Les cadres à l’épreuve du travail, O. Cousin
Olivier Cousin, Les cadres à l’épreuve du travail, Presses universitaires de Rennes, Rennes (2008). 296 pp.
Texte intégral
1Malgré le dynamisme de la sociologie des cadres depuis la fin des années 1990 et le débat médiatique actuel — et récurrent — sur le « malaise des cadres », dont le rapport au travail serait teinté de « stress », de « souffrance », voire de « rébellion », rares sont les enquêtes françaises qui s’appuient sur de l’observation in situ du travail des cadres d’entreprise. Olivier Cousin s’est lancé dans cette aventure de l’immersion de longue durée, ce qui lui permet d’apporter une contribution originale et nuancée sur le rapport au travail des cadres moyens ou subalternes. L’auteur a obtenu du CNRS une mise à disposition d’un an et demi, en 2004‑2005, pour occuper un poste à plein temps de chargé d’études au sein de la direction des ressources humaines d’une grande entreprise métallurgique de haute technologie.
2Inspiré par la sociologie de l’expérience de Francois Dubet, il s’intéresse ici à « l’expérience » de cadres au travail, le sens qu’ils lui donnent et comment ils « se débrouillent » avec les incohérences du système productif. Son ancrage dans un petit service études et formation lui permet de récolter un matériau riche, puisqu’il croise dans un bel effort d’écriture et de mise en scène la description de la vie de bureau au quotidien (les innombrables réunions, les projets avortés, les discussions de couloirs), l’observation de deux stages pour cadres, des entretiens de cadres et techniciens d’autres services (76 au total, participants aux stages de formation) et des statistiques du personnel (sur les carrières des techniciens et techniciennes sur la période 1995‑2003).Pour éviter un jugement dual sur le rapport au travail des cadres entre souffrance ou plaisir, méfiance ou adhésion, il est nécessaire selon cet auteur de distinguer trois dimensions de ce rapport : le rapport à l’activité (le sens de l’activité à accomplir ou « épreuve subjective »), le rapport aux pairs (les formes de solidarité et de concurrence avec les collègues et la hiérarchie) et le rapport à l’organisation (les différentes formes de rétribution, augmentations, primes et promotions). La conclusion majeure de cet ouvrage est que ces trois « épreuves de reconnaissance » ne sont pas forcément cohérentes entre elles ni hiérarchisées, ce qui explique souvent la grande ambivalence des cadres quant à leur travail.
3Les deux premiers chapitres sont centrés sur le rapport à l’activité, du côté de la charge de travail et des manières de faire. Même si les cadres se retrouvent à gérer au quotidien l’écart entre le travail prescrit et le travail réel (objectifs irréalisables ou contradictoires, ou à l’inverse objectifs flous ou absents, notamment pour les experts en ressources humaines qu’il observe), ils continuent à adhérer à l’idéal d’une gestion par les objectifs et d’une rationalisation du changement par les procédures. Face à ces contradictions, leurs stratégies de résistance sont discrètes (discuter les objectifs, les contourner, les utiliser comme rempart ou même tricher) et prennent rarement la forme d’une contestation ouverte ou collective. Dans une entreprise en perpétuelle réorganisation, l’observation dans la durée permet de montrer comment cette dimension expressive varie pour le même individu suivant les circonstances, entre plaisir de se faire entendre et frustration en cas de projet abandonné et usure de se battre « contre » l’organisation.
4Le rapport aux pairs est exploré ensuite dans trois chapitres qui montrent la centralité de la concurrence entre services et directions (jeux d’appartenance et de rivalité, mais aussi enjeux de pouvoir totalement évacués des formations en management) et les relations relativement distantes entre les cadres et leurs collaborateurs (notamment dans l’exercice de fonctions de « managers de proximité » ou dans la coupure symbolique et pratique liée au « statut » de cadre).
5Enfin, l’auteur développe dans les deux derniers chapitres le rapport à l’organisation des cadres moyens qui se plaignent souvent du décalage entre performances et récompense, tout en continuant à adhérer au principe d’une rémunération au mérite via l’individualisation. L’opacité de l’évaluation camoufle mal une gestion des carrières sélective et discriminante, selon le genre et le type de diplôme, avec des grandes écoles d’ingénieurs dominantes. Alors même que les cadres feignent de croire qu’elle n’existe plus, la frontière avec les non-cadres reste très marquée dans cette grande entreprise de la métallurgie, mettant en porte-à-faux la thèse de la « banalisation » de la catégorie des cadres.
6Bien que cet auteur ne s’inscrive pas dans une tradition d’ethnographie du travail, on découvre donc en situation les professionnels des RH, des experts d’une technique tertiaire rarement pris pour objet d’étude. On aurait aimé qu’il décrive encore davantage ce « travail des ressources humaines » auquel lui-même a participé, avec ses principes idéologiques partagés (mobilité, employabilité), sa division du travail, son marché de l’emploi et les effets de son informatisation croissante (ils sont principalement devant un ordinateur ou au téléphone, ce qui complique l’observation de leurs pratiques). Plusieurs extraits révèlent ainsi le rôle délicat des correspondantes ressources humaines et formation au sein des ateliers, souvent jeunes et femmes, considérées par les syndicats comme des relais de la direction et se présentant davantage comme des médiatrices. Même s’il ne souhaitait pas faire une monographie, des informations plus approfondies sur l’histoire économique et sociale de l’entreprise auraient permis d’éclairer encore davantage les enjeux organisationnels dans lequel ce service RH est immergé et même dominé. En tout cas, cet ouvrage est à recommander à tous ceux qui s’intéressent aux évolutions du monde du travail, et pas uniquement aux spécialistes des cadres.
Pour citer cet article
Référence papier
Sophie Pochic, « Les cadres à l’épreuve du travail, O. Cousin », Sociologie du travail, Vol. 53 - n° 4 | 2011, 556-557.
Référence électronique
Sophie Pochic, « Les cadres à l’épreuve du travail, O. Cousin », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 53 - n° 4 | Octobre-Décembre 2011, mis en ligne le 27 novembre 2018, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/10702 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.10702
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