- 1 Choquet I., « La relation client 2.0 à l’ère des réseaux socionumériques : le paradoxe de la simult (...)
1Dans un précédent travail1, nous nous étions intéressée au fait que les dispositifs sociotechniques du web 2.0 poussent les entreprises d’une part à une hyper-fragmentation des publics cibles et, paradoxalement d’autre part, à vendre leurs produits dans le même temps et sur tous les continents dans un contexte de globalisation de l’économie. Ce passage d’un monde local à un monde global et les situations paradoxales qu’il génère nous pousse à continuer à étudier comment les individus et les entreprises s’adaptent à ces nouvelles situations qui génèrent de l’incertitude.
2Ces situations d’incertitude, paradoxales ou non, nous semblent être un nouveau point d’entrée pour poursuivre nos recherches sur la dynamique des réseaux. Par réseau nous adhérons à la signification qu’en donne Bernhard Rieder (2010) : « c’est un concept plastique apte à expliquer un certain nombre de situations complexes d’aujourd’hui ». Nous étudierons toutefois ce concept dans l’univers du web social.
- 2 Cette notion a été introduite par la darpa (Defense Advanced Research Projects Agency) dans les ann (...)
- 3 Johnson Th., Borgers M., interview de Bernard Stiegler, Soldes, #2, <http://www.bastamag.net/articl (...)
3De plus, il nous semble que les activités et transformations du réseau affectent également les individus et réciproquement. Si nombre d’auteurs ont déjà mis en évidence l’augmentation des capacités humaines par la mise en réseau ; ces dernières années, la notion d’« Augmented Human2 » va plus loin et recouvre les travaux qui ont pour objectif de réparer, d’améliorer ou d’étendre les différentes capacités humaines (au niveau des sens, de la motricité ou du cognitif) par le biais de l’intégration des technologies à l’humain. Mais l’humain lui aussi, influence la structure même d’Internet, stabilise ou non certaines de ses propriétés. Prenons l’exemple d’un nouveau programme testé par des bêtatesteurs et qui verra son utilisation amplifiée ou non suivant l’intérêt et l’efficacité que lui attribueront les internautes. Mettons ensuite cet exemple en relation avec la notion d’épigénétisme de J. de Rosnay (2012) dans son récent article, « L’adn d’internet est-il modifiable de l’intérieur ? ». L’auteur y explique qu’il est naturel d’imaginer que l’écosystème informationnel que représente Internet, possède – tout comme un organisme, une entreprise – un adn dont la forme s’est complexifiée suite aux interventions individuelles et massives des internautes. Il se demande s’il est possible que « les internautes ou les entreprises (séparément ou ensemble) réussissent à imposer une multi gouvernance d’Internet ? On pourrait ainsi parler d’épigénétique par inhibition de certains comportements et désinhibition d’autres, ou encore de changements d’organisation pour mettre en valeur certaines caractéristiques au dépend d’autres. Il y a aussi les phénomènes de flux renforçant certaines voies, ce que Freud appelait “frayage” et qu’il comparait à un fleuve creusant son lit, mais qu’on peut mettre sur le compte d’une habituation ». Nous constatons donc combien nous sommes de plus en plus reliés à la technique. Nous sommes des « homo technicus » et, comme le fait remarquer Bernard Stiegler : « L’individuation psychique, c’est-à-dire la manière de devenir ce que je suis, l’individuation collective, la manière dont se transforme la société dans laquelle je vis, et l’individuation technique, la manière dont les objets techniques se transforment, sont inséparables »3.
4Tout comme l’avènement de l’imprimerie a entraîné la perte du primat de l’oralité, il nous semble que les « nouvelles technologies » et surtout la connexion permanente et le partage en temps réel sont aussi en train de modifier fondamentalement notre être au monde. Cette modification ne va pas toujours sans mal et ceci entraîne parfois pour les individus de nouvelles pathologies émergentes comme la dépression et plus récemment le burn-out.
