1En France comme au Québec, les médecins, et plus particulièrement les gynécologues, semblaient, jusqu’en 2002, largement favorables à l’hormonothérapie, traitement largement prescrit aux femmes ménopausées. Bien que présentant certains risques (Baron et al., 1998 ; Murtagh et Hepworth, 2003 ; Massé et al., 2001), le traitement de substitution était considéré comme une solution efficace pour réduire à court terme, les troubles associés à la ménopause et prévenir à long terme l’ostéoporose et les maladies cardio-vasculaires.
2En juillet 2002, les résultats de l’étude Women’s Health Initiative (WHI), qui visait à mieux cerner les risques et les bénéfices de l’hormonothérapie substitutive, ont suscité une vive polémique dans la communauté médico‑scientifique. Ils confirmaient les risques de cancer du sein associés à l’utilisation prolongée des combinaisons d’oestrogènes et de progestatifs chez les femmes traitées par combinaison d’oestrogènes et de progestatifs pendant 5 ans (Dufort et al., 2008 ; Krieger et al., 2005). Ils mettaient également en évidence une augmentation significative des risques d’accidents cardiovasculaires. Considérant que les risques encourus par les participantes dépassaient les seuils limites qu’ils s’étaient fixés et surtout les bénéfices du traitement, les chercheurs des National Health Institutes (NHI), interrompirent l’essai clinique trois ans avant la date prévue.
3La société des obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC) réagit rapidement en révisant ses positions sur l’hormonothérapie, déconseillant la prescription au-delà de 5 ans et conseillant de réserver les traitements hormonaux aux femmes ménopausées rapportant des troubles incommodants (Dufort et al., 2008). En France, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS, 2003a) émit en janvier 2003 une mise au point à destination des médecins ne condamnant pas le THS, mais soulignant qu’il ne devait pas être prescrit de manière systématique chez les femmes ne rapportant pas de symptômes associés à la ménopause et ne présentant pas de risque d’ostéoporose, ni au-delà de cinq ans. En décembre 2003, l’AFSSAPS diffusa de nouvelles recommandations plus restrictives précisant que « la prévention de l’ostéoporose ne [faisait] plus appel au THS en première intention », mais seulement en cas « d’intolérance à un autre traitement indiqué dans cette situation », et uniquement chez « les femmes ayant un risque fracturaire élevé » (AFSSAPS, 2003b).
- 1 Le nombre d’ordonnances de traitements hormonaux exécutées au Canada a ainsi observé une baisse de (...)
4Ces nouvelles informations firent l’objet d’une large couverture médiatique, suscitant un débat d’experts particulièrement virulent en France (Thoër, à paraître 2009). Cette controverse eut pour effet d’accroître la confusion des femmes à l’égard de l’hormonothérapie, entraînant, en France comme au Québec, des patientes à interrompre leur traitement, parfois sans en aviser leur médecin (Sawka et al., 2004 ; Bestul et al., 2004 ; Ettinger et al. ; 2003 ; Haas et al., 2004). La publication des résultats de la WHI se traduisit également par une modification des pratiques de prescription des cliniciens1. Toutefois, au-delà de cette évolution du nombre de prescriptions, comment les médecins ont-ils interprété les résultats de l’étude WHI et la médiatisation dont ils ont fait l’objet ? Leurs représentations de l’hormonothérapie et des risques qui lui sont associés ont-elles évolué ? Enfin, quelles ont été les répercussions de cette controverse sur le déroulement des consultations de ménopause et plus spécifiquement, sur la relation médecin-patient ?
5La relation médecin-patient a fait l’objet d’une très vaste littérature centrée sur la relation elle-même (Ong, 1995). L’analyse conversationnelle s’est notamment penchée sur les processus d’interaction, analysant les contenus échangés et s’intéressant aux séquences du dialogue, regardant notamment qui fixait l’agenda à chacune des phases de la consultation, qui orientait le discours et qui prenait les décisions. Différents auteurs, notamment de Gafni, Charles et Whelan (1998) ont dressé une typologie des modèles de relation médecin-patient, selon le degré de contrôle propre à chacun des acteurs, notamment en ce qui concerne la décision clinique. Leur typologie insiste sur trois dimensions de la relation : l’échange d’information, le processus de délibération et la prise de décision.
- 2 Dans cette étude (Delanoë, 2001), 44 % des participantes déclaraient que leur décision était conjoi (...)
6Le modèle de la décision partagée (vers lequel on tend actuellement dans la plupart des pays occidentalisés et notamment au Québec) est celui où l’échange d’information est bilatéral – le médecin offrant des informations et interrogeant le patient sur son expérience du problème de santé et sur ses préférences – où il y a un véritable processus de délibération et où les acteurs travaillent à l’obtention d’un accord sur le traitement à mettre en place. Ce modèle se situe à mi-chemin entre le modèle paternaliste et le modèle du patient décideur (également qualifié de modèle consumériste) (Légaré, 2006). Cette littérature souligne l’évolution depuis une quinzaine d’années du rôle joué par le patient, qui témoigne d’un désir d’être informé (même si ce désir n’est pas toujours actualisé du fait des contraintes de la communication) et joue un rôle de plus en plus actif dans la prise de décision. Plusieurs chercheurs considèrent la ménopause comme une des problématiques de santé pour laquelle le modèle de la décision partagée est particulièrement adapté. Réalisés avant la publication des résultats de l’étude WHI, ces travaux montrent que les femmes se placent au cœur du processus d’initialisation de la thérapie hormonale (Bercier, 2003 ; Delanoë, 2001 ; Légaré et O’Connor, 2003). Dans l’enquête de Delanoë (2001), plus de la moitié des femmes estiment ainsi jouer un rôle actif dans ce processus2. Attali (2003), fait d’ailleurs remarquer que le traitement n’étant pas vital, la prescription de THS ne peut se baser uniquement sur des arguments épidémiologiques et nécessite l’engagement d’une véritable négociation entre les participants. Le modèle de la décision partagée implique toutefois que les praticiens soient à l’écoute des femmes et qu’ils prennent le temps de les informer, ce qui ne semble pas toujours se réaliser dans le cadre de la consultation, comme l’ont souligné différents travaux menés aux Etats-Unis (Rolnick et al., 1999 ; Hoffmann et al., 2003). Une étude réalisée au Québec, là encore avant la publication de l’étude WHI, questionne l’évidence de cette collaboration entre médecins et patients (Massé et al., 2001). Ces auteurs soulignent le caractère contraignant de la consultation et montrent qu’elle est souvent l’occasion pour le médecin de présenter sa vision de la ménopause et des thérapies disponibles en insistant sur les bénéfices à long terme du traitement, notamment vis-à-vis des risques d’ostéoporose. Les valeurs personnelles, les attentes, les croyances et le vécu des femmes sont par contre rarement sollicités, entendus ou pris en considération. Ainsi, la dimension biomédicale dominerait largement les échanges (Massé et al., 2002).
