1Le changement suscite de fortes résistances psychologiques (Coch, French, 1947-1948 ; Lawrence, 1954), car il représente un mouvement disruptif qui bouleverse l’ordre des choses et remet en cause une norme établie. Nombre de chercheurs ont mis en évidence le fait que l’esprit humain affectionne naturellement l’habitude (Collerette et alii, 1996), laquelle rassure par sa régularité, sa stabilité et donc sa prévisibilité. Inversement, il fuirait l’inconnu, synonyme d’incertitude et d’insécurité, source de déstabilisation et d’angoisse (Morin, 1996). D’autres chercheurs minimisent, pour leur part, l’attachement que les membres d’une organisation peuvent avoir vis-à-vis de la « routine », et insistent plutôt sur l’« appréciation très raisonnable et presque instinctive des risques que peut présenter pour eux le changement » (Crozier, Friedberg, 1977). Mais tous s’accordent globalement sur l’idée que l’attitude de rejet adoptée face au changement traduit la mise en place de mécanismes de défense conscients ou inconscients (Collerette, Delisle et Perron, 1996), de la part des individus et des collectifs.
2Or, en portant la nouveauté, l’innovation introduit du changement au sein des organisations et des sociétés. Qu’il s’agisse de nouveaux produits ou services, ou encore de nouvelles pratiques, l’innovation modifie les systèmes de représentation et les usages. Bien souvent, l’innovation ne représente qu’un facteur de perturbation ponctuelle au sein d’une organisation, et cette dernière retrouve sa stabilité lorsque la nouveauté de l’innovation a été résorbée (car intégrée par les acteurs sociaux), ou définitivement rejetée comme un corps étranger indésirable. Mais que se passe-t-il lorsqu’une organisation se trouve entièrement tournée vers l’innovation, lorsque sa raison d’être est précisément de produire en permanence de nouveaux produits et procédés, et que son histoire est marquée par la répétition d’événements chaotiques et disruptifs, allant jusqu’à provoquer de graves crises ? Comment les acteurs gèrent-ils l’incertitude chronique, érigée en système, que ce renouvellement incessant engendre ?
3Nous tenterons de répondre à ces questions en étudiant le mode de fonctionnement d’une grande école d’ingénieurs toulousaine au passé mouvementé et dont les missions sont résolument orientées vers l’innovation. Nous montrerons notamment que la direction, le personnel et les étudiants de cet établissement scientifique ont élaboré, chacun à leur niveau, un système de médiations symboliques tenant lieu de mécanismes compensatoires, et visant à stabiliser la structure en forgeant une identité collective porteuse de sens et de lien social. Fruit d’une enquête de terrain également fondée sur des explorations d’archives, que nous avons menée au sein de cette école pendant près de trois ans, cette étude révèle la tension qui accompagne toute innovation radicale, profondément disruptive d’une part, et appelant d’autre part à son propre dépassement par la recherche d’un nouvel équilibre.
- 1 Ecole Nationale Supérieure des Ingénieurs en Arts Chimiques et Technologiques
- 2 Ecole Nationale Supérieure de Chimie de Toulouse
- 3 Ecole Nationale Supérieure d’Ingénieurs de Génie Chimique
4L’histoire de l’ENSIACET1, établissement d’enseignement supérieur appartenant à l’Institut National Polytechnique de Toulouse, commence en janvier 2001, lorsque deux écoles d’ingénieurs décident de fusionner pour donner naissance à une nouvelle entité. Il s’agissait d’une part de l’ENSCT2, jadis appelée Institut de Chimie de Toulouse, et qui fut fondée par Paul Sabatier en 1906, et d’autre part de l’ENSIGC3, anciennement baptisée Institut de Génie Chimique et créée par Joseph Cathala en 1949. Cette fusion suscita d’assez fortes résistances car l’ENSCT et l’ENSIGC étaient rivales, mues par des objectifs suffisamment proches dans leurs champs d’investigation pour être en concurrence, et suffisamment divergents quant aux méthodes et aux dispositifs employés pour entrer dans une relation de mépris réciproque. En effet, héritiers du célèbre prix Nobel, les chimistes de l’ENSCT se considéraient comme des puristes, gardiens des principes originels d’une noble discipline, jugeant les spécialistes en génie chimique avec une pointe de dédain. Inversement, ces derniers se percevaient comme des hommes d’avant-garde, ayant rapidement délaissé les éprouvettes et les béchers pour des simulations informatiques, en reprochant à leurs confrères leurs procédés obsolètes.
