1Dans la typologie qu’il propose des « grandes expositions » d’art contemporain, J.-M. Poinsot insiste sur l’excès de sens investi par les commissaires dans les projets curatoriaux, et dénonce une « prétention à penser des modèles esthétiques, à construire l’histoire » (Poinsot, 1987, 122). Cette critique renvoie à la différence fondamentale qui caractérise ces expositions dès lors qu’on les compare à des expositions d’art ancien ou d’art moderne. Dans ces dernières en effet, la légitimité de l’exposition se fonde sur l’existence d’un savoir de référence, l’histoire de l’art, qui garantit aux visiteurs la pertinence du choix des artistes et de leur présentation (Davallon, 1999). Dans le cas de l’art actuel, l’absence de ce savoir pose de facto la question de la légitimité des « discours expographiques » (Poli, 2002).
2Plusieurs stratégies sont mises en œuvre par les commissaires d’exposition pour pallier à cette absence et légitimer leurs discours. Si la stratégie de subjectivation du discours, avec le recours à la posture de « commissaire-auteur », a particulièrement suscité l’intérêt des chercheurs (Heinich, Pollak, 1989), d’autres recherches ont pu mettre en évidence le recours de plus en plus fréquent à des dispositifs réflexifs qui opèrent une légitimation par opacification des médiations (Deflaux, 2010). Enfin, certaines expositions s’inscrivent plus directement dans la volonté d’écrire l’histoire dénoncée par J.-M. Poinsot. Cela semble a priori être le cas des expositions construites sur la base d’une référence au territoire national qui rappelle le principe des « écoles artistiques ».
- 1 On pourrait trouver d’autres exemples de ce type d’exposition. À Londres, s’ouvrait à peu près en m (...)
3Au début de l’année 2009, trois expositions de ce type se tiennent dans trois capitales européennes. L’exposition Elo : inner exile–outer limits, au MUDAM (Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean) à Luxembourg, « propose un instantané de la création artistique contemporaine au Luxembourg ». L’exposition Un-Scene, au centre d’art contemporain le Wiels à Bruxelles, a pour ambition d’ « esquisser un vaste panorama structuré des artistes actuels belges ou résidant en Belgique ». Tandis que l’exposition La Force de l’Art 02 (LFDA) au Grand Palais à Paris est sous‑titrée « la triennale de l’art en France »1.
4Ces trois expositions sont construites sur la base de ce que nous pouvons appeler un cadrage national du discours expographique. Or, s'il a longtemps prévalu au sein de l'histoire de l'art, un tel cadrage ne va aujourd'hui plus de soi. En effet, depuis une quinzaine d'années, des notions telles que « mobilité », « flux », « déracinement », « nomadisme », « identités plurielles », émaillent les discours sur l’art actuel. Le monde de l’art serait devenu « global » (Bydler, 2004) et les pratiques artistiques, « transnationales ». La mobilité n’est certes pas l’apanage des artistes du xxie siècle, mais la fin du xxe siècle aurait engagé un changement de paradigme, manifesté par le recours à la notion de « postmodernisme ». À l’internationalisme qui aurait caractérisé la période moderniste, fortement polarisée autour de quelques capitales mythiques (Guilbaut, 2006), auraient ainsi succédé « les migrations artistiques postmodernes », qui « se déploient dans un système multipolaire et fluide » (Jacob, 2000, 278). De la multitude de discours produits sur cette nouvelle situation artistique, se dégage un récit fondateur de la redéfinition – voire de l’effacement – des territoires artistiques. De nombreux auteurs en ont proposé une genèse, en dressant la liste de quelques expositions devenues mythiques. Ainsi, l’exposition Magiciens de la terre, organisée à Paris en 1989 par J.-H. Martin est généralement mentionnée comme la première tentative de remise en cause de l’hégémonie occidentale, et le déclencheur d’une ouverture généralisée du monde de l’art contemporain à tous les continents (McEvilley, 1999). Le développement rapide, dans les années quatre-vingt-dix, des biennales dites « du Sud », est fréquemment convoqué comme gage de cette ouverture.
- 2 Notre approche consiste en une analyse socio-sémiotique du discours expographique des expositions. (...)
