« Si nous sommes ici réunis, dit le comte Leinsdorf, c’est que nous sommes tous d’accord pour penser qu’une manifestation puissante, issue du cœur même du peuple, ne peut être abandonnée au hasard, qu’elle exige des organisateurs à qui leur situation permette de voir loin et de voir grand, donc haut placés » (Robert Musil, L’Homme sans qualité, t. 1, Gallimard, 1956, 212).
1La « mise en culture du territoire » fait l’objet d’un intérêt croissant depuis les années 1970, car elle concerne indissociablement les collectivités territoriales (décentralisation, démocratisation culturelle), le champ artistique (identité locale d’une institution, labellisation d’une production comme culturelle, interventions in situ), le champ politique (notamment, pour ce qui concerne l’objet de cet article, avec les quartiers dits », « défavorisés », puis « sensibles », et relevant de la Politique de la ville). Bien que des recherches aient montré depuis longtemps que la proximité géographique des institutions culturelles ne garantissait pas la hausse de leur fréquentation (Bourdieu, Darbel, 1966), l’alliance des termes « territoire » et portée par diverses instances, régie par plusieurs ordres de de légitimité, connaît une fortune importante – d’autant plus que leur définition est non univoque, « délibérément » laissée dans le flou.
- 1 Pendant trois ans (2006-2009), nous avons mené une recherche portant à la fois sur les archives ora (...)
2Nous montrerons ici comment l’une ou l’autre des acceptions est choisie ou subie par les acteurs (collectivités, institutions, artistes…) selon leur propre légitimité dans les territoires géographique et artistique. En nous appuyant sur des récits de vie1, regards contemporains sur des périodes anciennes, nous nous intéresserons aux enjeux des politiques culturelles locales et à leur reconstitution dans le présent.
3Notre recherche rencontre en permanence et à plusieurs niveaux les enjeux articulés de la construction de la mémoire, de la « fabrique du territoire » et du rôle de l’art et de la culture :
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dans le cadre de la campagne de collecte d’archives orales DIV/ DAF, conçue dans un double mouvement de « recueil de la mémoire » et de la culture locale, et de restitution de cette mémoire aux populations sous des formes artistiques et culturelles ;
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dans les entretiens où, souvent, apparaissent simultanément des relations d’actions culturelles et artistiques, passées et présentes, et des interrogations sur la définition de la culture, la qualification des pratiques locales, l’évolution des catégories et des cadres de l’intervention publique nationale et locale ;
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dans l’élaboration et l’affirmation progressive de la problématique de la recherche puis dans la démarche d’analyse, structurées par les travaux d’Halbwachs (1994, 1997) et jalonnées par des résultats intermédiaires, tels que la nécessité de construire une enquête en réseau ou le constat d’une pluralité de logiques éclairant les actions, les situations et les contextes.
4Nous rendrons compte en deux temps de la richesse des enjeux et des modes d’articulation, au niveau local, des questions relevant de la culture, de la mémoire et du territoire.
5En mettant en perspective l’action culturelle territorialisée telle qu’elle est restituée par différents acteurs et à différentes périodes, nous « déplierons » les registres de l’action pour montrer la manière dont ils cohabitent ou s’opposent chez différents groupes et individus, voire chez un même individu : à mesure de l’évolution de l’action culturelle territorialisée, différentes représentations de cette action se superposent.
6Nous proposerons dans un second temps une approche synthétique des différentes acceptions de la « culture » repérées, articulée aux questions de l’événement et de la légitimité culturelle.
- 2 Voir en particulier « La municipalisation de la culture (1985) », in Urfalino, 2004, 309-334.
- 3 Les experts de la politique de la ville critiquent d’ailleurs le choix de ce dernier équipement par (...)
7« La culture » est en France une catégorie de l’action publique reconnue et développée comme telle, au niveau de l’État depuis la création d’un Ministère des Affaires Culturelles en 1959, au niveau des communes plus tardivement, dans les années 1970 pour la plupart d’entre elles2. Comme le note Urfalino, ce développement parallèle ne revient pas à dire que les municipalités développent un « cadre de référence propre […]. L’acquisition d’une autonomie en matière de décision culturelle n’implique pas une singularisation du contenu des politiques culturelles locales » (Urfalino, 2004, 324). Au contraire, avec l’augmentation des échanges entre l’administration centrale et les communes, « des conceptions proches de l’excellence culturelle » tendent à s’établir. C’est ainsi que la ville de Vénissieux s’est dotée au cours des années d’un théâtre municipal, d’une école de musique, d’une médiathèque ; ces deux derniers équipements, sis aux Minguettes, ont bénéficié de financements « politique de la ville »3.
