1La question des réseaux soulève depuis plusieurs années de multiples débats et applications dans plusieurs secteurs de la société. De nombreux chercheurs soulignent l’apparition de nouvelles configurations organisationnelles (Butera, 1991 ; Castells, 1998) et mobilisent le terme de réseau pour les qualifier. Or la notion de réseau est polysémique (Benghozi et al., 2002). Le réseau peut être mobilisé pour décrire une organisation, il s’agit alors « d’une sorte de proto-notion qui propose de décrire toute réalité comme un faisceau de relations entre des entités » (Callon, 1999). Le réseau peut également « caractériser des formes d’organisations hybrides ou intermédiaires qui surmontent les limites habituelles de la coordination par le marché ou par la hiérarchie » (Callon, 1999). Dans le secteur de la santé, la notion de réseau tend ainsi à s’imposer comme une référence majeure et ce secteur n’est pas étranger à ce mouvement de déconstruction de l’organisation classique (Grenier et Pauget, 2007). Par exemple, les politiques engagées au Québec depuis les années 1980 pour réformer le système de santé et le rendre plus « efficient » ont eu des effets sur la réorganisation du système lui‑même.
2On a vu ainsi apparaître dans le secteur de la santé des organisations « à géométrie variable » au sein desquelles il faut faire travailler ensemble plusieurs acteurs qui interviennent auprès du patient. Or, un défi majeur des réseaux de santé est de faire travailler ensemble des partenaires marqués par des logiques individuelles ou organisationnelles différentes, voire parfois opposées (Robelet et al., 2005). En effet, les réseaux de santé – comme nouvelles formes d’action collective organisée – ne se réduisent pas à « une action effectuée par des forces homogènes, mais au contraire une action rassemblant différents types de forces qui sont associées précisément parce qu’elles sont différentes » (Latour, 2006). Alors que les organisations de soins étaient jusqu’à présent centrées sur l’acte de soins, le réseau est centré sur le patient et la réalisation d’un service global de santé (Barcet et al., 2002). Les actes de soins sont certes présents, mais – comme nous le verrons dans cet article – ils ne sont pas les seuls actes nécessaires : tout un ensemble d’actes gravitant autour du patient doivent être maintenant coordonnés par l’ensemble des professionnels (Bercot, 2006).
3Notre objectif dans cet article sera de montrer que cet « agir ensemble », cette « action collective organisée » reposent sur des mécanismes de coordination multiples au centre desquels se trouvent à la fois la circulation et la mobilisation de l’information, mais aussi et surtout la communication comme processus de négociation du sens de l’acte de soin lui-même. Dans un premier temps, nous replacerons la mise en réseau du système de soins dans son contexte socio‑historique avant de discuter d’un cas particulier au Québec. Dans un second temps, nous prendrons appui sur une recherche (accomplie en 2006-2007) au cours de laquelle nous avons mené une série d’entretiens auprès de professionnels de la santé (7 infirmières, 2 ergothérapeutes, 1 travailleur social et 2 physiothérapeutes) usagers d’un ordinateur portable dans un réseau de soins ambulatoires (au domicile des patients). Nous présenterons des extraits d’entrevue (témoignages) faisant ressortir quelques limites qui constituent le point de départ d’une critique non pas de la mise en réseau du travail médical, mais plutôt du sens (ou de l’orientation) que l’on a voulu lui donner.
4Comme dans la très grande majorité des pays industrialisés avancés, la crise du système de santé au Québec, qui a fait l’objet de nombreux travaux et débats (voir notamment Carré et Lacroix, 2001), a été annoncée au tournant des années 70 par l’État et le milieu des affaires, sur la base de l’observation de la croissance d’un ensemble d’indicateurs dont ceux relatifs aux dépenses publiques de santé. D’abord, pour illustrer le propos sans prétendre à l’exhaustivité (voir tableau 1), l’analyse des dépenses totales (publiques et privées) de santé révèle que ces dépenses ont augmenté de manière considérable depuis 1980. Elles sont en effet passées d’environ 47 milliards de $ en 1980 à 127 milliards de $ en 2007 (selon les prévisions), ce qui correspond à un taux de croissance de 171,9 %.