7Différents travaux réalisés aux Etats-Unis montrent que l’implication de la patiente dans la prise de décision à l’égard de l’hormonothérapie s’inscrit généralement dans un contexte où sont mis en balance les risques des traitements et la promotion de la santé. La patiente bien informée doit alors assumer la responsabilité de son choix vis‑à-vis de l’hormonothérapie (Murtagh et Hepworth, 2003), ce qui constitue une décision souvent difficile (Kaufert et Lock, 1997). L’implication de la patiente dans la prise de décision à l’égard de l’hormonothérapie semble aussi émaner d’une volonté des médecins de se protéger des risques judiciaires. Elle débute d’ailleurs aux Etats‑Unis à la fin des années 1970, dès lors que des risques de cancer sont identifiés (Kaufert et McKinlay, 1985). Street (2003), qui adopte une perspective de la relation médecin-patient qu’il qualifie d’« écologique », considère que cette relation ne peut être saisie en dehors des contextes sociaux, politico juridiques et culturel dans laquelle elle s’inscrit.
8En quoi, la publication de la WHI, qui questionnait l’innocuité de l’hormonothérapie a-t-elle modifié le déroulement de la consultation et surtout l’implication de la patiente à chacune des phases de la consultation ?
9La prescription de médicaments joue un rôle central dans la relation médecin-patient, le médicament constituant un objet de communication entre le patient et son médecin. C’est d’abord souvent au travers des systèmes thérapeutiques avec lesquels l’individu est en contact qu’il se familiarise avec la construction professionnelle de la maladie (Kleinman, 1980). La prescription vient par ailleurs confirmer l’existence de la problématique de santé qui se trouve ainsi formellement étiquetée (Faizang, 2001), légitimant le comportement de malade et le recours au médecin (van der Geest et Reynolds Whyte, 2003). L’existence même du médicament est d’ailleurs souvent à l’origine de la consultation (van der Geest et Reynolds Whyte, 2003).
10Les médicaments permettent aussi, du fait de leur « tangibilité », d’objectiver l’expérience subjective de la maladie ; ils « transforment les sensations insaisissables de douleur et de malaise en phénomène réel et facilitent l’expression, la communication et l’action thérapeutique » (van der Geest et Whyte, 2003). Ainsi, la disparition des bouffées de chaleur ou d’autres manifestations somatiques avec la prise de l’hormonothérapie, permet aux femmes de valider que ces troubles sont effectivement associés à la ménopause (Thoër-Fabre, 2005). Le médicament a aussi pour fonction de souligner l’intérêt et l’empathie du médecin pour son patient, matérialisant au travers de l’ordonnance, la prise en charge professionnelle (van der Geest et Reynolds Whyte, 1996). Enfin, il constitue un indicateur des compétences du médecin, de sa capacité d’intervention, le choix d’une thérapeutique venant confirmer qu’un diagnostic a bien été posé (Collin, 2002) : « le bon médecin » n’est-il pas « celui qui prescrit bien » (Dupuy, 1982) ? Toutefois, si le médicament renforce la confiance à l’égard du médecin, l’acceptation du « don » de l’ordonnance exige aussi une certaine dose de confiance préalable.
11Pour le médecin, la prescription, outre son aspect pratique et rituel dans la clôture de la consultation, le rassure sur sa capacité d’action : « En donnant au clinicien le sentiment d’agir sur la situation, la prescription est également susceptible d’atténuer le sentiment d’incertitude ou d’impuissance qu’il éprouve face à la manifestation de problèmes complexes et mal codifiés. » (Collin, 2003). La prescription atteste aussi du renouvellement des connaissances du médecin qui signale, en prescrivant des nouveautés, qu’il se tient informé des progrès scientifiques (Dupuy, 1982).
12Van der Geest et Reynolds Whyte (2003) soulignent que le rapport des individus au médicament est de plus en plus marqué par le « scepticisme ». Cette ambivalence n’est pas nouvelle mais inhérente à ce produit qui est depuis toujours appréhendé alternativement comme « un instrument qui sauve et un poison » (Laplantine, 1986). Toutefois, la montée en puissance de nouveaux acteurs (associations de patients, mouvement des femmes, développement des médecines alternatives), qui critiquent le modèle biomédical de prise en charge de la maladie dans l’espace public, a favorisé la prise de conscience des risques associés aux médicaments jugés « artificiels, chimiques et non naturels » (Van der Geest et Reynolds Whyte, 2003), entre autres, à cause de leurs effets secondaires et toxiques et des limites à leur efficacité.
13Cette méfiance à l’égard des médicaments est renforcée par les crises de santé publique et les « affaires » mettant en cause des médicaments vedettes dont on découvre progressivement les effets toxiques. Ces événements largement médiatisés jettent un doute sur les compétences des médecins et des autorités de santé publique à évaluer et surtout à maîtriser les risques associés à la prise médicamenteuse. Selon les théoriciens de la société du risque comme Beck (1992) et Giddens (1991), la prolifération des risques est inhérente au développement industriel et scientifique des sociétés de la « modernité avancée ». Le débat qui entoure la prise de conscience de ces risques d’un genre nouveau favoriserait, selon ces auteurs, l’émergence d’un doute permanent, d’une attitude réflexive des sociétés actuelles qui posent sur elles-mêmes un regard critique, entraînant une remise en question des « systèmes experts » censés encadrer le développement.