8Cependant, la délimitation de la catégorie de « culture » ne résulte pas d’une rationalité « ontologique » mais des opérations régies par la politique culturelle et consistant, d’après Dubois, en « classement et mise en forme des objets et problèmes sociaux, tout d’abord, certains de ces objets étant désignés comme relevant de la catégorie “culture” […], classement et mise en forme des pratiques d’intervention ensuite, qui viennent agréger et donner sens à un ensemble nécessairement hétéroclite d’actes, de discours, de dépenses, de pratiques administratives » (Dubois, 1999, 7). De ce fait, ce qui relève ou non de la culture fait l’objet d’ajustements au cours du temps, mais aussi de conflits et de superpositions.
- 4 Réunir Vénissieux, n° 4, février 2008, p. 7, http://www.ville-venissieux.fr/GPV_new/pdf/reunir4/dos (...)
- 5 Notons que les « publics » les plus jeunes ont peu été rencontrés dans l’enquête qui n’est pas orig (...)
9Ainsi la commune de Vénissieux se dote d’équipements prestigieux tout en se donnant « trois priorités d’action pour le champ de la culture. 1. S’inscrire dans un développement culturel d’agglomération. 2. Mobiliser les habitants sur des projets culturels à forte valeur ajoutée. 3. Soutenir et encourager les structures issues des quartiers ; favoriser leur travail en réseau »4. Les référents sont multiples et désignent des acceptions de la culture qui semblent incompatibles : culture légitime (« projets à forte valeur ajoutée »), rayonnement local (agglomération), développement du territoire, activités « socioculturelles », « participation » (« quartiers », « travail en réseau »). Le paradoxe s’accroît lorsque l’on constate que malgré ces « priorités », certains des élus rencontrés s’expriment plus volontiers sur les opérations les plus prestigieuses (collaboration avec l’Opéra, par exemple) tandis que militants, associatifs et résidents nés avant les années 1960, déplorent la disparition de beaucoup d’initiatives venues des Minguettes, qu’ils présentent comme ayant été nombreuses et riches dans le passé. Le propos des plus jeunes ne rejoint tout à fait ni la volonté municipale, ni la perception des plus âgés5.
10Les contradictions que révèle l’articulation entre culture et territoire – l’investissement du territoire par « la culture » – sont très liées à l’histoire du territoire dans ses multiples dimensions, et au travail mémoriel opéré par les différents acteurs rencontrés.
11C’est à la fin des années 1960 que les premières tranches de la zup des Minguettes ont été construites à Vénissieux, municipalité communiste depuis 1935. Si le communisme municipal est centré sur l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et si la politique municipale vise alors à établir une égalité de traitement entre les différents quartiers de la ville (ni la zup des Minguettes, ni aucun autre quartier, ne jouissait initialement d’un statut particulier), il n’en demeure pas moins que l’adjonction à la ville d’un territoire de plus de deux cents hectares et son peuplement rapide place les acteurs locaux devant des enjeux nouveaux et considérables en matière de « cadre de vie ».
12Dès lors, tout en admirant les prouesses technologiques à l’œuvre et la construction rapide de l’habitat, la municipalité interpelle l’État, afin qu’il réalise les différents équipements nécessaires.
- 6 Jusqu’à la fin des années 1960, « seul le PCF possédait un discours théorique cohérent, reformulé e (...)
- 7 Lectures, intérêt pour les nouvelles pédagogies (dans les limites des principes de l’école républic (...)
13Localement, une attention particulière est portée non seulement au logement et aux équipements sociaux, mais aussi à la culture6 et à l’éducation (des jeunes et dans une moindre mesure des adultes). Cette politique est relayée par les élus, par les cellules du Parti maillant le territoire, par les actions d’associations, d’instituteurs, de personnalités proches du Parti. L’idéal de la « culture pour tous » est défendu et mise en œuvre aussi bien dans les écoles que dans des structures associatives ; elle est associée au faire, aux pratiques, au travail collectif, à la formation permanente7.
- 8 Voitures en bois avec direction et freins mais sans moteur, conçues, fabriquées et conduites par le (...)
14Dans l’espace public local, elle prend la forme de manifestations festives que l’on peut rétrospectivement qualifier de « socioculturelles ». Ainsi, la formation sportive de la jeunesse est comme la matrice d’une culture de masse qui se manifeste à l’occasion de fréquentes grandes fêtes locales. S’y ajoute une valorisation collective de la culture technique, dont témoignent par exemple les courses de « caisses à savon »8, attirant un large public – pratique qui autorise la transmission et la célébration collectives des savoir-faire manuels.
- 9 Le rapport ambivalent à la culture savante est restitué par certains enquêtés qui s’attachent à mon (...)