5Face à ces constats, nous souhaiterions toutefois réinscrire la volonté, la liberté de l’homme face à la technologie, même si individus et réseaux semblent être en relations de plus en plus symbiotiques. Pour ce faire nous développerons deux pistes :
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pouvoir mieux se représenter ce « Réseau » dans sa dimension symbiotique au plan cognitif. Il nous semble que pour ce faire, il faudrait recourir à quelque chose que nous partagerions en commun ; essayer de trouver une grille de lecture commune qui permette de prendre en compte cette dimension symbiotique de l’homme et du réseau ;
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identifier ensuite ce qui pourrait être constitutif d’une réappropriation de la dynamique de la décision au plan individuel et collectif en situation d’incertitude.
6Notre approche souhaiterait dépasser les traditionnelles approches dichotomiques micro/macro en introduisant justement dans l’étude des réseaux ce « quelque chose » de dynamique qui relèverait du « lien symbiotique», de l’épigénétisme qui peut se tisser entre les individus et les réseaux. Mais avant cela, examinons le contexte dans lequel se développe ce lien symbiotique.
- 4 Voir les travaux d’Alain Ehrenberg, notamment La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
7Comme le mentionnait A. Giddens (1994), nous sommes passés en quelques décennies d’un système sociétal organisé autour de la fabrication à un système centré sur l’information et la communication. « Ce passage est marqué par un changement de paradigme culturel qui révèle un changement de temporalités : la continuité structurale moderne propre à la fabrication des objets techniques laisse désormais la place à l’immédiateté événementielle postmoderne de l’information » (Boutinet, 2006, 40). Le contexte de cet éphémère événementiel nous semble important à prendre en compte dans la suite de l’analyse car il modifie notre manière de donner sens aux choses. En effet, les événements informationnels par exemple, nous sont livrés en surface, toute profondeur est bannie. L’ancienne dichotomie entre l’observable donné et sa signification cachée est remplacée par une dichotomie de surface : interactivité informationnelle entre l’image et l’écrit, entre les écrans informationnels et les usagers, les systèmes automatisés mis en interface les uns par rapport aux autres…Cette nouvelle dichotomie entraîne avec elle un accroissement de la complexité et de l’incertitude alors que l’individu croule de plus en plus sous le poids de responsabilités à prendre, de risques à réduire sur des situations qui ne dépendent in fine pas de lui4. Et voilà le retour du paradoxe !… mais aussi du burn-out et de l’individu en dépression, en quête de sens.
8Vivre dans le monde d’aujourd’hui signifie pour l’individu de vivre avec le paradigme de l’incertitude, de l’urgence, de la mobilité et pour ce faire il active souvent l’un ou l’autre de ses différents réseaux en fonction des circonstances. Rien n’apparaît plus comme intangible et l’individu est sans cesse occupé à chercher ses propres repères, à mettre en place les connexions nécessaires pour rester dans la course à la productivité.
9Survient alors dans cette course, un « événement » comme par exemple un burn-out. Celui-ci peut se lire dans la trajectoire historique de l’individu comme l’intrusion d’une zone de désordre mais aussi comme une nouvelle manière d’appréhender le découpage du temps. Cet événement sera un nouveau type de repère intérieur auquel l’homme se référera : il y aura un avant et un après le burn-out.
10Nous tenterons de démontrer dans les pages qui vont suivre que les relations de l’homme avec la technique ne produisent pas que des effets pathologiques. Au contraire, ces relations peuvent s’inscrire dans une vision positive mettant en évidence la volonté de l’individu mais aussi sa capacité à mettre en rapport son monde intérieur et extérieur, afin de redonner du sens et de pouvoir se réorienter. Le surgissement de l’événement est donc ce qui permettra à la personne de comprendre son propre contexte, de lui donner sens. Cet événement s’inscrit aussi dans un contexte social et culturel. C’est ainsi par exemple que dans le cas d’une situation paradoxale, pour pouvoir dépasser l’incertitude que crée cette situation, il va y avoir interaction(s) puis action(s) du ou des individu(s) concerné(s). C’est donc la culture, comprise ici au sens large, qui tisse un réseau entre les individus et les organisations. Cette transformation est alors un processus intrinsèquement social. Celle-ci nous semble une réponse éphémère, humaine mais « réorganisatrice » du système avant de générer elle-même de nouvelles situations paradoxales. Nous nous trouvons donc dans une dynamique « tourbillonnaire » et fractale du réseau.
