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Les réseaux et l’humain. Exploration de la genèse d’une nouvelle expertise

Networks and the human. Exploration of the genesis of a new expertise
Lise Vieira
p. 12-25

Résumés

Les logiques d’ordre hiérarchique et arborescent cèdent de plus .en plus le pas aux organisations en réseau, favorisant les circulations ascendantes et transversales de l’information et l’engagement participatif. Cet article se propose d’explorer les rapprochements qui peuvent être faits entre les notions de système, de réseau (humains et numériques) et ce jaillissement de l’expression des publics. Comment pouvons-nous faire un lien entre le concept ancien de « sagesse de la foule » et celui d’expertise de la foule qui se retrouve aujourd’hui en situation d’émergence ?

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Texte intégral

1L’attrait croissant du web 2.0 ne cesse de susciter l’engouement des utilisateurs et les questionnements de la part des spécialistes et des scientifiques. Comment le web 2.0 et en particulier les forums et les réseaux sociaux, tels Facebook ou Twitter pour ne citer que les plus connus, peuvent-ils être considérés comme des éléments facilitant l’expression des publics – ou de « la foule » ?

2Nous avons, dans plusieurs contributions (Vieira, 2004 ; Rouissi, Vieira, 2013) porté notre réflexion sur ce passage ou plutôt cette cohabitation entre deux logiques a priori intrinsèquement différentes, voire contradictoires : la logique d’ordre hiérarchique et arborescent, caractéristique de l’information de type descendant, et la logique réticulaire propre aux circulations ascendantes et transversales d’informations.

3Cet article se propose d’aller plus avant dans cette voie en explorant les similarités et rapprochements qui peuvent être faits entre les notions de système et de réseau (humains et numériques) et ce jaillissement ou cette résurgence de l’expression des publics, des usagers, des destinataires, des acteurs de terrain, des citoyens… de la foule. Comment pouvons-nous faire un lien entre le concept ancien de « sagesse de la foule » et celui d’expertise de la foule qui se retrouve aujourd’hui en situation d’émergence ?

La logique générale des systèmes

4Le développement des technologies de l’information à partir de la deuxième moitié du xxe siècle a fait ressurgir en la transcendant cette question fondamentale d’organisation de type systémique qui considère le tout plutôt que les parties et raisonne dans la globalité et dans la complexité.

  • 1 Le terme vient du grec « entropé », qui signifie « retour ». Utilisé à l’origine en physique (therm (...)

5C’est Norbert Wiener (1952) qui par son ouvrage fondateur Cybernétique et société est à l’origine des courants de pensée qui étudient le fonctionnement systémique des processus. Wiener a été l’un des premiers à utiliser la notion de feed-back qui, appliquée au contexte de l’information désigne la rétroaction du récepteur vers l’émetteur et l’interactivité des systèmes. Le phénomène de feed-back a pour intérêt majeur de donner à l’émetteur la possibilité de modifier son message par autocorrections successives, ce qui a pour effet de réduire l’entropie1. Ces principes s’inspirent des théories développées en thermodynamique où il est démontré que tout système isolé tend vers un état de désordre maximum.

6Les points de vue développés par Ludwig von Bertalanffy s’appuient largement sur ces courants de pensée. Après ses études en biologie, ce chercheur a travaillé dès 1937 sur la notion de système ouvert, pour aboutir à sa Théorie générale des systèmes (Bertalanffy 1973). Ses travaux fondés sur cette notion de système – c’est-à-dire d’une association combinatoire d’éléments multiples – ont ainsi établi que dans l’univers, matière et esprit sont des éléments indissociables d’un vaste processus d’évolution non linéaire.

7Dans cette lignée, de nombreux travaux ont développé ces notions d’ensembles systémiques selon lesquelles le tout est supérieur à la somme de ses parties. Joël de Rosnay (1975) a donné une vaste audience à ce mouvement avec son ouvrage Le Macroscope. Puis les travaux sur les ensembles complexes ont fait émerger une vision globale permettant de dépasser la tendance structuraliste selon laquelle un système est clos. Ces travaux postulent que toute action humaine s’inscrit dans un ensemble ouvert et complexe (Le Moigne 1990 ; Morin 1986). Instrument particulièrement pertinent si on considère les innombrables ensembles qui nous entourent, la systémique prend en compte l’interaction, la globalité, l’organisation, la complexité, et permet de voir et de penser autrement. C’est ce qui permet d’ouvrir la voie à de nouvelles dynamiques de raisonnement et de fonctionnement qui donnent l’impulsion nécessaire pour accéder au changement. (Vieira 2004).