5Au cours des années 1930 et 1940, les deux établissements partagèrent pourtant des locaux communs, dans le centre ville de toulousain. Ceux qui connurent cette époque racontent encore, à l’ENSIACET, nombre d’anecdotes sur les relations houleuses qui divisaient les deux communautés. Chacune devait rester confinée dans l’espace qui lui avait été attribué, et ne pas se mêler aux autres. Lorsque l’on connaît la nature des rapports qu’entretenaient ces structures, on comprend à quel point le projet de fusion fut difficile à conduire puis à réaliser. Une telle restructuration organisationnelle peut être considérée comme une forme d’innovation dans la mesure où elle a impliqué une refonte des services, une redéfinition des pratiques professionnelles et des cultures qui étaient associées aux écoles fondatrices. Ainsi que nous le confia un agent technique de l’école que nous interrogions à ce sujet, « la fusion a été ressentie comme une perte d’identité ».
- 4 Président de l’institut national polytechnique et ancien directeur de l’ENSIGC.
6Un second événement a bouleversé l’organisation nouvellement créée et engendré d’autres restructurations parallèles. Quelques mois seulement après la fusion, les bâtiments de l’ENSIACET, sis en bordure de la Garonne, furent totalement détruits par l’explosion de l’usine AZF. Cet accident désastreux, qui fit d’ailleurs quelques blessés au sein du personnel, provoqua un choc psychologique pour ceux qui le vécurent et entraîna une crise sans précédent pour l’établissement. Le choc fut d’autant plus fort que les enseignants-chercheurs de l’ENSIACET, formant majoritairement de futurs ingénieurs chimistes, éprouvèrent un étrange sentiment de culpabilité lorsque l’accident survint. Plus ou moins consciemment, certains se demandèrent s’ils n’avaient pas participé à enfanter le monstre qui venait de les frapper, et s’interrogèrent sur le caractère faustien de cette science et de cette industrie autour desquelles ils œuvraient. Nous fûmes « victimes et bourreaux », déclarait ainsi G. Casamatta4, lors d’une conférence de presse le 22 mai 2008.
- 5 Laboratoire de Chimie de Coordination.
- 6 Laboratoire de Chimie Agro-Industrielle
- 7 Centre Interuniversitaire de Recherche et d’Ingénierie des Matériaux
- 8 Laboratoire de Génie Chimique
7A ce traumatisme physique et psychique s’ajoutèrent des difficultés d’ordre matériel qui affectèrent professionnellement le personnel de l’école. Si l’on s’accorde à définir la crise comme un événement subit et imprévu qui engendre un dysfonctionnement temporaire de l’organisation (Libaert, 2001), alors, le 21 septembre 2001 et les mois qui suivirent ouvrirent une période de crise pour l’ENSIACET. De fait, au-delà de sa soudaineté, l’explosion d’AZF entraîna une paralysie temporaire des activités d’enseignement et de recherche de l’école et de ses quatre laboratoires hébergés ( le LCC5, le LCA6, le CIRIMAT7 et le LGC8). La destruction des salles de cours et du matériel technique obligea les enseignants-chercheurs de l’établissement à suspendre leurs travaux et à trouver refuge sur d’autres sites. La majorité du personnel de l’école s’installa dans des locaux de fortune fournis par l’université Paul Sabatier. Une autre partie du personnel appartenant au LGC, loua des bâtiments à l’autre extrémité de Toulouse. Cet éclatement du personnel sur deux sites, moins d’un an après la naissance de l’ENSIACET, ne fut évidemment pas favorable à la construction d’une identité collective, pourtant indispensable dans un tel contexte de restructuration chaotique.
8Enfin, la reconstruction des nouveaux locaux sur le campus en banlieue toulousaine (où était déjà installée la structure fédératrice de l’Institut National Polytechnique), qui devait être terminée initialement en 2005, fut atermoyée à plusieurs reprises, à cause de la complexité du bâtiment, soumis à des normes de sécurité élevées, étant donnée la dangerosité des produits et procédés chimiques utilisés. Ce retard plaça le personnel et les étudiants de l’ENSIACET dans une situation d’attente insupportable, entraînant un sentiment de mécontentement et de lassitude qui les poussa même à adresser un courrier à la ministre de tutelle de l’enseignement supérieur et de la recherche9, puis à envisager, fin 2008, une grande manifestation publique sur la place du Capitole. Le projet de manifestation n’avorta que parce que le recteur d’académie de Toulouse, alerté par le caractère extrêmement sensible du climat social qui régnait dans l’école, entreprit des pourparlers avec la société de construction et donna l’assurance que le déménagement tant espéré se ferait en septembre 2010. Ce long parcours semé d’épreuves et de déceptions fut d’ailleurs comparé à un drame épique, comme nous l’expliquerons ultérieurement.