14Dans le cas des médicaments, la diffusion plus rapide et plus massive d’informations contradictoires sur leurs effets participe de la perception profane du risque et menace la crédibilité des experts. Le rapport au médecin, point d’accès particulièrement vulnérable au sein du « système expert » que constitue l’institution médicale, s’inscrirait ainsi de plus en plus dans une dialectique de confiance et de méfiance. La confiance à l’égard du praticien n’est ainsi plus acquise mais sans cesse renégociée et impliquerait une démarche active du patient (Giddens, 1991). La prise de conscience accrue des risques entraînerait également les individus dans un processus de révision de leurs pratiques, favorisant une réappropriation profane de l’expertise et des connaissances (Giddens, 1990, 1991).
15Cette attitude réflexive se joue également au sein même de l’institution médicale, témoignant d’une fracture du système expert (Giddens, 1991). Ainsi, la publication des résultats de l’étude WHI est à l’origine d’un débat d’experts, particulièrement houleux en France, opposant d’un côté, les cliniciens, et notamment les gynécologues et les associations qui les représentent, et de l’autre, les épidémiologistes, les chercheurs de la WHI et certains cancérologues. Cette polarisation des points de vue est accentuée par la couverture médiatique de l’événement (Thoër, à paraître 2009).
16L’objectif de cette recherche comparative, France-Québec, qui se situe dans le champ de la socio-anthropologie de la santé, est de comprendre comment des médecins français et québécois ont interprété les « nouvelles » informations concernant les risques associés à l’hormonothérapie, et en quoi celles-ci ont entraîné une modification de leur représentation de ces traitements. Nous nous sommes également attachés à comprendre comment cette évolution des connaissances entourant l’hormonothérapie avait transformé le déroulement des consultations de ménopause et quel impact elle avait eu, selon les cliniciens, sur la relation de confiance tissée avec leurs patientes.
17La controverse entourant la publication de l’étude WHI fournit l’occasion de mieux cerner le rôle que joue le traitement hormonal au sein de la relation médecin-patient. Elle constitue également une opportunité d’interroger les thèses de Beck (2001) et de Giddens (1991) et de saisir les effets de la médiatisation du risque médicamenteux sur la relation médecin-patient. Nombre de travaux qui se sont intéressés à la portée réflexive du risque sur la relation médecin-patient ont adopté le point de vue des patients. Nous avons choisi ici de privilégier la perspective des médecins qui reste peu documentée. Nous avons également adopté une approche comparative France/Québec, afin de voir en quoi le contexte culturel et les modalités d’organisation de la pratique professionnelle influent sur les différentes dimensions à l’étude.
Encadré 1 : méthodologie
Afin de cerner la façon dont les médecins ont perçu la publication de l’étude WHI et son impact sur la relation médecin-patient, nous avons mené une analyse qualitative par entrevues semi structurées. Celles-ci ont été réalisées en France et au Québec auprès de 28 médecins, gynécologues et omnipraticiens, 14 dans chaque pays, soit 9 gynécologues (8 femmes en gynécologie médicale, 1 homme gynécologue obstétricien) et 5 généralistes (3 hommes et 2 femmes) recrutés en France, dans différents quartiers de Toulouse et d’Albi, à partir des données de l’annuaire et par bouche à oreille. Nous avons choisi de recruter un nombre plus important de médecins gynécologues femmes en France à cause du rôle important qu’y joue la gynécologie médicale dans la prise en charge de la ménopause et de la proportion des femmes (90 %) dans cette profession (Sicart, 2002) qui émerge dans les années 1950 et se différencie de la gynécologie obstétrique (profession à dominante masculine) devenue de plus technique et chirurgicale, notamment avec le développement de la procréation médicalement assistée. La gynécologie médicale est aujourd’hui axée sur la contraception, le dépistage des infections sexuellement transmissibles et des cancers, et le suivi de la ménopause (Löwy et Weisz, 2005). En 1982, la formation spécifique à la gynécologie médicale est supprimée dans le cadre de la réforme des études médicales qui fait suite à une directive européenne. Elle est rétablie en 2002 sous la pression des gynécologues médicaux et de leurs patientes qui semblent très attachées à préserver l’accès à leur gynécologue de ville (Comité de défense pour la gynécologie médicale, 2003 ; Sofres, 1998).
Pour le Québec, les entrevues ont été menées auprès de 7 gynécologues (5 hommes, 2 femmes) et 7 omnipraticiens (2 hommes, 5 femmes), recrutés à Montréal et à Québec à partir des listes de la société des obstétriciens gynécologues du Canada et par bouche à oreille. Nous avons procédé à une diversification interne (Pirès, 1997) de l’échantillon en ce qui concerne l’implication des praticiens dans la recherche et la formation et le nombre d’années de pratique. Notre échantillon incluait ainsi des professionnels ayant entre 7 et 30 années de pratique.
Les entretiens ont été réalisés entre février 2005 et avril 2006, soit plusieurs années après la publication (en juillet 2002) de l’étude WHI. Nous avons toutefois pu constater que cet événement était encore très présent dans la mémoire de la communauté médicale, ce qui constitue sans doute un signe de son importance pour la pratique gynécologique. La grille d’entretien était organisée autour de trois thèmes : la perception des médecins à l’égard des résultats de l’étude WHI et l’évolution de leurs pratiques de prescription, l’impact de la controverse entourant l’hormonothérapie sur les consultations de ménopause et enfin, sur la relation médecin-patient.
Pour mener notre analyse, nous avons adopté une démarche s’inspirant de l’approche de la théorisation ancrée initiée par Glaser et Strauss (1967) qui conçoivent la recherche comme « un processus où travail empirique et travail théorique sont liés dans un va-et-vient constant » (Baszanger, 1992). Nous avons ainsi réalisé un codage des entretiens simultanément à leur collecte, afin de faire émerger, sur la base des similitudes et des divergences repérées dans les discours des participants, des catégories thématiques, affinées et validées grâce à la réalisation de nouveaux entretiens. Cette analyse thématique a été réalisée avec l’aide du logiciel N-Vivo (QSR).
