1La notion de territoire ici, en France, résonne comme celle d’une promesse d’un espace à investir, à aménager, à paysager, à transformer en un sens en pays sage. Mais il est d’autres lieux où les territoires sont les signes que les pays ne peuvent encore advenir comme paysages. Les territoires sont quadrillés, occupés, emmurés, en guerre, les paysages essaient bien de camoufler la violence latente, mais elle ressurgit comme peut ressurgir la mémoire d’une histoire insue.
2Depuis de nombreuses années une artiste israélienne, Ilana Salama Ortar travaille sur cette mémoire insue et sur les traces qu’elle inscrit malgré tout dans les territoires paysagés ou abandonnés, dans les corps qui la portent. Dans ce texte, j’aimerais montrer comment le travail de l’artiste devient alors une démarche qui s’apparente à celui des historiens lorsqu’ils acceptent de travailler avec des traces ténues, des silences et des indices, afin de dévoiler ce qui a été trop bien recouvert par l’archive trop abondante des institutions de pouvoir. L’artiste dans une sorte d’archéologie se donne les moyens de fouiller des terrains vagues, de prendre des photos aériennes, de recueillir des paroles jamais prononcées de Palestiniens amers, déçus, en colère, mais aussi d’Israéliens désorientés, déçus eux aussi mais qui osent encore espérer.
3Ces paroles produisent une « connaissance du passé qui ressemblerait (...) à l'acte par lequel, à l'homme au moment d'un danger soudain, se présentera un souvenir qui le sauve » (Benjamin, 1991, 342).
4« Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celles dont nous faisons partie nous-mêmes » (Benjamin, 1991, 340). Dans ce rendez‑vous mystérieux, une critique subjective du sionisme devient possible, sans animosité inutile, sans penchant à la haine de soi, peut-être seulement ce penchant à l’auto‑subversion qui caractérise tout être en mouvement. Face au temps « homogène et vide » de la routine, le temps hors de ses gonds de la révolte artistique peut prendre place et donner une nouvelle lecture du territoire en le démultipliant en territoires.
5Je me suis arrêtée sur deux territoires jumelés par la volonté de la puissance publique et de fait reliés dans la cartographie intime de l’artiste et dans l’espace du territoire méditerranéen : Haïfa et Marseille. Deux villes, deux ports, deux espaces investis par l’artiste dans la quête d’une histoire à venir. L'histoire ici persistera « à jouer de l'ambivalence de son nom : l'expérience vécue des hommes, son récit fidèle, sa fiction menteuse et son explication savante » (Rancière, 1992, 11). Il s’agit d’ailleurs peut-être déjà de proposer une historiographie de cette histoire, car depuis 1999, depuis dix ans, d’autres dispositifs artistiques se sont déployés que nous n’évoquerons pas ici, dispositifs ancrés dans cette histoire constamment prise dans les filets des après coup non travaillés d’un passé qui laisse des traces terribles.
6Ici le travail d’analyse se fera descriptif. Décrire pour ne pas rendre illisible la démarche de l’artiste qui a inventé son dispositif d’enquête et de savoir. Comme si les rôles s’inversaient et qu’il ne s’agissait pas de rendre scientifique le regard porté sur l’artiste mais de montrer comment le travail de l’artiste est déjà en lui‑même un travail de sciences humaines. C’est en effet en inventant un nouveau dispositif d’enquête, qu’elle vise à faire tenir ensemble des mémoires qui s’excluent sur un territoire qui demeure, malgré tout, partagé. Un « laboratoire » de mémoire où la démarche artistique est nourrie d’enquêtes savantes, de concepts philosophiques, d’une quête qui finalement est fort proche de la quête d’un chercheur que l’on dirait « engagé ». Il s’agit alors non de redoubler cet engagement, non de l’affaiblir par une neutralisation axiologique qui serait mal venue, mais de montrer comme l’art devient alors procédure de savoir. Nous sommes de fait au plus près de questions actuelles d’historiens qui affirment qu’il ne suffit pas de prouver mais aussi d’éprouver les savoirs. L’épreuve comme travail de l’émotion au centre de la démarche qui permet de nouer art et savoirs savants. Georges Duby déjà conseillait aux historiens d'avoir du « flair » pour « ne point se perdre tout à fait dans l'insaisissable » des « corrélations inextricables, intermittentes entre des phénomènes imparfaitement circonscrits et qui se diluent au sein de chronologies indécises » (Duby, 1989, 78). Il comparait alors le travail de l'historien à celui du détective. C’est bien en détective que l’artiste ici s’est approprié le territoire.
- 1 Sur ce point je me permet de renvoyer à mon dernier ouvrage, Sophie Wahnich, Les Emotions, la Révol (...)
7Mais quelle que soit la procédure adoptée, quelle que soit la lourdeur des processus d’accréditation, on ne peut abolir l'irréductibilité d'un sens vacillant, vacillement qui se situe en amont de la production artistique ou historique, dans la délimitation de l'objet et des archives qui permettent d’y accéder, de le construire, vacillement qui se situe également en aval de la production au moment de sa mise à disposition du public. Georges Duby connaissait bien les Cathédrales, mais il avait aussi beaucoup travaillé sur Pierre Soulages, avec Pierre Soulages. C’est fort de ces expériences qu’il savait combien la quête est nourrie de ce vacillement. Les vitraux de Conques sont noués à des souvenirs d’enfance mais c’est le bâtiment qui doit permettre de déborder les premiers affects dans une analyse objective qui permet de penser une modernité du vitrail qui lui soit en accord. On retrouve alors sur un autre mode le désir « personnaliste » de savoir et d’histoire qui caractérise aussi bien des historiens que des artistes quand « engagement existentiel et vérité sont les deux termes essentiels » (Hartog, 2007, 19) qui viennent souligner la dignité et la responsabilité induite par ces métiers d’historien. Non pas seulement établir des faits et des procédures d’accréditation mais effectivement assumer une quête de vérité indissociable de l’existence. On comprendra que c’est peut-être l’artiste qui devient l’historien et l’historien qui doit pour en rendre compte accepter une écriture qui renonce à certains canons de l’académie. Le plus souvent les inventions littéraires, théâtrales, cinématographiques, lyriques se font explicitement dans une disjonction avec le sage discours scientifique et obligent à penser les produits sensibles ou politiques issus des savoirs historiques comme des produits dérivés. Il s’agit sans vouloir confondre les genres, d’accepter de redonner à l’interrogation littéraire, sa noblesse au cœur du discours savant1.
- 2 On peut penser bien sur à la « thick description » de Clifford Geertz dans The Interpretation of Cu (...)
8La description n’est pas alors naïve, elle n’est pas simple enregistrement neutralisé mais habitée de ce désir de comprendre une démarche à l’aune de celles qui ont été si bien intériorisées par l’historien de métier. La description se veut dense2, dense d’un savoir sur les sciences humaines et sociales qui conduit à les retrouver dans ce travail artistique. Car il s’agit bien pour l’artiste de rechercher « la hiérarchie stratifiée des structures signifiantes » et pour l’historienne d’accepter en décrivant le travail de l’artiste de les laisser affleurer dans ce travail même. « La première manière dont l’homme tente de comprendre et de maîtriser le “divers” du champ pratique, est de s’en donner une représentation fictive. [...] La structure narrative fournit à la fiction des techniques d’abréviation, d’articulation et de condensation par lesquelles est obtenu l’effet d’augmentation iconique que l’on décrit par ailleurs en peinture et dans les autres arts plastiques » (Ricœur, 1986, 246).
- 3 Parole recueillie et retravaillée par l’artiste, juin 1997.
9« Haïfa ? personne ne peut me raconter ce qu'il y avait sur place il y a quarante ou cinquante ans. Je me promène avec mon chien et je vois beaucoup de bâtiments détruits, des murs seulement. Et j'ai voulu savoir qui y habitait et on m'a dit que c'était un village arabe. Il y a aussi, tout près de ma maison, une petite école et, auprès d'elle, une église qui ressemble à un cimetière. Personne ne sait au juste ce qu'il en est, pourtant c'est une église très ancienne, elle doit dater de cinq siècles ou plus, mais personne ne voulait y rentrer car qui sait ce qu'il y a à l'intérieur, et allez savoir qui s'y trouve là, sous terre. Puis il y a aussi des pierres tombales. Autrefois, c'était un village arabe. Tous ont fui à cause de la guerre. Voilà. Au printemps, il est difficile de voir quoi que ce soit parce qu'il y a de l'herbe, mais maintenant on voit, car il y a des traces de maisons et de monuments, mais il n'y a plus d'habitants, c'est un lieu vide. Dire qu'autrefois, il y avait là de la vie, des mariages et que beaucoup de gens y vivaient. Où sont-ils maintenant ? Et eux pensaient que toute leur vie ils vivraient là, avec leurs enfants, et que ce serait bien et soudain rien. C'est comme la situation maintenant, nous pensons que nous sommes chez nous, dans notre pays mais moi non plus je ne sais pas ce qu'il en sera dans cinquante ans, ce qu'il en sera de mon fils dans ce pays. »3
10Ainsi parle un photographe, immigrant de Kharkov, d’environ 45 ans. Il a pris la parole dans une cellule conçue à cet effet. Faire parler les gens sur ce qu’ils pensent de la ville où ils vivent. On est en 1997.