11Comment dès lors nous défaire de nos approches cognitives trop linéaires pour appréhender la dimension « dynamique » de l’organisation sociale au cœur des réseaux ?
12Nous chercherons à dégager différentes facettes, couches de significations à la manière d’un peintre pointilliste. Méthodologiquement, nous aurons recours dans un premier temps à l’approfondissement théorique par investigation de concepts et utiliserons la métaphore. Celle-ci nous place dès lors dans le champ de la « préscience » (Phelan, 2001) et nous ouvre un « réservoir de créativité » pour envisager l’applicabilité métaphorique des concepts. Par ailleurs, l’usage de la métaphore nous permet de faciliter et d’ouvrir le questionnement à d’autres disciplines. Nous rejoindrons l’approche de Laplantine et Nouss (2001) qui proposent aux chercheurs des sciences sociales d’adopter une posture intellectuelle qui permette de saisir la dynamique contradictoire, mélangée et tourbillonnante des sociétés. A la netteté des identités (individuelles, collectives, organisationnelles…) révélées grâce aux analyses qui se veulent objectives, les auteurs préfèrent « mettre l’accent sur le mélangé, le trouble, l’informe, le clair-obscur, autant de composantes d’une complexité qui s’accommode mal du simplifié » (Amblard et al., 2005, 268).
13Si nous pensons au mot réseau, nous pensons à sa définition première : le « réseau », avant d’être accolé à « social », est un terme qui est apparu au xviie siècle et qui faisait d’abord référence au domaine du tissage, et notamment aux « entrelacs de lignes » qui formaient les filets des pêcheurs. Ce « réseul » devient « rézeau » puis le « réseau » et signifie plus généralement « un entrecroisement des fibres » (Mercklé, 2003). Ces différentes dénominations étant utilisées également pour des vêtements tissés comme la résille (coiffe) des femmes ou leur soutien-gorge. Pierre Musso remarque que « le réseau est donc sur ou autour du corps. Il l’entoure et le capture tel un filet posé sur lui […] Le filet enserre les solides et laisse passer les fluides, il couvre le corps et le laisse respirer, il le cache et le révèle à la fois » (1999, 69-98). La symbolique du réseau associée à cette idée du tissage et du filet va ensuite modeler l’évolution du terme.
14Dès lors, la première métaphore que nous convoquons est celle du « pli ». Les théories traditionnelles qui étudient les réseaux délimitent bien souvent un espace, une topologie qui sera leur terrain d’observation. Elles ne rendent encore que trop peu compte de la dynamique des différentes relations sociales qui s’y opèrent et prennent en compte la dimension sociale du réseau au sens de l’interaction « directe » entre membres d’une même communauté, liés à un territoire commun, à une langue, une culture. Les membres du réseau partagent donc dès le départ un socle commun.
15Les réseaux sociaux actuels (Facebook,…) en sont un phénomène dérivé mais présentant un changement de paramètre fondamental concernant la communauté d’appartenance, vue à l’origine comme « close, finie, bien identifiable », qui devient maintenant « ouverte sur le monde». Une belle illustration de cette « ouverture » est le graphe social de Facebook. Zuckerberg le définit comme « l’ensemble des relations de toutes les personnes dans le monde. Le graphe social : il y en a un seul et il comprend tout le monde. Personne ne le possède. Ce que nous essayons de faire c’est de le modeler, le modéliser »5. Il nous faut pourtant reconnaître que les réseaux sociaux, par essence, ne se circonscrivent pas ; ils sont innervés de flux continus, se « déploient » à l’infini au sens qu’ils développent leurs différents plis.