18Au Québec, 12 des 14 cliniciens, que nous avons rencontrés, qu’ils soient gynécologues ou omnipraticiens, endossent les recommandations des chercheurs de l’étude WHI, à savoir de réserver l’hormonothérapie au traitement des troubles de la ménopause incommodants et d’en limiter la prescription en deçà de 5 ans, ces recommandations étant elles-mêmes conformes à celles diffusées, en 2002, par la Société des obstétriciens gynécologues du Canada (SOGC). Ils affirment avoir modifié leurs pratiques de prescription en ce sens. Dix de ces cliniciens déclarent par contre avoir été surpris par les résultats de l’étude WHI, considérant qu’ils constituent une évolution importante et peu prévisible des connaissances médicales relatives à la prévention des maladies cardiovasculaires auprès des femmes ménopausées. Pour quatre cliniciens (trois gynécologues et une omni‑praticienne), ces nouvelles recommandations n’ont pas entraîné de changement majeur dans leur pratique, si ce n’est un réaménagement des dosages et de la durée du traitement, soit parce qu’ils considéraient déjà les troubles de la ménopause comme la principale indication du traitement ou qu’ils (2) jugeaient que les résultats de la WHI n’étaient pas transposables à leur patientes.
19« L’hormonothérapie ne me fait pas plus peur, la seule chose importante que cette étude m’a donné c’est une balise. […] Depuis très longtemps, on sait que les estrogènes sont associés à une augmentation possible du cancer du sein. […] Ce n’est pas nécessairement la fin de la fin de l’hormonothérapie, mais ça pourrait être une réévaluation des dosages et surtout de la durée de l’hormonothérapie » (Gynécologue, homme, Québec, 58 ans).
- 3 L’AFSSAPS (2003a) émet en janvier 2003 une mise au point à destination des médecins qui ne condamne (...)
20En France, les prises de positions étaient beaucoup plus partagées entre gynécologues et médecins généralistes. Pour la majorité (6/9), les gynécologues se sont montrés très réservés concernant les risques mis en évidence par les études WHI, n’hésitant pas à les remettre en question, Ils étaient aussi très critiques à l’égard des recommandations de pratique diffusées par l’AFSSAPS3, que plusieurs ont avoué ne pas toujours suivre. Trois gynécologues semblaient par contre plus préoccupées par les risques associés à la thérapie hormonale de substitution, méfiance qui n’était pas nécessairement liée à l’étude WHI mais que celle-ci est venue confirmer. Les médecins généralistes se sont dits également alertés, et pour certains surpris, par les risques mis en évidence dans l’étude. Tous les médecins généralistes français rencontrés ont par contre déclaré avoir suivi et pour quatre d’entre eux, apprécié les recommandations de pratique diffusées par l’AFSSAPS.
21C’est surtout la méthodologie de l’étude qui, en France comme au Québec, a fait l’objet de multiples critiques, de la part des gynécologues, les médecins généralistes ne se prononçant guère sur le devis de l’étude. Les gynécologues français soulignaient tout particulièrement que les produits prescrits en France étaient différents de ceux incriminés dans l’étude WHI : « le problème c’est que au départ l’étude américaine, c’était pas fait avec les mêmes produits, puisque c’était pas fait avec les mêmes hormones qu’en France, c’était pas les mêmes dosages, euh, donc, on a été quand même un tout petit peu sceptiques je pense de la WHI ». (Gynécologue, femme, France, 61 ans)
22En France comme au Québec, les gynécologues soulignent aussi l’âge élevé des participantes à l’essai (en moyenne de 63 ans), la population à l’étude ne pouvant selon eux, pas être comparée à celles des femmes qui suivent une hormonothérapie. « L’échantillonnage était très différent […], la moyenne d’âge était très élevée, il y avait des problèmes d’obésité, des problèmes cardio-vasculaires, etc. qui faisaient partie de nos contre-indications. Donc, si vous voulez, on était assez réservés quant aux conclusions de la WHI » (Gynécologue, femme, France, 61 ans). De plus, les gynécologues françaises considéraient que leur suivi médical des femmes sous hormonothérapie permettait un meilleur encadrement des risques et se distinguait de celui pratiqué par les généralistes qui auraient prescrit ces médicaments de manière trop systématique et qui étaient moins sensibles aux contre‑indications des traitements,
23Tous les médecins rencontrés en France, comme au Québec, ont critiqué la médiatisation « excessive », de l’étude WHI, considérant que les médias avaient exagéré les risques de cancers associés à l’usage des THS. Les journalistes sont accusés de vouloir « faire du sensationnel » et de réduire l’information « à des phrases assassines » et « sorties de leur contexte » et d’avoir surtout mis l’accent sur les cancers du sein « Ça [la controverse autour de l’hormonothérapie] a commencé avec ce que les médias en ont fait. Parce que l’AFSSAPS au départ, ils avaient pas trop réagi et puis les médias ont monté tout ça, c’était un événement majeur, toutes les femmes allaient avoir le cancer ». (Gynécologue, femme, France, 38 ans).
24Deux gynécologues expliquent qu’elles n’ont pas été inquiétées par les résultats des études WHI parce que ceux-ci allaient à l’encontre de leur expérience de pratique. Elles déclarent en effet ne pas avoir constaté plus de cas de cancer du sein chez leurs patientes suivant un THS. À l’inverse, des cancers ont été repérés chez des femmes qui n’étaient pas sous traitement. Comme pour les patientes, l’expérience éprouvée (en personne ou via la patiente) des produits et de leurs effets semble réduire la sensibilité au risque : « Je ne raisonne pas scientifiquement, je raisonne avec un niveau de preuve individuelle, c’est-à-dire mon expérience, […] l’expérience du médecin, l’expérience de gynéco en France. Bon moi, j’ai 25 ans, presque 32 avec l’expérience à l’hôpital, et je dis toujours à mes patientes, le nombre de cas de cancer du sein que j’ai eu chez des patientes non traitées est supérieur à celles qui se sont traitées et les cas mortels ça a été chez les patientes qui ne se sont pas traitées. Et ça, je peux le prouver ! » (Gynécologue, femme, France, 55 ans).
- 4 Le terme « Evidence based medecine » a été inventé au Canada, à l’Université Mc Master par un group (...)