11Quatre ans auparavant les accords d’Oslo avaient ouvert une ère d’optimisme, mais aussi de dénégation des problèmes réels d’affrontements entre toutes les composantes sociales et politiques israéliennes. Puis l’espoir avait laissé place au plus grand désarroi encaissé comme une claque mais vite métabolisé par la vie quotidienne, un éternel présent, le sentiment de l’urgence si prégnant en Israël qu’il semble autoriser chacun à renoncer à réfléchir à ce qu’il faudrait faire pour reprendre en main les rênes d’une histoire commune. Le 4 novembre 1995 Yitzhak Rabin avait été assassiné par un jeune juif extrémiste et les élections du printemps 1996 avaient donné le pouvoir à son opposant Benjamin Netanyahou. Le journal Ha’aretz expliquait très régulièrement que depuis les accords d’Oslo qui avaient conduit des Palestiniens de Gaza à danser sur la plage, les choses ne s’étaient pas améliorées mais aggravées pour les Palestiniens (Hass, 2000). En 1997, le vertige est grand et les repères labiles. Où sommes‑nous demande ce photographe ?
- 4 Toutes les photographies reproduites sont issues de l’ouvrage d’Ilana Salama Ortar, 2005, Le camp d (...)
12Le jour de l’indépendance, en traversant le jardin de la mémoire dans la ville qu’il habite, il avait accepté de prendre place dans une installation constituée d’un dispositif très simple : une structure en bois de 2m x 2m x 0.50 cm, conçue par l’artiste italien Michelangelo Pistoletto et dont l’usage dans ce lieu public, ce jour‑là avait été imaginé par Ilana Salama Ortar. Elle proposait aux visiteurs de regarder des images liées à l’histoire de la ville et de parler. Ce lieu de prise de parole était en tension, pris entre la dimension publique des individus et leur perception intime. Ils prenaient place dans un espace vraiment public, un jour vraiment public, jour de la fête nationale israélienne, étaient amenés par les choix d’images à parler de la vie publique ou de l’espace public, mais selon les dires d’un architecte qui y avait lui-même pris place, la structure induisait l’intimité : « Bien que ce soit un objet tridimensionnel, comme il est réduit en taille, il donne l'impression d'être un objet bidimensionnel. Une sorte de tranche de pièce à vivre. Cela fonctionne comme une image qui référerait à une pièce. En fait, on aurait pu étendre le banc et la table beaucoup plus et créer ainsi une grande tablée de Pâque. On est ici comme dans une tranche de dîner de Pâque »4. Ce sont ainsi des tranches de vie et des tranches de politique qui étaient ici servies au dîner. C’est dans cet espace de tension entre perception intime et enjeux publics de la ville qu’ont été conçues cinq installations sur le visible et l’invisible à Haïfa de 1995 à 1997.
Photographie n° 1 – Haïfa, vue sur le port et destruction des vieux quartiers en amont
- 5 Parole recueillie et retravaillée par l’artiste, juin 1997.
Crédit photo © Ilana Salama Ortar5
13Comme le photographe originaire de Kharkov, Ilana Salama Ortar se demande en regardant la ville, où elle est. Mais cette question n’est pas celle d’un nouvel arrivant. Elle est celle de quelqu’un qui ne sait plus. Elle ne sait plus, non pour avoir oublié, mais bien comme pour le photographe, pour n’avoir jamais su. Il est de plus en plus difficile de ne pas être troublé par ce manque. C’est ce trouble qui affecte la perception intime et publique de la ville à Haïfa.
14Les « bâtiments détruits », les « traces de maisons et de monuments », les villages désertés, « lieu vide » et sans vie, sont devenus de plus en plus présents. Il faut y aller voir, descendre des quartiers du Mont Carmel pour tenter de comprendre comment une masse noire et brillante est venue comme un ovni prendre place au cœur du Wadi nisnas, quartier ancien et populaire où l’habitat obéissait aux règles de l’iwan de l’architecture vernaculaire. Un habitat de pierre, caractérisé par une pièce centrale pour recevoir, une pièce ouverte sur la vie sociale et deux pièces latérales pour la vie privée et intime.
15Une grande partie du quartier arabe du Wadi nisnas a été rasé et laisse une longue bande de terrain vague où aucun bâti n’est encore venu remplacer l’ancien. Juste au-dessus, une masse géométrique imposante et recouverte de verre-miroir domine : « la tour des prophètes ». En allant aux archives municipales, en rencontrant des historiens de la ville, des architectes, en obtenant des photos aériennes du service de planification urbaine, on apprend que la conception de cette « tour des prophètes » remonte à la fin des années 1960.
16La municipalité de Haïfa avait alors décrété une restructuration urbaine. Ce bâtiment devait « prophétiser » une ville et un État fortement intégrés à l’ordre économique international. Sa construction fut retardée d’une dizaine d’années ce qui lui confère sans doute une part d’étrangeté fantomatique. L’immeuble construit en 1979, occupe le site de la plus ancienne villa palestinienne de Haïfa : la villa k’houry. Elle avait d’abord été murée dans les années 1960 et 1970, puis démolie.
Photographie n° 2 – Image d'archive retrouvée par l'artiste sur la destruction du quartier de la villa k'houri
Crédit photo © Ilana Salama Ortar
17Sous l’architecture scintillante de la tour moderne, est enfouie l’histoire d’un événement qui a joué un rôle stratégique crucial pendant la guerre de 1948. Ici, dans la « villa k’houry » ont eu lieu les combats qui ont scellé la victoire des « juifs » de Haïfa, et déclenché la fuite des civils « arabes » vers les pays limitrophes. La « villa k’houry » a été le dernier lieu de résistance palestinienne dans la ville. Le site de la tour actuelle est un repère symbolique où la mémoire et l’oubli sont soigneusement tissés. Qu’évoquet‑il encore aujourd’hui pour les Israéliens de Haïfa, Israéliens juifs et palestiniens ? Indifférence, ressentiment, fierté, culpabilité ? Que peuvent bien penser ceux qui n’ont pas vécu la guerre, et ont été nourris de ses mythes ?
18Pour Ilana, les matériaux documentaires qu’elle a rassemblés doivent devenir la matière d’un travail « public », « objectif », « ouvert à l’interprétation et au débat ».
19« L’ambiance du quartier autour de la tour des prophètes est agressive, tendue. L’implantation de ce bâtiment dans un site ancien a créé une cassure dans la trame urbaine. La population mélangée ne trouve pas les moyens de se parler. Pourtant et d’une manière surprenante, dans le centre commercial, un équilibre humain se rétablit. Les activités et les expressions chassées de la rue se déroulent à nouveau à l’intérieur, dans le dédale des rues-corridors trottoirs qui relient les boutiques et les magasins. Dans ce non-lieu de la galerie marchande, la population du quartier trouve les débuts d’un langage commun. Le centre commercial fonctionne sur la base d’une négation de l’histoire, mais c’est paradoxalement là que la diversité vivante de l’histoire peut être mise à disposition du public »6.
20« Ici, toutes les identités, toutes les expériences historiques, peuvent coexister sous un même toit – ou être oubliées, refoulées, recouvertes par l’écran de la marchandise. C’est un site où le destin de la ville, et par extension, de la région entière du Moyen Orient, peut basculer. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’intervenir précisément dans le centre commercial, d’y vendre ma marchandise ». « Vendre » veut alors dire « étaler sur un plan de stricte égalité tous les points de vue historiques, toutes les couches sous-jacentes à la situation présente ». Le carambolage des temps devient la matière de son installation. Des collages juxtaposent documents d’archives, imaginaires graphiques et photographies du présent. Encadrés d’une manière systématique, ils ont balisé un chemin dans ce labyrinthe de consommation. Les déplacements d’une boutique à l’autre devenaient un voyage délibéré à travers l’histoire dans des va et vient incessants du passé au présent. Un petit plan de l’exposition permettait de jouer avec son itinéraire dans le centre commercial. Au gré de ses achats, ou au gré de son désir de comprendre.
21Les 16 écrans du video wall à l'entrée du centre commercial montraient des habitants de Haïfa racontant leurs usages de la ville et leur histoire dans la ville sur le mode du vidéo clip. Une carte de Wadi Nisnas en forme de photo aérienne, exposée à même le sol offrait le plaisir du jeu en particulier aux enfants du quartier. Ils cherchaient à retrouver leur maison. Le plaisir des enfants attirait le regard des adultes. Le centre commercial et l’exposition devenaient des espaces ludiques remplis de leur histoire vivante. Des objets‑souvenirs ont été « vendus » dans l’ensemble des boutiques du centre dans une logique touristique de la mémoire-marchandise, de l’histoire fétichisée. Mais c’est une double maquette représentant la villa k’houry enchâssée dans la structure transparente de la tour moderne qui l'a remplacée, qui a constitué la marchandise principale, réellement disponible pour être achetée. Les proportions des deux éléments reproduisaient de manière exacte les rapports d'échelle des deux bâtiments. Cette double maquette était exposée sur une table dans une boutique vide, comme un téléviseur 33 cm ou un modèle réduit de voiture de sport et elle était vendue comme un « package deal ».