5Dans ce contexte, les expositions construites sur la base d’une référence au territoire national apparaissent a priori à contre‑courant de la pensée actuelle. Nous chercherons à montrer que, loin d'être une résurgence de principes de catégorisation tombés en désuétude, ce cadrage témoigne d'une conception renouvelée de la relation des artistes aux territoires, autrement dit de leur territorialité. La démonstration s’appuiera sur l’analyse des discours expographiques des trois expositions précédemment citées2, qui permettra de mettre en lumière les ressorts de ce cadrage. Nous envisagerons, dans un premier temps, l'hypothèse d'une continuité de ce cadrage avec l'histoire de l'art, afin de montrer les déplacements opérés et le décalage avec la notion d’école artistique. Nous verrons alors que la référence au territoire dans ces discours expographiques doit être resituée dans la perspective du paradigme postmoderne et des mutations sociales du champ de l’art contemporain, afin de comprendre l'effacement des frontières nationales au profit d'une vision en termes de réseaux et de globalisation. Enfin, nous montrerons, en insistant notamment sur la notion de scène, la double opérativité de ces discours sur les artistes et les institutions représentés dans ces expositions.
6Lorsqu’on envisage le cadrage national du discours expographique comme une stratégie de légitimation, une filiation avec le discours de l’histoire de l’art semble pouvoir être repérée. Les expositions construites sur la base d’une référence à un territoire, n’évoquent‑elle pas, en effet, le principe des écoles artistiques ? Dans quelle mesure un tel rapprochement est-il opérable et pourrait-il expliquer la convocation de la dimension nationale pour exposer l’art actuel ?
7Si l’histoire de l’art s’est constituée comme discipline historique à partir de l’époque moderne, la dimension territoriale représente un axe majeur de sa définition des catégories artistiques. Bien avant la naissance de l’histoire de l’art en tant que science, alors que les discours sur l’art se conforment à un modèle biographique, un cadrage territorial est déjà perceptible. Dès l’antiquité en effet, « on comparait les mérites des différentes “écoles” d’art, c’est-à-dire les procédés, les traditions et les styles qui distinguaient les maîtres des différentes cités » (Gombrich, 1990, 14). La compétition entre les différentes cités favorisait une certaine émulation artistique et suscitait des logiques d’innovations. Ce type de lecture se retrouve en Italie, à la Renaissance, où la littérature artistique est « liée à l’exaltation de la patrie et du centre artistique, Florence et Rome pour Vasari » (Gamboni, 1993, 13). Mais c’est à la fin du xviiie siècle, lorsqu’un modèle « historico-géographique » se substitue au modèle biographique, que la liaison entre les dimensions temporelle et spatiale est théorisée pour constituer les bases de la discipline naissante. L’Abbé Lanzi, dans sa Storia pittorica della Italia, est le premier à mettre en œuvre ce modèle, en appliquant la « division en écoles » à l’ensemble du territoire italien (Castelnuovo, Ginzburg, 1981). Aux grandes écoles régionales, déjà largement reconnues, il ajoute toute une constellation de petites écoles (bolonaise, siennoise, ferraraise, etc.).
- 3 Tous ces territoires ne sont pas abordés pour toutes les époques, et l’on voit se construire une hi (...)
8Au xxe siècle, le double axe temporel et spatial continue de caractériser le discours de l’histoire de l’art. Il est structurant, par exemple, dans un ouvrage devenu un classique et une référence en matière d’histoire de l’art, « le Gombrich », qui figure dans la bibliographie obligée de tout étudiant intégrant un parcours d’histoire de l’art. Les chapitres se succèdent selon un axe chronologique, qui se double d’une catégorisation par aires culturelles, renvoyant, selon les époques, à des continents (« l’Amérique »), des régions (« la Mésopotamie »), des pays (« la Grèce »), ou encore des villes (« Rome »)3. Mais c’est toujours sur la base d’une distinction entre des styles que ce découpage est proposé. E. Gombrich construit une histoire linéaire, où chaque époque se distingue de la précédente : chaque œuvre se relie à ce qui l’a précédé, soit par imitation, soit par opposition.
9La notion « d’école artistique » consiste donc en la superposition d’une unité territoriale et d’une unité stylistique (des procédés artistiques et des logiques esthétiques communes aux artistes). Certes l’échelle de l’unité territoriale varie au cours des siècles et selon les lieux, mais le principe d’une correspondance entre un découpage spatio-temporel et des caractéristiques stylistiques constitue le fondement du projet de l’histoire de l’art comme discipline.
