue, se rejoignent sur deux points essentiels : un raisonnement en termes d’action et une attention spécifique portée à la dimension normative de celle-ci.
3L’enquête menée par l’auteur auprès de 25 personnes (16 femmes et 9 hommes) ayant perdu une personne proche interroge le rapport individuel au deuil et distingue trois niveaux analytiques : le rituel funéraire, la vie quotidienne et la biographie. Précisons le statut de l’enquête : elle sert davantage à élaborer point par point le schéma théorique qu’à vérifier un corpus d’hypothèses bien déterminé. L’ambition de l’auteur est principalement théorique ou programmatique, plutôt qu’empirique au sens strict du terme. On peut toutefois regretter la faible taille de l’échantillon et surtout sa composition très hétérogène : les âges vont de 23 à 75 ans, le temps écoulé depuis le décès fluctuant entre deux mois et 19 ans. De même, il y a des décès par maladie ou accident mais aussi six suicides et un cas d’attentat. Une telle hétérogénéité a sans doute des effets sur l’activité sociale du deuil et sur la manière dont elle est relatée rétrospectivement. Autant de questions qui ne sont pas traitées et qui pourraient donner lieu à une enquête complémentaire.
4Après avoir défini le rite comme un modèle d’organisation sociale du deuil et souligné l’erreur qu’il y aurait à s’en tenir là, K. Roudaut propose de déplacer la focale et d’étudier « le rapport individuel au rituel de deuil » (p. 61). Sont explorés les divers motifs de la participation au rite des funérailles, qui vont du désir d’enraciner le mort dans une histoire familiale à celui de célébrer une relation singulière avec lui. Ensuite, l’auteur décrit longuement les « activités du deuil » qui relèvent de la vie quotidienne : elle repère les manières dont les personnes « donnent une “forme” au deuil qui fait sens pour eux » (p. 100). Sont soulignés l’importance de la relation aux lieux de mémoire ou « de rupture » (lorsque le lieu marque l’entrée dans le deuil), le rôle des objets ayant appartenu au défunt, de la photographie ou du film comme procédés de « fabrication » de la mémoire, la croyance en un au-delà qui prend rarement une acception strictement religieuse, le rôle de la visite au cimetière. Plus originale est l’analyse portant sur l’activité de travail, qui peut être une activité pour le deuil lorsqu’il s’agit d’« être à la hauteur » ou d’honorer par son investissement professionnel la mémoire du défunt, autant qu’une entrave au deuil du fait du poids des contraintes et d’une perte d’intérêt pour son travail. Une mention spéciale est consacrée à la parole et à son pendant négatif, le silence. Roudaut décrypte finement les raisons de parler ou de se taire selon les « cadres de parole » (p. 152) qui organisent les interactions. Elle pointe ainsi dans certaines situations le rôle de l’évitement des proches ou le détournement de la parole vers d’autres « cadres » plus favorables à l’expression de l’ambivalence des émotions et des sentiments, comme celui de la relation psychothérapeutique. Avec l’activité de travail et la parole, nous sommes au cœur de la « tension du deuil » et des « mécanismes mineurs de [sa] régulation », sur lesquels T. Parsons avait attiré l’attention.
5Contre l’approche classique qui insiste sur la fonction intégratrice du rite de mort, l’auteur montre que les tensions du deuil donnent parfois lieu à des conflits. Le conflit, qu’il soit ouvert ou contenu, est un mode d’expression et de régulation des tensions : K. Roudaut relate les façons dont les endeuillés y font face par la rupture, l’évitement ou la maîtrise des impressions. L’analyse des procédés d’ajustement à autrui, qui donne toute son importance aux notions de tact, de pudeur et de réserve, est l’occasion de compléter T. Parsons par la sociologie interactionniste d’E. Goffman.
6L’auteur entend démontrer que le deuil s’accomplit à travers l’interaction sociale elle-même, dans un rapport subtil aux normes, aux rôles et aux attentes de rôles. En somme, les individus sont « les acteurs de leur propre socialisation dans et par l’interaction » (p. 214). Il s’agit de s’appuyer sur le regard des autres, de fournir une image socialement acceptable de soi. Dans l’interaction se joue un travail du maintien et de la continuité de soi, par exemple à travers le souci de maintenir les « apparences normales » ou de se choisir un « masque » pour se protéger et ne pas attirer l’attention. K. Roudaut étudie aussi les manières dont les endeuillés font face aux « gaffes » des autres par le recours au mensonge, à l’humour ou au tact, l’enjeu étant de « garder la face », celle d’autrui (ne pas importuner) et la sienne (ne pas s’exposer ou se faire remarquer). Enfin, l’itinéraire moral des endeuillés se caractérise dans un second temps par une distanciation et une relativisation du regard des autres et de celui du mort sur soi, marquant un affaiblissement progressif des normes morales liées au deuil.
7L’auteur achève l’ouvrage en quittant la dimension normative pour aborder la dimension identitaire et biographique du deuil. On voit comment les personnes s’approprient le deuil sur les plans subjectif et cognitif. Si l’aspiration à la continuité de soi prévaut dans le deuil au quotidien, c’est plutôt l’idée de rupture qui domine lorsqu’il s’agit de le replacer dans une biographie. Perdre un proche s’accompagne d’un sentiment de rupture, souvent plus réel que la rupture elle-même, et marque une transformation de l’identité : quelque chose s’est rompu dans votre vie, qui vous met à l’écart. Les endeuillés s’engagent alors, à travers leurs souvenirs, dans un travail de « gestion de la biographie » (Anselm L. Strauss), remaniant leur propre trajectoire, réévaluant leur passé au regard du défunt, de manière à reconstruire une certaine continuité. Parce qu’il se prête aisément à une interprétation « naturalisante » de la continuité de soi en rapport avec le mort (avec la thématique bien connue de la fatalité de la transmission et de la ressemblance), le lien de filiation est le support tout désigné de ce remaniement identitaire. Mais celui-ci peut prendre encore la forme d’un « rapport au projet » (p. 274), notamment lorsque la personne décédée n’est pas un parent. Le projet (réussir ses études, fonder une famille, etc.) est une façon de créer une unité biographique par-delà le deuil en projetant un futur envisageable. Il porte ainsi la trace de la rupture et de la continuité, de l’avant et de l’après. Quoi qu’il en soit, le récit des endeuillés peut consister en une idéalisation du passé (devenant une sorte d’âge d’or où le soi peut se réfugier) ou, au contraire, assimiler le deuil à une épreuve constructive.
8Le livre de K. Roudaut n’est pas exempt de défauts. Trop long par moments, il n’est pas toujours limpide dans son expression que le lecteur trouvera abstraite ou hermétique ; tout au long de sa démonstration, l’auteur multiplie les types ou figures sans qu’on sache quel en est le statut épistémologique : types-idéaux ou simples catégories descriptives ? Mais sa vertu première est, en rompant avec l’assimilation implicite entre rite et deuil, et en traitant ce dernier comme une action au sens de Max Weber, d’ouvrir la voie à l’exploration des diverses formes de socialisation active du deuil.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Hugues Déchaux, « Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, K. Roudaut », Sociologie du travail, Vol 55 - n° 4 | 2013, 569-571.
Référence électronique
Jean-Hugues Déchaux, « Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, K. Roudaut », Sociologie du travail [En ligne], Vol 55 - n° 4 | Octobre-Décembre 2013, mis en ligne le 18 octobre 2013, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/11076 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.11076
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