1Sur le plan de la pratique artistique, l’Amérique latine hésite entre deux modèles » de pensée : celui de l’affirmation de soi et celui de la recherche de l’universel, tous deux sous-tendus par la relation conflictuelle « modèle/copie ». Les rapports longtemps asymétriques avec le vieux continent et l’Amérique du Nord ont instauré cette dichotomie qui a nourri la pratique de l’art et de la pensée jusqu’à nos jours.
2Le « latino-américain » s’est résolu aux emprunts et à un processus de réappropriation qui met en cause le dogme de la perfection de l’original pour donner lieu à la parodie, au kitsch, à l’hybride et au métissage. Ces opérations esthétiques et communicationnelles peuvent aussi s’interpréter comme des actes de résistance à l’exclusion et à la négation. Elles font l’objet à l’heure actuelle de discussions acharnées dans le cadre rhétorique de la mondialisation de l’art et de la culture et se dégagent quelque peu du champ de la création. Et si une autre voie réside dans la prise en compte de l’Autre comme source d’inspiration - les muralistes mexicains sont par exemple arrivés à l’indigénisme à travers le cubisme - elle révèle en définitive une même quête d’identité. Qu’il s’agisse de copier, d’imiter, de reproduire, ces interprétations ne peuvent en aucun cas prétendre à une reproduction exacte mais bien souvent à une réplique dégradée et abâtardie. D’après Richard (1989), les références transférées depuis les « centres » vers la périphérie « latino‑américaine » seraient condamnées à un processus de mimétisme culturel qui les réduit le plus souvent à une imitation ou à une copie détachée de son contenu originel et de son rapport avec le contexte. La création en Amérique latine se fourvoierait ainsi dans la tradition du faux, de l’artificiel, dans l’abandon de la sacralité de l’original et le pastiche, c’est-à-dire, « libéré » de l’aura et du culte liés au modèle. Si pour Gruzinski (2002) le métissage cherche à expliquer ce qui reste incompréhensible au regard occidental classique, Richard y lit quant à elle l’échec d’une expression qui a introduit le vice de l’appropriation et de la copie.
3L’histoire des pratiques artistiques, littéraires et cinématographiques en Amérique latine s’apparente à un travail acharné visant la définition de l’être « latino‑américain », un chantier permanent qui se distingue par son caractère éminemment conflictuel. Que signifie en l’occurrence pour un artiste et plus particulièrement pour un cinéaste la notion de « quête identitaire » sinon l’identification/affirmation d’un lieu d’énonciation – lieu de référence, qu’il soit territorial, national, local, continental ou communautaire ?
- 1 Le terme « nouveau cinéma » apparaît en 1964 dans les Cahiers du cinéma, pour désigner, dans un pre (...)
4Dans le champ du cinéma, la quête identitaire en tant que projet esthétique et politique collectif, fédérant des cinéastes de plusieurs pays du continent, apparaît en Amérique latine dans les années soixante et soixante-dix, dans le cadre des nouveaux cinémas1 : cinéma novo brésilien, « cinéma politique », cinéma militant ou « cinéma de guérillas » qui essaiment sur tout le continent – du Mexique à Cuba, du Brésil au Chili, de la Colombie à la Bolivie, autant de déclinaisons de ce qui allait bientôt s’affirmer comme le Nouveau cinéma latino-américain.
5Le cinéma a alors vocation à nourrir, à travers des propositions théoriques, la construction d’une pensée « latino-américaine ». C’est la période des manifestes cinématographiques, textes fondateurs d’un mouvement continental : « Pour un cinéma national, réaliste, critique et populaire » de Fernando Birri ; « Vers un Tiers Cinéma, notes et expériences pour le développement d’un cinéma de libération dans le Tiers Monde », de Fernando Solanas et Octavio Getino, première déclaration du Groupe Cinéma Libération d’Argentine ; « Esthétique de la faim » du membre fondateur du Cinema novo Glauber Rocha ; « Problèmes de forme et de contenu révolutionnaires » de Jorge Sanjines ; « Pour un cinéma imparfait » de Julio García Espinosa... Dès lors, l’expression « cinéma latino-américain » demeurera étroitement liée aux images et aux représentations de cette époque.
6De cette effervescence théorique, il s’agit à présent de dégager les contours de la proposition de « cinéma latino-américain », ses enjeux esthétiques et politiques et ce que cette expression nous apprend de la relation qu’entretiennent les nouveaux cinémas d’Amérique latine avec les cinémas dominants du « centre ». Plutôt que de dresser un portrait exhaustif de chaque tendance du Nouveau cinéma latino-américain, nous tenterons ici une exploration transversale. En opposition avec « une historiographie restée prisonnière du carcan national », comme le constate Paranagua (2000), nous entendons dresser une cartographie globale qui soit en mesure d’articuler les éléments communs aux nouveaux cinémas du continent.