16Notre métaphore du pli – dont le concept est emprunté à Deleuze (1988) – est riche car si le pli se déplie, il peut aussi se replier sur lui-même mais aussi envelopper-développer, involuer-évoluer. Nous retrouvons ici les fonctions réticulaires propres aux réseaux. La métaphore du pli opère également sur la compréhension du principe du « clair-obscur ». Ce principe de visibilité des internautes que l’on retrouve sur de nombreuses plateformes relationnelles permet de privilégier les échanges entre proches devant lesquelles les personnes se dévoilent beaucoup, alors que les autres internautes n’accèdent pas à l’entièreté du profil (le cercle des amis sur Facebook). « Clair-obscur » également pour les utilisateurs du réseau dont seulement certains fragments sont visibles ; l’opérateur du service jouissant seul d’une vision totale, panoptique.
17L’image du pli nous permet également de stimuler autrement notre intellect : nous pouvons imaginer un réseau avec « des Plis simples et composés, des Ourlets (les nœuds et coutures étant des dépendances du pli) ; les Drapés avec points d’appui » (Papetti et al., 1980). Poursuivons le raisonnement en envisageant d’inclure dans un réseau les Textures, elles-mêmes envisageables comme Agglomérats de matières ou Conglomérats (comme les tissus non tissés de type feutre, par exemple). Nous opérons ainsi une complexification croissante de notre objet d’étude, le plaçons au sein d’un réseau plus vaste avec lequel il peut interagir.
18Voici donc notre premier socle posé : la métaphore du pli nous plonge dans le fluide, l’ouverture et la fermeture, la super- ou infra- position. Concentrons-nous maintenant sur le pli lui-même. « Le Pli est toujours entre deux plis, et cet entre-deux plis semble passer partout : entre les corps inorganiques et les organismes, entre les organismes et les âmes […], entre les âmes et les corps en général » (Deleuze, 1988). Ceci est important pour la suite de notre approche : l’introduction de la fluctuation permet la possibilité d’ajouter un détour, tout intervalle devenant le lieu d’un nouveau plissement et ainsi l’on va de pli en pli plutôt que de point en point. Nous quittons ainsi la symétrie et la projection pour une approche plus tourbillonnaire, en spirale.
19Cette approche, le philosophe P. Sloterdijk (2004) la considère comme « l’émergence dans le système de l’insignifiant, du petit mais qui comme l’écume peut « dans des conditions inexpliquées jusqu’à nouvel ordre, [faire que] la densité, le continu, le massif est envahi par le creux. L’air s’entend à pénétrer dans des lieux où nul ne l’attend. ... Ça enfle, ça fermente, ça tremble, ça explose » et le mathématicien Mandelbrot mentionne également (Mandelbrot, 1995, chap. 8 : De l’inflexion à la turbulence) qu’« une turbulence ne se produit jamais seule, et sa spirale suit un mode de constitution fractal selon lequel de nouvelles turbulences s’intercalent toujours entre les premières. C’est la turbulence qui se nourrit de turbulences […] C’est l’inflexion même qui devient tourbillonnaire… ». Intéressons-nous dès lors à ce point d’inflexion.
20La turbulence ouvre un nouvel espace, un chaos. Il nous faut comprendre le chaos au sens étymologique du verbe « χαινω », signifiant « s’ouvrir », « bâiller », « béer ». Le chaos, ce serait donc la béance, l’interstice, la fente, ce qui s’ouvre entre deux espaces ; l’entrebâillant aurait souligné Heidegger.
21C’est de ce chaos que peut surgir l’événement. Deleuze nous dit « l’événement se produit dans un chaos, dans une multiplicité chaotique, à condition qu’une sorte de crible intervienne ». Le chaos serait l’ensemble des possibles et le crible n’en laisserait passer que quelques-uns.
22Dans ce désordre des possibles, le crible fait surgir un événement du chaos. Nous pouvons nous représenter ce crible comme une situation paradoxale qui appelle à être dépassée. Anthropologues et psychologues recourent à l’usage de la figure du « trickster ». Celui-ci est un agent du changement et du chaos, porteur d’un nouveau souffle au plan individuel et collectif. Le trickster permet aux individus d’étendre leurs relations à la vie. Il incarne par ailleurs ce que les sciences de la complexité et la théorie du chaos ont découvert : l’ordre émerge à la frontière du chaos.