10Nous allons aborder l’analyse des expositions Elo, Un-Scene et LFDA, en tentant de vérifier si les discours expographiques renvoient à ce principe fondamental de l’histoire de l’art. Il s’agira tout d’abord de déterminer si ces expositions cherchent à construire une unité ou une cohérence stylistique des œuvres présentées, en analysant successivement les deux gestes constitutifs de toute mise en exposition : la sélection en premier lieu (le choix des artistes et des œuvres) et le rassemblement (la mise en espace) dans un second temps (Davallon, 1999). Cette première approche nous permettra de montrer que c’est un principe d’hétérogénéité, et non d’unité, qui guide la construction du discours expographique.
11Les trois discours expographiques étudiés manifestent un rejet explicite de la cohérence stylistique en tant que critère de sélection des artistes. Ainsi, les discours de médiation des expositions Un-Scene, Elo et LFDA ne font aucune référence à un quelconque trait stylistique qui pourrait justifier le rassemblement des artistes exposés. L’objectif affiché de ces expositions est d’ « esquisser un vaste panorama » (Un-Scene), de proposer « un instantané de la création contemporaine au Luxembourg » (Elo), de « prendre acte, à l’échelle internationale, d’une réalité portée par la diversité des sensibilités, la dissemblance des regards et la pluralité des démarches esthétiques » (LFDA). Les commissaires du Wiels font même de cette absence d'unité, le principe qui a guidé leur geste de sélection, au plus loin de toute préoccupation esthétique : « Wiels n’entreprend sa sélection qu’au départ de l’intégralité du spectre hétérogène et opte précisément pour l’accentuation des fractures plutôt qu’elle ne cherche à multiplier les zones d’intersection et à établir une communion des styles ».
12Même le critère de l’âge, comme principe d’unité minimum, est laissé de côté pour Elo et LFDA. Comme le souligne un des commissaires de LFDA sur le site Internet de la manifestation, « en termes de générations, il y a des artistes très très jeunes, des artistes beaucoup plus reconnus, des pratiques artistiques extrêmement hétérogènes ». Seule l'exposition Un-scene, recourant à la catégorie floue d'« artistes émergents », manifeste une esquisse de convergence à partir d'un critère générationnel : « Ce panorama se veut un premier aperçu subjectif et diversifié qui révèle les lignes de force, les points communs et le parcours d’une génération ».
- 4 La seule exception notable est le texte signé par D. Ottinger dans le catalogue, où l’on perçoit un (...)
13La valeur dominante dans ces discours est donc la valeur de « diversité », qui semble aller de pair avec l’idée de dynamisme. C’est particulièrement souligné dans le discours des représentants du ministère de la Culture, organisateurs de LFDA. O. Kaeppelin affirme ainsi que « la vitalité de l’art réside dans la différence et le débat ». Cette diversité se donne à lire dans le parcours de l’exposition qui est « fait d’approches individuelles », de « relation authentique à chaque œuvre », et où l’on appréhende la « forme et l’œuvre de chaque artiste ». Aucune logique d’unité de la sélection n’est mise en avant. La référence faite par O. Kaeppelin à la modernité et aux mouvements d’avant-garde renforce encore cette lecture. LFDA : « réunit, dans l’actualité de la création, les œuvres d’artistes de générations et de styles à peine comparables comme le furent, en leur temps, Monet, Mondrian, Duchamp, dissemblables par l’âge ou les préoccupations, mais qui, dans une même période, créèrent des œuvres inoubliables ». On perçoit clairement le renoncement des organisateurs à une logique de définition de tendances artistiques, puisque les trois artistes cités renvoient à des mouvements très distincts dans la perspective de l’histoire de l’art. Le projet s’écarte donc délibérément d’une volonté de « faire école » et de théoriser le rassemblement des artistes sur des bases esthétiques4. Et l’un des commissaires de LFDA le souligne : il n’y a « pas d’enjeu scientifique » dans cette exposition.
14La valeur de diversité se manifeste dans le choix même des commissaires, puisque pour les expositions Un-Scene et LFDA, le commissariat est partagé entre trois individus. Dans les deux cas, une certaines insistance est portée sur la diversité de ces personnalités, et donc sur la pluralité des points de vue qui guident l’exposition. Au Wiels, les trois commissaires représentent chacun une génération différente (25/35/45 ans). C’est sur cet écart générationnel, impliquant des expériences complémentaires de l’art, qu’est valorisée la richesse du panorama présenté. Les commissaires de LFDA sont également présentés comme des personnalités très contrastées. Dans son texte pour le catalogue, la ministre, C. Albanel, mentionne « trois personnalités » et « autant d’approches de l’art », « trois générations et trois réflexions singulières », tandis que l’un des commissaires parle d’« engagements très très différents, voire antagonistes ». Ici encore, c’est le pluralisme des regards, cette « rencontre inédite et étonnante », qui sont censés produire la richesse de la proposition.