- 10 Ceux-ci, opérateurs de la reconfiguration des hiérarchies culturelles, se pensent comme produits de (...)
15Une dernière matrice de cette culture de masse est représentée par la diffusion d’une culture politique qui comprend aussi, dans une perspective localement redéfinie, la démocratisation de l’accès à une culture classique et moderne plus large (aussi bien par l’organisation de séjours culturels que par la sollicitation d’artistes venant sur place)9. Ici, le domaine de l’école (objet d’une grande attention et d’un soutien constant de la municipalité) joue un rôle déterminant dans la structuration des pratiques culturelles savantes, les instituteurs10 se sentent investis d’une telle « mission » :
- 11 Yves L., né en 1949 à Tlemcen (Algérie). Arrivé en France en 1962. S’installe aux Minguettes lorsqu (...)
16« J’avais amené mes élèves au Musée d’Art Contemporain, mais en bon instit je vais voir l’expo avant. La visite était faite par un jeune stagiaire qu’on avait balancé directeur du Musée d’Art Contemporain Ceux-ci, opérateurs de la reconfiguration des hiérarchies culturelles, se pensent comme produits de la socialisation culturelle locale, alors qu’ils viennent d’autres mondes sociaux : les Francas et l’école, comme le théâtre populaire, ne sont pas des institution d’émanation locale mais sont sollicitées par le local pour former ses élites culturelles et politiques dans le cadre d’une société qui change, ici plus qu’ailleurs, à partir des années 1970 (fermeture des entreprises industrielles, chômage, désyndicalisation, perte d’influence du PC, passage d’un territoire de culture ouvrière ou d’une référence devenue mythique à cette culture à un territoire dans lequel les directions idéologiques et les principes d’organisation de l’action sont moins structurés). […]. Il nous avait présenté l’expo, et à la fin je lui avais dit : “Je vais venir avec mes élèves visiter cette expo”. Alors le gars m’avait dit : “Ah oui, c’est très bien…” Je lui dis : “Qu’est-ce que vous me conseilleriez pour préparer cette expo ?” (C’était une œuvre de Mario Merz). Il me regarde et me dit : “Surtout pas, il faut pas préparer une visite d’exposition, parce que vous tuez toute l’émotion que peuvent ressentir les élèves, il faut les laisser vibrer”. Je lui dis : “Quand même, vous savez, ce sont des enfants qui n’ont pas l’habitude, qui ont pas une pratique culturelle très… Alors je crois que c’est bien de les préparer”. “Ah non non non”. [L’instituteur prépare quand même la visite]. Ils ont fait la visite, et si je me rappelle de Mario Merz, c’est qu’on n’a vu qu’une œuvre. Et pendant une heure et demie, autour d’une œuvre d’art contemporain avec le directeur du musée, qui était enthousiasmé. À la fin il me dit : “C’est quoi comme classe que vous avez ? 4e ?” – “Non – je lui dis – c’est un cm2”. Et alors comme j’étais joueur, je lui dis : “des Minguettes”. Et alors le regard du gars… parce que les gamins parlaient de la mort, ils étaient allés très loin. Et le gars me dit : “Oh c’était super, j’avais jamais vu ça. Vous avez vu que vous avez bien fait de ne pas les préparer !” [Rire]. Je me rappelle, il était parti là‑dessus et j’avais dit : “ça sert à rien…”. Je veux dire c’est une conception suivant laquelle on rentre dans l’art ou le savoir comme ça, naturellement, alors que c’est une construction culturelle, sociale, et que tous mes élèves ne pouvaient pas aller dans un musée sans moi, tout seuls »11 ;
- 12 Frédéric H., né en 1967 à Roanne. Résident à Vénissieux depuis 1973. Animateur et enseignant à Véni (...)
17« Au bout d’un moment, j’essayais d’explorer de nouvelles choses. Je me suis rendu compte que l’aspect artistique et culturel m’intéressait un peu plus que les maths et le français, je n’avais pas l’impression d’avoir fait le tour parce que l’on n’a jamais fait le tour, mais j’étais plus attiré par ça, et à ce moment-là il y a une bascule où j’ai monté beaucoup de projets artistiques et culturels. Genre : avec un sculpteur, on a fait venir un arbre du Pilat et on a fait de la sculpture, enfin on a fait un totem d’ailleurs qui est à Vénissieux, voilà c’était des projets comme ça qui m’intéressaient. On disait : “Ben Frédéric, ça doit être pour toi, il y a un arbre qui vient d’arriver dans la cour [rire] je pense que c’est pour toi”. Voilà, ça s’est un peu passé comme ça, ça me passionnait. […] Et quand ce poste de délégué culturel est arrivé, je l’ai pris parce que c’était une nouvelle ouverture et ça m’a ouvert sur le monde… le monde artistique. Voilà. Et ça, c’était une vraie volonté »12.
