Navigation – Plan du site

AccueilNuméros76Rationalisation des organisations...

Rationalisation des organisations hospitalières : des incitations économiques aux injonctions à collaborer

Anne Mayere, Sylvie Grosjean et Luc Bonneville

Texte intégral

Présentation

1En 1997 (n° 42) et en 1998 (n° 43), la revue avait exploré les questions en débat autour du service public en crise, en adoptant une perspective de comparaisons internationales. En 1999, le n° 46 avait étudié plus spécifiquement la question de la qualité dans les organisations – publiques et privées – sous l’angle du changement organisationnel.

2Avec 10 ans de recul, il s’agit, dans la présente livraison, d’explorer les enjeux organisationnels relatifs aux établissements de soins dans le contexte des transformations des cadres réglementaires et économiques qui les régissent et des évolutions associées en termes d’organisation du travail et de prise en charge de la maladie et des patients. Ce dossier reprend la perspective internationale entre les situations canadiennes et françaises. Sans prétendre conduire une approche comparative, une mise en discussion est proposée entre ces deux situations inscrites chacune dans leurs spécificités, en cherchant à valoriser ce que cette mise en regard permet de mieux cerner dans chacun des cas. Certaines transformations ont été engagées plus précocement au Canada (et notamment au Québec) : accréditation qualité, gestion des risques, développement de réseaux de soins, informatisation du dossier des patients, objectifs d’augmentation de la productivité. Si les logiques prédominantes et les modalités d’approche peuvent présenter des spécificités, notre hypothèse, que nous espérons partager avec les lecteurs, est que ces expériences peuvent au moins partiellement aider à penser les évolutions telles qu’elles prennent forme de chaque côté de l’Atlantique.

3Ces questions seront abordées selon trois angles d’approche principaux.

Evolution des politiques publiques, montée en puissance des enjeux économiques et recompositions organisationnelles associées

  • 1 Loi Organique relative aux Lois de Finances, votée en août 2001 ; elle organise notamment une discu (...)
  • 2 Cette loi a été adoptée par la Province de Québec en juin 2000 pour enrayer les déficits récurrents (...)

4Les dimensions à l’œuvre dans ces évolutions s’articulent sur des enjeux économiques et de politiques publiques. En France, le budget global instauré en 1983 complété des ordonnances Juppé de 1996 inscrit l’ensemble du système de santé dans une approche qui vise à repositionner les pouvoirs publics en tant que pilote intervenant non plus sur des constats ex post, mais arbitrant sur des contrats d’objectifs. Le contexte plus général de la LOLF1 qui fait référence aux notions de performance, d’efficacité et d’efficience, participe d’une montée en puissance de la rationalité budgétaire. De son côté, le gouvernement québécois a poussé la démarche au‑delà avec la loi 107 anti déficit2 ou loi sur l’équilibre budgétaire, qui contraint les établissements à atteindre un budget équilibré au risque de voir sinon leurs projets suspendus.

  • 3 Tarification à l’activité ; voir infra l’article d’A. Ogien.

5La situation des hôpitaux publics en France est jugée fort préoccupante et elle se serait dégradée selon certains professionnels et spécialistes au fur et à mesure que la T2A3 s’est imposée comme base de calcul de leur budget (ce qui est le cas de l’essentiel de ces budgets depuis janvier 2008). Ainsi l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP‑HP) prévoit un déficit de 95,5 millions d'euros et envisage la suppression de 700 postes pour diminuer ses dépenses dans son projet de budget pour 2009 (Le Monde, 25 Mars 2009).

  • 4 Yves Joncour, cabinet Axe Management, Séminaire Organisation et métiers à l’hôpital, R. Bercot, Y. (...)

