1Cet article propose une réflexion sur la gestion de l’imaginaire par l’organisation. Il sera montré que la normalisation de l’imaginaire constitue une nécessité et une fonction des organisations pour mieux innover. Il s’appuie sur les travaux de théoriciens des sciences de l’organisation comme Peters (1988) ou March (1991), théoricien de l’anarchie organisée, ou sur certains concepts du storytelling (Salmon, 1995). Il s’intéresse aussi aux approches fonctionnalistes, qui montrent que l’organisation fonctionne avec des filtres dans la création de ses stratégies (Ansoff, 1990 ; Lesca, 1982) et qu’elle interprète des informations extérieures qui peuvent par la suite influencer ses membres dans la mise en place de la stratégie. L’imaginaire, et en particulier la science-fiction dans les entreprises technoscientifiques, constitue un élément vecteur de désordre, capable de casser les routines et de désorganiser des structures ou des systèmes, ce qui est positif en cas de rigidité excessive source de sous-productivité, mais aussi de créativité, l’entreprise ayant besoin de nouveauté pour mieux appréhender son évolution dans le système économique. La recherche de la créativité et de l’originalité légitime aussi l’utilisation de l’imaginaire par l’entreprise, notamment à des niveaux hiérarchiques assurant la création de la stratégie, qui s’intègre souvent dans des processus imaginaires ou idéologiques dont l’organisation réalise les desseins. L’imaginaire entoure l’organisation, qui génère des stratégies souvent amenées à tenir compte de ses schèmes, pour toucher au plus près les attentes des marchés, qui produisent de l’imaginaire en réponse aux sollicitations des entreprises et des organisations. Le market pull considère le marché comme une source de créativité et comme l’origine des concepts que l’entreprise doit développer pour coller aux attentes du public et des consommateurs. Le techno push, à l’inverse, considère que l’entreprise ou l’organisation sont à l’origine des marchés, qui se constituent en réponse aux propositions des institutions, qui créent un imaginaire formaté pour satisfaire au mieux les marchés à travers, par exemple, des campagnes de publicité. L’entreprise est à la fois captatrice et génératrice d’imaginaires, qu’elle recombine souvent pour atteindre une rentabilité optimale et des résultats auprès des marchés les meilleurs possibles.
2L’approche fonctionnaliste envisageant la gestion de l’imaginaire par l’entreprise à travers la notion de filtre sera privilégiée, afin de démontrer que la gestion de l’imaginaire est conditionnée par la mise en place de stratégies à la fois à l’écoute et génératrices d’imaginaires.
3Les managers doivent assimiler ou réprimer l’imaginaire, afin d’en optimiser les conséquences sur les employés et d’assurer une productivité optimale. L’approche de Tom Peters est intéressante car elle montre l’intérêt de développer des visions originales pour optimiser la créativité, la productivité, et le bien être de la main d’œuvre, qui s’inscrit alors mieux dans des circuits de production libéraux qui doivent sans cesse inventer de nouveaux produits de meilleure qualité pour alimenter le système, ce qui requiert le recours à de nouveaux protocoles reposant sur l’innovation, et l’imaginaire des employés et des managers. Tom Peters estime que l’enjeu du manager est de trouver une vision suffisamment puissante pour faire évoluer l’entreprise dans un marché. .
4Pour cela l’imaginaire doit être normalisé afin d’assurer la validation perpétuelle de la vision, ce qui implique une organisation spécifique des employés, chargés de trier, de réorienter ou de détruire les éléments de discours entourant l’organisation. L’imaginaire doit être sélectionné et recombiné en permanence pour soutenir et optimiser la vision stratégique des managers. L’organisation doit éviter les éléments perturbateurs dans la circulation optimale des discours imaginaires, contribuant à l’élaboration de discours stratégiques performatifs et innovants. Peters (1988) affirme qu’une vision est « une esthétique, une morale, et en même temps une stratégie fiable. Elle vient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Elle est individuelle et collective. Développer une vision est un processus compliqué et artistique » (ibidem). Elle résulte d’interactions souvent chaotiques qui peuvent mettre en péril la hiérarchie si elle n’est pas validée par les décideurs
5Le concept d’anarchie organisée fut développé initialement par March et alii (1979) dans un article intitulé Garbage Can Model of Decision-Making et nommé « modèle de la poubelle ». March (1979) a aussi développé une étude sur l’insertion de la folie dans l’organisation. La gestion de l’anarchie est un problème très important pour la science des organisations, qui peut être sans cesse réactualisée, dans le prolongement des approches de ce grand auteur, fondateur de la discipline. L’intérêt d’insérer de l’irrationnel, l’imaginaire ou de la spéculation dans les organisations repose sur leur faculté à détruire le fascisme ou des psychorigidités pouvant mener à des dysfonctionnements comme des pathologies mentales ou des suicides collectifs. Une trop grande rigidité cognitive ne permet pas d’assurer un bon fonctionnement car les individus doivent aussi être capables d’exprimer une subjectivité ou une liberté de pensée qui peut contribuer à l’élaboration de stratégies, surtout dans un système démocratique qui ne peut tolérer longtemps des systèmes fascistes ou dictatoriaux, sans générer révolte ou anarchie. C’est pourquoi l’anarchie doit être organisée pour contribuer positivement au système. Elle est encadrée par des systèmes de contrôle social invisibles, et son action vise essentiellement à éradiquer les systèmes nuisant à l’expression des libertés individuelles dont la fonction et de prévenir le système libéral d’une rigidification pouvant nuire à la perpétuation du libéralisme et pouvant même mener à son remplacement par des systèmes prolétariens comme le socialisme.