15Ce refus d’une définition stylistique des œuvres se retrouve dans les logiques d’accrochage, qui sont fondées sur un principe non pas de rapprochement, mais de juxtaposition des propositions artistiques. C’est particulièrement perceptible à LFDA, où la scénographie a été conçue sur un modèle proche de celui des foires, où chaque galeriste dispose de son stand. Les œuvres sont présentées dans des espaces quadrilatéraux clos, dans lesquels on pénètre par une ou deux ouvertures. Seules les quelques sculptures ou installations monumentales échappent à cette clôture. La logique de box, fréquemment utilisée en art contemporain pour présenter des œuvres vidéos (qui nécessitent parfois une isolation phonique et lumineuse), est ici étendue à tous les autres médiums (peinture, installations, sculpture…). Elle a pour effet d’isoler ou de compartimenter les propositions artistiques, puisqu’à une « boîte » correspond un artiste. On ne trouve aucun texte de synthèse sur les cimaises du Grand Palais. Les seuls textes muraux de l’exposition sont situés à l’entrée de chacun des espaces, et consacrés à l’artiste et à l’œuvre correspondants. Ces stands constituent ainsi une exposition dans l’exposition, car la présentation des œuvres à l’intérieur de ces espaces possède une autonomie : soit parce qu’il s’agit d’une installation unique, soit parce que plusieurs œuvres sont présentées comme un ensemble fini et clos. En circulant d’un espace à l’autre, le visiteur passe ainsi d’une exposition monographique à l’autre.
16Le constat est le même dans les deux autres expositions, même si les espaces sont moins cloisonnés qu’à LFDA. Au Wiels, la totalité des espaces d’exposition est consacrée à l’exposition Un-Scene, soit trois étages, une salle en sous-sol et une autre au quatrième étage. Les trois principaux étages fonctionnent comme des plateaux rectangulaires ouverts, avec quelques espaces fermés où sont présentées des vidéos. Ainsi, quelle que soit sa position, le regard du visiteur embrasse généralement plusieurs œuvres en même temps, ce qui devrait permettre un certain dialogue entre les propositions artistiques. Mais ici, comme à LFDA, les pièces sont strictement rassemblées par artiste, et c’est encore un principe de juxtaposition, de succession dans l’espace, qui domine l’accrochage. Cette logique est bien perceptible dans les textes qui introduisent chacun des étages. Les noms des artistes exposés à cet étage ressortent en gras, et une à deux phrases sont successivement consacrées à chacun. Les liaisons entre les commentaires des différents artistes sont très artificielles : « quant à x », « quant à y », ou « pour sa part, z ». Aucune volonté d’établir des rapprochements stylistiques n’est repérable, et l’approche reste in fine très monographique. Le seul texte de synthèse est un texte introductif au rez-de-chaussée, qui se focalise sur les principes de sélection des artistes, sans donner de clé de lecture esthétique du rassemblement opéré.
- 5 Une exception notable toutefois : les œuvres de l’artiste Simone Decker sont exposées dans deux esp (...)
17Enfin, au MUDAM, trois grands espaces sont consacrés à l’exposition : les deux grandes ailes du sous‑sol (ainsi que l’auditorium) et une salle au rez-de-chaussée (ainsi que « le laboratoire »). À l’entrée de ces espaces, on trouve toujours le même texte de présentation qui explicite les objectifs de l’exposition, et seule la liste des artistes exposés varie. Comme à LFDA et dans une moindre mesure à Un-Scene, il n’y a pas de parcours privilégié, et l’on peut aborder les différents espaces dans l’ordre que l’on souhaite, au hasard de sa déambulation dans le musée. La répartition des œuvres dépend plus clairement des médiums : les vidéos, par exemple, sont pour la plupart présentées dans une aile du sous-sol, sans lumière naturelle et dans une succession d’espaces semi‑clos. La plupart des peintures sont situées au rez-de-chaussée, où elles bénéficient d’une lumière naturelle. Cet espace est davantage ouvert, mais on retrouve une répartition des artistes par cimaise, et le dialogue entre les œuvres est assez limité5.