6Au plan des organisations, ce mode de pilotage fondé sur la quantification suppose que toute activité référencée fasse l’objet d’un enregistrement dans le système d’information de façon à incrémenter les mesures et indicateurs servant à justifier du budget obtenu et à argumenter sur le futur. Dans ce nouveau contexte, une des questions qui se posent concerne la pérennité et le développement des activités ou dimensions de l’activité qui ne font pas l’objet de valorisation économique directe ou indirecte, ou dont la mise en œuvre risque d’être ramenée à la portion congrue par ce mode de calcul. C’est le cas notamment pour ce qui a trait au care ou au travail d’organisation requis par ces transformations qui mettent en jeu les conceptions de l’activité, des métiers et des collectifs de travail. Et ce travail d’organisation est d’autant plus lourd et complexe qu’il s’inscrit dans une succession de réformes qui se sédimentent sans que les nouvelles réformes fassent explicitement disparaître les précédents dispositifs. En France, certains spécialistes ont ainsi décompté 35 plans de réforme depuis 1948, soit une réforme tous les 18 mois en moyenne4 et des réformes qui ne seraient jamais mises en place totalement, et jamais véritablement évaluées.

7Dans ce numéro, Jean-Claude Moisdon aborde précisément la question des réformes récentes et en cours dans le système de santé en France. Ces réformes, observées d’un point de vue socio-historique, ont été l’occasion de repenser les modalités de financement, de planification et de gouvernance des établissements de santé. En s’appuyant sur divers travaux, Jean-Claude Moisdon montre que ces multiples réformes n’ont eu au bout du compte qu’une incidence faible, ou limitée, sur les processus de soins eux-mêmes. En témoigne le fait que ceux-ci reposent encore sur des logiques sociales et sanitaires bien ancrées historiquement dans le système français, et perpétuant certains problèmes au rang desquels figurent les questions de coordination entre les professionnels et les établissements. L’auteur met ainsi en lumière la difficile articulation entre les réformes venues de l’État (par le haut, ou top down) et les relais dans les pratiques sur le terrain au sein même des établissements de santé.

8De leur côté, Damien Contandriopoulos et Émile Tremblay proposent une réflexion sur les recommandations des trois grandes commissions publiques qui ont été mises en place au Québec, depuis le début des années 1970, pour réformer le système de santé : la Commission Castonguay-Nepveu (1970), la Commission Rochon (1988) et la Commission Clair (2000). En s’appuyant sur la théorie néo-institutionnaliste, les auteurs discutent la portée de ces recommandations et les enjeux associés. Ils montrent que les recommandations de ces commissions, bien qu’elles puissent s’avérer réalisables et constituer des pistes de solution aux différents problèmes auxquels sont confrontés les établissements de santé (notamment), posent un certain nombre de défis sur le plan politique. Et c’est précisément sur ce plan que les auteurs émettent des doutes sur la faisabilité des réformes proposées.

9De manière complémentaire, Albert Ogien explore la façon dont les politiques publiques en matière de santé se sont, à partir des années 1980, focalisées sur la maîtrise des dépenses, en passant d’une action sur la demande à un encadrement de l’offre. Il caractérise le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir qui prend forme sur la période et qui fait de la quantification et de la construction d’un système d’information de plus en plus intégré et détaillé une opération décisive à la fois pour faciliter la tâche de pilotage et pour lui conférer une légitimité. Cette question de la légitimité est tout particulièrement essentielle face à un corps médical dont le bon vouloir et la coopération active sont requis. Albert Ogien explicite de façon très argumentée la construction progressive et systématique du dispositif qui de proche en proche va soumettre l’intégralité de l’activité médicale à la quantification. Ce dispositif gestionnaire mobilise une référence à la qualité qui a ceci d’efficace qu’elle prétend intervenir au nom d’une revendication légitime des patients et en référence à une préoccupation fondamentale des soignants, alors même que la définition gestionnaire de la qualité est spécifique, renvoyant à un dispositif technique dont l’efficacité se mesure par un résultat quantifié. La confusion sémantique et les tensions de logiques dans la mise en œuvre de la réforme hospitalière réapparaissent sous d’autres formes lorsqu’est en jeu l’acculturation des personnels à ces valeurs et référentiels (article de Paccioni et Sicotte), et lorsque sont observées les contradictions que renouvelle et déplace cette réforme dans les activités et territoires professionnels (article de Groleau et Mayère).

