1Les flux de données numériques sont en prise avec des algorithmes qui tracent potentiellement toutes activités en ligne. Ce développement semble inéluctable, au point de penser une impossible déconnexion numérique. Pour saisir la situation, nous proposons de convoquer le concept de renoncement négocié (Vidal, 2012), qui renvoie au renoncement à certaines libertés d’usagers capables de négocier par contournements parfois détournements. Ce concept permet d’analyser les négociations d’usages numériques au cœur de ce renoncement. Celui-ci peut aussi renvoyer au « discours de la servitude volontaire » de Etienne de La Boétie (1530-1563), dans la mesure où il y a intrication entre usages et pouvoir, mais pour La Boétie il y aurait servitude, consentement et tyrannie, soit par habitude, soit par une chaîne d’intérêts à se soumettre à la tyrannie pour faire partie du réseau de pouvoir. Or, la servitude volontaire diffère du renoncement négocié puisque la négociation ne se réduit pas à une volonté de soumission. Ainsi, les usagers sous prescription numérique se donnent les moyens de négocier en adoptant une posture critique, de contournement, avec la conscience d’un renoncement à l’ordre numérique. En somme, l’injonction à la connexion numérique crée les conditions d’une non déconnexion. Pour le démontrer, nous nous appuyons sur une mise en perspective d’une dizaine d’années de recherche critique sur les usages numériques en milieu muséal.
2La première partie dresse le cadre d’analyse des usages numériques, ponctués de contournements, critiques et négociations avec les prescriptions, dans le secteur muséal. Puis la seconde partie aborde les dispositifs mis en œuvre pour piloter de nouvelles formes de diffusion numérique pour créer les conditions d’un renoncement. Ainsi, sera-t-il possible d’exposer en termes de renoncement négocié la situation contemporaine des réseaux de données entre émancipation et détermination, en visant une contribution pour saisir la non déconnexion volontaire.
- 1 Les études d’usages, dans des expositions ou à l’extérieur des musées, menées et coordonnées par Ge (...)
3La dynamique empirique, par études qualitatives d’usages numériques1, est articulée à l’approche critique des usages, qui s’inscrivent dans un renoncement négocié, des dispositifs (Foucault, 1975, 228-264 ; Agamben, 2007) de prescription (Benghozi, Paris, 2007). Dès lors, il faut retenir des usages qui évoluent selon les modalités numériques encadrées par des invitations à l’interactivité pour consolider une posture d’usages performante dans une immédiateté fonctionnelle. Dans le secteur muséal, les dispositifs, en ligne et in situ, sont intégrés dans une politique de médiation, en retenant que cette notion relève d’une mise en relation avec des contenus scientifiques et culturels et d’un partage de références, de savoirs et du sensible, en relation avec des connaissances et des expériences. Aussi, les médiations numériques, qui mobilisent des dispositifs numériques physiques et logiciels, aux interfaces mobiles ou fixes, dépassent l’accès, la transmission, la « réception et fréquentation » (Falk, 2012, 6-8).
4L’ambivalence des usages numériques des publics dont la disposition à l’innovation, voire l’injonction, conduit à un renoncement à l’égard des libertés d’usages négociés grâce aux résistances, contournements et critiques d’usagers, prend appui sur leurs compétences, expériences et les significations d’usages. En effet, les publics critiquent les prescriptions des médiations numériques jusqu’à parfois les rejeter, mais la plupart du temps en négociant pour atteindre les ressources, les services offerts, voire pour participer et contribuer, en exigeant une connexion soutenue. Leurs usages font sens au sein de leurs pratiques culturelles et numériques et visent la posture d’être partenaires des innovations culturelles numériques.
- 2 Voir le « métadiscours » in Vidal G. coord. : « Usages de dispositifs de médiation multimédia : tab (...)
5Dans l’enceinte des musées, les usages numériques sont ponctués de prescriptions avec des bornes, tables tactiles, terminaux mobiles dotés d’applications pour visiter les expositions, avec réalité augmentée et jeux. Ces dispositifs numériques suscitent des émotions mais aussi une mise en discussion selon une posture réflexive, qui permet de se voir agir sur des contenus, des interfaces, des fonctionnalités. En ligne, les publics du numérique muséal négocient leur connexion, leurs usages, pour s’emparer des contenus et partager leur expérience de visite ou consultation avec leur environnement social et familial. Concrètement, ils établissent des échanges au fil de la visite ou de la consultation, avec leur équipement personnel connecté à Internet. Ils envoient des photographies, des textes sur des plateformes dites 2.0, des messages par smartphone, et des mails. Ils étendent leur visite ou consultation avec un moteur de recherche sur Internet ou l’encyclopédie collaborative Wikipédia régulièrement mentionnée. Ils évoquent en outre d’autres visites muséales, des expériences culturelles2 et numériques par interactions de pratiques.