Tableau 1 – Dépenses totales de santé au Canada de 1980 à 2007 (en $ constants de 1997)
Année
|
Total ($)
|
en %
|
Par habitant ($)
|
en %
|
% du P.I.B
|
1980
|
46 682,1
|
5,6 1
|
904,1
|
4,2
|
7,1
|
1985
|
57 472,9
|
4,4
|
2 223,9
|
3,5
|
8,2
|
1990
|
69 789,6
|
3,3
|
2 519,7
|
1,7
|
9
|
1995
|
75 449,5
|
0,4
|
2 574,9
|
0,7
|
9,1
|
2000
|
91 791,2
|
5,2
|
2 991,0
|
4,2
|
9,1
|
2005
|
117 210,0
|
4,4
|
3 628,8
|
3,4
|
10,3
|
2007 p
|
126 914,2
|
4,1
|
3 857,7
|
3,2
|
10,6
|
5Le système de santé canadien étant public, la très grande majorité des dépenses sont assumées par l’État. Or, la croissance de ces dépenses au cours des trente dernières années a tôt fait de susciter un certain nombre de réactions de la part des décideurs qui y ont vu un obstacle à la croissance économique et à l’équilibre budgétaire du pays (Carré et Lacroix, 2001 ; Bonneville, 2003 ; Carré, 2008). Comme l’a souligné le Gouvernement du Québec en 1989, les dépenses de santé (publiques) devaient être freinées pour un certain nombre de raisons : « De l’avis du gouvernement du Québec, les dépenses publiques totales sont, depuis 1982, trop élevées par rapport à la richesse collective. Elles entraînent un lourd déficit annuel cumulatif (dette publique) et exigent un taux d’imposition élevé » (Gouvernement du Québec, 1989, cité dans Couillard et Côté, 2000).
6Bien que les politiques restrictives à l’œuvre à partir des années quatre-vingts aient réussi à contenir l’accroissement des différents coûts liés à la santé au Québec, notamment par une rationalisation accrue du personnel soignant, la demande de services de soins n’a pas cessé de croître (Bonneville, 2003 ; Carré et Lacroix, 2001). Ce qui a créé une pression énorme sur la capacité du système de répondre adéquatement à la demande de soins. Il fallait trouver une solution à ce problème. Cette solution ne pouvait venir que d’une décision politique visant à reconfigurer le système, à le changer structurellement, conformément au leitmotiv selon lequel « il faut faire plus, autrement et avec moins » (Saillant, 2000). Le problème consistait donc à assurer la qualité des soins de même que l’accessibilité aux soins tout en réduisant les coûts du système de santé. C’est ainsi que fut lancée l’idée d’augmenter la productivité des services de soins (Bonneville, 2003). Chose que l’on pensait être possible par la mise en place du virage ambulatoire, puis ensuite d’un virage ambulatoire informatisé (Carré et Lacroix, 2001).
- 1 Pour des soucis de concision, nous renvoyons ici le lecteur aux recommandations formulées par la co (...)
7Le virage ambulatoire doit être compris dans le cadre d’une volonté politique de rendre le système de santé plus productif, moins coûteux, et en même temps que plus efficient1. Il se veut même une solution face aux nombreux problèmes qui se présentent dans le système de santé (augmentation pour la demande de soins, pénurie d’effectifs, diminution des places disponibles dans les établissements, etc.). Concrètement, le virage ambulatoire suppose la réorientation des services de soins dans le cadre de soins à domicile (au domicile des patients), de soins de courte durée, de chirurgies d’un jour, etc. Autant de services moins coûteux par rapport aux soins conventionnels en centres hospitaliers. Les objectifs sont donc bien précis et s’inscrivent dans un certain nombre de cibles à atteindre : « Ce programme [le virage ambulatoire] [...] constituait l’une des mesures devant permettre d’atteindre le déficit zéro du Conseil du trésor conformément aux politiques de l’après-État-providence. Il s’inspirait des programmes américains de type ambulatory care, mis en place depuis le début des années quatre-vingt » (Saillant, 2000).