6Le modèle de la poubelle peut nuire à la qualité de l’organisation dans les entreprises. Il est important de gérer l’irrationnel afin d’optimiser la productivité. C’est pourquoi les entreprises doivent éviter le désordre des universités décrit par March, en assurant une gestion harmonieuse des imaginaires présents dans l’environnement, afin que la « poubelle » laisse place à une véritable usine de traitement des déchets, capable de les recycler et les utiliser comme combustibles, par exemple. Morgan (1993) utilisait la théorie de Schumpeter sur la destruction créatrice pour justifier sa propre théorie : si l’organisation fonctionne comme un cerveau, la gestion de son imaginaire est très importante. La destruction créatrice requiert de nouveaux éléments en réserve pour alimenter le capitalisme à la fin de crises, mettant souvent fin à des cycles économiques.
7L’imaginaire s’accumule en strates pendant plusieurs années, assurant la création d’un imaginaire collectif, qui génère par la suite des besoins et la mise en place de politiques économiques et de recherche et développement pour réaliser les rêves de prophètes ou de visionnaires. Ceux-ci ont pensé des futurs, souvent jugés irréalisables par la population au moment de leur évocation, mais qui devinrent des perspectives pour les innovateurs quelques années plus tard, lorsqu’un grand nombre de prophètes et visionnaires, de confessions souvent diverses, furent interconnectés à des journalistes ou des scientifiques, pour diagnostiquer les convergences thématiques entre différentes œuvres (livres, films), présentant des visions similaires du futur en de nombreux points.
- 1 Comme « Télécommunication et science-fiction », ou « Science fiction and innovation »
8Après plusieurs années de croissance, les cycles connaissent des décroissances, puis des crises qui les achèvent. La théorie des cycles de Kondratiev a souvent été vérifiée par de nombreux théoriciens. Nefiodow (2008) est un des plus grands experts allemands des cycles Kondratiev. Son approche est intéressante car elle annonce depuis les années 1990 l’arrivée d’un nouveau cycle qui ferait la promotion des technologies convergentes. Certains think tanks comme celui d’Allianz réutilisent sa théorie pour expliquer que la sortie de la crise économique est proche, et que le capitalisme va entamer une nouvelle ère, après avoir terminé le cycle de l’informatique : il s’agirait du sixième cycle de Kondratiev. Ce type de théorie est utilisé dans certains ouvrages1, dans lesquels sont développées des études sur l’imaginaire technique de la science-fiction et ses liens avec les cycles économiques (Michaud, 2008 ; 2009). Par exemple, l’imaginaire des technologies convergentes est présent dans la science-fiction depuis les années 1980, c’est-à-dire pendant le début et la croissance du cycle de l’informatique ; il se réalise à la fin de ce cycle pour générer un nouveau cycle économique. Ces coïncidences sont très intéressantes car elles montrent l’impact de l’imaginaire sur l’innovation et dans la construction des cycles économiques.
9Pour la petite histoire, Kondratiev mourut fusillé pendant les Grandes Purges, après avoir été déporté dans un goulag sous Staline, alors que sa théorie remettait en question l’approche marxiste de la fin possible du capitalisme, expliquant que le capitalisme redémarrerait toujours après ses crises. L’approche schumpetérienne de la destruction créatrice en est la conséquence directe. Les organisations doivent gérer l’imaginaire d’une manière parcimonieuse à la lueur de ces théories, en restant conscientes de l’utilité d’accumuler un patrimoine intellectuel constitué de récits imaginaires ou fictionnels dont la somme permet de générer et de légitimer des discours stratégiques qui fonctionnent d’autant mieux qu’ils séduisent les citoyens et consommateurs, en raison de leur proximité cognitive avec les thèmes abordés.