18La faible dot de la population, à mesure qu’elle se paupérise, amène les instituteurs et les éducateurs à mettre en œuvre une éducation totale. Mais leur récit témoigne du hiatus perçu entre la réalité locale et le fait que l’on assigne à l’école, depuis une trentaine d’années, la tâche de transmettre des savoirs scolaires minimaux (écriture, calcul).
19Les premiers résidents parmi les populations interrogées, venus de communes rurales ou de centres urbains vétustes, décrivent le véritable enchantement qu’a constitué pour eux l’arrivée dans un quartier des Minguettes, ce d’autant que le logement contrastait souvent avec les lieux antérieurement habités. Ils magnifient alors dans un même mouvement confort des appartements et formes de sociabilité locales décrites comme denses et propices aux échanges culturels. Certes, tous les équipements promis (écoles, terrains de sport…) n’ont pas été livrés avec les logements, mais les instituteurs, quelques éducateurs et animateurs qui habitent sur place, vont « organiser » l’accueil des jeunes, avec l’aide de la mairie. Ce n’est que progressivement que les personnels intervenant aux Minguettes déménageront, poursuivant comme les autres résidents des classes moyennes une trajectoire résidentielle qui les conduira à se délocaliser en accédant à la propriété.
- 13 Les logiques de formation professionnelles sont spécifiques à chacun, articulées au contexte de soc (...)
20Ainsi, les premières années des Minguettes sont caractérisées par une organisation précaire, nécessitant que les professionnels recourent au « bricolage » (De Certeau, 1990). Pour nombre de ces derniers, cette aptitude est d’autant plus nécessaire qu’ils débutent dans leur carrière. Selon leur trajectoire, ils seront conduits à se professionnaliser dans l’urgence dans bien des domaines, et notamment dans celui des activités culturelles13 :
21« J’avais demandé à être enseignant, pour moi c’était aller vers une formation d’enseignement. Donc je reçois ma convocation, j’y vais et c’était aux Minguettes. [Silence] Alors je prends le bus, c’était pas très loin de chez moi. Donc je rentre aux Minguettes, j’étais jamais monté aux Minguettes. Et c’était en construction […]. Il y avait des immeubles qui montaient, c’était un vrai chantier. Il y avait des gens qui y habitaient déjà, mais la plupart n’y habitaient pas trop, enfin c’était le début, 68. Je crois que ça a commencé en 66‑67, un truc comme ça. […]. Je rentre dans le chantier. J’arrive dans une école et puis je vois quelqu’un, je lui dis : “Écoutez voilà j’ai reçu une convocation pour venir ici”. Et le gars me dit : “Ah bon c’est vous le nouvel instit ! Votre classe vous attend !”. [Silence] Alors je lui ai dit [riant] : “Là vous plaisantez. Non je viens c’est pour voir, non non je suis pas instit’”. Le gars me dit : “Non mais regardez votre convocation” – que j’avais lue mais en diagonale – le gars il me dit : “Vous êtes affecté sur un poste”. Je dis : “Ah mais je suis pas instituteur !”. Donc le gars a vu que j’étais un petit peu paniqué et surpris, il me dit : “Bon allez. Ce matin vous viendrez dans ma classe, comme ça vous verrez un petit peu comment ça se passe, et puis vous aurez votre classe cet après-midi” » (Yves L.) ;
- 14 Louise B., née en 1943 à Lyon. Ex-directrice du centre culturel Boris Vian et ex-résidente aux Ming (...)
22« Je travaillais dans une société de revêtement de sols sur Lyon et au centre culturel, il y avait […] une secrétaire qui s’en allait. Par l’intermédiaire de mon mari qui était instituteur […], j’ai su qu’ils cherchaient une secrétaire au centre culturel. Au départ c’était juste pour un contrat déterminé. Donc j’ai tout laissé tomber et j’y suis allé. Et là pour moi c’était une découverte extraordinaire parce que bon, je sortais de… comment dirais-je ? D’une famille très ouvrière quoi, complètement. Mon premier livre, je l’ai eu à quatorze ans, mes connaissances en culture étaient très pauvres. Et là j’ai découvert un monde, un nouveau monde pour moi, une nouvelle vie, de nouvelles connaissances, des… que j’ai beaucoup aimé, donc je suis rentrée dans le centre culturel en tant que secrétaire. Après bon, il s’est passé… il s’est passé plusieurs choses… […]. Et l’animateur… on a eu des difficultés… Et le conseil d’administration m’a proposé de prendre le poste d’animateur […]. Je leur dit : “Moi je suis tout à fait d’accord mais je souhaite une formation avec”. Donc j’ai suivi une formation mais comme le centre avait peu de moyens, j’ai payé cinquante pour cent de ma formation, je la faisais en plus de mes heures. Et puis après quand le directeur est parti le C.A. m’a demandé de prendre la place de la direction. J’ai accepté parce que pour moi c’était vraiment des aventures extraordinaires mais toujours avec une formation, là aussi ils m’ont dit d’accord. Donc j’ai suivi une formation de gestion d’entreprise à l’Université. Moi qui n’ai que mon certificat d’études, j’ai trouvé ça fabuleux… j’ai passé un concours, j’ai été acceptée et pour moi c’est toujours… c’était toujours féerique… j’ai réussi et donc voilà, je suis restée directrice du centre culturel de 86 à 2004. Voilà mon aventure à Vénissieux »14.