Développement des transversalités internes et externes. Organisations par pôles, réseaux de soins et injonctions de collaboration

10Les changements préconisés veulent contribuer au développement d’une organisation plus transversale. En France, la réorganisation par pôles est censée développer les relations entre spécialités, même si les configurations actuelles semblent retrouver pour l’essentiel les découpages antérieurs. Les enjeux sont conséquents : il s’agit de passer d’une organisation de professionnels associés à une organisation plus horizontale et moins hiérarchique, favorisant la collaboration de praticiens de diverses spécialités. Ce projet d’évolution suscite diverses questions : comment peuvent être initiés de tels changements compte tenu des logiques respectives des divers groupes professionnels ? Les responsables de pôles disposent-ils d’une légitimité effective, d’une délégation de gestion consistante, d’outils de pilotage adaptés ? Les mesures incitatives, telles que les évaluations collectives (accréditation) et plus individuelles (Évaluation des Pratiques Professionnelles – EPP) contribuent-elles à des transformations, et de quel ordre ? Comment se construisent, dans cet entre-deux incertain, des formes de réponse à l’intensification de l’activité ? Comment évoluent les collectifs de travail ? Y a-t-il montée en puissance des fonctions d’encadrement, et comment se construisent-elles ? Sans prétendre répondre à toutes ces questions, il s’agit de poser des pistes d’analyse sur certaines dimensions de ces évolutions qui ont pu être étudiées plus spécifiquement.

11Les contributions de Régine Bercot, Carole Groleau et Anne Mayère illustrent le fait que les organisations hospitalières sont confrontées à de nouvelles configurations du travail qui interrogent les dynamiques professionnelles existantes et font de la négociation un mécanisme de coordination central. Régine Bercot souligne toute la complexité de la coordination entre les différents professionnels des blocs opératoires suite à l’introduction de nouvelles procédures de fonctionnement visant à en optimiser la gestion. Dans ce cas, c’est la légitimité des cadres infirmiers assurant la prise en charge de la gestion des blocs opératoires qui fait l’objet de négociations notamment avec les chirurgiens qui occupent une place centrale. L’auteur montre comment la formalisation de procédures de gestion des blocs opératoires engage les acteurs concernés dans un processus de reconquête de leur légitimité et de redéfinition de leur territoire professionnel. En suivant l’évolution des pratiques professionnelles de médecins dans un centre de cancérologie, Carole Groleau et Anne Mayère soulignent elles aussi les contradictions qui peuvent se faire jour au sein d’une organisation hospitalière en mutation. Prenant appui sur la théorie de l’activité (Engeström), elles montrent une organisation dans laquelle des professionnels, impliqués dans l’implantation de mesures associées à la mise en œuvre d’un système qualité-risques, ont été amenés à interroger, à négocier et progressivement redéfinir leurs pratiques professionnelles. Ces deux articles soulignent ainsi la manière dont des professionnels s’approprient des outils de gestion et tentent de dépasser, par la négociation, les tensions opposant une logique professionnelle à une logique de gestion.

12Si les réformes récentes visent à promouvoir une logique organisationnelle et un travail collectif au sein des établissements publics, elles incitent également au développement de collaborations inter‑établissements. Il s’agit de faire en sorte que les établissements et les professionnels au sein de ces organisations développent des complémentarités, partagent des ressources coûteuses, coordonnent leurs investissements principaux, négocient la complémentarité de leurs orientations prioritaires. Cette démarche n’est pas limitée au secteur public, mais doit intégrer une recherche de complémentarité et de collaboration avec le secteur privé lucratif et avec la médecine de ville. Au fur et à mesure de la montée en puissance des contraintes budgétaires, chaque établissement est également incité à repenser ce qui relève de son « cœur de métier » et ce qui peut faire l’objet d’une externalisation, notamment pour ce qui a trait aux activités supports. Les établissements doivent s’ouvrir à des collaborations ou des partenariats au sein de réseaux de soins, associant secteurs public et privé, et combinant diverses formes d’externalisation. Comment opère cette ‘injonction à collaborer’ ? En quoi déplace‑t-elle les territoires d’intervention et réinterroge‑t-elle les métiers et leurs articulations ?