La sagesse des foules

8La notion de sagesse des foules remonte aux lointains horizons de l’Antiquité grecque, haut lieu de la démocratie. En effet, Aristote dans un chapitre des Politiques (Aristote ed. 1993) déclarait que « la multitude est le meilleur juge dans les affaires politiques et esthétiques » arguant que chaque individu participe à ce jugement par sa compétence et en optimise donc la validité. Ainsi peut-on considérer que l’Agora et ses libres débats est une préfiguration des systèmes ouverts et complexes que sont les forums électroniques et les réseaux sociaux.

9Dans son ouvrage La sagesse des foules, James Surowiecki pose le même postulat, selon lequel l’appréhension d’une situation et la résolution d’un problème afférant par un ensemble de personnes, sont plus efficaces que s’ils étaient traités par un individu isolé. Surowiecki distingue trois éléments essentiels pour le succès porté par l’intelligence de la foule : la diversité favorisant le recours à des personnes de différents milieux avec des idées originales; l’indépendance permettant la libre expression d’avis divers et un jugement autonome et sans influence, même des pairs ; la décentralisation opérant une collecte de ces différents jugements sans intervention d’une autorité supérieure (Surowiecki, 2008).

10La sagesse collective peut être comprise comme quelque chose de différent de la sagesse individuelle médiatisée au sens large et, en effet, comme une propriété émergente et systémique qui peut être répartie entre les membres d’un groupe et leur environnement institutionnel, leur culture, leur patrimoine historique, ainsi que leurs technologies de communication, leurs médias et leurs systèmes d’information (Landemore, 2012).

11C’est cet aspect particulier du rôle des tic (technologies de l’information et de la communication) dans l’expression de la sagesse des foules, qui a été mis en valeur par Howard Rheingold. Dans son ouvrage Smart mobs (2003) traduit en français en Foules intelligentes (2005), Rheingold s’explique sur cette notion. Par « foule intelligente », il désigne tout groupe qui agit collectivement à l’aide de moyens de communication mobiles (téléphones, assistants) et d’Internet. La convergence de ces technologies mobiles permet de coordonner des actions en temps réel et cela entraîne d’importantes conséquences sociales, économiques et politiques. L’avènement de ce que l’on a appelé le « Printemps arabe » en Tunisie est en grande partie dû à cette circulation d’information instantanée qui a profité à l’expression de ce mouvement de démocratie populaire.

  • 2 Chantal Dussuel, 2003, « Une “foule intelligente” n’agit pas nécessairement judicieusement [Howard (...)

12Cependant, une « foule intelligente » n’est pas nécessairement une foule qui agit judicieusement, car l’immédiateté de la transmission informationnelle favorisée par l’usage des objets « nomades » a son revers de médaille : l’instantanéité de la transmission de l’information peut engendrer des actions spontanées, irréfléchies et parfois lourdes de conséquence2. L’utilisation des communications mobiles et d’Internet peuvent malheureusement servir à coordonner les activités de groupes organisés à intention destructrice, favorisant ainsi le désordre et la terreur. Nous sommes alors non plus dans l’« intelligence » ou la « sagesse » de la foule, mais bien dans les aspects les plus sombres de la folie humaine.

  • 3 Originalement publié dans l’Année sociologique 1923-1924.

13Au regard des avancées culturelles et sociétales générées par l’extension de l’usage des tic, le bilan apparait toutefois globalement positif. Les formes évolutives et mouvantes de l’intelligence collective (Lévy, 1994), s’inspirent largement des idées fondatrices de Marcel Mauss (1923)3 concernant le don. Les phénomènes de don, de contribution, de co-création prennent les visages multiples des échanges d’information et de connaissance via les technologies numériques.

14Les tic et le web 2.0 font partie intégrante de nos pratiques et favorisent la « contribution » (Stiegler, 2009) des publics qui semblent enfin s’être départis de leur sempiternel rôle de récepteurs passifs. Ainsi, quel que soit le nom qu’on lui donne – intelligence collective ou sagesse de foules –, ce concept est largement répandu dans notre quotidien ; désormais, il fait aussi partie intégrante des stratégies entrepreneuriales.