- 15 L’expression est de Urfalino (2004, 325).
23« “Ouais, Traction Avant, c’est quand même presque socioculturel”. C’est‑à–dire que, comme on était dans un quartier… voilà, on est à Vénissieux… — Vous pensez que la localisation de la compagnie détermine la… — Ça c’est clair ! Et puis aussi les subventions que l’on pouvait toucher, c’était plus “politique de la ville”, le FASILD, la lutte contre les discriminations. Et du coup, la reconnaissance artistique de la compagnie, je m’en suis rendu compte, n’allait pas de fait. C’est à dire que l’on disait : “Oui, ils sont très forts pour faire du socioculturel, ils travaillent bien en bas des tours à faire du hip-hop” mais sans qu’il y ait vraiment – et ça, je l’ai senti, hein – une reconnaissance artistique » (Frédéric H.).
24La professionnalisation et la normalisation de la culture ont souvent été étudiées, ainsi que leurs corollaires, d’une part la séparation plus tranchée instaurée entre ce qui relève de la culture « légitime » et ce qui relève de l’animation, d’autre part la disqualification d’une partie des intervenants ayant initié des activités culturelles au niveau local, et enfin la reconfiguration du rapport entre culture et politique (Dubois, 2006). Ainsi, « les formes hybrides et intermédiaires de la pratique (le “socioculturel”) dans lesquels pouvaient se réaliser les dispositions d’agents – profanes autant que professionnels – aux positions sociales elles aussi intermédiaires disparaissent progressivement au profit d’un repli sur les formes plus classiques de la pratique cultivée » (Dubois, 2006, 159).
25Parallèlement, la « participation du public » est d’autant plus invoquée (nous l’avons vue par exemple dans les « priorités » que se donne Vénissieux) qu’elle cesse d’être mise en œuvre « spontanément » dans des actions hybrides ou difficilement catégorisables, évaluables, qu’elle est entravée par l’accroissement des exigences envers l’offre culturelle.
26Au cours des entretiens, plusieurs enquêtés évoquent l’absence de « relève », en même temps que l’imposition aux pratiques contemporaines de critères « gestionnaires » ou faisant part à la « légitimité culturelle ou institutionnelle », qui sont antithétiques de leurs propres pratiques adolescentes telles qu’ils les restituent.
27Cependant, le travail sur la mémoire locale et le recueil de récits d’acteurs appartenant à plusieurs générations et dont les itinéraires sont différents, permettent d’aller au‑delà d’une périodisation des actions culturelles locales qui passeraient simplement du « socioculturel » à la domination d’institutions promouvant « la culture légitime ». En effet à l’échelle des témoins, on voit émerger ici une diversité de positions, ou plutôt – et c’est l’intérêt de l’enquête longitudinale – des cheminements spécifiques avec une série de positions et de pratiques successives qui dépendent des situations restituées. Les choix dépendent des marges de manœuvre dont l’intervenant dispose dans la localité pour mettre en œuvre ses pratiques lorsqu’elles relèvent de l’expérimentation. La reconnaissance collective du fait que telle expérimentation est une réussite est aussi conditionnée à son aptitude à être étendue dans le cadre municipal.
- 16 Il existe un accord local implicite sur l’identité des porte-parole légitimes et des mentors. Dans (...)
28De ce fait, on repère dans les discours un travail consistant à attribuer à des figures locales, souvent décrites comme des personnages de légende, la responsabilité d’initiatives culturelles qui sont pourtant le plus souvent collectives. C’est le cas surtout dans les années 1960-1970 : les « figures locales », reconnues au titre de leurs actions plus que par des compétences certifiées, ont contribué à la structuration des pratiques actuelles en faisant office de « mentors »16. Ils resteront longtemps les seuls à pouvoir poursuivre sans encombre leurs expérimentations culturelles, qui engagent les populations locales de plus en plus paupérisées. Pour ce faire, ils s’appuient sur la légitimité croissante qui résulte de la multiplication des initiatives passées et de la reconnaissance politique de leurs actions.