6Cette capacité de négociation ne les conduit que rarement à la déconnexion. Les visiteurs sont plutôt à la recherche d’« intuitif », d’immersif avec une narration, des propositions ludiques, des reconstitutions 3d, la réalité augmentée, sans empêcher les critiques. Ils dénoncent les limites d’usages, par exemple la lenteur, des bug ou d’autres problèmes d’accès. Ils rejettent des technologies trop contraignantes, afin d’éviter les efforts pour accéder aisément aux contenus et nouvelles connaissances. Pourtant, dans le cadre de ces négociations d’usages, ils peuvent se sentir en difficulté. Dans une ambivalence d’usages, ils cherchent des repères et à être guidés marquant l’évolution de la place de la prescription, tout en revendiquant la liberté, la facilité et l’aisance d’usages. Leur expérience des logiciels, applications et réseaux numériques ouvre par ailleurs sur une conception d’actions avec les contenus, selon une posture de participation-contribution. Mais, tout en cherchant à participer, voire contribuer, selon des formes renouvelées telles la publication de contenus, l’attribution de qualité, la rediffusion dans leurs réseaux… (Vidal, 2015), les usagers ressentent le besoin de prescriptions. C’est le cas avec les applications mobiles (Vidal, Laroche, 2015) avec lesquelles les usagers souhaitent pouvoir augmenter les objets au fil de la visite, approfondir certaines connaissances en dehors du musée, et participer à la circulation des données.
7A partir des interactions de pratiques dont ils font preuve, ils ont conscience de se retrouver dans des environnements qui traquent leurs comportements. De fait les négociations se trouvent au cœur du renoncement à l’informatisation contemporaine de toutes activités.
8Le concept de renoncement négocié se présente comme une contribution à la dynamique d’analyse du processus d’informatisation de la société. En effet, les dispositifs numériques servent de nouvelles formes de diffusion numérique pour créer les conditions d’un renoncement par usages sous contraintes, sans empêcher des négociations. Les usagers composent ainsi avec les prescriptions dans les flux numériques à l’heure de l’Internet des objets préfigurant le web 3.0. Les usagers sont en fait globalement disposés à l’innovation et dès lors à recevoir les prescriptions. Dans le même temps, ils négocient leur posture critique et leur capacité à faire valoir leurs recommandations (Benghozi, Paris, 2007), qui, sur Internet, servent les acteurs économiques des innovations numériques dotées d’algorithmes qui exploitent les données, au nom de la personnalisation des services en ligne. L’analyse des usages numériques permet de saisir qu’ils ne se réduisent pas à la réception d’une offre, dans un contexte de domination des prescriptions par les acteurs économiques et institutionnels.
9L’expérience numérique des usagers qui acquièrent des compétences leur permet de s’échapper autant que possible de l’emprise des dispositifs, pour ne pas être en permanence sous injonction, néanmoins sans déconnexion. Cette ambivalence d’usages concerne aussi les professionnels du secteur muséal, qui adoptent des stratégies relevant d’une politique de communication flattant la créativité de leurs publics. Un renouvellement de la diffusion par prescriptions est ainsi observable. Un compromis entre autonomisation d’usages numériques et prescription au service d’une nouvelle diffusion semble faire accepter les risques pesant sur les libertés d’expressions et de circulations de données. Quelques paramétrages ne sont en effet pas suffisants pour se protéger des dominations algorithmiques. La capacité d’ouvrir « la boite noire » et de masquer ses traces et usages sur les réseaux (Gayard, 2018) est limitée dans les environnements numériques.
10Les usagers du numérique sont en permanence amenés à négocier leurs usages dans les cadres prescriptifs, des plateformes aux réseaux sociaux numériques. Une rationalisation des multiples interventions en ligne est engagée par les institutions et organisations, grâce à une sophistication technologique et communicationnelle des services et médiations numériques. Elles consolident leurs savoir-faire professionnels telles que l’indexation et la structuration des données, notamment patrimoniales (Bermès, 2011). Le web sémantique, prôné capable de prendre en charge, grâce aux calculs, navigations et consultations dites personnalisées, devrait par ailleurs leur permettre de garder le contrôle des prescriptions, tout en invitant leurs publics dans des environnements pervasifs, rejoignant la formation du dit web 3.0.
11A l’issue de cette contribution, nous proposons de retenir la situation contemporaine des usages numériques entre émancipation et détermination, confirmant des négociations dans le cadre de la non déconnexion volontaire.