15De plus en plus d’entreprises franchissent le pas et intégrent l’engagement participatif des publics à leur stratégies. « Le contexte d’e-gouvernance et l’usage croissant du web 2.0 nous laisse penser que nos entreprises s’inscrivent désormais dans un modèle réticulé faisant appel à un nouveau paradigme. Les changements nécessitent une adaptation des méthodes et de la culture d’entreprise. Cela entraîne donc avant tout de la part des dirigeants, un changement d’état d’esprit, une autre manière de penser ou d’adapter leur business model en tirant parti des stratégies d’usages » (Choquet, Vieira, 2012).

16Les technologies mobiles, donnent un accès à l’information à des populations qui n’y avaient pas accès auparavant. Selon l’uit (Union internationale des télécommunications), « le nombre d’abonnements au cellulaire mobile atteindra presque 7 milliards fin 2014, dont 3,6 milliards dans la seule région Asie-Pacifique. Cette augmentation est principalement due à la croissance dans les pays en développement, où le nombre d’abonnements au cellulaire mobile représentera 78 % du total mondial »4. Le coût d’un téléphone portable – téléphone certes, mais surtout « mini-ordinateur » – est désormais très abordable et largement répandu dans des sociétés économiquement défavorisées. C’est peut-être là que réside l’essentiel de la « révolution de l’information » qui concourt non seulement à la réduction de la fracture numérique mais aussi à celle des fractures économiques et sociales.

17Le développement du web 2.0 et des réseaux sociaux contribue largement à favoriser la mobilisation et l’engagement des publics5. La conscience du collectif est désormais une des valeurs fondamentales de notre société qui depuis quelques années a été soutenue par les dispositifs numériques tels que les blogs, les wikis ou les forums. Plus récemment apparues, les plateformes de crowdsourcing favorisent les échanges d’informations et le déploiement d’actions collaboratives (Burger-Helmchen, Pénin, 2011).

Expertise et basculement de l’expertise

18Ces évolutions nous amènent à nous reposer la question de ce qu’est fondamentalement la notion d’expertise. Traditionnellement, l’expert est défini comme « une personne apte à juger de quelque chose, connaisseur, savant ou spécialiste, personne dont la profession consiste à évaluer la valeur de quelque chose6. L’expertise en effet a longtemps été (et est encore) fondée sur des savoirs dûment validés : celui qui sait, celui qui est diplômé, certifié, le scientifique, le savant (?) a voix au chapitre et a vocation à exprimer un jugement, une évaluation ou un diagnostic. Ainsi les experts dans ce modèle classique considèrent les faits du haut de la pyramide du savoir qui est bien souvent aussi celle du pouvoir.

19Or le caractère élitiste de la notion d’expertise dans son acception traditionnelle est de plus en plus mis en cause et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la science en tant qu’« ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d’objets ou de phénomènes obéissant à des lois et/ou vérifiés par les méthodes expérimentales »7 ne permet pas de résoudre l’intégralité des problèmes qui se posent à l’humain. La science a longtemps été érigée en valeur fondamentale du progrès et de l’évolution, en particulier aux xixe et début du xxe siècle. Certes les approches scientifiques gardent leur légitimité eu égard à l’idéal d’objectivité et de progrès qu’elles prônent, néanmoins, les critères de scientificité sont de plus en plus remis en question, en particulier depuis la deuxième moitié du xxe siècle.

20Thomas Kuhn, dans ses travaux, a ainsi posé la question du critère de scientificité en avançant que les « révolutions scientifiques » entraînent des changements de paradigme. Pris au sens de principes fondateurs ou de cadres de référence, nous pouvons en effet constater que les paradigmes fondamentaux de nos sociétés connaissent une mutation profonde avec l’émergence de la « révolution numérique » et l’extension des réseaux numériques.

21L’ouvrage majeur de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, paru en 1962, est considéré comme fondateur de cette approche qui considère les sciences non plus seulement d’un point de vue cognitif mais prend aussi en compte les facteurs sociaux. Le critère d’objectivité, qui est souvent présenté comme l’apanage de la science est lui-même amené à être reconsidéré. A ce titre, des auteurs, comme notamment Paul Feyerabend, ont relativisé l’importance que l’on donne à la science dans notre société en estimant qu’il ne faut pas lui accorder une toute puissance et qu’il est nécessaire de ne pas exclure d’autres sources de jugement.