- 10 Institut pour une Culture de Sécurité Industrielle
9Cependant, les crises comme les innovations d’ailleurs, sont des bifrons. De récents travaux menés dans le cadre des sciences de l’information et de la communication ont souligné cette bipolarité de la crise (Bryon-Portet, 2011). Heiderich (2006) insiste ainsi sur l’esprit « Wei-Ji » de la crise, en accord avec l’idéogramme chinois désignant tout à la fois une opportunité et une menace, tout comme Loneux (1999), qui la définit comme un « antagonisme constructif ». Mucchielli (1993), quant à lui, fait remarquer qu’elle constitue une occasion de mobilisation et de construction de référents communs pour le personnel. En déstabilisant les cadres traditionnels, en stimulant des réactions défensives mais aussi inventives, elle peut être source de progrès et appeler la création de nouvelles normes. C’est ce qu’il se passa à l’ENSIACET avec la crise qui suivit AZF. L’école et ses quatre laboratoires prirent un soin tout particulier à développer des axes de recherche, mais aussi de formation, orientés vers la chimie verte, les agro-ressources ou encore l’éco-énergie. En outre, nombre de chercheurs (notamment de l’ENSIACET) et d’industriels de la région toulousaine participèrent à la fondation de l’ICSI10, peu de temps après l’accident, conséquence directe de l’ébranlement des consciences que l’explosion de l’usine chimique provoqua. Nul, en effet, ne souhaitait revivre un tel événement.
- 11 Chimie, matériaux, génie chimique, génie des procédés, génie industriel
10Cette histoire accidentée s’est déroulée parallèlement à un modèle épistémologique, lui aussi inscrit dans le mouvement. L’ENSIACET, en effet, se définit comme l’école spécialisée dans « la transformation de la matière et de l’énergie », caractéristique identitaire que ses différents supports et outils de communication ne cessent de rappeler comme un leitmotiv. Les étudiants qui choisissent la spécialité du génie industriel parmi les cinq spécialités proposées11, en ont tout particulièrement conscience : elle est axée sur une approche systémique qui se doit de prendre en compte des contraintes tout à la fois techniques, économiques, sociétales et managériales, dans la conduite de projets. Outre le processus d’accompagnement et d’adaptation permanente à des problèmes imprévus que requiert la réalisation des projets industriels, ce type d’approche implique la confrontation avec un mode de pensée complexe, à cause de la gestion simultanée de paramètres multiples et souvent hétérogènes, pour ne pas dire contradictoires : par exemple, on note que les exigences de qualité technique et de moindre coût économique sont souvent antagoniques.
11Or la pensée souple et adaptative qui convient à la complexité (Morin, 1990) n’est guère confortable pour l’être humain, qui préfère les structures mentales préétablies et les schèmes de réflexion figés, dans la mesure où ces derniers offrent des cadres connus et rassurants. Pour autant, en tant que futurs ingénieurs tenus d’adopter une démarche scientifique, rigoureuse et ordonnatrice, les étudiants de l’ENSIACET ne sont évidemment pas étrangers à ces cadres rigides, tout leur travail consistant précisément à réduire et à formaliser la complexité pour en avoir une certaine maîtrise. En ce sens, leur approche ressemble à bien des égards à celle que préconise Le Moigne (1999), lorsqu’il propose d’appliquer une modélisation complexe à ce type de systèmes.