13Les contributions de Luc Bonneville, Sylvie Grosjean et Jean Riondet portent sur une forme particulière de collaboration inter-établissements : les réseaux de santé. La mise en place de ces réseaux est vue par les pouvoirs publics comme une réponse aux nouveaux besoins en matière de santé notamment dans le cas des maladies chroniques liées au vieillissement qui exigent des prises en charge à la fois plus globales et mieux coordonnées. La question qui préoccupe ces chercheurs est de savoir comment est mise en œuvre au sein des réseaux cette « coordination » invoquée comme une solution pour améliorer la qualité des soins et de la prise en charge des patients. Luc Bonneville et Sylvie Grosjean présentent une recherche menée dans le cadre d’un projet pilote de mise en réseau des soins à domicile au Québec. Ils montrent comment une « action collective organisée » au sein d’un réseau prend appui sur des mécanismes de coordination multiples dans lesquels la communication comme processus de négociation du sens de l’acte de soin lui-même occupe un rôle central.

14L’article de Jean Riondet souligne en quoi le cadre juridique des réseaux de santé en France peut constituer une opportunité pour ré-agencer le travail des professionnels de santé libéraux. Tout d’abord, il souligne en quoi l’essor des réseaux de santé français repose sur plusieurs enjeux croisant la volonté d’améliorer la qualité des soins en optimisant les ressources, tout en permettant d’accroître l’efficience des modes de prises en charge des malades. Il s’agit de décloisonner le système au bénéfice d’une structuration globale et continue de l’offre de soins en reliant les acteurs sanitaires et médico‑sociaux pour améliorer la prise en charge du patient. Pour illustrer son propos, Jean Riondet présente un réseau de santé gérontologique au sein duquel le couple infirmière/aide à domicile est au cœur de l’action de prise en charge des patients âgés en retour d’hospitalisation. On voit au sein de ce réseau comment différents corps de métiers, différents experts doivent coopérer et comment cette coopération est conditionnée par un travail sur les modes d’organisation et de pilotage de façon à assurer une bonne prise en charge des patients.

Recomposition des situations de travail et des relations aux patients

  • 5 Enterprise Resource Planning, ou Progiciels de Gestion Intégrée ; voir Sciences de la Société, n° 6 (...)

15Une dimension importante des évolutions en cours concerne les rapports entre les professionnels, leurs institutions, et les patients. Dans un secteur fortement structuré en groupes professionnels, que traverse la question du genre, les évolutions engagées mettent en jeu les activités et identités professionnelles et les relations entre groupes professionnels, services, pôles, etc. Entre le contrôle de l’activité et des dépenses, les dispositifs qualité et de gestion des risques, les certifications d’établissement et les évaluations des pratiques professionnelles, s’opère une mise en visibilité croissante de l’activité qui met à mal la conception antérieurement dominante de l’activité médicale. D’autres enjeux associés aux transformations des modes de pilotage et des principes de gestion concernent la production collective d’informations et les transformations des systèmes d’information (implantation d’ERP5; informatisation du dossier médical et du dossier de soin du patient). Dans une évolution visant à mettre en place par touches successives une régulation renouvelée des activités de soins, la production d’informations devient un enjeu stratégique aux différents niveaux des organisations concernées. Ce qui est dénommé la ‘médicalisation’ du système d’information peut ainsi être interrogé à l’aune de ces enjeux de pilotage et de contrôle.