25Ce discours ne se retrouve pas du tout au Québec, peut-être du fait de la plus grande familiarité des cliniciens à l’égard de la médecine basée sur les preuves (Evidence based medicine)4, et du sentiment largement répandu en Amérique du Nord que cette approche doit guider la pratique clinique. Par ailleurs, les médecins québécois ont l’habitude de travailler à partir de guides de pratiques rédigés sur la base des données probantes et témoignent de l’importance de l’étude WHI, qui constitue la seule étude randomisée : « c’est la seule étude qu’on a et c’est une étude bien faite, une étude placebo-contrôlée. C’est sur qu’ils ont pris une population de femmes plus âgées mais dans ce temps-là, il faut bien s’en rappeler, les cardiologues nous envoyaient des femmes cardiaques […] pour leur prescrire de l’hormonothérapie parce qu’on disait que c’était bon pour le cœur. Les cardiologues nous référaient des personnes de 70 ans pour l’hormonothérapie. Donc, il faut bien penser que ce que l’étude WHI a fait, […] ce qu’elle nous fait réaliser au sujet de la prévention, ils l’ont bien fait ». (Gynécologue, femme, 52 ans Québec).
26Les médecins québécois sont également plus souvent rattachés à un centre hospitalier et de ce fait, trouvent plus d’occasion de discuter des données scientifiques relatives aux traitements, ce qui n’est pas toujours le cas des médecins français, notamment en gynécologie médicale, qui travaillent plus souvent en pratique privée.
27Pour plusieurs médecins, la « crise » entourant la publication de l’étude WHI a favorisé l’ingérence d’autres acteurs dans leur pratique, portant atteinte à leur autorité et à leur autonomie d’exercice. Ils décrivent un « marché » médical où leur pouvoir est de plus en plus concurrencé par d’autres acteurs, certains au sein même de l’institution médicale, mais aussi par d’autres modèles de prise en charge, les informations émanant de sources multiples et parfois contradictoires. Ces multiples prises de positions qui ont court dans l’espace public et privé se transposent dans le cabinet du médecin, rendant le travail des médecins très complexe.
- 5 Cette hormone de synthèse, censée prévenir les fausses couches, a été prescrite en France jusqu'en (...)
28La majorité des gynécologues français a critiqué les recommandations de l’AFSSAPS, considérant qu’elles étaient essentiellement motivées par « le battage médiatique » et la crainte du risque médico-légal. Quelques-uns évoquent l’affaire du Distilbène5 qui aurait incité l’AFSSAPS à une extrême prudence. De plus, les recommandations de cette agence sont vécues comme des trahisons : « il faut dire que l’AFSSAPS nous a bien enfoncés. Alors ça, ils nous ont pas trop soutenus » (Gynécologue, femme, France, 43 ans). Elles sont également dérangeantes parce qu’elles tranchent par rapport à l’absence de prise de position de l’agence pendant des années dans le débat entourant l’hormonothérapie (Sallès, 2004). Les gynécologues jugent ainsi qu’elles portent atteinte à leur autonomie d’exercice. Ils ajoutent, que cette autonomie est déjà menacée par la politique de réduction des dépenses de santé et la dévalorisation financière des actes gynécologiques les moins techniques, mesure qui touche particulièrement la gynécologie médicale. Les médecins généralistes français étaient au contraire très satisfaits de pouvoir bénéficier des recommandations de l’AFSSAPS, jugeant qu’ils ne disposaient pas de suffisamment de temps pour suivre ce dossier : « Moi, j’ai pas le temps d’aller chercher toutes ces données-là, j’ai pas non plus de grandes cohortes de patientes ménopausées, alors oui, les informations de l’AFSSAPS, ça nous rend service » (médecin généraliste, homme, France, 37 ans). Un des médecins généralistes déclare également préférer l’approche basée sur les données probantes prônée par l’AFSSAPS aux « modes médicales » établies par les grands patrons : « moi, j’exerce depuis trente ans et c’est vrai que les modes médicales ont tellement changé en trente ans. Pour le THS, les choses sont allées du noir au blanc et du blanc au noir en l’espace de vingt an. ». (Médecin généraliste, homme, France, 57 ans).
29Au Québec, l’agence de régulation du médicament, Santé Canada s’est très peu prononcée sur la question de l’hormonothérapie. Les recommandations de pratique contenues dans le consensus sur la ménopause diffusé par la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC), sont le fruit du travail d’un comité de pairs, composé de gynécologues et n’est donc pas remis en question par la profession médicale.
30Tous les médecins, en France comme au Québec soulignent le rôle très important que jouent les médias dans la diffusion de l’information médicale mais remarquent que celle-ci est souvent mal comprise des patientes. Dans le cas de la WHI, ils considéraient que les articles de presse, souvent simplificateurs avaient « imprimé le mot cancer » dans l’esprit des femmes. Plusieurs gynécologues rapportent ainsi que leurs patientes leur présentaient des articles de presse ou leur faisaient part d’informations lues sur Internet. Les médecins n’apprécient guère cette « intrusion » des médias dans leur pratique soulignant que ceux-ci « feraient bien de se préoccuper de ce qui les regarde et de nous laisser faire la médecine ». « Les journalistes n’ont pas les moyens de décoder l’information et de la retransmettre honnêtement. […] c’est pas une question d’être jaloux des journalistes ou autres, mais ils nous sapent notre travail. Au sens où ils n’ont pas les outils pour faire la part des choses ». (Gynécologue, femme, France, 50 ans).
31La forte médiatisation de l’étude WHI semble également avoir amené l’entourage des femmes à les questionner sur leur engagement à l’égard de l’hormonothérapie, contribuant à une plus forte sensibilisation à l’égard des risques annoncés (Thoër-Fabre et al., 2007). Or, comme le souligne Morton et Duck (2001), la perception du risque individuel est plus grande lorsque les informations médiatiques sont relayées par le biais des communications interpersonnelles. Vingt médecins en France et au Québec ont effectivement constaté que l’entourage avait, à l’occasion de la crise entourant la publication de la WHI, joué un rôle plus actif et tenté d’influer sur le processus de prise de décision des femmes à l’égard de l’hormonothérapie, notamment pour amener celles‑ci à interrompre leur traitement. « [L’étude WHI] a semé un doute, sous la pression parfois de l’entourage, d’une fille, d’un fils, ou du mari qui entendait et qui disait : demande à ta gynéco, redemande à ta gynéco. [..] Certes, il y a une confiance, mais elle doit sans arrêt être regagnée ». (Gynécologue, femme, France, 50 ans).