12L’identité institutionnelle de l’ENSIACET est d’autant plus soumise à des jeux d’interactions et de changement que le domaine de la haute technologie dans lequel l’école se déploie, se renouvelle en permanence. Les matériels alloués à la recherche, rapidement frappés d’obsolescence, sont remplacés par d’autres, toujours plus performants, ce qui oblige le personnel à se remettre perpétuellement en question afin de s’adapter en permanence aux mutations de son environnement professionnel, notamment en suivant des stages de formation ou de remise à niveau. A côté des spectrophotomètres, des microscopes électroniques à balayage laser, des microprocesseurs, des bioréacteurs, des appareils permettant de produire des nanotechnologies ou encore des matériaux composites, on peut également mentionner la présence d’un Web Laboratory, grâce auquel les étudiants et les chercheurs de l’ENSIACET peuvent effectuer à distance des manipulations en génie chimique, dans un laboratoire implanté à l’école de Sao Paulo, au Brésil, via internet…
- 12 Organisation de Coopération et de Développement Economiques (manuel d’Oslo, 1996)
13Enfin, il convient de noter la place déterminante que l’innovation occupe dans cette structure. Une partie importante de l’enseignement et de la recherche de l’ENSIACET, est en effet consacrée à « l’ensemble des démarches scientifiques, technologiques, organisationnelles, financières et commerciales qui aboutissent, ou sont censées aboutir à la réalisation de produits ou procédés technologiquement nouveaux ou améliorés », selon la définition de l’innovation par l’OCDE12. Cette orientation, présente dans la plupart des écoles d’ingénieurs dans des proportions diverses, est particulièrement accentuée à l’ENSIACET, du fait des liens forts que cette école a décidé d’entretenir avec le monde de l’industrie.
- 13 Onze millions en 2010.
- 14 Centre Régional d’Innovation et de Transfert de Technologie
- 15 Maison européenne des Procédés Innovants
14La présence, au sein même de l’école, de laboratoires, tous unités mixtes de recherches CNRS/INRA à la réputation solidement établie, n’est pas étrangère à cette culture de l’innovation, soutenue par de la R&D. Les contrats de recherche de ces unités s’élèvent à plusieurs millions d’euros13 et sont issus en majorité de partenariats passés avec des entreprises. Or, ces entreprises attendent des contrats signés qu’ils améliorent leur compétitivité en leur donnant accès à des techniques innovantes et leur procurent ainsi un avantage concurrentiel. L’ENSIACET est liée à deux CRITT14 : le CATAR agro-ressources, et celui du génie des procédés et technologies environnementales. Enfin, elle a participé à la création de la MEPI15, et ses laboratoires sont activement impliqués dans le pôle de compétitivité « AgriMiP Innovation ». Si bien qu’en 2006, lorsque l’école fêta son siècle d’existence en commémorant la création de l’institut de chimie de Toulouse par Paul Sabatier, elle pu titrer ses communiqués de presse et ses plaquettes promotionnelles de « 100 ans d’innovation »…
- 16 Pour les enseignants, l’innovation ne concerne pas seulement le contenu des enseignements dispensés (...)
- 17 Un site internet a même été créé pour expliquer le projet (qui s’élève à 5 millions d’euros), consu (...)
- 18 Atelier Pédagogique Interdisciplinaire sur les Energies Renouvelables
15Les étudiants eux-mêmes sont très tôt sensibilisés à cette culture de l’innovation, grâce à des modules d’enseignement spécifiques16, mais aussi grâce aux relations privilégiées qu’ils entretiennent avec de grandes entreprises dès le début de leur cursus, via des stages annuels obligatoires. Soucieuse de renforcer et de pérenniser ces échanges, l’ENSIACET a même mis en place un système de parrainage. Chaque promotion d’élèves se trouve ainsi parrainée par un grand groupe : Rhodia pour la promotion 2010, Total pour la promotion 2011, Sanofi Aventis pour la promotion 2012, et Safran pour la promotion 2013. Ce parrainage se traduit par des conférences, des visites d’usines et de sites industriels, des stages, mais surtout des propositions de projets innovants. Le projet « Solar’A7 », par exemple, consistant à élaborer une centrale solaire et à poser 5000 mètres carrés d’ombrières photovoltaïques sur le parking de l’école afin de produire 800 MWh d’électricité par an17, a été réalisé par une équipe d’étudiants en partenariat avec l’une des filiales du groupe Total (Tenesol). Un autre groupe d’élèves conduit le projet APIER18, visant la construction d’une plate-forme dédiée à des travaux pratiques dans le domaine des énergies renouvelables, toujours en partenariat avec Total. Enfin, un troisième groupe gère le projet « Pharm’A7 », proposé par Sanofi-Aventis, destiné à travailler sur une nouvelle molécule puis à la lancer sur le marché. Tout cela contribue à insuffler aux futurs ingénieurs un état d’esprit entrepreneurial, dont Schumpeter (1951) a montré l’importance dans le domaine de l’innovation.
- 19 Imprévisibilité à laquelle on peut ajouter le risque, inhérent à de nombreuses innovations (Bouzon, (...)