- 17 Cependant, les cadres plus stricts imposés par des normes de sécurité et de contrôle des activités (...)
29Il en va différemment pour ceux qui les suivent sur cette voie, surtout à partir des années 90. Même s’ils ont suivi des formations ad hoc, certains des intervenants de terrain plus jeunes, issus de la ville, qui continuent à valoriser la transmission directe de compétences par ces « mentors » et le bricolage17, en mettant au premier plan l’importance du principe de transmission locale d’une culture mettant en scène les questions existentielles locales, ne se voient plus systématiquement conférer la possibilité de se constituer en continuateur des premiers, au plan des pratiques.
- 18 Le travail d’enquête que nous avons effectué participe aussi de la notabilisation des « figures loc (...)
30En effet, leur condition a progressivement changé. Leurs initiatives culturelles se heurtent à des logiques de spécialisation et de reconfiguration des formes de légitimité dans le champ culturel local. Les spectacles qu’ils mettent en place ne sont pas disqualifiés en tant que tels, mais l’ambition de les présenter – devant un large public – dans les hauts lieux de prestations culturelles institués ou légitimés paraît désormais incongrue. La reconfiguration du champ culturel local concerne autant les personnes – introduction de professionnels de la culture – que les institutions qui sont appréhendées, désormais, non plus seulement comme des contextes de socialisation des populations locales mais à partir de leur position dans le champ de la culture à l’échelle de l’agglomération18.
- 19 Nordine B., dernier enfant d’une fratrie de cinq, né en 1965. Ses parents d’origine algérienne habi (...)
31« À l’époque [années 1990] on a eu une vraie formation, qui existe toujours aujourd’hui, une formation professionnelle où on a appris à être au plus près de la population, à venir en aide, à détecter les besoins, les demandes, les souhaits. Et en les faisant remonter, à mettre en place des projets pour combler ces manques. Des projets… et aujourd’hui on a beau faire remonter, parce qu’il y a ce mot “animateur”, on est animateurs de quartier, j’ai cette impression qu’on n’est pas crédibles, pas pris au sérieux. Et ça c’est bien dommage, parce que… je prends un exemple tout simple. Quand on a mis en place notre premier spectacle au Théâtre de Vénissieux, quand on a dit qu’on était “centre de loisirs”, ça a fait rire tout le monde. “Depuis quand "centre de loisirs" vous faites un spectacle”, etc., et tout de suite l’idée qui est ressortie c’est “c’est un spectacle de quartier, un spectacle que présentent tous les centres de loisirs ou les centres sociaux” et c’est vrai qu’on est catalogué dans un “non-sérieux”, et c’est bien dommageable pour la profession quoi. Et quand on a eu fait notre spectacle, on a eu des retours de tout le monde pratiquement, en disant “Jamais on n’avait imaginé qu’un centre de loisirs, une maison de l’enfance pouvait produire un tel spectacle, de qualité” ; des retours de nos élus, de notre maire, de nos partenaires, des enseignants etc. et là ça fait un peu remonter le sérieux du travail d’une maison de l’enfance, d’un centre de loisirs »19.
- 20 Nombre des enquêtés, y compris des décideurs politiques actuels, font pourtant part d’expériences e (...)
32Au prix d’efforts importants, il reste possible à des acteurs non issus de la culture « légitime » de faire valoir cette idéologie fondatrice de participation collective des habitants. Mais celle-ci, bien qu’affichée par la Politique de la ville comme par la commune, souffre d’une double méfiance : envers la « qualité » des productions de ces acteurs, envers la capacité des résidents à se constituer en « bons publics » de la culture légitime20. Cette méfiance est sous-tendue par l’ambivalence des catégories de l’action publique (peut‑on concevoir l’alliance de la « culture cultivée » et du « territoire », ou les actions qui en sont issues ne ressortissent-elles pas nécessairement du « socio‑culturel » ?) et par ses cadres (elle suppose que les activités soient évaluables à toutes leurs étapes, ce qui impose qu’elles se conforment à des modèles clairement établis – or dans les pratiques autour de la culture légitime, l’autodidaxie est prégnante, voire revendiquée chez certains des enquêtés nés avant le milieu des années 1960).