7La création cinématographique s’affiche, à partir des années soixante, comme un outil de résistance au projet moderne et à son principe d’universalité de l’homme, de sa pensée, des arts, du cinéma... La vocation du cinéma n’est plus d’atteindre à l’universel – soit l’effacement fictif des traces d’une expérience réelle du monde – mais de revendiquer justement cette expérience tout en la passant au crible d’un esprit critique qui mène à la conscience de soi et à l’élaboration d’un projet de transformation et de libération. L’art doit être lié à la réalité nationale. Il n’existe pas d’art « universel », encore moins atemporel ou a-historique : « Insérer l’œuvre comme un fait original dans le processus de libération avant de la situer en fonction de l’art, la situer en fonction de la vie même, dissoudre l’esthétique dans la vie sociale, telles sont, à notre avis, les sources à partir desquelles […] la décolonisation sera possible… » (Getino, 1968, 42. C’est nous qui traduisons).
8L’idée de « l’art pour l’art » apparaît désormais comme une concession faite à la tradition coloniale et une trahison de la lutte pour l’émancipation du continent. La valeur de l’œuvre se mesure désormais à l’aune de sa capacité à appuyer le processus de décolonisation. Dans la pensée singulière du cinéaste brésilien Glaubert Rocha, la démarche cinématographique consiste à créer à partir de ses propres insuffisances et à en faire les bases mobiles d’une pensée en évolution. L’imitation des formules, des structures et des théories étrangères ne serait qu’un signe de sous-développement. La décolonisation cinématographique et culturelle devient dès lors la condition d’une pratique intellectuelle critique et autonome. Dans l’esprit de Getino et de Solanas, cette décolonisation passe par la mise en œuvre d’un « Tiers-cinéma » en rupture avec les modèles cinématographiques « néocoloniaux » tels le « Premier cinéma » (cinéma hollywoodien ou cinéma du marché) et le « Deuxième cinéma » (cinéma d’auteur européen ou cinéma bourgeois). Rocha (1970) définit pour sa part trois « fronts de lutte » : l’esthétique commerciale et populaire hollywoodienne, l’esthétique populiste et démagogique de Moscou, et l’esthétique bourgeoise / artistique européenne.
9Si, sur le plan international, le Nouveau cinéma latino-américain s’oriente vers la lutte contre le monopole concurrentiel du cinéma nord-américain, il fustige sur le plan interne la production « pseudo nationale », que ce soit la comédie ranchera mexicaine, la chanchada brésilienne, ou tout simplement les films ne relevant pas d’un genre clairement défini mais formatés selon le modèle cinématographique « dominant ». Issue de la tradition musicale populaire connue sous le nom de ranchera, la comédie ranchera est un sous‑genre cinématographique caractéristique de la période des années 1930 et 1940, avec les acteurs mythiques Pedro Infante, Jorge Negrete, Blanca Estela Pavón et Lupe Vélez. Quant à La chanchada, un genre cinématographique très populaire au Brésil dans les années 1940 et 1950 qui se définit par ses qualités musicales et carnavalesques traitées sur le mode de la comédie, elle a assuré deux décennies de prospérité au cinéma brésilien.
10La seule contestation possible de ces modèles « dominants » réside dans la réalisation d’un cinéma qui problématise la question nationale. D’une façon générale, le regard se veut davantage réaliste et rompt avec le folklore des anciens cinémas nationaux. « Une fois que l’on refuse le langage de l’imitation, quelle est la formule originale à mettre en place ? », s’interroge Rocha. Dans le cas du Cinéma novo brésilien, la question proprement cinématographique comprend non seulement le choix de thèmes nationaux mais aussi, la recherche d’un cinéma capable de traduire la réalité nationale à partir d’une esthétique originale, « authentiquement » brésilienne (dans son langage, sa forme, son expression). L’exigence de réalisme va se concentrer en l’occurrence sur la réalité de l’homme du peuple : son travail, sa manière de se comporter et d’exister (Debs, 1999). Dans le manifeste « Estetica da fome » (« Esthétique de la faim »), pilier du Cinema novo, Rocha dévoile la réponse esthétique que le cinéma est en mesure d’apporter à la réalité économique et culturelle du pays. Il propose de faire un cinéma qui « raconte, décrit, poétise, analyse, agite les thèmes de la faim […] La faim latine n’est pas seulement un signe alarmant : c’est le système nerveux de la société. Ici réside la tragique originalité du “cinéma novo” en face du cinéma mondial : notre originalité c’est notre faim et notre plus grande misère c’est que cette faim, bien que sentie, n’est pas comprise… » (Rocha, 1966, 23).