16André Paccioni et Claude Sicotte interrogent l’accréditation qualité des services de santé comme participant à la diffusion d’une nouvelle culture organisationnelle, entendue comme ensemble de postulats et valeurs élaborés et stabilisés dans la pratique et les échanges. L’accréditation est fondée sur un processus d’évaluation, combinant auto-évaluation et évaluation par les pairs, qui s’apparente selon les auteurs à un véritable exercice d’introspection. Les observations effectuées mettent en évidence une forme d’acculturation aux valeurs et croyances qui sous-tendent les démarches qualité, ainsi que l’initiation de nouvelles formes de relations entre membres de différents groupes professionnels. Cependant, cette évolution s’avère circonscrite aux équipes projet et au ‘premier cercle’ des professionnels sollicités, alors que le personnel non impliqué reste profondément étranger à cette culture et aux formes de communication qu’elle promeut. La question est posée de la compatibilité de cette culture avec l’attachement à l’indépendance des professionnels et à leur autonomie dans cet environnement complexe et instable que forment les malades et leurs maladies. Des critiques sont également perceptibles sur ce qui est perçu comme un renforcement du caractère formel et hiérarchique des façons de faire. De même, la conception spécifique de la place donnée aux patients et de leur satisfaction n’est pas nécessairement en phase avec les approches professionnelles des relations médecins-patients. Il s’agit là d’un changement d’organisation et de culture organisationnelle qui travaille les structures, les métiers, les formes de coordination et les valeurs.

17Sous un angle également original, Geneviève Picot analyse l’insertion des hommes dans la profession des infirmier-e-s ; elle montre comment la place particulière faite aux hommes, et qu’ils ont participé à mettre en forme, est elle-même travaillée par les reconfigurations organisationnelles contemporaines. La question du genre est en effet particulièrement présente dans les groupes professionnels des organisations hospitalières. Dans le travail infirmier, une division du travail a pris forme en France à la fin du xixème siècle avec des règles distinguant le domaine des soins, formalisé par un parcours de formation dédié aux femmes, et ce qui était de l’ordre des techniques et des services périphériques, dédié aux hommes, à travers des métiers accessibles sans formation mais bénéficiant des mêmes salaires et possibilités de promotion. La réouverture de la profession infirmière aux hommes en 1961 s’inscrit dans un contexte de technicisation ; leurs parcours professionnels s’orientent de façon prioritaire sur les soins techniques au regard des soins autonomes, plus féminins, qui mettent plus particulièrement en œuvre le care dans sa dimension communicationnelle de construction d’une intercompréhension et d’une relation. Les hommes sont également proportionnellement plus nombreux à évoluer vers des fonctions de cadres. En cela le processus de rationalisation des organisations de santé paraît plus directement en phase avec des profils masculins, centrés sur le travail d’organisation et sur les actes techniques pour des séjours de malades à la fois réduits en durée et densifiés en technicité, quoiqu’une minorité des infirmiers s’inscrivent dans des profils moins enclins aux conformismes sociaux des genres.

  • 6 http://www.ratemymd.ca/

18Concernant le rapport aux patients, parties prenantes de la relation de soins, certains aspects du droit des malades et des évolutions sociales participent d’une transformation de la relation aux professionnels et aux établissements de soins. La conception traditionnelle de l’activité de soins repose sur une approche de la relation praticien-patient selon laquelle le patient s’en remettrait à la croyance dans l’expertise du praticien. Or, un ensemble d’évolutions sociales contribue à une mise en cause profonde de cette approche et tend à faire évoluer la relation de soin comme relation de service supposant une coproduction associant le patient et son environnement. On passerait ainsi d’une relation de confiance fondée principalement sur la croyance en une expertise, dans un rapport de soumission à une décision experte personnalisée, à une confiance dans laquelle la connaissance des patients prendrait le pas sur la croyance, et où elle servirait de base à une forme de concertation dans les décisions. On assiste conjointement à une montée en puissance des dispositifs impersonnels de jugement (Karpik, 2007) tels que la cotation des établissements selon des critères de qualité, de gestion des risques, etc., qui prennent en partie le pas sur les dispositifs de jugements personnalisés traditionnels (réseaux sociaux des malades et médecins traitants). Cette évolution participe à la montée en puissance des organisations au regard des acteurs identifiés individuellement (on peut choisir un établissement pour son taux de maladie nosocomiale, avant ou en priorité sur le choix de tel ou tel praticien). Certains interrogent ce qui relèverait de la montée d’une logique consumériste chez les patients. Ainsi voit-on se développer au Canada des sites du type « rate my doctor »6. Ces changements soulèvent une question importante : comment les organisations de soins et les professionnels qui en font partie conçoivent-ils leurs relations avec ces patients aux attentes plurielles, qui s’expriment plus ouvertement, ces patients dont il faut désormais obtenir un accord explicite et formalisé, et dont il faut, dans un contexte de rationalisation et d’intensification, obtenir qu’ils participent de la façon la plus efficace au dispositif de soin ?