8En 2000, dans le cadre de la Commission Clair d’étude sur les services de soins et les services sociaux – dont le mandat consistait à trouver des solutions concrètes et efficaces aux problèmes que soulevaient l’organisation et le financement des services de soins et des services sociaux – il est mentionné que les TIC apparaissent comme l’un des moteurs fondamentaux de l’accroissement de la productivité et plus particulièrement de l’obtention de gains de productivité (Commission Clair d’étude sur les services de soins et les services sociaux, 2000). En décembre 2003, le système québécois des services de santé et des services sociaux entre dans une période de grands changements lorsque la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux est adoptée à l’Assemblée nationale. Cette loi introduit la mise en place d’une organisation de services de santé et de services sociaux intégrés grâce à une implantation de réseaux locaux, plus proches de la population, dans le but de rendre ces services plus accessibles aux citoyens, en plus d’en améliorer la rapidité et la continuité. Ces réseaux sont constitués de services de prévention, d’évaluation, de diagnostic et de traitements, ainsi que de réadaptation et de soutien (Gouvernement du Québec, 2008). L’implantation de réseaux locaux de services et la mise en place du virage ambulatoire s’inscrivaient – et s’inscrivent toujours – dans un projet de mise en place d’une offre de services de santé et des services sociaux plus intégrés dont la logique de services n’est plus traditionnellement axée sur les établissements, mais bel et bien sur les usagers, les patients.
9La mise en réseau des soins de santé procède d’une volonté de réforme des soins et des services de première ligne (Paré et Moqadem, 2008), notamment pour faire face aux nouveaux besoins de santé liés au vieillissement de la population. C’est dans ce contexte que s’inscrit le projet de mise en place d’un réseau de soins dans la région de la ville de Québec. Mais, comme nous allons le voir, la mise en réseau des soins soulève aussi des enjeux en termes organisationnel et communicationnel, notamment en termes d’articulation et de coordination des prises en charge et des activités sanitaires et sociales (Grenier et Pauget, 2007 ; Bercot, 2006, 2007 ; Henry et Grosjean, 2004).
10Amorcé en 2000 en banlieue de Québec, le projet expérimental présenté dans cet article rejoignait directement la volonté gouvernementale d’offrir des services de santé et des services sociaux intégrés, continus et centrés sur les besoins des usagers. À l’époque, les organisations de soins de première ligne (par exemple les Centres Locaux de Services Communautaires qui offrent des soins très diversifiés) étaient confrontées à une augmentation croissante pour la demande de soins. Les autorités ainsi que les professionnels sur le terrain constatèrent alors que les renseignements médicaux et de gestion requis pour des programmes de soutien à domicile étaient soit indisponibles, soit éparpillés entre les nombreux établissements et points de services fréquentés par l’usager, comme par exemple l’hôpital, la clinique, la pharmacie et ainsi de suite. Par exemple, le fait que des informations cliniques sur les patients n’étaient pas accessibles de leur domicile obligeait régulièrement les intervenants à retourner dans une organisation en particulier afin de consulter le dossier dans leurs locaux. Les acteurs sur place ont par conséquent rapidement pris conscience du besoin fondamental d’une circulation rapide et efficace de l’information entre les différents intervenants en matière de santé des patients. Le défi fondamental consistait à implanter un réseau de services de santé et de services sociaux intégrés axés sur le patient et de rendre disponible l’information nécessaire de l’endroit même où se trouvent le patient et l’intervenant pendant la prestation des services, faisant de cette manière disparaître les frontières physiques de l’organisation et faisant du patient le centre autour duquel gravitent les informations. Ce projet d’avant-garde nécessitait le développement des moyens technologiques et celui de nouvelles pratiques et révélait par le fait même un autre défi, celui de l’appropriation des ressources technologiques par les différents acteurs du système.
11Dans ce but d’assurer un réseau de soins optimal sur ce territoire desservi par les technologies de l’information, quatre principaux objectifs ont été distingués. D’abord, on visait à améliorer la circulation, l’accessibilité et l’utilisation de l’information sur les patients (et ce par le dossier clinique informatisé). Ensuite, on cherchait à adapter les modes de gestion, l’organisation des services ainsi que les pratiques de soins afin que les ressources et les technologies d’information soient utilisées de manière optimale. Le troisième objectif était de resserrer les liens informationnels reliant les divers professionnels du réseau de la santé et des services sociaux. Finalement, on cherchait à intervenir le plus possible à domicile, grâce aux télésoins et au moyen d’une participation active du patient (Lemire et al., 2008).