11Chez Rocha, l’attention portée au langage est capitale. Sa réflexion sur la culture brésilienne en tant que « culture de la faim » l’amène à définir ce que devrait être la forme cinématographique propre à cette condition culturelle, à savoir une esthétique de la violence : « la plus noble manifestation culturelle de la faim c’est la violence ». Les films les plus marquants du cinéma novo vont ainsi prendre en charge le populaire en le reliant à des réalités locales – paysans ou ouvriers, leur quotidien et leur rapport au symbolique. La présence de chansons et l’importance de leurs paroles dans le récit, du symbolisme religieux et de la violence, se conjuguent avec les traces d’une histoire et d’une mythologie nationales, tout en définissant une esthétique qui témoigne d’une véritable modernité cinématographique.
12Mais ces expériences doivent être replacées dans le cadre de l’émergence de dynamiques cinématographiques plus globales. Des années cinquante à la fin des années soixante, des foyers de rénovation cinématographique fleurissent un peu partout dans le monde, en Italie, en Argentine, en France, en Angleterre, au Japon, en Pologne, en URSS, à New York : le Néoréalisme italien, la Nouvelle vague française, le Free Cinema britannique, le New Amerique cinema, le Neue deutsch kino… Il ressort de cette effervescence créatrice des traits communs en dépit de la variété des esthétiques. Tout d’abord, ces mouvements naissent souvent dans le cadre des frontières géographiques et politiques nationales, comme en réaction à l’héritage cinématographique légué par les générations précédentes. Ils se positionnent ensuite clairement en rupture avec le cinéma nord-américain d’Hollywood, ce qui signifie non seulement la mise en cause des pratiques néocolonialistes et monopolistiques des compagnies nord-américaines, mais aussi de leur modèle de représentation et de leur système de production. La création cinématographique se libère d’un modèle unique pour reconquérir des territoires singuliers. La représentation, la narration et la forme cinématographique deviennent des objets de réflexion, des éléments d’affirmation d’une cinématographie française, italienne, mais aussi argentine, cubaine, brésilienne…
13Ces mouvements n’émergent donc pas dans un espace continental cloisonné et autonome, mais en relation avec l’Autre non-latino-américain. En fait, les premiers pas des cinéastes du Nouveau cinéma latino‑américain se sont faits notamment « sous le signe libérateur du néoréalisme italien », rappelle García Espinosa (1994). Il n’était pas question alors de mimétisme mais d’une force et d’un esprit de changement qui devaient permettre de rompre avec la manière de faire du cinéma des générations précédentes. Il convient de souligner la capacité de cet héritage « étranger » à prendre une part active dans la construction d’un discours de contestation au service de la quête identitaire des cinématographies nationales. Celle-ci vise à combattre « l’invention d’un monde faux » en tant qu’imitation d’une expression étrangère, et à élaborer des images « de soi » qui se veulent l’expression du peuple. À l’instar des cinéastes du néoréalisme, les tenants du nouveau cinéma choisissent par ailleurs du matériel léger, des acteurs non professionnels, une figuration assurée par la population locale, et des décors naturels et pauvres, de nature à créer l’effet de vérité recherché. L’adoption dans la fiction des traits stylistiques du réalisme, parfois très proches du documentaire, définit un langage commun à un certain nombre d’œuvres de l’époque.
14Le rejet du modèle de représentation hollywoodien s’accompagne d’une remise en cause de la dimension extraordinaire du réel qui lui est propre, de son sens spectaculaire. Le héros ne sera plus un personnage extraordinaire mais l’homme « du peuple » brésilien, argentin, bolivien… Mais la rupture introduite par les nouveaux cinémas concerne aussi bien le modèle de représentation instauré par le cinéma hollywoodien que le modèle de production qui le fonde. Les conditions de production à bas budget impliqueraient ainsi la mise en œuvre d’un langage singulier. De ce principe est née l’idée d’un « cinéma imparfait », proposée par le cinéaste cubain Julio García Espinosa (1969) et reprise ensuite par plusieurs cinéastes du continent. Il s’agit d’un cinéma davantage artisanal qu’industriel, d’un cinéma qui chercherait à transformer l’insuffisance technique en marque esthétique. Le mouvement réclame en définitive la démythification du cinéma comme pratique artistique. Cet argument motive le rejet du cinéma dominant, des gros budgets et du déploiement technique, de son « langage parfait », prétentieusement unique, fini, achevé. Dévoilant le lien entre forme et contenu, entre projet idéologique et représentation cinématographique, les nouveaux cinémas entament une lutte qui combine l’affrontement politique et la recherche stylistique.