22Le fait de vendre cette double maquette pouvait susciter au moins trois lectures de la part du consommateur potentiel. En l'achetant, il s'investissait dans l'histoire plurielle de la ville, voire du territoire qui porte aujourd'hui le nom d'Israël : il s'inscrivait dans la complexité du réel. En l'achetant, il s'éprenait d'un seul des deux éléments, pour l'exalter comme un symbole de son peuple opprimé ou triomphant : il affirmait une perspective identitaire. En l'achetant, il prenait possession d’un bien de consommation banal qui serait jeté au moment même où il cesserait d'être divertissant : il choisissait d'annuler l'histoire.
23L'ensemble de l'espace commercial comme espace neutre et internationalisé était ainsi ironisé par des formes plastiques qui amorçaient une subversion du confort commercial.
24L'environnement de la tour moderne, « neutre » en ce qui concerne les conflits historiques, donnait à l'individu la liberté de choisir. La miniaturisation du bâtiment et sa présentation temporaire dans un contexte commercial offraient la métaphore d'une disponibilité, d'une possibilité de changement physique et psychique. Cette double maquette était à ce titre un modèle artistique qui permettait d’échapper à la situation réelle. Ces maquettes ont aussi été fabriquées et vendues sous la forme de gadgets colorés plus propices encore à l’imaginaire : « Les miniatures peuvent être manipulées et devenir le support d’une expérience mentale, imaginaire. C’est l’occasion de regarder la réalité autrement et de parler avec autrui de cette différence de regard »7.
25Avec ce parcours ludique complexe, l’utopie du commerce comme commerce aussi bien des marchandises que des hommes et des idées avait été prise au mot dans l’ironie du jeu spéculaire mais aussi au premier degré du jeu parcours de la chasse au trésor de l’enfance. Le trésor à chercher était le dialogue, produit par ces déplacements du regard. Il s’agissait in fine d’aboutir à un déplacement du commerce des regards (Mondzain, 2003), un déplacement de ce qui était visible ou invisible, de ce qui était caché ou montré. Opérer par ce nouveau commerce un rééquilibrage des positions de chacun incarnant les multiples communautés et identités qui coexistent à Haïfa : « sunnites, orthodoxes, séfarades, protestants, catholiques, maronites et d’autres encore. Tous prennent part à la ville. Ils peuvent être complémentaires ».
26La Haïfa perdue est celle qui en 1954 pouvait offrir un univers familier à la famille Salama venant d’Alexandrie, cette autre grande ville portuaire cosmopolite, aux religions multiples et où la coexistence a longtemps été vécue comme harmonieuse. Cette harmonie est encore vantée par un agent d’assurance de trente-cinq ans le jour de l’indépendance en juin 1997 : « A mes yeux Haïfa est toujours un lieu égalitaire pour tous. C'est-à-dire que le clivage entre Juifs et Arabes n'est pas apparent à Haïfa. Il n'y a pas encore de guerre, il n'y a pas de différence encore. Les Arabes se mélangent aux Juifs et les Juifs se mélangent aux Arabes. Eux (les Arabes) se mélangent plus à nous (Juifs) que le contraire ». Mais l’optimisme affiché n’empêche pas le doute de s’insinuer. C’est donc aux « Juifs » d’aller rencontrer les autres s’ils tiennent à maintenir la fierté de vivre à Haïfa.
27Après la représentation de la double maquette dans l’espace « juif » du centre commercial, le travail a pris place dans un espace « arabe », comme substitut de la villa disparue. L’église/hôpital anglais a été bâti à la même époque et dans le même style que la villa K’houry (comportant un iwan, ou espace vide central, et un balcon qui ouvre sur la mer). Les deux bâtiments marquaient le nouveau centre de la ville à la fin du dix-neuvième siècle. L’église/hôpital anglais était le premier de la ville de Haïfa ; il servait d’hôpital « municipal », donnant des soins à tous les habitants de la région. Aujourd’hui, le bâtiment est utilisé comme dortoir pour des étudiants arabes et il appartient à l’Église protestante. Le pasteur Schada gère l’espace et a accueilli l’exposition de la double maquette, du grand plan du quartier Wadi Nisnas et de divers collages. La vidéo sur l’histoire du quartier et de la Tour des Prophètes a été diffusée sur un moniteur dans l’espace central.
28Ce déplacement de l’exposition a été l’occasion de déplacer le regard sur les stratifications historiques de la ville. De l’intérieur, le regard embrassait la double maquette installée sur un piédestal, la porte extérieure ouverte, une barrière de l’église avec une croix au sommet, un bâtiment vernaculaire en pierre et puis plus loin, le centre commercial qui tranchait dans le paysage. Les façades du bâtiment moderne en verre fumé, évoquaient une transparence refusée. Le bâtiment faisait obstacle à l’imaginaire d’un « avant ». La béance de fondations après la destruction volontaire, l’évidage des lieux, est pour Ilana Salama Ortar opacifiée par une matière qui triche le réel.
Photographie n° 3 – Installation artistique dans l'hôpital anglais du quartier arabe
Crédit photo © Ilana Salama Ortar
29Pourtant si cette masse géométrique pleine et opaque ne dit rien de la stratification, elle reflète les manques actuels du tissu urbain morcelé. La problématique d’une architecture néo-moderne qui par principe ne cherche pas à articuler les temps de l’histoire prend ici une signification symbolique et fantasmatique. Installer un bâtiment néo-moderne sur un tel site entraîne finalement ce bâtiment à devenir le fantôme de lui-même car ici l’histoire même invisible reste présente.
30Avec le coup d’œil proposé, cette présence invisible redevient lisible. La stratification verticale de l’urbain qui n’a pas obtenu les égards de l’archéologie urbaine, est devenue une ligne horizontale où les temps de l’histoire viennent se percuter : le présent de l’installation avec les maquettes mais aussi le passé de la villa k’houry, l’intrication des religions millénaires dans l’espace architectural vernaculaire, le présent et le projet porté par le monument opacifiant qui affirme « ne rien savoir de ce qu’il y avait avant ».
- 8 Parole recueillie et retravaillée par l’artiste, juin 1997.
31Enfin, en plaçant comme un clin d’œil, -il faut se regarder en face dans la glace le matin-un miroir sur le mur extérieur, le regard du visiteur peut capter en même temps le reflet de la tour dans le miroir et la maquette réelle placée à l’intérieur. « L’image reflétée sur le miroir est la réalité - le centre commercial - mais on le voit comme irréel, puisque c’est une représentation. L’objet concret qu’on voit - la maquette dans l’installation - réel par sa substance n’est plus la réalité car il n’est plus construit, il n’existe qu’en miniature symbolique. Mais dans l’installation il est devenu réalité ». Dans ce clin d’œil la représentation comme présence est devenue plus forte que la réalité. L’histoire des lieux devient palpable et le bâtiment réel impalpable. L’installation dans l’hôpital anglais avait procédé d’une quête de réciprocité des positions et des regards en guise d’égalité entre les cultures. Elle avait abouti à questionner la réalité de la présence, de l’absence et des fantômes de l’histoire. Or ces fantômes de l’histoire sous toutes leurs formes opacifiaient le présent. Il semblait devenir urgent de remanier toutes ces mémoires enfouies. C’est au même moment que le courant historiographique des nouveaux historiens israéliens commence à faire parler de lui (Greilsammer, 1998). C’est à ce moment que l’on prend conscience aussi des affrontements mémoriels et de la difficulté à savoir ce qui se joue dans la sempiternelle injonction du souvenir. Deux jeunes hommes, l'un photographe, l'autre graphiste semble étouffer sous ce mémoriel sans fin et l’expriment dans ces termes le jour de l’indépendance. « En Israël, nous sommes immergés dans la mémoire, au quotidien, à chaque moment de notre vie. Nous commémorons la veille du jour du souvenir et le jour du souvenir et le jour de la Shoah et le souvenir de Tich'a Bé’av et chez les Palestiniens il y a la mémoire de la Nekba et la mémoire du jour de la Terre et la mémoire de l'Intifada et le souvenir de Sabrah et Chatilah et le souvenir et la mémoire... »8.