22C’est ce qui se produit également dans le domaine du Droit, discipline pourtant peu encline au manque de rigueur. On constate en particulier qu’en droit de l’environnement, les processus décisionnels font de plus en plus appel au savoir profane, ce qui remet profondément en question la notion d’expertise. Le citoyen usager de l’environnement se voit ainsi attribuer une place centrale dans les processus de décision (Boutelet, Olivier, 2009).

23On voit donc éclore une autre approche de la notion d’expert qui ne serait plus exclusivement la personne « qui sait », mais la personne « qui connaît très bien quelque chose par la pratique ». Le citoyen n’a pas forcément reçu dans sa formation une compétence scientifique ou de spécialiste, cela ne l’empêche en rien de faire bénéficier la communauté d’un « savoir amateur » (Boy, 2003). Ce savoir est essentiellement fondé sur l’expérience humaine, sur la connaissance de son propre territoire et sur la conscience de l’impact des problèmes rencontrés sur ses conditions de vie.

24C’est ainsi que dans une précédente contribution (Rouissi, Vieira, 2012), nous avons posé ce point de vue comme un basculement des expertises, suite logique de l’émergence de la conscience politique et de l’écocitoyenneté. Les qualités d’échange et de participation du web social sont particulièrement adaptées à l’investissement des publics dans la défense de leur environnement. Les effets conjugués d’une implication des publics comme experts de leurs territoires et d’une meilleure utilisation des potentiels des tic entraînent dans bien des cas une évolution significative en matière de protection des écosystèmes.

  • 8 « WikiCity : Amsterdam en appelle à l’intelligence collective pour sa planification », SmartPlanet. (...)

25Le recours au numérique permet de penser la ville durable en temps réel. Certaines villes ont été aménagées en partie grâce au recueil des avis des citoyens par le biais des tic. Amsterdam par exemple dans le cadre d’un projet nommé « WikiCity »8 a fait appel à l’intelligence collective de ses habitants à l’aide de la « wiki planification ». Cette nouvelle façon de penser la ville, mis en place dans la capitale et sa périphérie représente donc un modèle de cogestion fondé en grande partie sur l’initiative citoyenne.

  • 9 Ibid.

26Sur le principe du wiki dont la réalisation la plus connue est l’encyclopédie en ligne Wikipédia, chaque citoyen désireux de participer à cette expérience a pu contribuer au contenu en faisant part, sur Internet, de son idée sur ce que sera Amsterdam en 2040. L’occasion a ainsi été donnée à chacun de formuler ses attentes et besoins ainsi que sa conception de la ville durable, ce qui est déjà satisfaisant au plan de l’expression démocratique. Mais l’expérience a eu un impact supplémentaire en termes de planification ouverte numérique, car elle a réellement influé sur les politiques d’aménagement d’Amsterdam. Plusieurs des idées émises par les internautes ont été effectivement retenues par les gouvernants, comme par exemple la mise en place de lignes de ferry desservant le nord et le sud de la métropole. Cette multiplication des possibilités de transport en commun en facilitant l’accessibilité de la ville entre pleinement dans la logique du développement durable9.

27Il est nécessaire changer de point de vue sur les paramètres de valeur et d’efficacité en matière de prise de décision. C’est du côté de la co-décision, de la concertation, de la co-gouvernance (Coullange, 2013), de l’échange que l’on peut trouver des issues favorables à la résolution des situations complexes auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés.

Le réseau comme réplique du fonctionnement humain

28Nous pouvons considérer que les tic ont un rôle indéniable à jouer dans la prise de conscience des publics et à leur implication dans les décisions concernant leur environnement. Nous avons vu que les réseaux numériques sont un vecteur privilégié pour l’expression de la « vox populi ».

29Interrogeons-nous maintenant sur la genèse de la logique fondamentale qui préside à cette irrésistible résurgence de la configuration du réseau dans les activités humaines. Comment expliquer cette naturelle propension des humains à exercer leurs activités selon une logique de réseau ?

30Pendant des siècles, notre mode de pensée s’est appuyé sur un principe radicalement opposé à celui de la systémique : l’analyse méthodique déjà appliquée par Aristote a constitué le socle du cartésianisme. René Descartes a rationnalisé la résolution de la complexité en la réduisant à un certain nombre d’éléments simples que l’on considère un par un. Nous sommes toujours sous l’emprise de cette logique qui a fondé les principes centraux de la plupart des sciences dites exactes. Elle présente toutefois l’inconvénient majeur de considérer isolément chacun des éléments constitutifs et donc de faire totale abstraction de leur interaction.