15Pour les nouveaux cinémas d’Amérique latine, le thème de la décolonisation culturelle n’implique donc pas le rejet des références étrangères. Dans son texte « Révolution dans la révolution du Nouveau cinéma latino-américain », Birri s’interroge à ce propos : « Est‑t-il inutile de souligner que l’esthétique du nouveau cinéma latino-américain était celle du “réalisme critique” ? […] Est-t-il inutile de se rappeler que la maturation de l’avant-garde contemporaine en Amérique latine s’est faite du modernisme au lettrisme, en traversant le surréalisme, le dadaïsme et le créationnisme ? Que notre jeunesse a été touchée par Joyce, frappée par Rilke, basculée par Lautréamont, allumée par Whitman ? Que notre ABC cinématographique on l’épelle avec Le Cabinet du Docteur Caligari, Entracte et Le Citoyen Kane ? » (Birri , 1999 [1964], 154. C’est nous qui traduisons).
16Deux phénomènes occupent à ce moment-là l’horizon de la production cinématographique latino-américaine. D’une part, la radicalisation politique qui déclenche, un peu partout dans le monde, la vague du cinéma dit « politique ». D’autre part, l’aggravation de la crise politique et l’installation de régimes autoritaires dans plusieurs pays d’Amérique latine avec leur cortège de persécutions, l’exil forcé et la disparition d’un certain nombre de cinéastes. Dans ce contexte, le cinéma est perçu comme une source d’affirmation et une arme de résistance. Parmi les cinéastes latino-américains, notons Fernando Solanas et Octavio Getino en Argentine, Jorge Sanjines en Bolivie, Francisco Lombardi au Pérou ; Carlos Alvarez en Colombie, Patricio Guzmán au Chili... Ils sont rejoints par les cinéastes cubains Julio García Espinosa, Humberto Solás, Tomás Gutiérrez Alea.
17Alors qu’en Amérique latine, les nouveaux cinémas visaient l’expression d’une identité nationale émancipée compte tenu de la situation coloniale qui était la leur, le rapport cinéma/nation va dorénavant s’élargir au rapport cinéma/continent. Si la nation moderne est une projection (Frodon, 1997), la nation « émancipée » et le continent le seront aussi. Au-delà des films, il s’agit de la mise en œuvre d’une pensée sur le cinéma, sur l’identité nationale et sur les luttes du Tiers-monde.
18C’est autour d’un noyau problématique mêlant les dimensions économico-politiques (l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme) et culturelles (métissage, indigénisme mais aussi cosmopolitisme) que s’organisera la pratique cinématographique et artistique « latino-américaine » de ces année-là. Cette génération de cinéastes construit sa conception du cinéma à partir d’une réflexion parfois douloureuse sur le territoire d’origine. Le cinéma y est vu et vécu comme une démarche identitaire d’auto affirmation du « latino-américain », un instrument en vue de restaurer le projet d’unité continentale de Simón Bolivar et de José Marti. Les textes fondateurs de l’unité continentale tels « La Patria de todos » et « Nuestra América », signés respectivement par ces deux figures de l’histoire latino-américaine, inspirent clairement ces mouvements qui se réapproprient un certain nombre de leurs expressions dans leurs manifestes et réflexions théoriques.
19A la fin des années 1970, la production cinématographique mondiale que l’on englobe sous le titre de « cinéma politique » ou « militant » montre des signes d’essoufflement et va traverser une crise profonde. Les années de l’utopie commencent à s’estomper : « …échec du printemps de Prague, échec de Mai 68, échecs latino-américains, échec de la révolution culturelle chinoise […]. On ne peut pas aujourd’hui arrêter de prendre en considération ces réalités, même si elles sont dures, quand on espère évaluer l’influence d’une théorie et d’un cinéma qui s’est proposé de contribuer à une “transformation du monde” » (Hennebelle, 1978, 70).