18La logique d’accrochage des œuvres, comme les principes de sélection des artistes, sont guidés par la volonté de mettre en avant la diversité des propositions, davantage que par une recherche d’unité esthétique. La stratégie des commissaires se distingue donc nettement d’une logique d’énonciation et de légitimation d’un mouvement artistique, telle qu’on peut la repérer en Italie par exemple, en retraçant la genèse de l’arte povera (Fabiani, 2002).
19Quelle opérativité peut donc posséder la référence territoriale, si elle n’est pas mise en correspondance avec la définition d’un style ou d’un mouvement ? Quelle peut-être sa pertinence dans le contexte idéologique et culturel actuel ?
20Les valeurs de diversité et de pluralisme que nous avons pu repérer dans les discours expographiques des trois expositions étudiées constituent des valeurs centrales des théories postmodernes, qui se sont largement diffusées dans le champ de l’art contemporain. Or ces théories ont prêté une attention toute particulière à la question des territoires, et de nombreux auteurs ont formulé le constat d’une crise de la « territorialité » (Badie, 1995) et d’une remise en cause des découpages de l’espace en unités souveraines. L’anthropologue A. Appadurai, qui se situe dans la mouvance des post-colonial studies, signale ainsi la disparition de l’État-nation au profit de « formes sociales post-nationales », produits de l’imagination collective et des phénomènes de diasporas (Appadurai, 2001). Dans un tel contexte idéologique, le recours à un cadrage national du discours expographique ne constitue-t-il pas un paradoxe ? Doit-on envisager les trois expositions étudiées comme des résurgences anachroniques d’un paradigme dépassé ?
21Nous verrons dans un premier temps que le paradoxe que nous venons de souligner n’est qu’apparent, puisque les discours expographiques engagent une remise en cause, voire un éclatement, de l’unité territoriale envisagée (l’État-nation), qui vient compléter le rejet de l’unité stylistique pour achever de déconstruire l’idée d’école artistique. Puis dans un second temps, nous montrerons dans quelle mesure la notion de « scène artistique » permet aux commissaires d’opérer une reterritorialisation de l’art exposé.
22L’analyse des discours expographiques des trois expositions étudiées révèle une profonde remise en cause de l’idée d’un territoire artistique national, qui semble, comme nous allons le montrer, congruente avec la pensée post‑moderne.
23Les trois expositions manifestent en effet un même rejet de l’idée d’un « art national ». La référence à la nation n’est jamais utilisée en position d’adjectif pour qualifier la production artistique. À LFDA, par exemple, on parle « d’art en France », et non pas « d’art français ». L’un des auteurs du catalogue Elo affirme quant à lui : « Ces quinze dernières années, on ne peut certainement plus parler d’un style ou d’une école qui seraient “typiquement luxembourgeois”. S’il y a décidément beaucoup d’artistes et de créatifs au Luxembourg, il n’y a pas “d’art luxembourgeois” ». Ces précautions de langage montrent la mise à distance, par les organisateurs, de tout déterminisme culturel ou territorial.
24Dans le catalogue de l’exposition Un-Scene, les motivations de ce rejet sont davantage argumentées, sans doute en raison de la complexité et de la prégnance des questions identitaires dans le contexte politique et social de la Belgique. Les commissaires discréditent la notion « d’art belge » en s’appuyant sur les dangers des stéréotypes culturels que suscite ce type de catégorie : « Se trouve délibérément escamotée la problématique oiseuse d’une définition d’un art “belge”, ses classifications litigieuses “wallonne” ou “flamande”, son irrésolution singulière en la ville de Bruxelles, etc. Cette question ne peut pas – et ne doit pas – être résolue. Qui nourrirait à cet égard quelque doute est invité à revisiter le catalogue des innombrables tentatives du passé de réduire la polyphonie et les hétérogénéités des scènes artistiques à ce jeu indécis et ironique poussivement qualifié de “belgitude”, ou à la propension des artistes francophones pour l’humour mordant et les jeux de mots, qu’on oppose alors à une immuable platitude empreinte de mélancolie et à la mystification soi-disant caractéristiques des artistes flamands. Ces stéréotypes ne peuvent susciter dans la sphère culturelle que dépit et ennui, tant est manifeste la fruste construction identitaire qu’ils s’efforcent de promouvoir ».
- 6 C’est cette ouverture qui explique que l’on puisse trouver une même artiste, Tina Gillen, dans les (...)