33L’action publique se normalise, dans le champ de la culture comme dans celui du territoire. Pourtant, paradoxalement, les activités qui ne se conforment pas à cette normalisation et qui, de ce fait, perdurent difficilement, prennent un relief tout à fait important dans le travail de la mémoire, mémoire culturelle, mémoire collective mais aussi mémoire institutionnelle. La compagnie Traction Avant en est un exemple éclatant. Créée au début des années 1980, elle a toujours refusé de s’inscrire dans « l’excellence culturelle » ou de se plier à des catégorisations administratives. En revanche, elle a mené des opérations locales très novatrices, notamment autour de la mémoire, au moment de la démolition de dix tours du quartier Démocratie aux Minguettes.
- 21 Fruit de plusieurs semaines d’entretiens menés avec des habitants de Démocratie, des Minguettes et (...)
34« Traction Avant, au moment de la démolition de ces tours, avait vraiment pris le parti d’aller recueillir cette parole, parce que c’était important de savoir ce qui s’était passé dans ces tours, la vie des gens tout simplement. […] Il nous semblait que c’était important aussi que Traction Avant soit présent pour faire passer aussi un autre message que celui des journalistes qui est a un tel un recul, qui est tellement loin, qui dit que voilà c’est une prouesse technique de pouvoir détruire ces tours, mais l’aspect humain est un peu gommé » (Frédéric H.)21
35Dans un premier temps, ces opérations avec et sur la « population réelle » des années 1990 ne sont légitimées ni par la mairie ni par la DRAC, alors que certains de ses membres (graffeurs, rappeurs, danseurs de hip hop…) ont atteint par d’autres voies une reconnaissance nationale voire internationale.
- 22 Sur la place ambivalente des « cultures urbaines », Faure (S.), Garcia (M.-C.), 2005.
36Mais quand vient le succès pour la compagnie, certains jeunes reprochent à son fondateur de se et de les « commettre » dans les lieux de la culture légitime (théâtres, etc.), revendiquant de « se distinguer », notamment de ne pas se voir enfermés dans les équipements culturels locaux. Cette position peut sembler paradoxale, mais témoigne d’une perception fine des effets de la « patrimonialisation » de la compagnie, opérée notamment par sa reconnaissance au niveau municipal : patrimonialiser, c’est effacer ou euphémiser les enjeux22.
- 23 Idéologie qui n’est d’ailleurs pas propre aux quartiers de banlieue mais apparaît aussi chez les ar (...)
37L’euphémisation des enjeux apparaît également dans l’intérêt local, dès les années 1970, pour les « cultures du monde ». Cet intérêt s’explique par la place des folklores et des fêtes dans la culture populaire par opposition à la culture bourgeoise ; il va aussi de pair avec l’idéologie en partie vérifiée des industries culturelles, véritable figure repoussoir qui ne laisse d’alternative, notamment après la chute du mur, qu’à la célébration des cultures populaires du monde. Dans les entretiens, la « bigarrure » est valorisée23.
38Cette internationalisation des références culturelles, compatible avec toutes les idéologies, se traduit chez les communistes par le remplacement de la culture populaire locale par la culture des peuples.
39Il faut ici remarquer combien celle-ci va de soi à cause de la pluralité d’origines des populations immobilisées dans l’espace local, principalement d’origine étrangère et dont les chefs de ménages ont perdu leur emploi – alors que la mobilité résidentielle concerne principalement les moins précaires, qui ne sont pas les étrangers et leurs descendants.
40Selon les restitutions mémorielles et selon les époques restituées, la culture localisée est donc régie par des logiques variables, faisant intervenir plusieurs ordres de légitimité locale et culturelle. L’étude de contexte précise que nous avons menée permet ainsi de dépasser les oppositions qui reposent sur les cultures de classe, au profit d’une approche dynamique de la légitimité culturelle et de la pluralité d’intérêts qui la régit.
41À l’issue de ce parcours, on peut sérier plusieurs lignes d’opposition témoignant de conceptions différenciées de la culture selon les groupes d’enquêtés, et de la configuration particulière de l’intérêt des enquêtés dans des temporalités elles aussi différenciées (celle des faits et celle de leur énonciation).
42Ainsi, on pourra opposer d’un côté la mobilisation conjointe du lexique de la culture et de celui de la cohésion sociale (chez les acteurs locaux et les habitants), et la « patrimonialisation de la mémoire » (chez les acteurs institutionnels).
- 24 Un groupe permanent, un groupe qui fut décisif dans l’itinéraire, ou un groupe avec lequel on est r (...)
43La première est liée à l’attention portée à la dimension événementielle de la culture. La question de « l’événement » est paradoxale : l’événement spectacle n’a pas en soi d’existence s’il n’est pas « recyclé » par la mémoire. Aussi le processus de spectacularisation varie selon les âges, les conditions de réception et le contexte vécu du spectacle. On voit chez les enquêtés les traces différentielles de la mémoire des événements, selon leur socialisation initiale, leur trajectoire sociale et résidentielle, les formes toujours renouvelées de participation aux groupe : la restitution de l’événement dans le récit est aussi une restitution de la mémoire sociale d’un groupe de proches24.