31Nous postulons ici que cette démarche est non seulement inadaptée à l’évolution des systèmes de transmission de l’information et de la connaissance, mais qu’elle est en quelque sorte contraire à notre nature intrinsèque. Le déploiement exceptionnel des réseaux numériques ne fait que nous rendre plus apparente cette évidence : la forme la plus naturelle de l’activité humaine est non pas l’arborescence ou la pyramide mais le réseau. L’apparition des réseaux et en particulier des réseaux numériques ne fait que répliquer cette disposition fondamentale.

32Kevin Kelly dans son livre Out of Control (1995) souligne que l’intelligence n’est pas organisée selon une structure centralisée, mais plutôt comme un ensemble d’éléments multiples. C’est pourquoi la plupart des questions que nous avons à traiter peuvent être résolues si on adopte la logique des réseaux en tant qu’espace ouvert : « En fait il n’y a que dans un réseau qu’une pluralité d’éléments vraiment divergents peuvent rester cohérents. Aucun autre dispositif – chaîne, pyramide, arbre, cercle, axe – ne peut contenir une diversité véritable fonctionnant comme un tout ».

33Dans la lignée des travaux issus de la cybernétique, il défend donc l’idée qu’il y a similarité entre la conception des machines et des dispositifs techniques et le corps humain. Wiener écrivait déjà : « Je soutiens que le fonctionnement de l’individu vivant et celui de quelques machines très récentes de transmission sont précisément parallèles » (Wiener, 1952).

Les réseaux humains vers l’infiniment grand

34Les premiers paragraphes de ce texte ont abordé la question des organisations systémiques qui sont en quelque sorte une des figures de la vision cosmique que l’on peut avoir des réseaux numériques. Michel Serres exprime cette idée sur le mode poétique : « Nous vivons donc désormais dans le concret, au sens le plus clair et le plus profond de ce mot, où la croissance d’éléments mélangés produit un nouveau réel, universel, par expansions et prolongements imprévus. [...] Ces mélanges font croître ensemble des éléments différents. Ces chemins croisés, de croissance, vont vers l’univers » (Serres, 1996). Les réseaux peuvent en effet etre considérés comme « métaphore de l’univers lui-même, dans sa complexe multiplicité. L’ensemble des bases de données, la somme des œuvres numérisées accessibles par Internet, constituent une énorme encyclopédie en constante extension, à l’image des organismes vivants » (Vieira 2004).

  • 10 A l’époque où Lévy écrivait cela, les réseaux sociaux n’avaient pas encore fait leur apparition, ce (...)

35En 1994, Pierre Lévy a pour sa part émis la thèse de l’émergence de l’intelligence collective (Lévy, 1994) : grâce aux performances des techniques numériques, l’idéal démocratique franchit une nouvelle étape vers l’accès de tous au savoir. Ces échanges via les réseaux numériques instaurent une nouvelle forme de lien social, une valorisation des singularités et une démocratie plus ouverte, plus participative10. Mais Lévy s’engage sur d’autres terrains lorsqu’il annonce l’avènement d’une pensée universelle grâce à Internet. Dans son livre Cyberculture paru trois ans après, il s’interroge sur l’apparition d’un méga-cerveau humain : « Chacun de nous devient-il une sorte de neurone d’un méga-cerveau planétaire ou bien voulons nous constituer une multitude de communautés virtuelles dans lesquelles des cerveaux nomades s’associent pour produire du sens ? ». Prémonition ou vision utopique, ces réflexions peu banales n’ont pas manqué de susciter maints débats (Wolton, 2000 ; Breton, 2000).

36C’est certainement Pierre Teilhard de Chardin qui, avec sa théorie de la « noosphère », a été le précurseur de ces visions idylliques de l’intelligence collective. Paléontologue, jésuite, auteur du Phénomène humain, Teilhard de Chardin a émis l’idée d’une conscience planétaire issue de l’interconnexion de millions de pensées individuelles. En 1922, Teilhard de Chardin écrit, dans un essai intitulé Hominisation : « et ceci nous conduit à imaginer, d’une façon ou d’une autre, au-delà de la biosphère animale une sphère humaine, une sphère de la réflexion, de l’invention consciente, des âmes conscientes (la noosphère) » (Teilhard de Chardin, 1957). La « noosphère » (du grec « noos », « idée ») est une « nappe pensante », apparue avec l’homme à la fin du tertiaire ; elle se développe avec toutes les formes de connaissances humaines pour une conscience collective, une superconscience.