12Dans ce contexte de mise en réseau des soins, les TIC ont été investies de la capacité d’augmenter la productivité du travail médical, notamment du fait qu’elles étaient – et elles le sont toujours – considérées comme un instrument‑clé du virage ambulatoire (Grosjean et Bonneville, 2007). Ainsi, la très grande majorité des initiatives de transformation des services de soins par les TIC ont été posées dans le but de conduire les professionnels de la santé à prendre en charge plus de patients. Le réseau de soins présenté dans ce texte s’inscrit justement dans cette logique, puisqu’on voulait que les professionnels traitent plus de patients dans un temps donné, en leur donnant notamment la possibilité d’effectuer plusieurs tâches en même temps. Comme nous l’a expliqué l’une des responsables du projet, on voulait que les professionnels puissent élargir leur champ de possibilités pour des raisons de productivité. Or, un professionnel de la santé productif correspond à un professionnel qui est capable de répondre à toutes sortes de situations au domicile même des patients, qui est réactif, et qui peut donc voir plus de patients au cours de chaque journée de travail. Cela a tôt fait d’engendrer divers problèmes chez les soignants, utilisateurs de l’ordinateur portable et donc directement concernés par la réorganisation ambulatoire informatisée.
13L’un des premiers constats associés à la mise en réseau impliquant l’usage d’un ordinateur portable en soins à domicile, qui est aussi un constat qui ressort dans la très grande majorité des initiatives d’informatisation de la pratique soignante, est l’impression d’un manque de congruence entre l’outil informatique et le travail quotidien (la pratique), comme nous l’explique cette infirmière : « Il y aurait une volonté pour qu’on apporte le portable au domicile des patients. Mais, de par mon expérience, je peux vous dire qu’on voit beaucoup de patients en tant qu’infirmières [comprendre ici qu’elles sont débordées] [...] Nous avons donc beaucoup, beaucoup, de choses à faire. [...] C’est le problème de la profession infirmière. [...] Par ailleurs, on travaille l’avant‑midi et en après-midi on vient au bureau pour faire nos notes, notamment. Il avait été question à un moment donné qu’on puisse partir toute la journée [sur la route, pour rencontrer des patients]. Or je pense que c’est impossible. Pas parce que je ne veux pas être ouverte à l’informatique et à la modernisation. [...] J’ai 30 ans d’expérience. [...] Voyant le travail qu’on fait, je trouverais cela difficile. Nous sommes tellement sollicités, nous, infirmières, à la dernière minute, que la perspective de changer nos horaires qui sont très serrés nous dérangerait surtout si cela arrive pendant que nous sommes chez un patient ». Dans cet extrait, on explique en quoi la profession soignante, ici la profession infirmière, repose sur un certain nombre de contraintes relationnelles et administratives. Le fait que les soignants se disent déjà très débordés par leurs tâches quotidiennes est automatiquement perçu comme une contradiction avec les objectifs du réseau ambulatoire informatisé qu’on a voulu créer dans le cadre de ce projet. C’est aussi pour cette raison que les soignants sont parfois réticents vis-à-vis l’apprentissage d’un outil – l’ordinateur portable – qui change selon eux leur manière de prendre en charge les patients. Ainsi, lorsque nous leur avons demandé ce qu’ils pensaient, de manière très générale, de l’ordinateur portable en soins à domicile, certains nous ont répondu qu’il n’était pas adapté à leurs préoccupations cliniques quotidiennes. Comme on nous l’a expliqué, l’ordinateur portable, même s’il permet justement aux soignants d’être branchés en réseau, et ainsi de rencontrer éventuellement les objectifs fixés par la réorganisation ambulatoire informatisée, ne représente pas un outil d’amélioration de l’efficacité de la prise en charge ni une solution applicable à toutes les situations. Cela s’explique en partie par le fait que les soignants estiment que le système qu’on a mis en place n’est pas complètement adapté à leurs préoccupations sur le terrain, comme nous le précise cette même infirmière : « il y a beaucoup de choses dont on ne sert pas puisqu’ils ne sont pas adaptés à notre pratique, à notre réalité. […] Le système n’est pas adapté à notre réalité quotidienne, à nos préoccupations quotidiennes ».