25Cette remise en cause de l’idée d’un art national s’accompagne du refus de sélectionner les artistes sur la seule base de leur nationalité. Sont retenus les artistes de nationalité française, belge ou luxembourgeoise, qu’ils vivent ou non dans leur pays d’origine, mais également les artistes étrangers résidant sur le territoire national. Les frontières politiques et administratives de l’État-nation sont donc mises à mal par l’idée d’une « scène nationale élargie » (LFDA) ou par la notion de « diaspora » convoquée par la directrice du MUDAM : « C’est la diaspora au sens large : il [le commissaire] a réalisé cet improbable mélange entre la génération qui a définitivement quitté le pays, celle qui est restée, et la plus jeune, qui ne cesse d’aller et venir ». Les discours expographiques mettent donc l’accent sur un processus dynamique de circulation des acteurs, des objets et des idées, qui transcende les frontières de l’État-nation. Ces flux opèrent selon des mouvements entrants (la « France est un foyer de création pour les artistes de toutes origines » selon O. Kaeppelin), aussi bien que des mouvements sortants (les artistes « se déplacent fréquemment à l’étranger pour être en prise directe avec les débats actuels » selon les commissaires du Wiels). La « scène artistique » est donc définie par la circulation des artistes entre des « lieux », qui n’appartiennent pas nécessairement au territoire national, et qui semblent a priori avoir pour seul point commun leur fréquentation par les artistes6.
26L’unité territoriale des écoles artistiques, telle qu’elle est énoncée par E. Gombrich par exemple, est donc ici clairement remise en question. La scène ne se fonde pas sur un espace géographique ou politique : elle est définie en termes de réseaux, qui se modèlent selon des flux à la fois physiques (mobilités des individus et des œuvres) et informationnels (flux de pensées, échanges médiatisés). Comme le souligne l’un des commissaires de LFDA : « Je pense, et j’insiste beaucoup, que l’idée de scène n’est pas l’idée d’un territoire géographiquement positionné, mais est davantage disons des courants, des flux de pensée, que la culture naturellement diffuse ».
27Ces discours expographiques sont donc tout à fait représentatifs des récentes mutations de la territorialité (au sens de vécu territorial) telles que les a décrites C. Raffestin : « le territoire concret est devenu moins significatif que le territoire informationnel en matière de territorialité » (Raffestin, 2005, 183). Comme l’explique le géographe, les processus de territorialisation s’opèrent actuellement selon des logiques de réseaux et de circulation de l’information. Une telle conception en termes de réseaux informationnels a été largement diffusée dans le milieu de l’art contemporain par les écrits philosophiques de G. Deleuze et de F. Guattari (1980). Dans Mille plateaux, les auteurs soutiennent en effet qu’une territorialité jusque‑là essentiellement foncière aurait cédé la place à une territorialité réticulaire, celle des réseaux et des rhizomes, l’obtention du droit de se brancher au réseau, ou d’en faire partie, constituant le nouvel enjeu des acteurs. Ainsi, les commissaires d’Un-Scene affirment-ils dans le catalogue : « C’est au prisme de cette perspective internationale qui traverse l’horizon de l’art et qui, depuis une bonne décennie, entérine la dissolution du paradigme national au bénéfice du spectre géopolitique de la globalisation, de la mobilité et du flux des identités transnationales, que Un-Scene prend ses marques ».
28Malgré la référence à la nation dans le discours expographique, les organisateurs de ces manifestations défendent donc une vision renouvelée de la territorialité artistique, qui se rapproche du paradigme postmoderne.
29Mais il faudrait se garder de conclure trop hâtivement à un effacement des logiques territoriales dans les expositions étudiées. Si le réseau qui est décrit est sans doute faiblement territorialisé au sens politique du terme, la définition des scènes artistiques envisagées renvoie à des coordonnées spatiales bien précises. On observe en premier lieu que le réseau n’est pas décrit comme purement virtuel : il repose sur des échanges « bien réels » qui lui confèrent une matérialité et un ancrage spatial : « On sait que la création artistique, elle se développe à partir d’échanges qui sont des échanges bien réels. C’est-à-dire la façon dont tel artiste est en rapport quasi physique et quotidien avec tel autre, la relation que cet artiste-là entretient avec les œuvres qu’il va voir dans tel musée, soit de façon permanente, soit dans les expos temporaires qu’il peut visiter. Et c’est tout ce réseau d’information tangible, réel, qui finit par dessiner un réseau ou un faisceau de sensibilités, qui dessine une scène » (LFDA).