32La rue Hassan Shukri est une longue avenue qui relie la ville basse et la ville haute sur un plateau intermédiaire entre la baie portuaire et les collines. Du fait même de la topographie des lieux, cette rue fonctionne à la fois comme un interstice entre la population dite « arabe » et la population « juive », et comme un centre administratif. C'est dans cette rue que l'on trouve la plupart des bâtiments officiels de l'époque du mandat britannique, la mairie actuelle et les bâtiment officiels de l'État, les locaux du parti travailliste, le Commissariat central, le centre commercial de la Tour des Prophètes et le jardin de la mémoire qui commémore l'indépendance d'Israël. Socialement cette rue fonctionne comme un point de suture et de rencontre entre populations diverses. La classe ouvrière juive, la communauté arabe chrétienne, la communauté arabe musulmane, les immigrants récents venus de Russie et depuis peu une population gentryfiée qui reconquiert le centre y ont constitués des quartiers mitoyens. On retrouverait à l'échelle d'une rue la diversité occultée par l'opposition simpliste juif/arabe portée justement par les institutions de pouvoir qui y fonctionnent comme repères urbains. Une situation aussi paradoxale souligne le fossé qui peut séparer la conscience individuelle, intime de la ville et sa fonction objective et officielle. Ce paradoxe détermine ici la qualité de l'espace public, un espace public sous tension constamment dans la retenue des gestes.
33Sur ce site Ilana Salama Ortar a tenté un « memory game ». Il s'agit bien d'un jeu avec des joueurs qui comme on dit, acceptent de jouer le jeu. Mais il s'agit aussi du jeu de la mémoire individuelle et collective.
34A chaque extrémité de la rue, d'un côté la mairie, de l'autre « la tour des prophètes », l'artiste a installé des vues aériennes du territoire qui indiquaient la localisation de chacun des bâtiments officiels de la rue. Ces photos ont été transformées en petits plans proches de ceux qui peuvent être distribués à des touristes en visite mais pouvant renvoyer également à l'imaginaire des jeux dit de société qui présentent un plateau cartonné sur lequel on va déplacer des pions. Sur ces plans on trouvait le titre suivant : Centre, Interstice, Pont/ La rue Hassan Shukri, Haïfa, Israël, avant et après 1948. D'emblée la question de l'historicité des lieux urbains était posée. Autour des vues aériennes, des mini-kiosques ont été disposés fournissant de l'information sur les différents bâtiments. Chaque kiosque fournit deux représentations photographiques du bâtiment et de son site, l'une très officielle extérieure et générale, l'autre un détail plus intime. Enfin ces photos ont été imprimées en petit format afin que chaque joueur puisse choisir de s'en emparer pour répondre à un questionnaire distribué où il pouvait coller les photos de son choix et répondre à trois questions apparemment très simples : Qui êtes-vous ? Avez-vous une histoire intime à raconter à propos d'une expérience que vous auriez vécue dans la rue Hassan Shukri ? Ce lieu est-il associé à d’autres lieux analogues ? La procédure de récolte de données est sommaire, joue sur des recettes éprouvées du travail sociologique sur la mémoire (Lavabre, 1994), faire parler à partir d'images plutôt que d'une manière directe, faire parler sur des lieux plutôt que sur des personnes, remettre en situation la mémoire sollicitée. Il est certain que cette procédure a trié la population de joueurs. Il n'empêche que des énoncés importants ont pu être collectés constituant le jeu de cartes de la mémoire de la ville, jeu ouvert et constamment remanié dans la contradiction des différents points de vue collectés. Ainsi se réalisait une histoire démultipliée de la ville par juxtaposition de témoignages. Ce n’était plus la présence de l’invisible qui était travaillé, mais l’articulation des silences, des non-dits et des phrases recueillies.
Photographie n° 4 – Kiosque d'information artistique pour le memory game
Crédit photo © Ilana Salama Ortar
35Judah et Alex sont d’anciens combattants de la prise de la villa K'houry en 1948. Ils appartenaient au régiment religieux dans la guerre de 1948. Après avoir choisi la photographie des maquettes, ils racontent des souvenirs de guerre : « Haïfa a été gagnée le 22 avril 1948. C'était la Pâque juive. Ce soir là nous n'avons pas parlé de l'exode des juifs quittant l'Égypte mais de l'exode des arabes quittant Haïfa. L'une des batailles cruciales qui ont pris place dans cette zone d'interstice a eu lieu dans la villa K'houry. Nous, c'est-à-dire le régiment religieux, étions responsables de toute la zone qui correspond à la rue Hassan Shukri. Nous avons pris position au 17, 19, 21 et avons attendu l'heure H. La villa K'houry était un bâtiment de pierres entouré d'un mur de clôture assez haut. Les artificiers ont installé une bombe derrière le portail de métal qui a immédiatement explosé. Le troisième étage était fait de bois et de tuiles. Notre second régiment s'est engouffré dans la maison. Ils firent des efforts pour avoir le dessus et nettoyèrent chacune des pièces. Nombreux sont ceux qui ont avancé sous les balles des soldats iraquiens. Isaac Hartmann, l'un de nos camarades a été tué dans ce combat.
- 9 Texte recueilli sur questionnaire du memory-game, décembre 1995.
36Le commandant a finalement décidé de brûler la maison avec des cocktails Molotov. Quand les soldats arabes ont réalisé qu'ils avaient perdu la bataille, ils ont cherché à s'échapper par les escaliers menant au port. Quelques-uns, mais peu nombreux succombèrent encore sous nos balles, d'autres se rendirent et les autres réussirent à prendre un bateau pour le Liban »9.
- 10 Texte recueilli sur questionnaire du memory-game, décembre 1995.
37Un enfant palestinien ayant choisi une image du jardin de la mémoire et des rues qui le bordent avait répondu dans ces termes au questionnaire : « Je m'appelle Amir Halil. Je suis un enfant arabe qui vit dans l'État d'Israël. Je suis un déraciné du village de Biram. Je fais mes études au Lycée Saint-Jean qui se trouve à côté de la rue Hassan Shukri. Dans ma classe j'ai des amis de Haïfa, de Galilée, d'Oussfia et de Daliat el Carmel (deux villages druzes). En 1948 on avait un très beau village qui s'appelait Biram. Un jour des soldats de l'armée sioniste nous ont fait sortir de là-bas et on ne nous a jamais rendu notre terre. On demande que vous nous le rendiez et j'espère qu'on y retournera »10.
38Gan Hazikaron, l’architecte du jardin de la mémoire, choisit l’image de ce jardin qui symbolise pour lui le centre de la rue Hassan Shukri. Il raconte ainsi l’histoire de « son » jardin.
- 11 Texte recueilli sur questionnaire du memory-game, décembre 1995.
39« La municipalité et le gouvernement se disputaient l'espace foncier de ce parc. Quand Abba Hushi eu vent de rumeurs sur la décision d'y construire des bâtiments de bureaux pour le gouvernement, il m'a rappelé et m'a ordonné de réussir un coup politique en réalisant les plans d'une sorte de “central park”, ici dans cette zone surpeuplée voisine du mont Carmel. Le quartier était alors occupé par des milliers de nouveaux immigrants vivant dans de très mauvaises conditions et le jardin fut le seul endroit dans lequel ils purent respirer du bon air et se détendre »11.
40L'ensemble des cartes produites par chacun des joueurs constituèrent, en jouant sur le double sens en Français du mot carte, une cartographie de la mémoire de chacun des joueurs prise dans une cartographie des lieux de mémoire. Mais ces derniers ne cernent pas les contours d'une nation, ils font surgir sous les monuments officiels des souvenirs construits dans l'écart d'une histoire déchirée.
41L'émotion mise en œuvre dans la démarche ressortait à la fois de l'esthétique reposant sur la qualité des images, des kiosques et des plans, mais elle ressortait aussi de ce qui coordonne le rapport subjectif et singulier entre un présent disponible et l'inactualité de sa mémoire. Ce qui revient intact par le biais d'une sensation. On est alors dans une esthétique plus littéraire celle de l'exploration du « temps retrouvé » proustien ou encore celle du temps réinventé car le jeune lycéen n'a à l'évidence pas vécu 1948 et en parle comme d'une expérience propre. Les régimes d'articulation entre mémoire et récit des événements, entre historicité générale et historicité communautaire, comme par exemple la coupure de 1948 telle qu'elle a été vécue ou racontée et incorporée par les habitants actuels de Haïfa, sont ainsi donnés à lire dans des phrases très simples qui peuvent prendre place dans l’économie de la feuille de jeu. Cette cartographie de la mémoire appréhendée dans la tension intime/public a fait l'objet d'une exposition qui donnait les résultats d’un travail d’archéologie urbaine à la fois ludique et grave.
42La dernière installation qui est venue poursuivre l'interrogation ouverte par les traces urbaines, a pris place dans le jardin de la mémoire, le jour de la commémoration de l'indépendance d'Israël. Alors que l'artiste pouvait rester à distance dans le jeu de la rue Hassan Shukri et que chaque joueur jouait finalement seul tant que les cartes n'étaient pas réunies, la question du dialogue et de l'échange est revenue tarauder Ilana Salama Ortar. L'imaginaire du politique rencontrait fantasmatiquement celui du dialogique comme sa forme achevée. Alors elle a dialogué ou elle a demandé aux gens de se parler dans « l’objet en moins » de Pistoletto, elle a pris en photo des « tableaux vivants » où ce qui était à voir était en fait invisible, le verbe retrouvé.
- 12 Parole recueillie et retravaillée par l’artiste, juin 1997.