14Comme nous l’avons montré par ailleurs (Bonneville et Grosjean, 2007 ; Bonneville et Grosjean, 2009), le sentiment ou l’impression d’un manque d’adéquation entre l’ordinateur portable et le sens accordé par le soignant à son travail, conduit très souvent ce dernier à une certaine forme d’insécurité. Les modes d’expression de l’insécurité sont nombreux et révèlent souvent une sorte d’incertitude consécutive d’une impression de perdre ses repères. Outre le fait que les soignants estiment que l’ordinateur portable n’est pas toujours pleinement adapté à leurs préoccupations cliniques quotidiennes sur le terrain, plusieurs ont expliqué que l’ordinateur portable conduisait de surcroît à une insécurité de type relationnelle (Bonneville et Grosjean, 2007). C’est ce qu’il faut notamment comprendre des témoignages suivants (respectivement d’un travailleur social et une physiothérapeute) : « Je suis mal à l’aise d’arriver chez certains patients avec mon ordinateur portable. […] Je suis mal à l’aise par rapport à la confiance des patients à mon égard. […] C’est l’humain qui m’intéresse. Je parle, j’écoute les gens, etc. Je trouve que l’ordinateur portable crée un obstacle. […] Je dois connaître les gens au départ pour amener l’ordinateur portable. […] L’ordinateur portable peut contribuer à couper la relation ». Ou encore : « la perspective de faire du ‘direct’ avec le patient et l’ordinateur, moi je trouve que ça coupe la relation. […] Je trouve que l’ordinateur coupe la relation que j’ai avec le patient ».
15Dans ces témoignages, l’incertitude, ou l’insécurité, est posée par l’utilisation de l’ordinateur portable dans des situations où la confiance que le soigné accorde au soignant viendrait à s’effriter. On sait en effet que la confiance dans une relation duale de soins est essentielle au bon déroulement du service, dans la mesure où il y a souvent échange d’informations intimes (Bonneville et Sicotte, 2008). Ainsi, dans des situations délicates, où la confiance du patient est nécessaire, plusieurs soignants vont revendiquer la possibilité de ne pas utiliser leur ordinateur portable (pour ne pas gêner la relation). L’idée centrale étant de ne jamais compromettre l’établissement du contact avec le patient comme l’explique cet informateur. Or, cette nécessité d’engager un contact ou une relation efficace avec le patient oblige très souvent le soignant à faire des choix par rapport à ses comportements, à ses gestes. En fonction de la situation à laquelle il est confronté, le soignant peut donc être conduit à modifier son utilisation de l’ordinateur portable (par exemple en faire une utilisation restreinte, partagée avec l’utilisation d’autres dispositifs souvent plus classiques tels que le papier, le crayon, le carnet de notes, etc.). Dans certains cas (patients agressifs, vulnérables psychologiquement, stressé, déprimés, émotionnellement fragiles, etc.), le soignant peut juger préférable de se déconnecter complètement de l’ordinateur portable. Or, ces comportements ne sont à nos yeux nullement improductifs, ils montrent plutôt combien la mise en réseau peut s’avérer difficile dans plusieurs situations-clés et que le fait de bien communiquer passe aussi par de la communication hors réseau.
- 2 Les logiques gestionnaires désignent « les processus et les stratégies portées par des acteurs ‘ges (...)
16Comme nous l’avons expliqué plus haut, le travail en réseau implique de nouveaux modes de coordination des activités. Et le travail en réseau ne va pas sans risque sur la qualité de la prise en charge des patients qui sont suivis en soins à domicile. C’est ce que nous ont expliqué de nombreux patients que nous avons rencontrés après la mise en place de ce réseau de soins. Quant aux professionnels, dans les entretiens que nous avons eus avec eux, ils mettent en évidence l’opposition entre logique gestionnaire2 et dynamiques professionnelles.