32Les médecins sont également, dans le cadre de la consultation, confrontés aux recommandations émanant d’autres professionnels qui proposent des alternatives de traitement comme la phytothérapie. Cette situation semblait mieux vécue lorsque les cliniciens avaient, comme c’est le cas de certains au Québec, une bonne connaissance de ces produits. Le malaise des cliniciens à l’égard de ces produits semble ainsi lié d’une part, au fait qu’ils sont disponibles en vente libre et ne sont donc pas soumis à une autorisation de mise sur le marché, comme cela est exigé des médicaments et d’autre part, à leur manque d’information concernant ces produits : « Il y a une automédication qui est très, très importante en phytoestrogènes, pour laquelle on est complètement court-circuités parce que toutes les parapharmacies, je les ai pas comptées mais vous avez 20 préparations différentes. Alors, certains (produits) nous sont présentés par des laboratoires mais d’autres, ne nous sont jamais présentés » (Gynécologue, femme, France, 58 ans).
33Tous les médecins insistent sur le fait que le suivi de la ménopause est devenu plus délicat. Ils sont soumis aux questionnements de leurs patientes dont plusieurs, inquiétées par les risques de cancer associés au traitement, l’ont interrompu souvent sans les consulter. Ils se voient ainsi dans l’obligation de rassurer les femmes qui suivent un traitement hormonal ou envisagent de le faire et de leur expliquer les résultats des études. Cette obligation de justifier la prescription est jugée difficile compte tenu de la complexité des données, de la légitimité que les femmes accordent au discours médiatique, et de la diversité des prises de positions auxquelles elles sont confrontées y compris au sein de l’institution médicale. « Ce n’est pas facile, c’est assez subtil pour nous d’expliquer dans le cadre d’une consultation que ces études peuvent être remises en question ». (Gynécologue, femme, Québec, 52 ans). Ces explications allongent considérablement le temps de la consultation et compliquent, selon les médecins, le fonctionnement de la pratique. La prise en charge des femmes ayant interrompu leur hormonothérapie et vivant un retour des troubles associés à la ménopause est jugée particulièrement compliquée.
34Les femmes posent également plus de questions sur la ménopause en général et sur les alternatives de traitement, notamment les phytoestrogènes. Par ailleurs, plusieurs médecins femmes (9/17) en France comme au Québec déclarent avoir été plus souvent interpellées concernant leurs préférences personnelles en matière d’hormonothérapie. Elles jugent ainsi que la sensibilisation des patientes au risque médicamenteux porte ainsi atteinte à leur statut de médecin car ce n’est plus seulement l’expert que l’on voit de l’autre côté du bureau, en cette période de controverse, mais la femme, souvent elle aussi à l’âge de la ménopause.
35Plus de la moitié des médecins rencontrés témoignent d’une plus grande participation des patientes au processus de prise de décision à l’égard de l’hormonothérapie. En France comme au Québec, certains médecins (11) disent laisser la décision à la patiente du fait d’une plus grande sensibilité au risque médico‑légal, d’une perte de confiance à l’égard des traitements hormonaux, ou de peur que leur conseil soit mal interprété par les patientes
36Trois gynécologues françaises (les plus jeunes) n’abordent la question de la thérapie hormonale que si les femmes la demandent. D’autres (3), au Québec, exigent un consentement écrit pour continuer de prescrire le traitement. La participation croissante de la patiente à la décision médicale, semble ainsi renforcée par la perspective du risque juridique comme l’ont déjà souligné Kaufert et McKinlay (1985). Pour certains médecins gynécologues en France, qui disent ne pas toujours suivre les recommandations de pratiques de l’AFSSAPS, notamment en ce qui concerne la durée de prescription, la sensibilité au risque médico-légal peut être source d’inquiétude. « J’ai des patientes, ça fait 20 ans qu’elles le prennent. Comme l’ANAES et l’AFSSAPS nous ont quand même donné des règles de prescription, j’ai dit à ces patientes : une fenêtre thérapeutique. Une sur deux est bien, on l’arrête, une n’est pas bien, on le reprend. Je suis hors la loi quelque part. S’il y a un pépin, si quelqu’un de la famille dit : il y a un cancer, même survenu au bout de 22 ans et qu’il porte plainte, je suis fautive » (Gynécologue, femme, France, 50 ans).
37Dans certains cas, c’est la patiente qui décide d’elle-même de participer plus activement au processus de décision à l’égard du traitement, soit qu’elle l’abandonne, phénomène dont tous les médecins ont fait l’expérience ou qu’elle refuse catégoriquement l’hormonothérapie proposée. Cinq médecins québécois (2 gynécologues et 3 omnipraticiens) déclarent aussi que la controverse entourant l’hormonothérapie leur a donné l’opportunité d’impliquer la patiente plus activement dans le processus de prise de décision. « Je me rends compte que depuis quelques années, c’est pas juste ma décision. Je dis pas : Madame prenez ça puis si vous le prenez pas je veux plus vous voir. Je dis : écoutez vous avez telle et telle raison de le prendre et c’est votre choix de leur faire » (Gynécologue, Homme, Québec, 59 ans).
38Enfin, pour douze médecins, si le processus d’échange d’informations pendant la consultation est modifié, notamment parce que les femmes posent plus de questions, ils constatent finalement assez peu d’évolutions au niveau de la prise de décision quant au traitement, celle-ci restant essentiellement le fait du médecin.