30La directrice du MUDAM rappelle ainsi que malgré l’effacement des frontières, les flux artistiques s’opèrent entre des « lieux » bien précis, qui constituent en quelque sorte le maillage du réseau : « Evidemment, lorsqu’on s’intéresse à une démarche artistique, il n’y a pas de frontière, pour autant le lieu qu’un artiste choisit pour travailler n’est pas anodin. Et aujourd’hui, cet “espace” s’entend, pour un certain nombre d’artistes contemporains luxembourgeois, en regard des allers-retours entre leur pays et les grandes métropoles ».
31Si la dimension spatiale de la scène luxembourgeoise est mise à distance, comme en témoigne l’usage des guillemets, la directrice décrit néanmoins un territoire, selon une définition renouvelée du terme (Raffestin, 1986, Di Méo, 1998) : un territoire qui se construit sur la base d’une connexion ou d’une liaison entre le Luxembourg et « les grandes métropoles ».
32Dans le texte des commissaires du Wiels, les « scènes » renvoient également à des espaces situés, les « grandes villes du pays (Anvers, Bruxelles, Gand, Liège) ». Dans les trois discours expographiques, on remarque donc que les lieux cités sont des villes, et souvent des capitales, qui semblent prendre le pas sur le pays lui-même. On perçoit par exemple une superposition de la scène artistique française à la ville de Paris dans les propos d’un commissaire de LFDA : « On le verra dans LFDA, il y a des artistes qui ont choisi temporairement ou de façon plus durable, de s’installer ou de travailler à Paris même, et il y en a d’autres qui participent à cette scène par des réseaux d’amitié plus diffus, plus sensibles, mais qui ne résident pas forcément à Paris. On en verra un certain nombre d’entre eux, qui ont fait le choix d’installer leur atelier à Berlin par exemple. Mais ils sont là régulièrement, ils sont là à Paris temporairement, ils entretiennent des relations épistolaires, ou téléphoniques ou par Internet avec des amis et une sorte de communauté qui existe à Paris même ».
33Cette focalisation sur les villes pourrait relever d’une autre évolution de la territorialité, observée par le géographe G. Di Méo, en ce début de xxie siècle, qui se caractérise par un retour en force des « cités » : « Elles pompent l’essentiel de la croissance des nations. Elles abritent le plus clair de leur création économique ou culturelle, l’essentiel des pouvoirs. (...) Elles s’associent entre elles pour former des réseaux d’échanges (...) elles polarisent plus que jamais l’espace géographique » (Di Méo, 1998, 267). Les métropoles défient ainsi, selon l’auteur, toute territorialité à frontière (comme l’État‑nation).
34Mais la circulation des artistes, pour internationale qu’elle soit, ne semble pas concerner l’ensemble de la planète. Selon un commissaire de LFDA : « La scène française elle est autant à New York, elle est autant à Berlin, elle est autant disons à Londres, elle est autant à Amsterdam, à Rome ou ailleurs : elle se diffuse partout. Elle n’est pas simplement, disons, positionnée sur le territoire français ».
35Si la scène est urbaine, ou plutôt inter-urbaine, les villes citées dans tous ces discours sont toutes des places fortes du champ de l’art contemporain. On voit ainsi se dessiner la géographie artistique du duopole telle que l’a mise en lumière le sociologue A. Quemin (Quemin, 2001). Les mutations de la territorialité, dans le domaine artistique, comme dans les autres secteurs, ne signifient pas la fin des dominations symboliques et économiques : l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest continuent de donner le ton en matière d’art contemporain.
36Le réseau qui est décrit par la mention de ces points d’ancrage que sont les grandes métropoles du duopole, renvoie aux évolutions du champ artistique observées par les sociologues de l’art depuis la fin du xxe siècle. R. Moulin a bien montré l’internationalisation de ce champ, et les évolutions des processus de légitimation qui en ont découlé (Moulin, 2003). La définition de la qualité artistique (et donc la construction des réputations et des carrières) s’opère désormais sur la base de processus de validation ou d’homologation, qui sont d’ordre géographique davantage qu’historique : « La priorité passe de l’analyse des caractéristiques de l’œuvre à l’observation du contexte artistique international. L’extension dans l’espace joue le rôle de la distance dans le temps pour évaluer les réputations » (Moulin, Quemin, 1993, 1429).