- 13 Parole recueillie et retravaillée par l’artiste, juin 1997.
43L’imaginaire d’une mixité heureuse, d’une ville métisse harmonieuse est toujours présent, mais il est fondamentalement entamé par le présent de l’histoire. Ainsi cet architecte palestinien semble reprendre la rhétorique du rêve de Martin Luther King pour évoquer ce qu’aurait pu être Haïfa, mais le rêve n’ouvre aucune espérance car il est au futur antérieur, le temps est celui du bilan des choses gâchées. « J'ai le sentiment que si la vieille ville avait été préservée et rénovée, ensemble avec toute cette splendeur nous aurions pu créer une continuité : la vieille ville, Wadi Salib, le jardin de la mémoire, Hadar, ç'aurait pu être quelque chose d'absolument formidable. Mais non. C'est vraiment honteux. Nous avons vraiment manqué quelque chose comme quand on rate son bateau. C'est analogue à cet horrible sentiment que nous avons lorsqu'on voit qu'on loupe le coche pour le processus de paix. J'ai également le sentiment que les gens n'ont pas pris la mesure de l'événement qu'a constitué l'assassinat de Rabin. C'est terrible et pour moi, si étrange. Dommage. J’ai lu aujourd’hui l’article d’un journaliste israélien sur Gaza, le rêve d’Oslo va en se brisant. Vous savez de ce jardin on pouvait voir la vielle ville avec toutes ses ruelles. C'était une belle vue, un beau paysage. Mais aujourd'hui vous n'avez plus rien à voir. Nous devons juste attendre qu'on nous fasse pousser des grattes ciels comme des champignons qui vont nous boucher la vue »12. L’objet en moins encadre une parole contestataire, chacun dit ce qui ne va pas et laisse ainsi la trace d’une sorte de chagrin « Ici, on ne préserve pas les maisons, ni celles des Arabes, ni celles des Juifs. Même les maisons juives des années 30 ne sont pas préservées. C'est une vision du monde particulière. Ce qu’on fait ici dépasse l'effacement sélectif de l'histoire, il s'agit d'un effacement pur et simple de l'histoire. C'est la conception ashkénaze sioniste qui a, en l'occurrence, dicté toute l'affaire. Alors on va détruire le cinéma Armon et on bâtira un immeuble, puis on va détruire le cinéma Atzmon et on bâtira encore un immeuble car il n'y a plus de place soi-disant pour construire dans ce pays, alors que ce n'est pas vrai. En réalité, la plus grande affaire immobilière du monde se fait dans le cadre du mouvement sioniste, en Israël »13.
- 14 Parole recueillie et retravaillée par l’artiste, juin 1997.
44Cependant malgré cette crise du sionisme, ce jour de l’indépendance d’Israël est aussi celui où dans cet « objet en moins » surgit l’histoire qui ne passe pas, incarnée par un vieux couple qui raconte son périple personnel, l’histoire intime passée qui tisse l’Histoire et le présent : « Nous sommes tous deux originaires de Hollande. Durant la Seconde Guerre mondiale, ma femme était dans les camps en Allemagne (il désigne du doigt le numéro des camps tatoué sur le bras de sa femme), et moi, j'ai réussi à fuir la Hollande. Au temps de l'occupation, je suis arrivé de Hollande en Suisse, où je suis resté un an et demi, deux ans. Après quoi j'ai quitté la Suisse pour revenir en territoire occupé, au sud de la France. J'avais traversé les Pyrénées dans la résistance française. Après cela, je suis allé en prison puis interné dans un camp de prisonniers, en France. Je me suis évadé vers Madrid, de là je suis arrivé à Gibraltar et de Gibraltar en Angleterre. En Angleterre j'ai rejoint l'armée Hollandaise. En 1950, nous avons immigré en Israël »14.
45Marseille le grand port méditerranéen français est une ville jumelée avec Haïfa, le grand port méditerranéen d’Israël. Dans ce contexte de politique publique et dans le cadre de la manifestation Israël au miroir des artistes, Ilana Salama Ortar est invitée à travailler à Marseille en octobre 1998 pour deux semaines. Elle vient avec l’idée de déplacer ses kiosques d’information sur les relations israélo-palestiniennes, de leur faire traverser la Méditerranée.
- 15 Entretien avec Ilana, octobre 2000.
46Sur la plage à Haïfa, les maîtres-nageurs disposent de petites baraques de bois qui font face à la mer. « Elles sont construites sur le sable et sont des interstices entre le mont Carmel et la mer. Entourées d’une barrière colorée, équipées d’un haut-parleur, de jumelles, de deux projecteurs, de canots de sauvetage, de panneaux aux pictogrammes soucieux d’informer et d’avertir, ces baraques surmontées d’un drapeau national israélien, sont des panoptiques vigilants qui surveillent les nageurs et figurent l’autorité de l’État »15.
47C’est dans ces espèces d’espaces que devraient être diffusée en urgence de l’information sur la complexité de la situation géopolitique à Haïfa en particulier, en Israël en général. C’est la réponse à la commande publique imaginée par Ilana Salama Ortar.
48Elle arpente la corniche au sud de Marseille depuis la pointe rouge jusqu’au vieux port. Une journée de quête, arc‑boutée à la plage et à ce projet qui pourrait répondre immédiatement à la demande. Mais le désir d’une traversée rapide reste sans objet sur lequel s’arrimer. Il faudra un chemin de traverse et laisser le corps fourbu reconnaître dans les sons du vieux port une autre quête plus sourde, plus enfouie, plus banale peut‑être aussi. Elle est pourtant singulière comme le sont toutes les vies tronquées de leur libre mouvement un jour où le temps s’est arrêté. Là où le regard a voulu scruter les possibles des plages françaises, c’est l’oreille qui a accueilli l’errance. Les langues qui ne se prononcent pas en français, qui transforme le « h » de Haïfa en pure absence, sont là. Ces langues ce sont celles d’Alexandrie plus que de la Marseille jumelée avec Haïfa, ce sont celles de l’enfance, ce sont celles d’une migration propre qui avait mené une enfant de quatre ans d’Alexandrie à Marseille et de Marseille à Haïfa via le camp du Grand Arénas.
49Le projet du laboratoire de mémoire naît à la ville comme ce camp est né, dans l’urgence et par hasard. L’itinéraire balisé de la commande publique est devenue une nécessité énigmatique comme ont pu l’être les traversées urbaines de Haïfa, à la fois mouvement vers l’inconnu et mouvement vers cette intimité qui vous rend parfois étranger à vous-même. Il y a de l’avidité dans cette nouvelle enquête qui débute. Ilana Salama Ortar ne sait rien ou si peu de l’histoire de ce camp. Elle sait qu’elle y est passée avec ses parents, qu’on lui avait mis dans les bras une énorme poupée de chiffons pour la rassurer alors qu’un soir elle pleurait. Une poupée qui aide à enfouir ses larmes, à refouler cette histoire. De cette histoire enfouie, une femme est devenue avide, avide d’apprendre, de savoir, de raconter. Le projet est de rendre sensible cette histoire, de l’installer sur son territoire, lui donner sa place ici à Marseille.
50Elle veut voir les lieux, en parle à Christine Breton qui lui dit que Nathalie Déguigne vient d’achever un mémoire de maîtrise sur le camp du Grands Arénas. La jeune femme a rencontré Emile Témime qui à Marseille travaille depuis longtemps sur toutes les migrations. Le lendemain, elles boivent un café et vont sur ce territoire, un terrain vague où la jeune chercheuse réinstalle le décor, l’entrée du camp avec son portail, l’emplacement de la direction du camp, et déjà un plan de l’habitat constitué des baraques voûtées de l’architecte Fernand Pouillon. L’endroit n’est pas mort, il est en vacances, des enfants jouent et se demandent ce que ces femmes font là. On est à proximité de la prison des Beaumettes et du quartier classé en zone sensible de la Cayolle.
Photographie n° 5 – Traces des baraques du camp du Grand Arénas dans le terrain vague actuel
Crédit photo © Ilana Salama Ortar
- 16 Notes de travail de l’artiste.
51Se sentir chez soi. Ce n’est pas si fréquent. Se sentir chez soi dans un terrain vague avec ses secrets, ses déchets, ses formes mystérieuses et effrayantes le soir, se sentir chez soi dans un lieu où l’on peut jouer à cache-cache. Ilana est revenue sur ces lieux avec un ami cinéaste. Ce sentiment de bien-être ne s’est pas démenti. Ce sont des enfants qui ont cherché avec elle quelques traces, vestiges du passé. Ils ont trouvé ensemble un petit bout de pierre, ou plus exactement un bout de bouteille de terre cuite cassée, incluse dans le béton. Avec le dessin de cette bouteille, Ilana accumule les informations sur Pouillon, le camp des juifs et cette bouteille. La marge urbaine, la friche, le rebut deviendra la page d’une histoire à écrire autrement. Elle raconte alors cette enquête à Corinne Diserens qui lui propose de raconter cette histoire au musée d’art contemporain de Marseille, ce laboratoire sera l’un des « 50 espèces d’espaces de l’exposition qui ouvre ses portes quinze jours plus tard »16.