20Du côté de l’Amérique latine, la conjoncture difficile de l’époque a empêché les cinéastes de mener à bien le projet utopique d’une cinématographie continentale. Les coups d’État en Argentine et au Chili, la crise constitutionnelle au Brésil, les tensions politiques dans d’autres pays du continent ont coupé court aux perspectives d’intégration dont le nouveau cinéma se voulait porteur. Des instituts de cinématographie ferment alors au Brésil, en Colombie…, des fonds nationaux de soutien disparaissent avec le développement de l’idéologie néolibérale et des professions de foi en faveur des privatisations, sapant les bases des politiques cinématographiques dans plusieurs pays du continent. Les cinématographies nationales, le cinéma de la contestation et le cinéma d’émancipation sont en péril et disparaissent dans la plupart des pays. La plupart de ses auteurs partent en exil, certains sont assassinés. Au début des années 1990, la flamme de l’utopie s’est définitivement éteinte.
21Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix offriront, malgré cela, une production cinématographique très large, avec une grande variété thématique de genres et de contenus : des drames réalistes, des comédies et mélodrames aux films intimistes et historiques – au début de la décennie, la commémoration de l’anniversaire de la « Découverte de l’Amérique » est l’occasion pour certains cinéastes de réfléchir au sujet controversé de la conquête et de la colonisation du continent. C’est aussi le moment où émerge un cinéma sensiblement plus métaphorique, avec des films autour du thème du déracinement ou qui s’est attachent à démêler l’écheveau des questions universelles de la condition humaine – la folie et la marginalité, l’amour, la solitude, etc. Toujours hantés par les traces qu’y a laissé la violence politique, certains films se frotteront davantage à la frontière entre la métaphore et le réel. Le thème des relations de couple ou bien celui de la violence – traitée dans une optique de peinture sociale à travers par exemple le trafic de drogues, les conflits politiques, la survie dans la rue, enfin, la violence sociale d’un inframonde plongé dans la marginalité –, nourrissent également ce vaste paysage cinématographique.
22L’esprit collectif qui avait caractérisé la pratique et le discours des cinéastes se trouve remis en cause. Les cinématographies nationales seront désormais davantage associées à des noms singuliers de cinéastes qu’à des groupes ou catégories cinématographiques fixes : elles ne forment plus un ensemble cohérent. Nul ne prétend plus être représentatif d’un cinéma national. Les formes de production sont radicalement différentes, de même que les propos qui accompagnent et sous-tendent les films. Un horizon nouveau s’est ouvert, duquel sont définitivement exclus les dogmes et les certitudes d’autrefois.
23Il apparaît comme bien établi que de nouveaux éléments sont venus recomposer le paysage cinématographique. D’après Frodon, « pour la première fois de son histoire, c’est la planète cinéma qui change de taille et de forme » ; le passage de « l’héritage des engagements qu’on avait appelés “tiersmondistes” à l’essor de ce que l’on va appeler “mondialisation” » (2004, 14) constituerait la raison principale de ces changements. Pour autant, le chemin qui mène d’un univers de référence où le « tiers » (« tiers-monde », « tiers-cinéma ») occupait une place centrale à cette « mondialisation » aux contours flous n’est pas bien balisé et de multiples voies médianes le traversent.
- 2 Certains pays sont toutefois absents de cette cartographie cinématographique contemporaine. C’est l (...)
24La prétendue renaissance cinématographique qui se fait jour en Amérique latine à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000 n’est en réalité que le reflet d’une amélioration générale de la situation du cinéma dans le monde. Selon la préface du Guide pratique à l’usage des cinéastes du Sud, « l’examen approfondi de la production cinématographique au Sud confirme que depuis une quinzaine d’années, toutes zones confondues, un vérita ble redressement s’opère » (García, 2001, 8). Si, au début des années 1990, le cinéma en Amérique latine connaît encore des temps difficiles, la fin de cette décennie voit la relance d’une nouvelle dynamique de la production et l’émergence de démarches esthétiques assez singulières dans un certain nombre de pays. Malgré l’irrégularité du développement cinématographique, et malgré les particularités de ce développement d’un pays à l’autre, plusieurs d’entre eux partagent une vigueur cinématographique réelle alors même que les conditions économiques demeurent très difficiles dans la plupart des pays de la région2.