- 6 Voir notamment les travaux de Mireille Prestini-Christophe, et en particulier le dossier consacré à (...)
23Une succincte revue de la littérature6 sur la notion d’événement mentionne les caractéristiques suivantes : l’événement crée une rupture, apporte une réalité différente. Il devient donc le « révélateur » d’un état présent et de possibles qui se dévoilent. Il est « créateur ». Cette rupture produit un changement qui modifie le cadre de référence et la rupture est observable par les transformations qu’elle opère dans l’organisation de la société ou du comportement de l’individu. L’événement doit donc s’analyser soit sur le plan collectif soit sur le plan individuel et il s’inscrit dans un rapport au temps.
24Quel va dès lors être l’impact de cet événement sur les membres du réseau ? Il semble qu’il va inciter ceux-ci, à travers des phases successives, à passer d’une position de contrainte, d’une position subie à une position d’acteur. Ils pourront ainsi « faire quelque chose » de ce qui leur arrive. Les membres du réseau doivent en quelque sorte surmonter ce paradoxe en inventant quelque chose de nouveau. Ils mobilisent de la sorte l’intelligence collective autour de cet événement.
25L’événement n’est donc pas quelque chose qui correspondrait à la recherche du retour à une situation antérieure identique (et donc implicitement du retour à l’ordre). Il n’est pas non plus crise. Celle-ci, pour peu qu’elle ne s’étende pas sur un trop long laps de temps sera d’ailleurs traitée comme un non-événement vu qu’elle ne sera qu’un moment de « suspension » dans la continuité. De plus, selon J.P. Boutinet, la crise ne semble pas non plus porteuse d’enseignements car elle est « vécue sur le mode dysfonctionnel, elle ne présuppose pas a priori une question de sens » (Boutinet, 2006, 44) La crise est avant tout interprétée sur le mode fonctionnaliste du dysfonctionnement perturbateur. Elle est un accident de parcours.
26L’événement lui, annonce l’instauration d’un « nouvel ordre », durable ou pas, qui se manifestera à travers la singularité qui le constituera. La notion d’événement laisse entrevoir un potentiel de transformation, d’évolution et de nouvelles relations. Si nous poursuivons notre raisonnement, l’événement génère donc de nouvelles situations et relations. Il nous semble être un concept déterminant, une nouvelle grille de lecture de la prise de décision en contexte d’incertitude. Il nous permet également d’envisager autrement l’articulation de l’homme à son action et à son adaptation à l’environnement. Le déterminisme social fait place à la liberté des individus qui cherchent à s’adapter aux nouvelles conditions.
27Le philosophe et mathématicien Whitehead (1979) s’est fort intéressé aux conditions de survenance d’un événement. Nous mettrons surtout en avant deux conditions de cette émergence que sont « l’individu » et les « objets éternels » car ils vont nous permettre de faire le lien avec les interactions des individus et le réseau.
28Whitehead considère que l’individu est créativité, qu’il est la formation d’un Nouveau et qu’il est la concrescence d’éléments. Cette notion de concrescence est importante car elle signifie qui a « crû ensemble », c’est donc une association d’entités provenant d’un même milieu, à la croissance identique, qui partagent une même temporalité. Mais l’individu vu comme concrescence d’éléments « est une préhension : un élément est le donné, le “datum” d’un autre élément qui le préhende. La préhension est l’unité individuelle. Toute chose préhende ses antécédents et ses concomitants et, de proche en proche, préhende un monde. L’œil est une préhension de la lumière » (Deleuze, 1988, 106). Nous retrouvons ici la dynamique du déploiement au sens du développement des différents plis. Deleuze montre aussi que « le vecteur de préhension va du monde au sujet, du datum préhendé au préhendant ». Les data préhendés sont donc des éléments publics tandis que le sujet est l’élément privé qui exprime la nouveauté, l’individualité. Mais, et c’est important pour la suite de la démonstration, il faut aussi constater que « le préhendé est lui-même une préhension préexistante ou coexistante, si bien que toute préhension est préhension de préhension, et l’événement, “nexus” de préhensions ». L’événement (mais aussi tout être) devient donc un réseau pour une concrescence. Il nous semble que Whitehead nous suggère donc ici un point d’ancrage pour le développement de l’intelligence collective. De plus, en nous focalisant sur cette notion d’événement, nous retrouvons une des idées formulée par la théorie de la complexité qui postule dès le départ « l’opacité d’une totalité mise en réseau, mais c’est uniquement pour la surmonter via le phénomène “d’émergence” à travers la nouvelle essence spirituelle de “l’intelligence collective” » (Galloway, 2012, 62).