37C’est « l’insertion dans des réseaux internationaux, la reconnaissance à l’échelle internationale » (Quemin, 2001, 18) qui détermine la réputation des artistes. L’enjeu pour les artistes réside donc dans l’obtention du label « international » qui ne renvoie pas à un style déterminé, mais qui constitue un gage de visibilité et donc de qualité de l’œuvre.
38On perçoit mieux, dès lors, l’intérêt du recours à la notion de scène artistique telle qu’elle est construite dans les discours des commissaires de ces expositions. Comme au théâtre, où l’on parle aussi de « plateau », la scène est le point de convergence de tous les regards. C’est le lieu de la visibilité, qui atteste de la circulation et de la valeur des artistes qui y sont positionnés. La scène belge, par exemple, telle qu’elle est énoncée au Wiels, est supposée rassembler les artistes qui sont connectés au réseau légitimant du champ de l’art contemporain. La première opérativité du recours à cette notion de scène réside ainsi dans sa capacité à construire la renommée des artistes, en les branchant au circuit international de reconnaissance. La labellisation des artistes ne préexiste pas à leur représentation (leur « mise en scène ») : elle en est un effet (Marin, 1994).
39Mais la notion de scène se distingue également de la notion d’école, en ce qu’elle ne qualifie pas seulement les artistes et leur pratique. Elle peut également intégrer les médiateurs de l’art actuel, que sont les critiques, commissaires, théoriciens, etc, et les institutions. C’est dans cette ouverture de la notion que réside sa seconde opérativité. En définissant la scène artistique luxembourgeoise, le MUDAM se pose comme légitime pour en énoncer les contours, ce qui le situe au nombre des lieux qui comptent pour dire ce qu'est et ce que doit être l'art contemporain international.
40Le cadrage national du discours expographique relève donc d’une stratégie de légitimation dont les effets symboliques concernent aussi bien les artistes que l’institution organisatrice (et les commissaires auxquels l’institution délègue sa parole). En employant la notion de scène, les commissaires tentent de déborder un cadre de référence strictement national, pour s’appuyer sur le registre de valeurs légitimant du label international et de la globalisation artistique.
41L’analyse des discours expographiques de ces trois expositions nous a ainsi permis de dénouer ce qui semblait a priori relever d’un paradoxe : la mobilisation d’un cadrage national dans un contexte de globalisation. Les discours des expositions analysées se distinguent nettement du projet de l’histoire de l’art, par le rejet d’une cohérence stylistique et par l’éclatement de l’unité territoriale qui caractérisaient les « écoles ». La notion de « scène artistique » permet aux commissaires de rassembler des artistes sur la seule base de leur intégration (effective ou attendue) au réseau international de l’art contemporain. Une scène qu’ils contribuent eux‑mêmes à construire en la rendant visible par la médiation qu’ils opèrent dans et par l’exposition.
42Le recours à la notion de scène artistique permet, dans ce type d’expositions, de se saisir des armes idéologiques de la globalisation (les notions postmodernes de flux et de réseaux par exemple) pour les mettre au service d’un discours national, avec tous les enjeux qu’il suppose. Comme le souligne en effet G. Bellavance, « affirmation nationale et prestige culturel international ne sont donc bien souvent que les deux faces d’une même pièce » (Bellavance, 2000, 12). Si nous n’avons pas, dans cet article, mis l’accent sur ces différents enjeux, ceux‑ci sont bien perceptibles dans les discours expographiques. Au MUDAM, l’exposition est l’occasion de rappeler aux décideurs publics qui ont soutenu la création récente du musée, la nécessité de prolonger cette politique (l’histoire de l’art contemporain au Luxembourg proposée dans le second tome du catalogue est une histoire de l’institutionnalisation du champ). À Paris, c’est l’État qui prend la parole pour souligner et justifier son investissement dans la création la plus « contemporaine » et la plus innovante, en prise directe avec les tendances du marché et des galeries. Au Wiels, les enjeux politiques sont tout aussi puissants, car il s’agit pour l’institution de se positionner comme une instance bi‑communautaire, tandis que l’idée d’une culture nationale est mise à mal par l’affirmation des identités régionales. Il ne faudrait donc pas conclure à une absence de cohérence de ces expositions. Si leur projet ne relève pas directement d’une visée esthétique (construite et légitimer un mouvement artistique), leurs enjeux politiques, économiques et symboliques mettent en évidence les ambivalences et les paradoxes d’une globalisation artistique dont l’un des moteurs les plus puissants reste la compétition entre les nations.