44La seconde, portée notamment par les acteurs de la Politique de la ville, se traduit par des opérations de célébration de l’histoire et de la culture locale des quartiers qui se développent largement à partir des années 2000, comme c’est le cas à Vénissieux. La pluralité des situations d’urgence vécues dans ces quartiers, notamment dans les années 1980 et 1990, a conduit à négliger les logiques de thésaurisation – ce qui est renforcé par le primat de la culture orale dans ces quartiers, mais aussi par le renouvellement très rapide des politiques menées, des initiatives et des intervenants institutionnels, au détriment de la mise en place de structures de conservation. Ces opérations témoignent d’un double mouvement : une logique « endogène » d’investissement fort des acteurs locaux qui, faute de pouvoir rester des intervenants pertinents dans le présent, au moment de la disqualification des pratiques socioculturelles locales, promeuvent les réalisations antérieures dans une logique de patrimonialisation ; cette logique est renforcée par l’arrivée de professionnels (Politique de la ville notamment) soucieux de promouvoir leurs actions.
45On pourra également opposer, au niveau local, la volonté de développer dans la population, surtout enfantine, des capacité reconnues à l’extérieur, avec un attachement à la valeur artistique (légitime) des productions locales (cela peut passer par la promotion des « cultures du monde », des « cultures urbaines »), et l’objectif affiché de logique promotionnelle de la ville (culture pour tous ou promotion extérieure des réalisations).
- 25 Cette tension est aussi repérée par Pryen (S.), Rodriguez (J.) (2005, 221).
46Dans l’enquête, les éducateurs et les animateurs se situent dans une logique du faire et dans une temporalité au jour le jour alors qu’on a affaire pour la municipalité à une logique d’équipement, dans une temporalité qui est celle des institutions et de la valorisation de la localité par la mise en concurrence pour ces équipements (médiathèque…), d’abord dans un rapport entre Vénissieux et les autres communes communistes, et aujourd’hui par comparaison avec les autres communes de l’agglomération lyonnaise25. Ces logiques municipales deviennent des « mots d’ordre » pour les réalisations locales :
- 26 Vincent P., né en 1970, arrive à Lyon vers 6 ans. Ses parents l’ont eu sur le tard et lui laissent (...)
47« Il y a eu un début de réflexion pour un Festival d’été à contenu culturel. Je suis arrivé à ce moment-là, les parties en présence étaient le Maire qui avait un souhait manifeste d’avoir un événement important l’été, il y avait une vraie volonté de sa part […], une volonté forte de créer un événement d’agglomération, de région ; la Direction de la Culture, on est plutôt technicien, pas forcément inclus dans la dynamique de réflexion ; et il y a eu un groupe de pilotage mis en place, et aussi une commande du Maire auprès d’une boite de communication événementielle. Je ne me rappelle plus dans quel ordre ça s’est déroulé, je crois qu’il y a d’abord eu cette commande auprès d’une boîte en fonction d’un cahier des charges où il y avait la volonté d’un festival culturel mais ouvert à la population, et qui permette grosso modo de rassembler, éventuellement d’inclure des problématiques de solidarité, de rapports Nord-Sud. Donc on a eu, un cahier des charges établi par la par cette boîte de communication. Donc l’idée était de faire escale à Vénissieux pendant le moment d’un festival… pour des publics mais aussi pour des artistes… les artistes venaient rencontrer la population vénissiane et s’installer un moment, une semaine quinze jours. Il y avait aussi le projet d’une maison des artistes où les gens pouvaient rencontrer les artistes etc., les artistes allaient être hébergés un petit peu sur la ville »26.
48La (les) légitimité(s) culturelle(s) locale(s) renvoi(en)t donc aux différentes générations, aux groupes, aux statuts, aux positions dans la localité, aux implications qui varient en fonction des engagements politiques, ici particulièrement une matrice d’interprétation du monde plus ou moins autonomisée de la dimension culturelle. Cette recherche montre ainsi qu’il y a contradiction à parler de « légitimité culturelle » au sens large, qui impliquerait de concevoir un « territoire » homogène, d’adopter un point de vue externe sur le sens attribué aux pratiques, et/ou de leur appliquer des catégories peu adaptées à l’échelle considérée. La légitimité culturelle, opérant comme facteur de l’autopromotion et de la conversion de soi, ne peut être comprise que par rapport au perçu des acteurs dans le cadre de ce qu’ils peuvent concevoir, et particulièrement dans le cadre des hiérarchies indigènes locales.