- 7 Pour plus d’explications sur ce concept, voir « La Nature selon Whitehead, les permanences et les p (...)
29Cette « émergence » de l’événement qui surgit saisit une permanence à travers ce que Witehead nomme « un objet éternel7 ». « Les objets éternels font ingression dans l’événement (…) leur éternité ne s’oppose pas à la créativité. Inséparables de processus d’actualisation ou de réalisation dans lesquels ils entrent, ils n’ont de permanence que dans les limites des flux qui les réalisent ou des préhensions qui les actualisent » (Deleuze, 1988, 108). Les objets éternels apparaissent donc comme des virtualités qui s’actualisent dans les préhensions. Ce moment nous semble pouvoir être le moment de l’irruption de la prise de décision.
30Se pose alors la question de savoir comment le changement s’opère et à quel moment il a lieu du point de vue de l’observateur, des autres ? Whitehead pense qu’un événement n’a pas affaire à des contemporains, il a affaire uniquement à son passé. Pour lui, il n’y a pas de co-simultanéité des événements qui se sentiraient mutuellement en simultanéité ; il ne peut pas y avoir de relation entre une entité tant qu’elle est en devenir d’unification. Elle ne peut être en relation avec les autres choses que quand elle a fini son unification. A ce moment-là elle peut devenir une donnée communicable à d’autres.
31L’événement ne se donne donc à comprendre et à interpréter que par la suite, dans l’après.
32Le caractère « révélateur » de l’événement est avant tout révélateur des plis constitutifs de l’individu et des réflexions que l’événement a produit. Suite à cet événement, l’individu peut réagir et cette décision de réagir n’est alors que le point final du processus. Toutefois, il est aussi le point de départ d’un nouveau processus qui pourra également devenir potentiellement événement.
33Cet aspect de « révélations » des réflexions, de la pensée du sujet dans le processus ajuste le focus sur le fait que l’homme est avant tout un être de pensée. Pour Badiou (1997), l’acte de penser c’est « le pouvoir durement conquis sur soi d’être contraint au jeu du monde ». C’est donc une contrainte externe, qui « plie » et créée l’intériorité d’un soi. Le dehors enveloppe un dedans. « Alors, dans le geste par lequel elle suit cet enveloppement (du dehors et du dedans), pour ensuite le développer du dedans au dehors, la pensée participe ontologiquement de la puissance de l’un. Elle est le pli de l’être ». Chaque individu est donc le produit de multiples plissements et il se caractérise par la complexité des processus sociaux, des logiques sociales qu’il a intériorisés.
34La métaphore du pli opère donc ici sa fonction de grille de lecture commune à l’homme et au réseau. Elle est une interface pour rendre compte de la symbiose entre le fonctionnement à la fois fluide et plissé du réseau et de l’individu.
35Nous venons de développer une conception de l’événement comme le surgissement de quelque chose qui arrive indépendamment de la volonté première des individus et qui les laisse dans un état de perplexité, de questionnement du sens. Toutefois, il nous semble qu’aujourd’hui pourrait s’y ajouter une autre dimension, celle où l’individu ou le collectif décide d’être à l’origine d’un événement. Nous proposons donc une vision dynamique, volontariste que nous pourrions nommer « le projet d’événement ». Cet événement « en projet » devient ce que je cherche moi-même à faire advenir en étant actif dans un projet événementiel que je souhaite réaliser. Le projet événementiel rencontre ici le projet entrepreneurial et tous deux procèdent du même type de dynamique.