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Figure 1 – Le rôle de l’imaginaire dans les cycles de Kondratiev
11La neutralisation des délires imaginaires peut intervenir s’ils sont contraires aux délires imaginaires de la hiérarchie, et en particulier de la direction, sauf s’il s’agit de leurres en direction de concurrents qui pourraient être tentés de copier des approches spéculatives ou fictionnelles d’une structure pour éviter d’avoir à développer leurs propres projets de R&D ou de veille technologique dans le but de comprendre d’une manière spécifique l’évolution des marchés et des innovations. La gestion du désordre dans une entreprise est importante pour éviter l’inconfort, les sentiments de harcèlement moral ou de trop forte agressivité dans les entreprises. Elle passe par la mise en place de systèmes de storytelling (Salmon, 2007) et de sensemaking (Weick, 1995) efficaces, s’ils assurent un épanouissement supérieur des employés dans l’organisation. Si certains managers préfèrent aliéner les employés pour assurer leur obéissance totale, cette approche peut sembler d’un autre siècle, à une époque où le travail à domicile (via internet par exemple) permet une autonomie accrue des employés, et une contribution souvent meilleure à la production : dans la mesure où ils y trouvent aussi le moyen de s’épanouir personnellement, intellectuellement et émotionnellement.
12Depuis La Boétie, il est avéré qu’une grande partie de la population souhaite un contrôle dictatorial sur son esprit, et que seule une minorité n’apprécie guère la domination par des souverains ou des managers, ce qui est parfois assimilé à une tare d’origine sociale chez certains, mais aussi d’origine génétique chez d’autres. Le désordre est souvent géré par l’accusation d’individus subversifs dans un système, qui les brime, les martyrise, et parfois les élimine quand ils sont jugés irrécupérables ou trop coûteux pour le collectif. Les systèmes ont effectivement beaucoup de difficultés à insérer des personnes qui n’obéissent pas spontanément à des ordres provenant de la hiérarchie, ce qui explique la mise en place de protocoles régulateurs permettant d’écarter les individus gênants dans la perspective d’optimiser l’impact des discours stratégiques des leaders, qui ne supportent pas la contestation de leur autorité dans l’organisation, dans la mesure où elle pourrait mener à des échecs, ou à une réduction de la productivité.
13Le storytelling et le sensemaking interviennent pour assurer une meilleure ambiance, mais pas pour provoquer l’anarchie. Ils sont adaptés à la cognition des travailleurs reposant fondamentalement sur le désir de hiérarchie et d’ordres pour mieux produire, ce qui les satisfait davantage que de pouvoir exprimer une subjectivité ou un point de vue personnel. Les fictions collectives permettent de mieux gérer la population qui doit développer des aptitudes à s’identifier à des personnages ou à des délires imaginaires, à assumer une personnalité théâtrale et une impression de jeu dans l’organisation, ce qui contribue à leur épanouissement émotionnel et psychologique. Boje (2008) a proposé une analyse très intéressante de l’utilisation des histoires dans les organisations. Le storytelling est conçu comme l’art et la manière de manager avec des histoires dont la télévision et le cinéma sont de grands producteurs pour mieux contrôler les individus, les groupes et les populations. Il explique au chapitre trois que la mémoire collective participe à la création de nouvelles histoires structurantes pour les identités des acteurs dans les organisations.
14La multiplication des identités schizophréniques dans la postmodernité présente l’avantage de générer des histoires toujours plus originales, mais aussi l’inconvénient de provoquer de l’anarchie, les fictions des managers étant souvent contestées ou insérées dans des récits égocentriques de chefs alternatifs qui finissent souvent par imposer leurs conception et le délire collectif. La littérature sur le storytelling est très importante, principalement aux Etats-Unis, qui considèrent cette pratique comme un art assurant la mise en place d’un ordre social très complexe et s’inscrivant dans la perspective postmoderniste. Seely Brown (2005) explique que les normes se transmettent par les fictions, comme la Bible, qui est pleine d’histoires qui se racontent depuis deux mille ans à des générations successives pour transmettre des valeurs et la normalité du comportement et de la philosophie humains. La science-fiction, qui réactualise souvent des mythes antiques ou issus de la Bible participe aussi à la transmission des normes et des valeurs à la population, en contribuant aussi à la postmodernité et à l’organisation d’une mémoire collective des rêves des populations occidentales qui ont modifié la planète Terre pendant la révolution industrielle.