- 17 Notes de travail de l’artiste.
52Mais cette histoire n’est pas à écrire seulement pour soi. Il s’agit de puiser en soi l’énergie d’une histoire inactuelle pour saisir un universel singulier, celui de la Migration des hommes et des femmes, de leurs déplacements, exils, refuges, quêtes et pertes, le camp du Grand Arénas comme théâtre et plaque tournante des migrations méditerranéennes, des migrations coloniales, des espoirs et des impasses. « Paris-Marseille-Port-Bou. Alexandrie-Marseille-Haïfa. Alger-Marseille-Alger. Rabat‑Tanger-Alger-Marseille. Belgrade-Marseille-Belgrade… »17.
- 18 Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, t. 1, p. X ; notes de travail de l’artis (...)
53Le travail débute au présent. La surface opaque et lisse d’une baraque de chantier « Algéco » figurera la situation présente de cette histoire prise dans l’effacement de la méconnaissance car, installer cette histoire à Marseille dans ce musée, c’est mettre l’histoire en chantier. Un espace clos et séparé du monde, un espace en transit, un petit abri. C’est là dans l’autre du panoptique recherché initialement que se déroule le travail. Ilana a appelé ce lieu « laboratoire de mémoire ». Mais ce qu’elle y fait entrer n’est nullement de la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Non ce qu’elle y fait entrer, c’est son accumulation d’informations qu’elle sélectionne et qu’elle présente. Car l’enjeu de l’installation artistique de cette histoire n’est pas celui de la narration historique. Ilana ne raconte pas une histoire mais cherche par des juxtapositions à la rendre présente. Laboratoire de mémoire car « les lieux de mémoire ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille : non la tradition elle-même, mais son laboratoire »18. La narration sera celle de ce travail qu’elle effectue sous les yeux du public et qu’elle convie à effectuer avec elle selon sept stations archéologiques.
54Pour la première station de ce laboratoire, l’artiste bouche à l’aide d’un contreplaqué la seule ouverture de la baraque « Algéco » et fait entrer dans l’espace stricte, neutre, stable, systématique une série de documents et de signes : un dessin de Haïfa intitulé « trace urbaine », la représentation schématique et imaginaire d’un fœtus dont la forme est celle d’une oreille, quatre images d’une même structure architecturale, la voûte au XXe siècle, la photographie énigmatique du tesson de bouteille de terre cuite trouvé sur le terrain vague avec les enfants. Un sol en contreplaqué où la carte des lieux est tracée en noir. Une densité d’informations qui renvoient à de multiples registres de l’histoire en train de s’écrire.
55L’histoire de l’œuvre d’abord, avec l’oreille comme organe d’un repérage aveugle et archaïque ; le conglomérat au tesson de bouteille que l’artiste considère dans ses notes de travail comme « le réel qui dit que quelque chose s’est passé là »19, la carte du territoire qui a fondé ce travail et qui lui donne aussi son inscription physique. Le musée n’est pas loin de l’ancien camp. Les traces urbaines de Haïfa indiquent qu’un lien noue les deux villes et les deux activités artistiques qui ont pris place dans chaque ville. Mais le choix ne s’est pas porté au hasard d’une série très importante de dessins. Zimzum. Ici, il sera question de la condensation d’un propos prêt à se déployer, impossible à déployer.
- 20 Cartel de la photographie.
56L’histoire du camp. Elle se confond alors avec celle d’une structure architecturale : les voûtes du xxe siècle. Ce sont celles d’une vue perspective de l’habitat du camp, des formes longues, blanches avec de petites ouvertures, très vite surnommées « les tonneaux » du Grand Arénas. Ces structures s’alignent séparées par des allées de terre battue, au fond le paysage montagneux, des pins et des poteaux d’alimentation électrique. On apprend alors dans le cartel numéroté « 1 » que chaque baraque mesure 3,5 mètres de haut, 30 mètres de long et 6 mètres de large, que chaque famille dispose d’un sixième de l’espace disponible. Les baraques ont vieilli, habitat de transit, précaire et inconfortable, habitat d’urgence, elles ont été construites en 1945 et détruites seulement en 1966. « Ce demi-tonneau représente un archétype de ce genre d’abri pour les immigrés et les êtres sans territoire : une architecture temporaire qui s’est installée et est devenue permanente »20 indique encore le cartel. La deuxième voûte est celle du hangar d’Eugène Freyssinet construit à l’aéroport d’Orly en 1921. La technologie du camp est aussi celle des aéroports. La troisième provient d’une gravure d’Henri Moore qui représente des réfugiés dans un tunnel de Londres pendant la Deuxième Guerre mondiale. La nuit, des corps allongés, entassés, décharnés. La vie du camp a partie liée avec la situation de guerre, a partie liée avec cette condition de réfugié. La troisième voûte représente l’intérieur d’un tonneau où sont stockées des couvertures. Deux jeunes hommes les manipulent, l’un en haut d’une pile, le corps courbé près de la voûte, l’autre les bras tendus pour récupérer l’objet. Le cartel indique « la vie quotidienne dans les baraques, l’histoire réflexive des objets ». On y perçoit l’expérience physique de la structure architecturale.
57La deuxième station revient sur cette expérience physique de la structure architecturale, comme si « le faire de l’histoire » supposait d’en passer nécessairement par le corps. La structure architecturale est devenue fascinante au point que la seule chose à faire pour la présenter est de la reproduire. Pour l’artiste, le corps du visiteur doit être engagé dans l’exploration de l’histoire et de la mémoire. Sans doute pour que son propre trajet psychique avide d’histoire puisse être retrouvé, elle propose de ne pas dissocier dans son installation registre physique émotionnel et registre cognitif. En effet, « le désir de donner du sens à ses expériences du monde (…) est fortement stimulé par des émotions comme l’angoisse, le dégoût, la colère ou la honte (…) et s’impose comme un rejeton de la frustration et de l’insécurité psychique »21. La plupart des personnes appelées à visiter le laboratoire n’appartiennent pas à la génération de ceux qui ont vécu eux-mêmes les événements, même s’ils en ont entendu parler, même si leurs parents leur en ont parlé. L’installation doit pouvoir prendre chaque visiteur là où il en est de sa mémoire personnelle et de sa mémoire familiale, d’une mémoire qui peut d’ailleurs être blanche, afin de l’introduire, progressivement, à une vision plus large de l’histoire.
58Deux petites ouvertures sont ménagées dans l’Algéco. De ce point de vue intérieur et présent les visiteurs peuvent alors découvrir l’intérieur d’une maquette du tonneau. Le « voir » en étant courbé sur ces petites ouvertures basses vient prendre la place d’un « être dans » le tonneau. Ce « voir » est celui du spectateur engagé dans l’expérience singulière des habitants du camp du Grand Arénas, dénommé « camps des Juifs » mais qui devient ici l’expérience d’un universel singulier, l’expérience de tous les réfugiés qui sont passés dans ce camp, de tous les réfugiés du monde. Dans les notes de travail, l’histoire du camp est devenue un flux de phrases, un flux de nationalités, un flux de corps qui habitent le flux de l’histoire. Plusieurs pages où l’on voit défiler « les travailleurs coloniaux, les prisonniers de guerre, les réfugiés et les démobilisés » dans une « Marseille ville transit » au lendemain de la deuxième guerre mondiale. « Noirs américains, Indochinois, Algériens, prisonniers russes, tchécoslovaques et yougoslaves, allemands, les juifs d’Europe centrale, les juifs d’Afrique du Nord, » les « Algériens, Tunisiens, Marocains, Français, Espagnols, Gitans » vivent au même endroit, se succèdent et cohabitent dans cette ambiance de guerre. Présence « clandestine », présence « légale », « indésirables », « immigrés », « émigrés », « étrangers », « ennemis en puissance », « rescapés », « déplacés », « transitaires », « méfiance », « contrôle », « casernement », « clôture », « enfermement », « surveiller », « camps », « enclos », « rester », « rassembler », « disperser », « expédier », « distribuer », « rapatrier », « supplétifs », « réfugiés », « soldats », « prisonniers », « démobilisés », « déportés ». « La rhétorique du camp est celle du contrôle policier, du contrôle militaire, inspecteur, garde, une rhétorique de la guerre » note Ilana.