25Impossible, ici, de dresser un panorama exhaustif de la situation de chacun des cinémas nationaux du continent. Il est par contre envisageable de puiser dans cette information lacunaire des facteurs communs, susceptibles d’expliquer l’engouement que ces cinémas suscitent encore aujourd’hui. Tout d’abord, la création de lois de réglementation du cinéma et de fonds de soutien dans certains pays. Mis à part l’Argentine, le Brésil et le Mexique, que l’on considère traditionnellement comme des « géants » en matière de cinéma, d’autres cinématographies plus modestes ont également bénéficié d’une loi portant sur le cinéma (la Colombie, l’Equateur, l’Uruguay…). Ces réglementations se veulent évidemment une incitation à la production. Ensuite, grâce essentiellement au numérique, subsiste dans la plupart des pays une production sans appui industriel, parfois sans même l’aide de fonds nationaux, des films à petit budget, des films de jeunes cinéastes qui ne mettent en avant que leur seule expression créatrice. Enfin, les cinématographies du continent « latino‑américain » se trouvent désormais plongées dans un nouveau et singulier cadre international. Des festivals de cinéma consacrés aux cinémas d’Amérique latine émergent en Europe et aux États Unis, des organes de coopération cinématographique se mettent en place (Fonds de soutien), des coproductions avec les pays européens, stratégies fondamentales de leur « insertion » internationale, s’affirment et se généralisent en tant que modèle… En vertu de ce réaménagement des rapports géopolitiques Nord/Sud, les cinéastes d’Amérique latine entrent en dialogue et en négociation avec une multiplicité d’acteurs nationaux et internationaux. Quelle est en l’occurrence la nature de la relation qu’entretiennent aujourd’hui les cinématographies du continent avec la question lancinante de la quête identitaire ? Le cinéma contemporain est-t-il encore le lieu d’élaboration d’une spécificité « latino-américaine » ?
26Dans le cadre des expériences cinématographiques antérieures, marquées par une forte dimension politique, la quête identitaire nationale ou continentale pouvait se définir autour de quatre critères : l’affirmation d’un lieu d’énonciation – le sentiment d’appartenance à une réalité ou à un territoire, la réaction à un héritage cinématographique plus ou moins assumé, la réponse à une situation d’exclusion ou de domination, et la revendication d’une pensée et d’un projet esthétique visant la représentation de soi. Frappé soudainement d’obsolescence, ce schéma ne permet plus d’appréhender l’œuvre des « jeunes » cinéastes latino‑américains.
27L’unité esthétique ou politique qui fédérait les mouvements artistiques et cinématographiques des décennies précédentes ne sera plus que l’ombre d’elle-même. Aucune unité ne sous-tend plus la pratique cinématographique et aucun discours politique ou esthétique ne vient plus fédérer les cinéastes du continent. Il n’est plus question de sentiment d’appartenance à un groupe lié par un accord idéologique ou esthétique, mais d’une sorte d’affiliation à la profession. Le « cinéma latino-américain » est devenu le théâtre d’une multiplicité de tentatives individuelles, « de toutes les tailles et toutes les envergures » et qui « à la lumière de la globalité en vigueur, apprennent aussi bien à filmer qu’à négocier sur le marché planétaire » (Quintin, 2004, 188).
28Quant aux films, chacun met en œuvre, selon des modalités différentes, un regard singulier sur la réalité. Même si ces œuvres restent attachées à un environnement historique ou intime – un espace qui peut révéler le lieu d’énonciation –, les récits s’insèrent d’abord dans des démarches esthétiques personnelles, détachées d’une quelconque dimension nationale et continentale. On peut citer, parmi d’autres, les films des Argentins Lucrecia Martel, Pablo Trapero, Adrian Caetano, Lisandro Alonso, des Chiliens Sebastian Lelio et Matias Bleizer, des Mexicains Carlos Reygadas, Ruben Imaz, Francisco Vargas et Amat Escalante, du Colombien Ciro Guerra, de l’Equatorien Mateo Herrera…
29Le cinéaste brésilien Orlando Senna envisage, depuis le milieu des années 1990, une fin de décennie caractérisée par la projection sur les écrans du monde d’un art « intimiste ». L’importance attribuée aux histoires personnelles, à une sorte de retour du sujet – à la subjectivité filmique – à laquelle les situations quotidiennes redonnent un sens inédit, s’accorde avec le refus des grands sujets historiques et sociaux et de la prise de position politique. Loin de la quête identitaire « latino-américaine », les auteurs et leurs films renvoient d’abord à un univers personnel et se montrent « plus soucieux de dispositifs fictionnels que de couleur locale ». Le repli de la tendance à considérer le film comme le reflet de données empiriques de la réalité s’accompagne d’une revalorisation de la dimension créatrice et d’une attention accrue portée à l’écriture filmique. La génération de 1990 (née par conséquent dans les années 1970) se définirait par « … une attention sourcilleuse portée à tout ce qui concerne l’expression individuelle, une soif d’identité et d’auto‑référence telle que je n’en ai jamais rencontrée dans une autre génération. Cette préoccupation personnaliste […] rend plus difficile l’action de groupe, la création collective, les mouvements d’avant-garde… » (Senna, 1995, 23).