15La fiction de la science est un élément très important de la postmodernité, et devient progressivement une problématique incontournable pour expliquer les phénomènes identitaires internes aux organisations et pour manager des équipes de chercheurs en R&D ou en environnements technoscientifiques. Cette problématique est développée par Frank D. McConnel et alii (2009), mais aussi par l’auteur de science-fiction et aussi docteur en sociologie Stableford (2006). La question de l’impact des fictions techniques et scientifiques sur l’imaginaire des chercheurs se rapproche de la problématique du storytelling. La science-fiction constitue le prolongement imaginaire de la mémoire collective des scientifiques, qui doivent se transmettre des délires métaphysiques pour constituer un lien social, et assurer la continuité de la signification fondamentale de leurs recherches, ce qui contribue par ailleurs à générer de nouvelles fictions. Si les normes doivent être souvent répétées dans une organisation pour assurer stabilité et développement humain harmonieux, il peut arriver qu’après une période de répétition pure et parfaite, apparaisse une innovation devant ensuite être gérée, assimilée et adaptée au système social dans lequel elle doit se développer.
16L’assimilation de la science-fiction et de l’imaginaire par les organisations passe par la mise en place de protocoles permettant d’assurer la mise en place de nouvelles identités sans modifier fondamentalement la mémoire collective des systèmes. Il est très rare que des systèmes soient modifiés radicalement par une innovation qui doit s’insérer sans modifier le sens collectif du système. La difficulté est d’insérer l’innovation pour la mettre en valeur, sans qu’elle nuise au sens commun et au pacte social de l’organisation. Si l’imaginaire doit être stimulé pour obtenir le meilleur des employés et leur contribution spontanée et épanouie au système productif, il doit aussi parfois être réprimé pour assurer la qualité et l’originalité des stratégies. Les innovations proviennent souvent de systèmes alternatifs, qui développent des conceptions différentes et finissent par les imposer dans le système dominant, en raison de l’intérêt du système pour ces nouveautés, qui peuvent permettre d’entamer et d’alimenter de nouveaux cycles économiques. Le paragraphe suivant montre l’intérêt pour les entreprises d’utiliser les contrecultures pour s’alimenter en imaginaire, ce qui peut être utile dans la création de leurs stratégies.
17Les stratégies des grandes entreprises de télécommunication ont dû s’adapter à la multiplication des discours utopiques et des critiques sociales qui ont accompagné le déploiement d’Internet. Les contrecultures présentent souvent des formes d’utopisme technologique, ou une critique sociale. Le courant cyberpunk propose de nombreuses technologies utopiques ainsi qu’une apologie de l’hypercapitalisme ultralibéral inspiré par le reaganisme et pouvant aussi devenir une réalité dans le futur. Le cyborgisme (Mirowski, 2001), qui constitue une idéologie importante du capitalisme des années 2000 est très inspiré par la science-fiction, et prolonge les thèmes du féminisme à travers les problématiques du courant cyberpunk. Les cyberpunks se sont multipliés dans les entreprises, depuis la sortie du film Matrix. Dès lors, un management cyberpunk est apparu, ainsi qu’un management punk, devant permettre de développer des alternatives identitaires ou de nouvelles formes de marketing ou d’initiatives dans les entreprises. Ce type de management refuse souvent la hiérarchie et est adapté aux principes horizontalistes de l’éthique hacker (Himanen, 2001), qui prescrit depuis les débuts de l’ère du virtuel une nouvelle organisation sociale reposant sur les échanges libres et gratuits d’informations.