59L’histoire du camp est alors celle du siècle, les lendemains de la Seconde Guerre mondiale où le ministère du relogement et de la reconstruction commence l’aménagement du camp du Grand Arénas. 1951 le départ des travailleurs algériens et marocains auxquels on avait fait appel en 1940 et que le gouvernement de Vichy avait expédiés en Allemagne. 1945, la Libération, mais le Japon occupe encore l’ancienne Indochine française, le Vietnam, les rescapés juifs d’Europe centrale sont clandestins à Marseille et dans le camp, des réseaux sionistes les aident à partir en Israël. La Hagana a sa propre représentation à Marseille. En 1946 les premiers juifs d’Afrique du Nord arrivent au camp du Grand Arénas. 1946‑1947, la peur d’un complot CGT conduit à fabriquer un camp spécial pour les Vietnamiens, le camp de Colgate. Marseille ville cosmopolite est aussi une ville d’expérimentation du camp. Dans les années 1930, les juifs qui fuyaient la persécution nazie avaient été rassemblés hors de Marseille dans l’ancienne Tuilerie : le camp des mille. Mais dès la Première Guerre mondiale Marseille était devenue une ville de camps pour les travailleurs coloniaux, pour les Russes, pour les Serbes. Lorsque les travailleurs coloniaux quittent ces camps, d’autres Russes, des Arméniens et des Sénégalais les occupent. En 1948, l’émigration pour Israël devient légale, en 1951 débute la grande vague d’émigration d’Afrique du Nord. À partir de 1962, les pieds noirs s’installent dans les tonneaux.
60Cette histoire notée est impossible à présenter telle quelle dans l’Algéco. Elle est disponible dans une sorte de grand dossier documentaire que l’on peut feuilleter. Il est posé à l’entrée de l’Algéco. De ce fait la reconstitution physique mais uniquement visible, ne propose pas une simple expérience sensorielle de l’habitat du camp mais vise à faire se rencontrer cette expérience sensorielle individuelle du camp et le camp comme lieu de subjectivation collective pour ceux dont l’histoire personnelle ou familiale rencontre l’histoire de ce camp, pour les Marseillais dont l’histoire est traversée d’histoire de camps, pour l’ensemble des visiteurs membres tous d’une humanité habitée par cette histoire devenue au xxe siècle universelle (Peschanski, 2002).
61La sensation historique, physique, propre à être retrouvée dans l’installation, doit permettre d’appréhender un savoir sur la notion de camp comme loi de cette histoire commune récurrente, cyclique comme la guerre, plus durable que la guerre, plus enfouie psychiquement que la guerre. L’installation artistique propose de penser le camp en faisant tenir ensemble la question du passage, du transit et de la prison, de la privation de liberté.
62Cependant cet habitat transitaire n’est pas seulement associé au camp comme lieu où le fait vient à se confondre avec le droit pour le corps sacré de toutes sortes de parias. Il est aussi l’abri classique des corps nomades. Dans ces tonneaux où les toits se confondent avec le mur, on retrouve le concept de la tente. Il y aurait aussi quelque chose d’heureux à restituer de l’abri, du voyage, de l’espoir, d’un nouveau départ possible. Et si l’imaginaire pouvait même détourner la destination d’un camp, des corps qui l’habitent, des baraques qui figureraient à la fois ces corps en attente d’une nouvelle vie ? Toujours dans ses notes de travail, Ilana explique que le seul film documentaire qui ait été fait dans le camp en 1958, « Vous êtes mes témoins » exprime une vitalité et une joie étonnante des juifs d’Afrique du Nord. L’organisation de l’immigration sioniste leur avait fait miroiter un retour sur une terre sacrée, un messianisme religieux en lieu et place de l’utopie sioniste socialiste, en lieu et place d’un nouvel État nation. Les tonneaux inhumains du Grand Arénas devenaient des tonneaux de rêve. L’utopie d’un lieu à venir rencontre l’utopie architecturale de Fernand Pouillon qui déploie une inventivité fascinante pour construire ses baraques avec du matériel détourné, une « prise de guerre ».
63Le tesson découvert dans le terrain vague a noué l’intrigue, et produit un premier croquis. C’est autour de ce tesson que l’enquête a été amorcée. C’est avec ce tesson que l’installation articule « le réalisme qui nous montre les traces poétiques inscrites à même la réalité et l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes. » (Rancière, 2000, 59). C’est pourquoi le tesson n’est déjà plus un tesson mais un corps pris dans une gangue historique à faire sauter. Il faudrait retrouver un corps libéré, et refaire l’histoire de cette bouteille de terre en la réinventant. Comme pour la structure du tonneau, ici encore il faut la reproduire, la remettre en œuvre, la présenter à l’œuvre. Mais dans ce qui nous est proposé dans cette troisième installation, il ne faut jamais perdre de vue que le matériau de construction des tonneaux devient lui-même organique, quasi vivant. C’est pourquoi il faut le ressusciter, comme Michelet voulait ressusciter les morts, comme on rachète l’histoire des vaincus.
64« Cette bouteille fusée céramique de terre cuite avait été inventée par Jacques Couelle qui l’avait vendue sous l’occupation aux tuileries de Marseille. Les matériaux qui ressemblaient à des bouteilles de bordeaux dépourvues de fond et dont le goulot aurait été tronqué, devaient servir à construire des abris souterrains à Berlin et à reconstituer des ponts. Les Tuileries avaient passé un contrat avec l’organisation allemande Todt. En 1945, ces bouteilles jamais utilisées deviennent une prise de guerre : 50 % pour l’armée américaine, 25 % pour l’armée britannique, 25 % pour l’armée française. Deux millions cinq cent mille éléments jamais utilisés, déposés entre la base sous-marine et l’Estaque et dont Fernand Pouillon s’empare pour répondre à ses clients directeurs départementaux et régionaux du ministère des Prisonniers, déportés et réfugiés. » (Poullion, 1968 ; Voldman, 2006).
65Or, après Fernand Pouillon, c’est au tour d’Ilana d’être fascinée par l’invention de Jacques Couelle, car la bouteille devient indissociablement l’élément‑terre et l’élémentaire d’une compréhension possible d’un corps pris dans un camp. La terre dans la tradition juive est la matière même du corps et c’est sans discontinuité que la bouteille fusée céramique et les arcs de plein cintre qu’on peut en faire, deviennent des métaphores et des synecdoques matérielles du vécu des corps. La troisième installation pourrait être lue comme un éloge de cette architecture d’urgence, architecture organique où l’image des bambous en coupe donne des clés pour comprendre les effets d’emboîtements entre chaque bouteille. Mais l’emboîtement pourrait tout aussi bien être celui des séquences historiques, des corps vivants l’histoire, des filiations qui la font, telle cette chaînette de bouteilles reconstituée sur le sol d’un territoire, et sur la maquette. Pour commenter cette reconstitution des bouteilles fusées céramiques, Ilana nous parle d’un « équilibre fragile entre la résistance en compression et la résistance en tension ». Des corps qui résistent car, en situation de survie et d’urgence, c’est le corps qui doit avant tout résister et montrer ses compétences physiques, physiologiques. Ce qui est alors proposé dans cette installation pourrait être lu comme une approche architecturale de la physiologie de la résistance humaine.
66La quatrième installation reprend la part optimiste de l’histoire des corps migrants. La bouteille est devenue le témoin d’une circulation méditerranéenne des corps et des objets, de leur métissage, de leur détournement, subversion mais aussi de leur éviction. Les tuiles de terre rouge, cessent d’être utilisées en 1958‑1960 et réapparaissent en 1967 avec la guerre des six jours. La circulation des corps semble ainsi arc-boutée à la violence faite aux peuples en guerre mais cette circulation transforme la vie, les habitudes, l’espace intime d’un regard qui n’est pas vu derrière une moucharabieh à Jérusalem ou sous l’abri d’un toit devenu solide à Haïfa. Au sol, cette circulation rouge est présentée sous la forme d’un passage où se superposent les cartes de la méditerranée, les traces urbaines organiques devenues ensemble un nouvel organisme métisse entourée d’un rouge transparent comme le sang d’un flux vivant.
67Ce flux anime physiquement et mentalement la possibilité de ce travail à Marseille. Il relie les expériences intimes et pourtant collectives de la migration juive d’Afrique du Nord, de Marseille à Haïfa, et celles des traversées vécues à Haïfa avec le travail sur la tour des prophètes. Les cartes mentales de Haïfa qui ont bordé cette première révolte du regard, sont ici physiquement le passage de la terre rouge. Ilana explique que sa « propre expérience d’une rupture soudaine avec son environnement l’a rendu sensible aux processus qui détruisent l’intimité symbolique qu’on entretient avec son espace, sa ville ». La bouteille est alors une sorte de bouée symbolique, un repère paradoxal car, comme celle qu’on jette à la mer, on ne sait pas bien où elle va trouver sa place. L’histoire de la bouteille est celle de la diaspora juive sépharade depuis l’expulsion d’Espagne. Le récit est celui où des ancêtres ont quitté Salamanque à la fin du xve siècle, sont venus vivre après un long périple qui les avaient menés à Hébron en Palestine, puis in fine en Egypte, à Alexandrie. Mais l’histoire de la bouteille et des tuiles qui apparaissent et disparaissent du paysage est aussi celle de l’histoire et de la mémoire palestinienne en Israël. Ce n’est plus seulement la question de la dispersion qui travaille alors l’objet symbolique mais encore celle du visible et de l’invisible, celle de l’effacement. La secousse sismique est alors rapport intime à l’altérité physiquement absentée.