36Force est de reconnaître que notre siècle regorge de projets événementiels : célébrations festives, commémorations diverses,…Ces projets se retrouvent dans tous les domaines de la société et ils sont à leur tour valorisés et médiatisés par la société de consommation et les réseaux sociaux. Au niveau symbolique, ils opèrent une sorte de ré-enchantement momentané du monde dans une conjecture morose, en permettant au sujet de se poser en initiateur de ses propres initiatives mais aussi de communier avec d’autres acteurs dans un environnement toujours incertain. Son action et les relations qu’il tisse avec d’autres dans la construction de ce projet d’événement réduit du coup, même si ce n’est que momentanément, la zone d’incertitude qui l’entoure. Le projet d’événement peut donc être vu comme un remède et le réseau permet d’en démultiplier les effets.
37Nous constatons que les réseaux sociaux touchent tous les milieux et viennent transformer tant les règles du jeu socio-économique que les relations entre les individus et les groupes. Ils bouleversent aussi profondément le processus d’individuation psychique et collectif par lequel, comme le précise G. Simondon (Stiegler, 1993), les individus ne se forment et se développent qu’en participant à la vie et à l’évolution des appareils sociaux.
38La technologie nous impacte jusque dans la notion d’être (dans le monde) qui suppose une présence physique dans un lieu précis. Avec la technologie, notre présence peut renvoyer à une présence numérique constitutive d’une corporéité absente notamment dans les échanges au sein des réseaux sociaux. Nous avons abordé l’idée d’une symbiose de plus en plus présente entre l’homme et internet. Au cœur de cette relation symbiotique, il nous fallait une interface assez vaste que pour prendre en compte les caractéristiques communes des deux parties. Pour ce faire nous avons eu recours à la métaphore du pli, grille de lecture commune pour ce nouvel organisme homme/ réseau.
39Si, en nous basant sur les théories de la complexité nous mettons le focus sur le phénomène d’émergence, nous constatons, en observant le mode actuel de fonctionnement de notre société que celle-ci induit des maladies comme le burn-out, la dépression. Ces « émergences » peuvent se lire comme des zones de désordre dans une ère d’ordre qui appelle le renouveau, le changement chez l’individu. Il va devoir faire face à cet événement, mobiliser ses facultés créatrices, devenir un acteur plutôt que de subir l’événement. L’événement, n’est dans ce contexte, pas assimilable à une crise car intrinsèquement, il ne cherche pas à revenir à l’état antérieur, à revenir à l’ordre ancien. Il est omnipotence de changement.
40A travers la notion d’événement nous mettons également le doigt sur la volonté, la décision de l’individu ou du collectif de réagir, de s’inscrire comme acteur « créateur de sens ». L’événement est en ce sens un remède qui permet à l’individu de reprendre le contrôle, de redonner du sens là où il en manque, de ré-enchanter le monde.
41Si nous suivons ce raisonnement, force est de constater que notre société aujourd’hui est pleine de ces micro événements créés par les individus lambda ou d’événements éphémères comme les diverses commémorations qui sont relayés par les réseaux sociaux et les média qui invitent tout un chacun à y participer. L’événement éphémère offre la possibilité aux individus de se réinscrire dans le réel ne fusse que pour un court moment mais durant ce moment, ils diminueront la zone d’incertitude qui les entoure. Dans ce cadre, les réseaux dans lesquels ils sont actifs opèrent un rôle d’amplification et diffusent du même coup le remède au « corps social ». Les médias viennent conforter le rôle de caisse de résonnance des réseaux notamment dans le cas de la presse qui relaie les informations en provenance de Twitter. Media et réseaux sociaux jouent en quelque sorte, le rôle de régulateur dans les ajustements chaotiques des manifestations de l’épigénétisme.