18Si Weber montra l’influence des religions dans l’organisation économique, la gnose technologique (Davis, 1998) et la science-fiction peuvent être considérés comme des imaginaires à vocation idéologique dominants dans le monde industriel. L’organisation doit parfois absorber des imaginaires et des idéologies, pour imposer sa stratégie par la normalisation des discours rencontrés ou par une adaptation, devant, par exemple, des systèmes dans lesquels les imaginaires se sont radicalisés au point de devenir une idéologie structurant les comportements et les motivations des acteurs. La cyberculture n’est pas totalement inutile car elle a permis de développer Internet pendant une dizaine d’années (de 1991 à 2001), en étant portée par un esprit californien associant esprit du surf et délires informationnalistes cyberpunks. De Rosnay (1977) est un des philosophes les plus représentatifs de cet esprit du virtuel. Il faisait du surf avant de se reconvertir à la philosophie et est un des plus grands visionnaires des TIC, cultivant une interprétation de la philosophie New Age intéressante, où cette spiritualité est au centre des préoccupations de nombreuses contrecultures, des hippies, des surfeurs, des cyberpunks ... Ce syncrétisme idéologique provenant des Etats-Unis, et plus spécifiquement de Californie, a constitué une contribution fondamentale au développement d’Internet (Flichy, 2001). Puis, toutes les grandes villes postindustrielles ont participé à la création de la cyberculture. Les contrecultures naturalistes se développent principalement dans les zones rurales. Citons par exemple le mouvement hippie, les surfeurs, la psychanalyse, ou le primitivisme, qui cherchent à purifier les individus de leurs relations à la technostructure pour leur redonner le sentiment d’humanité, pour leur permettre de développer leurs qualités d’heuristique et leurs émotions.
19Ces types de spiritualités prônent souvent la communion avec la nature, et sont parfois liés à des religions orientales, comme le bouddhisme, qui connait un succès assez important en France et aux Etats-Unis, en raison de l’intérêt de nombreuses personnes pour la recherche du zen, qui constitue une dimension de la recherche du cool, qui est au centre de nombreuses contrecultures, luttant contre la normalisation excessive des comportements. L’étude des contrecultures permet d’anticiper et d’orienter le goût des clients durant les périodes de changement. Il est alors nécessaire pour le capitalisme de réintégrer la valeur ajoutée de ces mouvements régulièrement : à la fin des crises, par exemple, afin d’effectuer un retour sur investissement environ quarante ans après que le cycle économique ait commencé et qu’une partie de plus en plus importante de la plus-value ait été absorbée par les contrecultures. Celles-ci finissent par provoquer la fin d’un système, tout en proposant en échange de nouvelles valeurs et de nouveaux systèmes d’objets qui permettent de relancer le capitalisme vers un nouveau cycle, ce qui corrobore l’approche de Kondratiev.
20Après plusieurs années de développement, les contrecultures sont récupérées par le capitalisme pour servir de discours stratégique, alors qu’elles servaient d’éléments schizophréniques à la société traditionnelle quelques années auparavant. La cyberculture est le prolongement de la culture psychédélique, qui constituait une alternative dans les années 1970. Ces artistes ont développé de nombreuses utopies dérivées du New Age, et déconstruit la cybernétique, issue de la seconde guerre mondiale, qui atteignait ses limites dans les années 1960, en raison de la guerre froide et des risques de guerre atomique. La cyberculture a permis de lancer l’ère Internet et de reconstruire un nouveau discours technocratique annonçant une nouvelle période, que Lafontaine (2004) a nommé « L’Empire Cybernétique ». La cartographie des alternatives a permis de déterminer une activité très importante des travailleurs des sociétés industrialisées au niveau intellectuel. Elle montre que les travailleurs disposent d’une liberté de conscience et d’expression leur permettant de représenter métaphoriquement de nombreux aspects de leurs activités et de se réunir en de nombreux lieux pour y pratiquer des rites folkloriques, assurant un esprit festif souvent très stimulant et positif pour leur activité de travailleurs (Becker, 1985). Trois points de vue concernant la liberté de conscience des employés et leur engagement dans des contrecultures coexistent ainsi : i) le premier, permissif, estime qu’il permet une solidarité entre les employés et que le folklore assure l’optimisation du moral et la bonne humeur ; ii) le second, répressif, estime que les travailleurs ne devraient pas s’intoxiquer dans des zones marginales et devraient chercher avant tout à optimiser l’autorité de la hiérarchie ; iii) le troisième estime que la critique du système dont les contrecultures procèdent relève d’une forme de subjectivité qu’il est intéressant d’écouter et de comprendre, afin d’éviter l’aggravation de certaines situations perceptibles dans des discours marginaux.
21La philosophie marxiste est, avec le New Age, à l’origine de la plupart de ces mouvements (Behar, 1997). La cartographie, puis le filtrage et la recombinaison des imaginaires constitue un impératif pour que le message de l’organisation soit efficace et structure les marchés. Chiapello et Boltanski (1999) ont montré que le capitalisme à pu survivre aux critiques sociales et artistes en absorbant ces discours pour inventer de nouveaux messages fédérateurs, de nouvelles idéologies et des stratégies à l’origine d’une nouvelle réalité économique. Les contrecultures constituent une grande partie des messages alternatifs qui furent traités par le capitalisme durant le vingtième siècle. Bien que ces messages prônent une critique du productivisme, ils constituent peu à peu un ingrédient du pacte idéologique assurant le bon fonctionnement du libre-marché.