30Dans ces récits, le recours à des histoires personnelles mêlant l’intime à l’univers social (travail, chômage, amour, solitude, etc.), la mise en scène de personnages déclassés, d’ouvriers, de familles de la classe moyenne déchues, d’adolescents sans perspective, exprime un rejet de la spectacularisation cinématographique mise en œuvre par un certain « cinéma dominant ». C’est dans cette dissidence que résiderait en définitive l’unité de certains cinéastes de la jeune génération en dépit des nuances liées à l’héritage de chacun, mais ils ne cherchent plus, à l’instar de leurs prédécesseurs, à modifier le monde ni même leur pays d’origine. Ces histoires personnelles ont cela de commun qu’elles articulent souvent une esthétique à la fois minimaliste et anti‑conformiste. Le réalisme, c’est-à-dire la construction naturaliste de personnages dans un univers fictionnel plus sobre, trouve à l’heure actuelle un espace important.
31Si la thématique nationale ou plus largement « latino-américaine » était une préoccupation fondamentale pour les cinéastes des années 1960 et 1970, la tension s’inscrit aujourd’hui davantage dans la composante local-global. Se libérant de l’idée de nation et de continent, l’identité devient multiple, fluctuante. Une redéfinition aussi bien du lieu d’énonciation – en tant que lieu davantage individuel et détaché du pays d’origine – que du sens du politique, est à l’œuvre dans les démarches des « jeunes » cinéastes latino-américains. La sphère du politique n’est plus uniquement attachée à une entité collective – le pays, la nation ou le continent – mais à une réflexion personnelle et critique sur le monde.
32Les cinéastes contemporains refusent dans leur grande majorité les catégories dérivées du schéma dualiste qui opposait traditionnellement le « propre » à « l’étranger », l’« authentique » (le « local ») au « faux » (« l’international »). Ils craignent plutôt qu’ils ne revendiquent l’effet de marginalisation qu’implique l’expression générique de « cinéma latino‑américain ». Il faut sans doute y voir la volonté somme toute naturelle de se démarquer des clichés attachés à l’image du « cinéma latino-américain » ou, le cas échéant, des cinémas nationaux, des représentations qui ont assigné et cloisonné les cinématographies du continent dans le champ du cinéma politique. Le rejet de l’appartenance à une « latino-américanité » renvoie au rejet d’un regard englué par les stigmates du passé colonial.
33Sur la carte du monde, l’expérience esthétique et politique d’appartenance à un territoire national ou continental semble donc s’effondrer. Le contexte de création ne se définit donc plus seulement à partir des frontières nationales ou continentales. Ce n’est plus exclusivement l’espace géographique et culturel qui conditionne l’auteur, mais le sentiment « d’habiter » une contemporanéité. La sensibilité contemporaine s’apparente à une expérience personnelle et artistique emprunte d’une sorte de cosmopolitisme et dont le lieu d’énonciation se serait détaché des appartenances nationales ou ethniques pour se faire davantage individuel, générationnel, familier…
- 3 Entretien avec Gonzalo Justiniano, traduit par nos soins, réalisé le 5 décembre 2002 à La Havane lo (...)
34« Je crois qu’au-delà d’un concept spatial, il s’agit aujourd’hui d’un concept de temps : nous partageons le même temps, la même époque. C’est un espace mental, un territoire très ouvert », affirme le cinéaste chilien Gonzalo Justiniano3, alors que le poète antillais Bruno Peinado (2004) se dit pour sa part convaincu qu’un auteur écrit aujourd’hui en présence de toutes les langues du monde, même s’il ne les connaît pas ; le « Tout Monde » d’un artiste « qui œuvre en présence de tous les langages, de toutes les pratiques, dans un formidable chaos où toutes les cultures ont besoin de toutes les cultures ».
35Cette expérience contemporaine renvoie à une mobilité sociale, culturelle et géographique plus grande qu’à n’importe quelle époque précédente. Il s’agit ici non seulement d’une mobilité spatiale des individus et des œuvres, mais aussi d’une mobilité que l’on pourrait qualifier de « virtuelle », c’est-à-dire n’impliquant pas nécessairement de déplacement physique mais l’accès illimité à des images, discours et pratiques culturelles de tous les horizons. Cette ouverture suscite un sentiment d’appartenance au monde, un monde « transfrontalier » dans lequel le territoire d’origine semble, même si ce n’est qu’une illusion, s’effacer. Il est peut-être possible d’élargir la réflexion du brésilien Ortiz (1998) sur l’imaginaire collectif international populaire au champ artistique et cinématographique. Existe-t-il un imaginaire partagé par les cinéastes et les artistes de plusieurs nations et continents, situés dans des lieux éloignés les uns des autres, qui serait le produit d’un mouvement global de déterritorialisation ?