39Il apparaît ainsi que la publication des résultats de la WHI a entraîné des modifications importantes du déroulement de la consultation du fait du rôle plus actif que jouent les femmes, notamment dans le processus d’échange d’information. Ces transformations sont vécues différemment par les médecins. Pour certains médecins au Québec, où le modèle de la décision partagée est plus répandu, cette participation est plus souvent valorisée. Pour d’autres, qui semblent adhérer à un modèle plus paternaliste de la relation médecin-patient, elle n’intervient qu’au niveau du processus d’échange d’information ou est contrainte par les considérations médico-légales. L’impact de la controverse semble donc varier selon le modèle de relation médecin-patient auquel adhèrent les praticiens, ce qu’il serait intéressant de valider dans le cadre d’une étude ultérieure. Notons ainsi que cinq médecins québécois et deux gynécologues françaises considèrent que la controverse entourant l’étude WHI offre une occasion d’impliquer la patiente dans la décision de traitement et d’envisager avec elle une prise en charge plus globale, et pas seulement médicamenteuse, de la ménopause. Ces médecins jugent normal, voire positif, que les patientes soient plus informées et se réjouissent de les voir plus critiques à l’égard des soins : « C’est d’ailleurs plaisant de voir qu’on n’est plus dans une passivité vis-à-vis du soin en général. […] Qu’il y a un regard critique, qu’il y a un intérêt, qu’elles lisent, qu’elles s’informent et qu’elles écoutent des choses à la radio et à la télé et qu’on en parle après. C’est bien ». (Gynéclogue, femme, France, 55 ans). La négociation du traitement avec la patiente est ainsi l’occasion d’intégrer dans l’arsenal des solutions proposées d’autres traitements que l’hormonothérapie, et d’autres formes de prise en charge de la ménopause, qu’ils ne proposaient pas auparavant.
40L’impact de la médiatisation de l’étude WHI sur la relation médecin‑patient varie très largement selon les cliniciens. Pour une dizaine de cliniciens, pour la plupart des médecins généralistes en France ou au Québec et certains gynécologues au Québec, si la publication de l’étude WHI a entraîné quelques perturbations dans leur pratique, celles‑ci étaient temporaires et limitées au déroulement de la consultation. Pour eux, la controverse entourant l’hormonothérapie n’a donc pas affecté la relation de confiance. Plusieurs de ces médecins insistent sur l’importance des recommandations de pratique relatives à l’hormonothérapie (celles de l’AFSSAPS pour les français et de la SOGC, pour les québécois) ; ils rapportent avoir longuement informé leurs patientes sur les données de l’étude WHI, pour leur permettre de faire un choix éclairé. Toutefois, ils soulignent aussi que nombre de patientes sollicitaient leur avis concernant la prise de décision à l’égard du traitement : « Il y a beaucoup de personnes qui veulent avoir de l’information, puis il y en a d’autres qui non, ce qu’elles veulent savoir c’est : qu’est-ce que vous feriez à ma place ? » (gynécologue, homme, Québec, 59 ans).
41En France, par contre, dix gynécologues, dont sept femmes gynécologues, considèrent que la publication de la WHI porte atteinte à la relation de confiance qu’elles avaient établie avec leurs patientes. Deux femmes gynécologues (les plus jeunes), soulignent que les consultations de ménopause sont devenues des épreuves (« on marche sur des œufs »). Elles interprètent les questionnements des patientes comme une remise en cause de leur pratique et de leur expertise : « Elles arrivaient avec leur article de journal. Elles me disaient : vous voyez, c’est écrit dans le Monde, le traitement hormonal, ça donne le cancer ! Elles me mettaient en avant les chiffres de cancer. Alors évidemment c’est toute la confiance qui est rompue […] Mais c’est surtout la relation avec les patientes qui s’est détériorée. On n’a plus l’écoute de nos patientes comme avant. Parce qu’elles ne viennent pas nous voir en disant, j’ai entendu parler de cette étude, je m’interroge sur le THS, qu’est-ce que vous en pensez ? Non, beaucoup de femmes, c’est pas pour avoir notre avis qu’elles viennent. Elles refusent catégoriquement le traitement » (gynécologue, femme, France, 43 ans). Ces gynécologues considèrent qu’en devenant « un poison » le traitement hormonal a fait d’elles des empoisonneuses, des médecins qui prescrivent mal. Si le médicament « incarne » l’expertise et la sollicitude du médecin (van der Geest et Reynolds Whyte, 1996), sa remise en cause semble affaiblir l’image auréolée du praticien. Ces médecins ressentent particulièrement ce jugement de la part des patientes qui arrivent à la ménopause et n’ont pas commencé de thérapie hormonale. N’en n’ayant pas expérimenté les bénéfices, celles-ci sont focalisées sur les risques. Deux médecins ajoutent que la nocivité attribuée aux hormones s’est étendue aux autres traitements hormonaux, et notamment aux progestatifs qui sont prescrits en péri‑ménopause.
42Si la remise en question de l’hormonothérapie substitutive semble tellement affecter la relation de confiance des médecins en gynécologie médicale, c’est selon nous parce que, l’identité professionnelle de ces praticiens s’est largement construite autour des traitements hormonaux. « C’est toute la confiance qu’on avait mis des années à instaurer avec les femmes autour de la contraception qui s’est détruite. Nous, on avait travaillé avec les femmes sur le confort, la qualité de vie autour des pratiques de contraception. Et bien ça, la publication de ces études et surtout ce que les médias en ont fait, ça a tout remis en question. Non, la confiance est rompue » (Gynécologue, femme, France, 43 ans). Cette « crise de confiance » s’inscrit aussi comme le soulignent deux médecins en France, dans un mouvement plus large de perte de légitimité des professions médicales et a une résonance particulière pour la profession gynécologique qui en France paraît être « ‘sous influence’ : celle des femmes, de leurs désirs, de leurs tourments, de leurs valeurs, de leur mouvement émancipateur » (Dagnaud et Mehl, 1998).
43Pour plusieurs femmes gynécologues en France (5), la publication des études vient également limiter leurs moyens d’action auprès des patientes ménopausées. Ne pouvant plus recourir au THS comme avant, notamment parce que les patientes le refusent, celles-ci déclarent se sentir un peu démunies : « Parce que maintenant, même celles qui ont des bouffées de chaleur gênantes considèrent que ce n’est pas une raison suffisante pour commencer un traitement. Alors nous, on ne sait plus trop que faire. Maintenant, on ne peut plus trop les aider pour la qualité de vie ». (Gynécologue femme, France, 43 ans). L’attachement des médecins à l’égard de l’hormonothérapie est ainsi sans doute aussi à mettre en rapport avec le rôle important que jouent ces substances au sein de la pratique gynécologique. Le traitement permet en effet d’attirer et de fidéliser les patientes ménopausées, constitue un moyen d’action efficace sur les troubles de la ménopause et l’ostéoporose et intervient comme support de communication pendant la consultation, favorisant l’évocation de plaintes plus intimes (Thoër, 2005). Plusieurs de ces médecins, considèrent aussi que les désaffections qu’a entraînées la remise en question des traitements hormonaux constituent un recul pour la santé des femmes, puisque l’espacement des consultations rend le dépistage des cancers gynécologiques plus difficile.