37Comme toutes les espèces vivantes dans l’univers (Werber, 1998), l’humain aurait naturellement, (« biologiquement ») tendance à agir dans l’interaction dans le but d’évoluer, de s’adapter aux autres et à ce qui l’entoure. Cela ne peut se faire que par échange d’informations, réactions et adaptations successives. Ces informations sont traitées, intégrées ou supprimées pour servir consciemment ou non, la communauté à laquelle il appartient.

Les réseaux humains vers l’infiniment petit : le corps humain comme système

38L’homme lui-même dans sa corporéité est constitué comme un système ou mieux un ensemble de systèmes composés d’une myriade d’éléments en interrelation les uns avec les autres, ainsi qu’avec leur environnement.

39Depuis longtemps le corps humain est décrit comme un ensemble de systèmes (Cloquet, 1834) : après avoir détaillé 15 systèmes (artériel, veineux, nerveux...) composant le corps humain, l’auteur clôt cette énumération par la notation suivante : « Les tissus forment seuls ou différemment combinés les uns avec les autres, tous les organes du corps. Ceux-ci liés les uns aux autres pour remplir les fonctions de la vie, dont ils ne sont que les instruments matériels, se réunissent en divers groupes plus ou moins compliqués, auxquels on a donné le nom d’appareils ». A l’heure de la science cartésienne triomphante, en plein milieu du xixe siècle, un éminent spécialiste d’une discipline fondée centralement sur l’analytique, admettait donc le principe fondateur de l’interrelation entre les constituants du corps explicitement relégué au statut d’« instrument ».

40Selon l’approche platonicienne, « dans le sensible, l’être humain peut être assimilé à un univers en réduction, à un microcosme. Mais pour établir cette relation microcosme/ macrocosme, il faut considérer l’univers comme un vivant, c’est à dire comme un être doté non seulement d’un corps, mais aussi d’une âme douée de raison » (Joubaud, 1991).

41Pierre Musso (1997) attribue la paternité du concept de réseau – en tant que structure artificielle d’aménagement de l’espace et du temps – à Henri de Saint-Simon ; sa notion de réseau, particulièrement riche a été construite à partir des connaissances sur la physiologie du corps humain.

42Comme les systèmes d’information, le corps humain est un organisme en perpétuelle mutation. Il est le siège de transformations constantes : il transforme les substances qu’il absorbe, les cellules qui le constituent sont sans cesse en mouvement et se renouvellent périodiquement. L’auto-organisation est au centre du fonctionnement du corps qui est capable de déclencher des mécanismes d’autorégulation et d’autoguérison. Elle est l’essence de l’innovation, le progrès et la vie elle-même. Les systèmes complexes créés par les hommes ont cette même faculté d’auto-organisation qui fait que l’ordre finit par émerger du désordre, selon les principes énoncés dans les théories du chaos. Le corps humain est en relation avec son environnement ; en langue grecque le mot « atomo » désigne une personne. Le métabolisme est l’ensemble des échanges de matière et d’énergie effectués par un être vivant avec son milieu. Dans les systèmes d’information, chaque élément est en interaction avec les autres et contribue à former un tout qui lui-même interagit avec d’autres ensembles, à l’image de la complexité planétaire.

43Une caractéristique fondamentale de la mémoire des réseaux est justement cette interconnectivité qui permet un échange de données d’un point à un autre de cet ensemble. Cet échange peut être instantané et éphémère, mais il y a aussi dans les réseaux un gisement considérable d’informations « en sommeil » qui peuvent être à tout moment activées par les internautes. Le corps a aussi cette capacité de « reliance » d’un point à un autre point parfois très éloigné de l’organisme, selon les chaînes ou méridiens en acupuncture. De même, il y a une mémoire du corps, la mémoire cellulaire (Heard, 2013), qui est inscrite dans nos gènes ; mais il y a aussi une mémoire des traumatismes enfouis, parfois fort anciens et sous-jacents qui, s’ils sont rendus à la conscience peuvent amener une amélioration ou une guérison (Giromini, 2003). Ces principes sont appliqués dans les médecines « douces » fondées sur le principe de l’holistique qui considère l’homme comme un tout relié à l’univers.