19Christine Thoer étudie la renégociation de la confiance au sein de la relation médecin-patient à l’occasion d’une mise à l’épreuve, dans un contexte où de nouveaux acteurs et médias s’introduisent dans ce ‘colloque singulier’, longtemps dominé par un modèle ‘paternaliste’ qui faisait de la décision médicale le domaine réservé du médecin. Les patients s’informent par divers moyens et certains revendiquent un rôle plus actif dans la prise de décision. Cette renégociation des rôles est renforcée dans un contexte de controverse sur la nocivité potentielle des médicaments, qui met à mal le système expert (au sens de Giddens) associant étroitement savoirs médicaux, protocoles de soins et médecins. Les médicaments deviennent ‘poison potentiel’, les gynécologues ‘empoisonneuses’, de même que dans d’autres contextes l’hôpital peut devenir un lieu où se contractent des maladies particulièrement virulentes et résistantes aux traitements. Dans de tels contextes, on retrouve du côté des médecins la crainte d’une atteinte à leur autonomie de décision, qui est aussi de l’ordre d’une capacité à mobiliser un savoir pluriel en situation, alors que les informations médiatisées sur les risques se réfèrent à des ‘standards’ construits. En même temps, la variabilité des approches met en évidence l’importance de l’insertion dans des réseaux, des formes d’accroche aux institutions hospitalières et professionnelles, dans ce qu’elles ouvrent comme capacité à renégocier les fondements de la pratique et de la confiance.

20Si la relation praticiens - patients est mise à l’épreuve lorsque ce qui est au cœur du soin devient suspect, cette relation est également soumise à la grande variabilité des patients, de leurs situations et de leur perception par les médecins. Caroline de Pauw explore les modalités de la relation médecin-patient dans les situations où le patient est considéré comme précaire. Est ici en jeu la construction de la catégorie de « précaire », par l’institution et par les médecins, ainsi que les mécanismes de régulation qui s’instaurent dans cet échange particulier où se cherchent d’éventuelles contreparties non monétaires et des mécanismes de contrôle entrecroisés. Comme le précise Albert Ogien dans ce dossier, « dans le type de démocratie de droit social que nous connaissons, nul ne peut dicter sa ligne de conduite au médecin à moins de violer les libertés individuelles, de remettre en cause le monopole légitime de savoir, de contrevenir au secret médical ou d’ignorer les obligations de la responsabilité civile ». Les médecins participent en cela, avec les enseignants, les chercheurs, les journalistes, les ingénieurs, consultants et travailleurs des activités de ‘services intensifs en connaissances’, à ce que certains dénomment les ‘travailleurs du savoir’ (Valenduc et al, 2008), ou ce qui peut être désigné comme les ‘professionnels’, dans le sens retenu par Boussard (2008) : ce qui fonde un groupe professionnel par un savoir institutionnalisé sans qu’il y ait nécessairement des cadres règlementaires délimitant l’exercice et ses modalités. Cette définition rejoint celle qu’en proposait Mintzberg (1982) pour qui ces activités requièrent un diagnostic suivi d’une mise en œuvre trop complexe dans sa nécessaire adaptation aux destinataires et au contexte pour permettre une standardisation globale. Or des formes convergentes de ‘gouvernance’ tant dans les organisations publiques que dans les entreprises privées visent à rationaliser ces activités, et à imprimer une logique gestionnaire sur les modalités d’exercice, sur les formes de coordination et sur le pilotage de ces activités. Ces transformations recomposent les activités, au plan des procédures mais aussi des valeurs, des idéologies, d’où la vivacité des oppositions, et l’importance des changements lorsqu’ils interviennent, même s’ils peuvent paraître circonscrits de l’extérieur. En cela, l’exploration sous divers angles de cette rationalisation et des enjeux organisationnels et communicationnels associés nous semble permettre d’identifier des défis qui vont bien au-delà des organisations hospitalières.