44Notre analyse semble indiquer que la controverse entourant la WHI a eu un impact sur les représentations de la plupart des médecins rencontrés à l’égard de l’hormonothérapie, mais surtout sur leurs pratiques de prescription du traitement, sur le déroulement des consultations de ménopause et, dans certains cas, sur la relation de confiance tissée avec les patientes. L’impact de l’étude WHI sur la pratique et les représentations semble plus marqué chez les omnipraticiens que chez les gynécologues qui revendiquent, notamment en France, une expertise clinique des traitements hormonaux. Cet impact est aussi plus important au Québec, du fait de modalités différentes d’encadrement de la pratique médicale. Au Canada, c’est en effet la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada qui établit les normes de bonne pratique. Cette association professionnelle a ainsi rapidement diffusé des recommandations concernant la prescription de l’hormonothérapie, qui reprenaient les conclusions de l’étude WHI, et auxquelles se sont largement ralliés les médecins québécois rencontrés en reconnaissant, pour la plupart d’entre eux, qu’elle constituait la seule étude randomisée de grande envergure disponible concernant ce traitement.
45En France, les recommandations émises par AFSSAPS, moins restrictives et plus tardives, ont été moins bien accueillies par les gynécologues, ces derniers remettant en question la légitimité des épidémiologistes de l’agence à énoncer de nouvelles normes de pratique. L’opposition des gynécologues aux discours des épidémiologistes qui se prononcent dans le débat public entourant l’hormonothérapie, illustre le décalage croissant entre deux approches de la santé : l’une centrée sur la gestion quotidienne et individuelle de la maladie, et s’appuyant sur l’expérience clinique, et l’autre axée sur la préservation de l’état de santé des populations et la mesure statistique du risque, dans un contexte de « scepticisme » croissant à l’égard des médicaments. Il apparaît ainsi, conformément aux thèses de Giddens (1991), que la mise en évidence de nouveaux risques favorise la légitimité des prises de position dans l’espace public de l’hormonothérapie, d’acteurs associés à la gestion des risques. Cette ingérence réelle ou symbolique qui s’exerce dans la pratique médicale, est aussi le fait d’autres acteurs tels les médias, l’entourage, ou encore d’autres professionnels de la santé, témoignant de la fracture du système expert dont parle aussi Giddens (1991).
46Par ailleurs, si la diffusion des savoirs scientifiques favorise la perception profane du risque et les questionnements concernant les traitements, elle n’entraîne pas nécessairement une remise en question de la relation de confiance aux experts. Certains des médecins rencontrés, qui déclarent s’appuyer sur les normes de bonnes pratiques et semblent plutôt s’inscrire dans un mode de relation médecin‑patient assez paternaliste, considèrent ainsi que la relation de confiance avec leur patiente n’a pas été affectée, suggérant que la portée réflexive du risque peut être moins généralisée et surtout moins permanente que ne le laissent entendre les analyses de Beck (2001) et de Giddens (1991). Il serait toutefois nécessaire de mieux cerner les éléments qui favorisent le maintien de cette relation de confiance, notre étude ne permettant pas de dégager des tendances très claires.
47D’autres médecins, surtout des gynécologues françaises, attestent par contre d’une véritable rupture dans la relation tissée avec leur patiente et constatent que la confiance est menacée. Les questionnements entourant l’hormonothérapie semblent, selon eux, affecter leur statut d’experts, mettant en évidence le rôle central que joue ce traitement dans la construction de la relation avec la patiente ménopausée. La portée réflexive du risque médicamenteux sur la relation médecin‑patient semble dans ce cas très importante. Il s’agit en effet, pour les médecins, d’une véritable rupture de la relation confiance, qui va bien au-delà de la renégociation de la confiance envisagée par Giddens (1991). Il est intéressant de constater que ce cas de figure concerne des médecins femmes, en gynécologie médicale, profession dont l’identité s’est construite autour des traitements hormonaux (Löwy et Weisz, 2005) et qui a développé une grande proximité avec le mouvement des femmes. Aussi semblent-elles particulièrement sensibles à toute remise en question de l’hormonothérapie qui constituent selon elle, une avancée pour la qualité de vie des femmes.
48Enfin, plusieurs médecins, comme c’est le cas de cinq praticiens au Québec et de deux gynécologues en France, se saisissent de la controverse entourant les traitements hormonaux, pour amener les patientes à jouer un rôle plus actif dans la prise en charge de leur ménopause. Il y a là, une véritable renégociation de la relation médecin‑patient, telle que l’envisage Giddens (1991), impliquant une démarche active du patient. Cette renégociation constitue selon nous un déplacement de la confiance et s’accompagne d’une transformation du rôle du médecin. En effet, l’expert n’est plus celui qui décide pour le bien de la patiente, mais celui qui l’accompagne dans son choix du traitement, une configuration qui correspond au modèle de la décision partagée (Légaré, 2006). On aboutit ainsi à une relation de confiance établie sur de nouvelles bases, et qui peut certes être sans cesse renégociée mais paraît offrir plus de résistance aux évolutions des connaissances scientifiques. Il serait toutefois intéressant de voir si cette configuration convient à toutes les patientes. Barbot et Dodier (2001) qui s’intéressent à la façon dont des personnes séropositives s’approprient l’information relative aux médicaments et se positionnent vis‑à-vis des instances délivrant des prises de position sur les traitements, montrent que le rapport à l’expertise médicale et la volonté de jouer un rôle actif dans la relation médecin-patient, même dans le cadre d’une maladie chronique, n’est pas le fait de tous les patients mais seulement de certains, plus scolarisés, qui considèrent que le savoir relatif aux médicaments est plus éclaté, et placent la relation aux différents experts sous le signe de la négociation.