36Le cinéma se distingue de la tradition artistique en ce qu’il se détermine comme une pratique par rapport au réel. Il est une projection d’une trace de la réalité : des êtres réels s’incarnent plus ou moins à l’écran. L’image filmique contient une représentation du paysage physique, d’un temps, d’une modernité. Dans son dialogue avec Jean Luc Godard, Youssef Ishaghpour confie : « Il y a dans le cinéma cette dimension d’historicité que les autres arts n’ont pas. C’est pour cela que, comme vous avez dit, même tout film de fiction est métaphorique par rapport à l’histoire, parce que c’est une trace du dehors […] cela existe même si les films ne le savaient pas » (2000, 68). Cette historicité, qui peut aussi se comprendre comme une expérience du réel, peut toutefois se trouver circonscrite par les limites de l’individu, ou bien par la clôture abstraite du territoire, de la nation, du continent.
37La dialectique cinéma/mémoire est déterminée par la nature même du cinéma, sa spécificité par rapport à d’autres formes de récit et d’autres arts. Certains films de fiction contemporains proposent de passer au crible un moment de l’histoire nationale qui a laissé des traces chez les jeunes générations – celle des dictatures en Argentine et au Chili notamment. Si des films comme Machuca, du Chilien Andrés Wood et Kamchatka, de l’Argentin Marcelo Piñeyro, recréent ou reconstruisent, souvent du point de vue des enfants, ces convulsions de l’histoire, il est plus rare de retrouver des démarches qui problématisent les traces que cette histoire a laissées dans le présent. L’un des rares films à s’attaquer à cet aspect des choses est Los rubios, de l’Argentine Albertina Carri, dans lequel la réalisatrice revisite les lieux et la mémoire de ses parents, absents, engagés dans l’opposition et qui ont subi la répression de la dictature.
38Si ce tour d’horizon rapide d’expériences cinématographiques contemporaines a pu montrer combien le lieu d’énonciation a évolué vers un rejet de l’appartenance nationale et continentale comme principe fondateur de la pratique artistique, il révèle aussi à quel point le questionnement identitaire se trouve déterminé par le lieu de sa formulation. La pratique cinématographique inscrite dans un contexte international ne partage pas toujours les mêmes interrogations et les mêmes préoccupations que celle qui n’a pas franchi les frontières locales ou mêmes nationales.
39Le « modèle » de production transnational d’un nombre important de films reflète une intégration économique et culturelle dans l’« espace-monde » qui récuse les anciennes limites qui définissaient l’origine d’un film ou d’une cinématographie. La nouvelle conception relationnelle, comme l’appelle Mattelart (1996), suppose donc de nouvelles formes d’interaction entre le local, le national et le transnational.
40Ne serait-ce pas aussi la « nationalité » des films qui se trouve mise en cause dans cette nouvelle « planète cinéma » ? Nous paraphrasons ici Creton quand il se demande si la nationalité du film a encore une signification ou encore « Quelle place la référence à une identité nationale ou régionale peut-elle encore garder ? » (1997, 115). Peut-on encore parler d’un cinéma latino-américain, argentin, brésilien, mexicain à l’heure où les œuvres sont pensées pour un marché mondial ? Alors que le paradigme du lieu d’énonciation fondé sur le canevas langue, culture nationale et cinéma est malmené par les nouveaux modèles de production, c’est la définition même de « cinématographie latino-américaine » qui se trouve battue en brèche.
41Le lieu d’énonciation « latino-américain » déborde aujourd’hui largement sa stricte assignation géographique. Le terme générique de « cinéma latino-américain » renvoie à un lieu d’expression élargi à l’échelle continentale qui peine à rendre compte de la complexité des situations d’énonciation à l’œuvre dans le processus de création : des cinéastes exilés, des cinéastes en déplacement permanent, des cinéastes qui restent dans leur pays d’origine mais qui participent à un système de production international, chacun d’entre eux pourrait représenter un maillon emblématique de cette cartographie cinématographique contemporaine.
42Il est vrai que cette perpétuelle ambiguïté de la question identitaire bouscule quelque peu les postulats du lieu d’énonciation latino-américain. Cela renvoie à la question formulée par García Canclini (2002) quant à ce que signifie être « latino‑américain » aujourd’hui, au début du xxie siècle. Si le « latino‑américain » est un espace multiple, il l’est aussi, entre autre, du fait de ces multiples formes de représentation cinématographiques qui caractérisent les cinémas contemporains de ce continent.