21Au final, la lecture des articles de ce dossier met en perspective de manière générale le fait que, tant au Canada qu’en France, les transformations mises en œuvre par les pouvoirs publics suscitent ou renouvellent des tensions au sein des organisations de soins ; elles interrogent les frontières professionnelles, soulèvent la question de la nécessaire coordination entre les médecins, infirmières, pharmaciens, thérapeutes, services sociaux, reconfigurent les relations médecins-patients, etc. La rationalisation monte d’un cran et vise à optimiser la question de l’équipement de la coopération dans les organisations (Bazet, de Terssac, Rapp, 2007), ainsi que les conditions de mise en œuvre des activités des travailleurs du savoir. Les enjeux communicationnels associés sont importants, et concernent les trois dimensions des approches communicationnelles des organisations telles qu’explorées dans un précédent dossier de la revue (Bouillon, 2008) : au plan des valeurs, des normes, des visions du monde qui se spécifient au fil des communications ; au plan des processus communicationnels et des technologies intellectuelles qui participent à leur mise en forme ; et au plan des situations de communication, qui sont à la fois de plus en plus formalisées et par lesquelles s’improvisent en même temps de nouvelles formes de régulation. C’est dire si la réflexion initiée dans ce dossier pourrait être prolongée et étendue à d’autres aspects, et ouvre sur un débat que nous espérons voir prolonger par d’autres contributions.

Haut de page

Bibliographie

Bazet (I.), Terssac (G. de), Rapp (L.), 2007, La rationalisation dans les entreprises par les technologies coopératives, éd. Octarès.

Bouillon (J.-L.), 2008, « ‘L’impensé communicationnel’ dans la coordination des activités socio-économiques : les enjeux des Approches Communicationnelles des Organisations », Sciences de la Société, n° 74, pp 65-83.

Boussard (V.), 2008, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Paris, Belin.

Karpik, (L.), 2007, L’économie des singularités, éd. Gallimard.

Mintzberg (H.), 1982, Structure et dynamique des organisations, les éd. d’Organisation.

Valenduc et al., 2008, How restructuring is changing occupations – case study evidence from knowledge-intensive, manufacturing and service occupations, Works report 11.1, Hiva Leuven.

Haut de page

Notes

1 Loi Organique relative aux Lois de Finances, votée en août 2001 ; elle organise notamment une discussion et un vote de l’ensemble du budget par missions spécifiées au travers de programmes et d’actions.

2 Cette loi a été adoptée par la Province de Québec en juin 2000 pour enrayer les déficits récurrents des hôpitaux et autres établissements. Tout déficit anticipé à la fin d’une année doit être intégré comme dépense dans le budget de l’année suivante.

3 Tarification à l’activité ; voir infra l’article d’A. Ogien.

4 Yves Joncour, cabinet Axe Management, Séminaire Organisation et métiers à l’hôpital, R. Bercot, Y. Sainsaulieu (dir.), MSH Paris Nord, 19 juin 2008.

5 Enterprise Resource Planning, ou Progiciels de Gestion Intégrée ; voir Sciences de la Société, n° 61, 2004.

6 http://www.ratemymd.ca/

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Mayere, Sylvie Grosjean et Luc Bonneville, « Rationalisation des organisations hospitalières : des incitations économiques aux injonctions à collaborer »Sciences de la société [En ligne], 76 | 2009, mis en ligne le 27 mars 2020, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/9024 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.9024

Haut de page

Auteurs

Anne Mayere

Professeur en sciences de l’information et communication, Université de Toulouse, LERASS
anne.mayere[at]iut-tlse3.fr

Articles du même auteur

Sylvie Grosjean

Professeur en sciences de l’information et communication, Université de Toulouse, LERASS, et Université d’Ottawa, GRICO
sylvie.grosjean[at]uottawa.ca

Articles du même auteur

Luc Bonneville

Professeur en sciences de l’information et communication, Université de Toulouse, LERASS, et Université d’Ottawa, GRICO
luc.bonneville[at]uottawa.ca

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search