17Au moment où nos observations ont été faites, l’organisation du travail était telle que (et c’est toujours le cas aujourd’hui, en 2009) les professionnels étaient sur la route et chez les patients en matinée et revenaient ensuite au bureau pour mettre à jour les dossiers des patients rencontrés le matin, puis ils planifiaient leur prochaine journée de travail. Cette organisation, conduit les professionnels de la santé à échanger entre eux l’après‑midi ; ils estiment que c’est le seul moment dont ils disposent pour « socialiser », « fraterniser », dialoguer, converser, etc. Mais l’enjeu – pour les soins de santé – se pose plus largement en termes d’échanges autour des patients. De sorte que lors de leurs conversations les professionnels sont appelés à échanger des informations sous forme de conseils, d’avis, de suggestions, de recommandations ou de consignes, relatives à leurs patients. Ces moments de discussion permettent la mise en commun d’informations qui sont détenues individuellement. Ces actes de langage prennent forme dans des discussions formelles ou informelles, dans des tentatives de résolution formelle ou informelle de problèmes, dans des rapports de négociation ; bref de co-construction de sens. Ces temps d’échange constituent pour les professionnels l’occasion d’organiser les choses et pour nous de voir que leurs communications sont constitutives de leur efficacité professionnelle. Pour les professionnels de la santé interrogés, tout cela constitue à la fois une nécessité (un exécutoire, un lieu de socialisation comme il en existe dans toutes les organisations) et une obligation en terme de qualité de la prise en charge. Deux travailleurs sociaux que nous avons interrogés à propos de la disparition éventuelle de ce temps d’échange, nous expliquaient ainsi : « J’échange beaucoup avec mes collègues au bureau. […] Ça me dérangerait beaucoup que le portable soit substitué à nos actuelles façons de procéder notamment en venant au bureau. [...] Quand j’ai quelque chose à régler, je peux le régler en ayant recours à mes collègues. […] Si je rencontre un patient le matin et qu’il me dit que son siège de toilette n’est pas solide, je peux en parler avec l’ergothérapeute en PM si je le vois au bureau. Donc directement. C’est plus efficace que de commencer à se téléphoner ou à s’envoyer des courriers électroniques [e-mails]. […] On a besoin de contacts entre nous, collègues. C’est important » (n° 1). Et : « J’ai beaucoup d’interactions avec mes collègues au bureau, concernant les patients. Je vais parler avec les infirmières. [...] C’est beaucoup plus facile. On est vraiment une équipe de travail. On a une interrogation, donc on peut en discuter. Nous n’attendons pas d’avoir une réunion pour ce faire. C’est instantané. L’infirmière par exemple peut avoir vu un de nos patients. Si la rencontre s’est mal déroulée compte tenu de son état de santé elle peut me le dire et inversement » (n° 2).
18Il apparaît ainsi que cette organisation du travail est non seulement essentielle (pour le contact entre collègues), mais aussi plus efficace que ce qui était proposé dans le projet de mise en réseau totale du travail autour de l’ordinateur portable et des TIC. D’autant que les patients qui sont pris en charge en soins à domicile sont généralement des patients qui représentent des cas relativement complexes susceptibles d’être suivis par plus d’un professionnel de la santé de plus d’une discipline médicale et/ou paramédicale. Cette réalité oblige les professionnels à prendre en charge les patients de manière globale, où les limites d’un professionnel de la santé formé dans une discipline bien précise sont rapidement posées. Les discussions éventuellement informelles au bureau entre professionnels sont ainsi vues comme étant tout à fait centrales, puisque c’est justement l’occasion d’entrer en relation – de construire du sens à partir de cas et de choses complexes – au-delà d’un simple processus d’échange d’information. Comme l’écrit Giroux (1997) : « [Ces] individus en interaction [tentent] ensemble, au moyen d’un processus ‘organisant’, de réduire l’équivoque présente dans leur relation à l’environnement […]. Le processus « organisant » est un processus de création de signification, d’élaboration de la connaissance se réalisant par et dans la communication »
19Or, les communications médiées par ordinateur ou autres dispositifs (téléphone, télécopieur, etc.) ne permettent pas, selon ces deux infirmières interrogées, d’obtenir tous les bienfaits de la communication de type face-à-face : « L’après-midi, il y a beaucoup d’interactions entre collègues professionnels de la santé. […] Je dois valider certaines informations avec des collègues, à l’oral, dans le corridor, informellement. […] Les interactions par téléphone ou par ordinateur ce n’est pas comme la communication face‑à-face. […] L’informatique ne fournit pas toutes les informations dont on a besoin comme professionnels de la santé. Une discussion informelle, face-à-face, avec un collègue, nous en apprend beaucoup plus. Deux minutes en ce sens sont plus riches que 10 minutes de recherche sur informatique. […] Ce serait difficile de ne plus voir ses collègues ».