44L’irrésistible extension de l’organisation en réseaux dans de multiples domaines et à différents plans, permet d’avancer l’idée d’une conception humaniste de la transmission de l’information, de l’accès au savoir, du partage des connaissances. Ces nouvelles logiques rencontrent encore des écueils, liés à la réticence au changement ou à l’attachement à des cadres de référence trop bien ancrés. Toutefois, la nature humaine dans les strates les plus profondes de sa genèse est toute entière tournée vers la logique de réseau. Cette dernière nous contraint à repenser les modalités des différents types de médiation qui régissent les échanges humains

  • 11 Arbre : schéma représentant des chemins et des bifurcations et servant à dénombrer des éléments, à (...)

45C’est en ce sens que nous avions proposé une réflexion dans une communication intitulée « Hypermédia et pédagogie, nouvelle médiation ou utopie ? Ou... L’arbre et la girafe » (Vieira, Pascal 1998). Le choix de cette métaphore botanico-zoologique11 suggère que, rompant avec le modèle arborescent, de nouveaux modes de circulation de l’information soient ouverts par les systèmes réticulés ou en maillage. Cela pourra remettre aussi en question les principes de la stratégie et de la gouvernance selon une nouvelle économie organisationnelle, qui inclut les compétences individuelles et redessine les contours d’une nouvelle sagesse de la foule et d’une nouvelle forme d’expertise et d’engagement. Métaphore du corps et du cerveau humain, métaphore du monde, les réseaux nous ouvrent la voie d’une nouvelle conception de notre appartenance à l’univers.

« La vie organique est la technologie ultime, et toute la technologie s’améliorera vers la biologie. »
(Kelly, 1995)

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Notes

1 Le terme vient du grec « entropé », qui signifie « retour ». Utilisé à l’origine en physique (thermodynamique), elle permet d’évaluer la dégradation de l’énergie d’un système. L’entropie d’un système caractérise son degré de désordre. En communication, elle mesure l’incertitude de la nature d’un message donné (dictionnaire Larousse)

2 Chantal Dussuel, 2003, « Une “foule intelligente” n’agit pas nécessairement judicieusement [Howard Rheingold] », Transfert,, 2 juillet, <http://transfert.net/a9068>.

3 Originalement publié dans l’Année sociologique 1923-1924.

4 L’uit publie les chiffres des tic pour 2014, <http://www.itu.int/net/pressoffice/press_releases/2014/23-fr.aspx#.VDhXvnlN1cg>.

5 Observatoire des usages internet, étude Médiamétrie, 18 août 2009, <http://www.mediametrie.fr/comportements/communiques/les-francais-fideles-aux-sites-communautaires.php?id=122#.Uj3GQBycQrg> (consulté le 16/09/2014).

6 <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/expert/32245?q=expert#32166>.

7 <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/science/71467?q=science#70678>.

8 « WikiCity : Amsterdam en appelle à l’intelligence collective pour sa planification », SmartPlanet.fr, 13 novembre 2012, <http://www.smartplanet.fr/smart-people/wikicity-amsterdam-en-appelle-a-lintelligence-collective-pour-sa-planification-18980/> (consulté le 10 octobre 2014).

9 Ibid.

10 A l’époque où Lévy écrivait cela, les réseaux sociaux n’avaient pas encore fait leur apparition, ce qui peut laisser penser que ses réflexions avaient un caractère prémonitoire...

11 Arbre : schéma représentant des chemins et des bifurcations et servant à dénombrer des éléments, à dresser des listes. Réticulé : de « reticulum », petit filet ; tissu constitué de cellules et de fibres réunies en réseau. (dictionnaire Le Robert). La girafe réticulée est la plus élégante de l’espèce, son pelage semble recouvert d’un filet à larges mailles blanches.

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Pour citer cet article

Référence papier

Lise Vieira, « Les réseaux et l’humain. Exploration de la genèse d’une nouvelle expertise »Sciences de la société, 91 | 2014, 12-25.

Référence électronique

Lise Vieira, « Les réseaux et l’humain. Exploration de la genèse d’une nouvelle expertise »Sciences de la société [En ligne], 91 | 2014, mis en ligne le 16 avril 2015, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/919 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.919

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Auteur

Lise Vieira

Professeur de Sciences de l’information et de la communication, laboratoire mica, Université Bordeaux Montaigne.
lise.vieira <at> msha.fr

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