22L’organisation recueille des informations et doit les traiter pour qu’elles soient assimilables par son discours stratégique. Pour cela, elle utilise des filtres qui normalisent les messages avant de structurer un discours stratégique innovant. L’innovation passe toujours par une phase de normalisation. Les nouvelles technologies sont par exemple normalisées pour correspondre aux normes internationales. Dans le domaine du discours, le processus est le même. Afin d’éviter un parasitage ou une pollution du discours stratégique, le filtrage des discours provenant des contrecultures est indispensable.
23Si Clarke a affirmé que toute technologie est magique, au moins dans les premières années de son développement, certains psychiatres se sont intéressés à la dimension magique du cerveau, dont la technologie est souvent considérée comme l’extension, chez l’humain. Le concept de cerveau magicien, défini par le psychiatre Jouvent (2009), est ambivalent. Si un excès de magie peut mener à un hédonisme condamnable, la magie peut aussi contribuer à imaginer des systèmes techniques assurant un confort matériel de meilleure qualité. La dimension magique des innovations se situe très en amont de leur conception commerciale, et la répression du cerveau magicien des innovateurs par des protocoles psychiatriques est souvent nécessaire pour normaliser les désirs et délires imaginaires planifiant une optimisation du confort.
24Il n’en reste pas moins que l’innovation doit demeurer magique pour les utilisateurs pendant une période, l’entreprise qui les commercialise constituant une forme de magicien assurant le plaisir des consommateurs avec sa technique. La gestion du cerveau magicien constitue un enjeu très important, quasiment idéologique, pour le bon fonctionnement des systèmes innovants. Neutraliser les délires magiques trop rapidement pourrait nuire à l’innovation technique, et les laisser trop longtemps provoquer l’anarchie dans le système pourrait mener à des catastrophes. Selon les zones spatio-temporelles et les objectifs productivistes, les psychothérapies permettant de canaliser les délires magiques, ou des injections de stimulants à la créativité dans la société permettent de faire évoluer les systèmes vers les résultats attendus.
- 2 Objet volant non identifié.
25La science-fiction contribue à stimuler l’imaginaire et le cerveau magicien des citoyens, ce qui provoque souvent les critiques des castrateurs, qui souhaiteraient ralentir l’innovation technique, par exemple, ou l’orienter vers des finalités moins hédonistes. Burns (1994) a développé le concept de filtre mental. Le filtrage de la pensée rend fausse toute la vision de la réalité. Il résulte d’une tendance à s’attarder négativement sur un petit détail dans une situation quelconque qui fait percevoir négativement l’ensemble de cette situation. Clément (2006) a défini les types de filtre cognitifs. Il se demande comment les croyances « irrationnelles » voire délirantes, peuvent avoir un rôle adaptatif. Il estime que les croyances sont transmises par autrui et sont soumises à deux filtres mentaux. Le filtre cognitif, ou sens critique, cherche à établir si une information est crédible ou non. Le filtre émotionnel trie ce qui est désirable ou non. L’auteur a étudié la contreculture des OVNI2, qu’il a soumise à une interprétation en termes de filtres cognitifs. Il estime que la contreculture ufologique faisant la promotion de la croyance dans les extraterrestres est confortée par le filtre émotionnel alors que le filtre cognitif tend à les rationnaliser et à écarter des hypothèses farfelues. Il estime d’ailleurs que la crédulité résulte d’une transaction entre deux filtres, cognitif et émotionnel, assurant une discussion entre le rationnel et le désirable. Il a aussi développé une théorie des filtres représentationnels.
26Les théoriciens des sciences cognitives expliquent de quelle manière le cerveau interprète et gère les données fictionnelles pour les insérer dans des systèmes praxéologiques dont beaucoup reposent sur l’analogie. Sa théorie complète celle développée dans les thèses expliquant le filtrage de l’imaginaire dans les entreprises (Michaud, 2009). La difficulté de la gestion de l’imaginaire dans l’entreprise réside donc dans l’harmonie à assurer entre les employés préférant le réel, et ceux privilégiant l’hédonisme et l’imaginaire, pour leur épanouissement personnel et professionnel.