20Le risque de se voir dans l’impossibilité de communiquer en face-à-face, d’échanger leurs points de vue, de confronter leur vision fait réagir les professionnels de la santé. Pour les personnes interrogées, les interactions entre collègues professionnels sont une source capitale de coordination, surtout dans ce contexte de travail où les cas rencontrés peuvent être complexes. Pour Weick (1993), si des individus se retrouvent dans l’incapacité de donner du sens à ce qui se passe, s’ils sont privés de soutien émotionnel, s’ils sont déroutés par des situations ou évènements incongrus, il y a risque de désorganisation. C’est l’interaction directe qui est essentielle dans de telles situations, car l’impossibilité de valider/invalider ses impressions, la perte de sens liées à des situations équivoques, la pression, sont des ingrédients qui peuvent rendre une organisation vulnérable (Weick, 1993). On retrouve ici, dans ces moments de réunions, « des briques qui forment la réalité organisationnelle », des espaces d’élaboration de sens. « Les réunions [sont] des occasions qui mettent de l’ordre dans l’anarchie » (Weick, 1995, cité par Giordano, 2006).
21La logique gestionnaire de la mise en réseau des soins consisterait, dans ce cas-ci, à éliminer complètement le travail de bureau (et les possibilités d’échange, de rencontre) pour le substituer par du travail à distance (reposant notamment sur des pratiques d’écriture) s’avère non efficace par rapport à ce que les professionnels de la santé expliquent. Contrairement à ce que nous expliquions au point précédent, ce n’est pas tant l’ordinateur portable (comme dispositif) qui est l’objet des critiques, angoisses et réticences, mais bien plutôt la transformation organisationnelle complète dans laquelle il s’insère si l’on reprend les objectifs fondamentaux et initiaux de cette mise en réseau. Ainsi se superposent deux principales façons d’échanger de l’information complémentaires pour les professionnels de la santé : des échanges à distance reposant sur des pratiques d’écriture visant à faire circuler l’information et des interactions en face-à-face visant l’intercompréhension, la résolution collective de problèmes, la coordination des actions ; la coordination étant censée permettre une prise de décision concernant l’acte de soins qui intègre le point de vue des différents professionnels. Ces moments d’échanges illustrent le fait que le suivi du patient se fait parfois par « bricolage » et improvisation ; les pratiques informelles antérieures au réseau reprenant – d’une certaine manière – leur place au sein de cette nouvelle forme d’organisation. De sorte que si les exigences posées par les acteurs gestionnaires tendent à accroître le recours à l’écrit et ainsi à formaliser les modes de coordination des acteurs, on voit néanmoins émerger, dans le quotidien, une forme de « coordination de proximité » reposant avant tout sur des échanges oraux, comme le laissent supposer les propos des professionnels. Toute cette dynamique interactionnelle ne doit pas être vue comme une résistance à la mise en réseau du travail soignant, mais plutôt comme l’expression de conceptions elles-mêmes révélatrices de manières d’être et de savoir‑faire bien ancrées dans des pratiques considérées comme performantes ainsi que le souligne ce travailleur social : « Je ne pense pas qu’on puisse substituer l’ordinateur portable (par exemple) à notre organisation actuelle du travail. […] Les interactions entre collègues au bureau sont très importantes et on arrive à solutionner beaucoup de problèmes. […] Le contact avec les autres professionnels est très important. […] Ma mise à jour du dossier de mes patients peut être enrichie par les interactions que j’ai avec mes collègues au bureau. […] Le lieu physique, le bureau, est très important. On sait qu’en étant au bureau à tous les jours on peut solutionner rapidement des problèmes rencontrés avec nos patients ». Cela doit nous rappeler que le réseau en tant que tel n’a rien de déterminant s’il ne répond pas aux attentes des professionnels de la santé qui sont les acteurs clés des services de soins.