68Les débris des bouteilles prises dans des gangues de terre et de béton, posés sur une palette apparaissent dans l’installation 5 et 6. Elles figurent aussi bien les maisons palestiniennes détruites jours après jours en Israël, que les éléments symboliques qui, transportés en urgence permettent à d’autres existences de survivre dans l’a-présent de l’histoire qu’elles contiennent. « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir exactement comment les choses se sont réellement passées. Cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant d’un danger » (Benjamin, 2000, 431). Le laboratoire de mémoire devient ainsi un lieu qui ne se contente pas de faire travailler les mémoires individuelles ou collectives. Il est un lieu pour dire une « histoire critique qui juge et qui condamne » (Nietzsche, 1993). L’a-présent des débris prend une acuité saisissante en mai 1999 alors que l’intervention au Kosovo débute et que les media mettent en scène l’errance des Kosovars, les camps de transit en Albanie, en Macédoine. Les débris ne peuvent rien dire d’une vérité de l’événement qui nous échappe encore en partie, mais ils explorent brutalement l’intrication des imaginaires à l’œuvre dans le « regarder » un peuple qui doit abandonner ses maisons, connaître l’exode puis le refuge sous des tentes distribuées par le haut comité pour les réfugiés. L’histoire comme éternel retour, pourrait-on croire. Mais l’installation se présente comme « symbole de reconstruction », non l’éternel retour mais la nécessité de toujours recommencer avec ces débris, bribes, barges. La palette où ces débris sont déposés n’est donc pas un tableau du désastre mais celui de la résistance humaine qui continue à frayer un chemin dans l’urgence du réel du désastre.
69Fin mai 1999, la dernière installation s’appelle Kri’ah. Il s’agit d’un geste symbolique effectué sur une personne qui vient de perdre l’un des siens. D’un mouvement sec quelqu’un lui déchire sa chemise. La déchirure est signe du deuil. Cette déchirure sera inscrite à même la surface lisse de l’Algéco mais, le geste ne sera pas celui d’un événement de déchirure brutal. Il sera celui tout aussi ritualisé mais inachevé du chirurgien qui ouvre et qui doit compter ensuite sur le travail organique de la cicatrisation pour que le processus s’achève. La surface du mur de l’Algéco faisant face aux fenêtres donnant sur la maquette, a donc été incisée sur 1,5 centimètres selon la ligne de l’arc de la voûte des tonneaux. Cette béance a ensuite été remplie et lissée par du mastic. Mais la matière choisie ici, gonfle, se boursoufle en séchant. Elle laisse une trace cicatricielle blanche sur blanc, visible et tactile.
Photographie n° 6 – Laboratoire de mémoire avec sa cicatrice de deuil
Crédit photo © Ilana Salama Ortar
70Comme cicatrice, cette ligne témoigne d’une réalité impossible à exiler, inscrite à même le réel du corps du laboratoire qui devient ainsi non plus le lieu neutre et déterritorialisé de la première installation, mais un symbole des camps de réfugiés à Marseille référant explicitement au tonneaux du camp du Grand Arénas. L’objet est désormais situé. Mais cette situation est singulière et non particulière. L’histoire qui s’y inscrit à nouveau sous forme d’énigme n’est pas celle d’un seul temps, d’un seul camp, d’un seul peuple, elle évoque l’universalité de l’abri du réfugié, précaire et modelant son corps sans remède.
- 22 Sur cette position difficile du père en situation de migration on consultera Jacques Hassoun (1994) (...)
71Avec ce laboratoire c’est un deuil particulier qui a pu être exposé. Dans ses notes Ilana explique que « c’est seulement à la troisième génération que les juifs d’Afrique du Nord ont réussi à dépasser le décalage entre les promesses et l’attente d’un territoire sacré et la réalité d’un État nation », mais au-delà de cette trajectoire collective, c’est la figure d’un père qui se profile dans les entretiens « resté malgré sa réussite apparente tout le temps en transit ». Le deuil à faire est celui du lieu non seulement d’où l’on vient mais plus spécifiquement encore du lieu du père. Tout autant qu’Alexandrie, le camp est ce lieu qui n’a jamais cessé d’être transmis, sans les mots pour le dire, dans la crypte des douleurs qu’on ne voudrait pas faire partager aux siens. Dans ses mémoires, Fernand Pouillon affirme « fatigué, malade et quelque peu déçu, je savais que je n’avais construit que des bâtisses sordides, provisoires certes, mais qui ressemblèrent plus tard à des camps de concentration avec des miradors et des barbelés surajoutés » (Pouillon, 1968, 57). « Ces lieux sans eau courante, dont les douches et les toilettes sont éloignés de l’habitat, inondés l’hiver, obligeant à une vie collective dans une langue étrangère, entraîne des bouleversements dans la cellule familiale. Très souvent le chef de famille est dépossédé de son rôle traditionnel, il devient dépendant de ses enfants et des représentants de l’autorité du camp. Cette absence d’intimité, la perte de contrôle du temps et de l’espace individuels, la honte d’avoir du passer par-là entraîne la blessure traumatique et la cicatrice visible et invisible » explique Ilana. Il y aurait ainsi à dire cette cicatrice, ce deuil du père22, à la dévoiler sans tapage et sans narcissisme pour revenir parmi les autres, avec les autres lestée de ce passage de la terre rouge, décrypté et universalisé. Avec cette trace blanche la tentation de répéter l’histoire comme expérience transmise impossible à clore est conjurée. Désormais il y a du passé et du présent. Ils ne se confondent pas même si l’histoire du camp est celle d’un a-présent. Avec cette cicatrice, le deuil d’une histoire qui pourrait régresser à une situation qui n’aurait pas encore fait événement est également abandonné. Le trauma habitera le présent mais sous une forme ténue. L’Algéco après l’exposition sera conservé dans un lieu public de la ville.
72A Haïfa, l’évidence du lieu où l’on vit s’était perdu dans l’effacement des traces urbaines. Où suis-je se demandait sans doute l’artiste, où suis-je à Haïfa, où suis-je en Israël ? La question sans être aussi frontale est passée par la rencontre de l’altérité invisible, quotidienne, l’altérité voisine et pourtant si lointaine, en un lointain intérieur. Les Palestiniens d’Israël sont devenus ceux par qui doit transiter l’histoire vécue pour trouver un semblant de réponse à la question posée. Il faut retrouver l’histoire des vainqueurs et des vaincus en lieu et place des juifs et des arabes, mais aussi en lieu et place de ceux qui sont trop souvent vus depuis l’Europe dans une polarité simplificatrice à outrance comme des nouveaux bourreaux et des victimes exemplaires. Il ne s’agit plus seulement de ressentir les effets sur les vaincus de la victoire et de les transcrire dans cet arasement d’une ville engloutie, mais de se demander comment vivre avec l’héritage des vainqueurs, comment vivre avec l’héritage des vaincus. L’histoire critique commence, elle doit passer sur toutes les piétés avec en surplomb un risque majeur, celui qui conduirait à se séparer complètement de la chaîne des ancêtres. Critiquer l’État d’Israël dans ses égarements et ses fautes ne conduit pas l’artiste à en être complètement dégagée. Le fait d’en tenir son origine n’est pas supprimé. Si Ilana Salama Ortar habite le Mont carmel, sa vie la plus intime est liée à la victoire de 1948. Le trajet artistique est alors celui d’un conflit entre un héritage transmis familialement dans une famille travailliste, dans un pays qui fabrique de la méconnaissance sur une part des fondements de L’État sioniste et la volonté de savoir, de trouver par‑delà l’éducation transmise, une nouvelle habitude, une seconde nature. À Marseille, la bifurcation subjective perd son inscription temporelle. Revenir sur les lieux du camp du Grand Arénas où elle est passée petite fille, n’est‑ce pas réemprunter le chemin de cette bifurcation, comme si elle était déjà présente là en un futur antérieur ? Marseille devient le lieu fondateur d’un savoir politique du corps du réfugié, du corps en transit, du corps qui doit vivre dans un camp qu’aucune idéologie ne peut parvenir à complètement transfigurer. « Si seul le présent est le temps du politique tout événement du passé peut y acquérir ou y retrouver un plus haut degré d'actualité que celui qu'il avait au moment où il a eu lieu » (Benjamin, 1991). Faire l’histoire de ce camp, c’est à nouveau saisir un événement politique qui engage une forme de présence au monde inactuelle et qui persévère, une présence au monde qui peut rendre étranger au monde dans lequel on survit, une présence au monde qui peut rendre sourd et aveugle au malheur d’autrui. Sortir de cette forme, c’est faire le deuil de l’origine, connaître cette forme, c’est faire de l’histoire.
73Cette histoire est alors inscrite sur un territoire et le déborde, l’inscription territoriale rend possible l’abandon de l’errance de l’insu, l’affirmation d’une déterritorialisation des histoires vécues qui redeviennent des universels singuliers. L’art n’est pas venu fabriquer du territoire mais il est venu l’interroger, le déminer, il l’a rendu mieux habitable sans en faire pour autant un paysage qui ment, loin de toute esthétisation, mais dans une esthétique politique qui doit servir contre le temps qui court, d’avertisseur d’incendie.