22Nous voyons au travers de ces extraits que la mise en réseau des soins sous‑entend que les modes de coopération et de coordination s’appuient sur des formes de regroupement, d’échanges, sur des savoirs répartis collectivement et mobilisés en cas de besoin (Benghozi et al., 2002). Travailler en réseau, c’est certes faire circuler et organiser l’information, mais c’est aussi négocier le sens de cette information. Les échanges s’accomplissant lors de rencontres dites informelles, spontanées – ce que Boden (1994) nomme « micromeeting » – contribuent à ce que se négocie progressivement au fil des échanges le sens de l’offre globale de soins. Ainsi, comme le souligne Boden: « Meetings are where organizations come together. They may be preceded, arranged, complemented, augmented and cancelled by other forms of organizational communication such as telephone calls, memoranda and reports, but meetings remain the essential mechanism through which organizations create and maintain the practical activity of organizing » (1994).
23Comme le décrivent les professionnels de la santé interrogés, les activités interactionnelles auxquelles ils participent (de retour à leur bureau) prennent des formes multiples qu’il serait pertinent d’étudier plus en détail (dans le cadre d’une approche ethnographique par exemple). Ces réunions, que certains disent informelles, peuvent être vues comme différents types d’activité allant de l’échange court et spontané dans le corridor à propos de la famille d’un patient, à une réunion improvisée dans le bureau d’un collègue sur les conséquences d’un traitement. Dans tous les cas, se sont des moments bornés dans le temps pendant lesquels plusieurs personnes travaillent ensemble ; des temps de rencontre qui souvent s’intègrent dans la pratique quotidienne des professionnels de la santé. Par conséquent, on peut voir que se met en place au sein de ce réseau des mécanismes de coordination reposant à la fois sur la circulation et la mobilisation de l’information, mais aussi sur des échanges impliquant les différents partenaires qui négocient le sens de leurs actions, articulent et définissent une solution de prise en charge adaptée aux besoins du patient.
24La question des réseaux constitue un enjeu organisationnel et communicationnel qui suscite de nombreux débats, que ce soit dans le milieu de la recherche ou dans le milieu de la pratique (les gestionnaires et travailleurs concernés par la mise en réseau de leur organisation du travail). Nous avons montré que la mise en réseau du travail médical engendre de nouvelles manières de faire en même temps qu’elle ré-affirme le rôle crucial de la communication dans les processus. Deux versions de la coopération au sein du réseau que nous avons analysé semblent s’opposer (Zarifian, 1996) : une version « faible », qui repose sur l’idée d’une meilleure coordination (« ordonner ensemble » des actes de travail), et une version « forte », qui renvoie à un « agir ensemble », « un travailler ensemble » où communiquer c’est : « construire et développer un espace d’intersubjectivité, de compréhension réciproque ; c’est établir des accords solides sur la nature des problèmes à traiter et des savoirs à développer, sur le sens donné aux actions (Zarifian, 1996).
25Dans cet article, nous espérons avoir montré que cet « agir ensemble » constitue le résultat de la mise en commun, en synergie, d’un certain nombre de mécanismes de coordination dont la circulation et la mobilisation de l’information de même que la communication en tant que processus de négociation du sens de l’acte de soin. Or cet « agir ensemble » conduit aussi les travailleurs – ici les soignants – à remettre à l’avant-scène la communication plus classique de type face-à-face dont on dit qu’elle ne pourra jamais être remplacée par des communications entièrement médiées par des dispositifs techniques. Au sein des organisations de soins, cette tendance à rationaliser les temps d’échange, à réduire les temps de réunion en face-à-face, produit comme l’écrit Le Bezwöet (2005) « une extinction de la parole » alors que les équipes de travail ont, là encore plus qu’ailleurs, besoin d’interagir pour s’organiser et agir efficacement.