16Cependant, l’on peut noter là encore l’inconfort psychologique que provoquent de telles recherches et pratiques tournées vers l’innovation, si l’on veut bien se rappeler que le même Schumpeter (ibidem) définit cette dernière comme un « processus de destruction créatrice ». Avant d’établir de nouvelles normes et d’être considérée comme un facteur de progrès, l’innovation, en effet, détruit les normes anciennes. Ce qui fait dire à Scardigli (2009) que l’innovation « crée, paradoxalement, de l’entropie », en ouvrant un champ « d’imprévisibilité », tout comme la « société de connaissance technicienne en général »19. Les chercheurs eux-mêmes, qui conduisent souvent l’innovation bien plus qu’ils ne la subissent, ne sont pas épargnés par la gêne qui accompagne de telles perturbations. Les controverses scientifiques, par exemple, peuvent naître de cette difficulté à remettre en cause une certaine orthodoxie, nombre de chercheurs ayant du mal à accepter des théories qui bouleversent de manière trop radicale les conceptions traditionnellement admises, que l’on peut assimiler à un système de croyances socialement et culturellement partagées par une communauté : les controverses autour de Galilée, et plus récemment de la relativité d’Einstein et de quelques théories quantiques, sont à ranger dans cette catégorie.
17En d’autres termes, l’innovation comporte une dimension polémique et conflictuelle, et les théories scientifiques innovantes suscitent des réactions de rejet de nature non-objective, des résistances d’ordre idéologique et chargées d’affect, comme l’ont relevé les sociologues de l’innovation et de la traduction (Callo et alii, 2001 ; Latour, Woolgar, 1988). De la même manière, ce sont la plupart du temps des paramètres extrascientifiques qui interviennent dans la résolution d’une controverse : concertations, considérations politiques, actions de communication et de lobbying via des réseaux humains et institutionnels (Latour, 1992 ; Callon, 1989).
18Avant que naisse la sociologie de l’innovation, Kuhn (1983) avait déjà montré que toute révolution scientifique, avant d’entrer dans un processus de re-normalisation et d’être un facteur de progrès, cause une crise momentanée par son changement paradigmatique. Cet état d’incertitude lié à la recherche a également été analysé par Popper (1973), qui a mis le concept de « falsifiabilité » ou de « réfutabilité » au centre de la logique de la découverte scientifique, insistant sur le caractère provisoire de toute théorie, ainsi que par Prigogine (1996). Celui-ci a montré que la science moderne a accentué la perte de repères immuables, d’un point de vue épistémologique. L’étude des phénomènes complexes et chaotiques, en effet, a révélé une importante imprévisibilité des systèmes considérés, remplaçant les équations déterministes par des calculs statistiques qui n’offrent que des probabilités et entraînant donc une vision de plus en plus relativiste de la physique.
19Une telle mutabilité entraîne souvent la mise en place de mécanismes compensatoires, destinés à rééquilibrer le sentiment d’angoisse qu’elle engendre par un mouvement inverse de stabilisation. La pérennité dont sont porteurs les systèmes mythiques, le caractère répétitif et rassurant des pratiques rituelles, peuvent jouer ce rôle stabilisateur au niveau communautaire, ainsi que nous allons le montrer. Prise dans le tourbillon de ses incessantes crises, de ses multiples restructurations et innovations, l’ENSIACET a ainsi élaboré un ensemble de médiations symboliques hissées au rang de traditions institutionnelles. Il ne paraît pas déraisonnable de postuler qu’elles avaient initialement pour objectif, de manière plus ou moins consciente, de réguler socialement un groupe désuni et en proie à l’incertitude, tant il est vrai que les traditions sont porteuses de repères cognitifs et de jalons comportementaux, conçus comme autant de normes rassurantes, et que les symboles créent du lien social, en accord avec l’étymologie du verbe « sum-ballein ».
20La nouvelle structure rendit tout d’abord honneur à ses fondateurs (P. Sabatier et J. Cathala). On peut même aller jusqu’à dire qu’elles en ont fait des mythes fondateurs, tant les représentations qui entourent ces personnages relèvent d’une démarche de légitimation et de sublimation du temps des origines de l’institution. Les noms de ces illustres prédécesseurs sont omniprésents : sur les plaquettes institutionnelles de l’ENSIACET, qui arbore leur portrait et rappelle leurs exploits, ou encore sur le site internet, qui relate l’historique de l’établissement depuis le début du xxè siècle, mais aussi dans les bâtiments neufs de l’école. La médiathèque, qui a ouvert ses portes en septembre 2010, conserve pieusement le pupitre, le bureau et le fauteuil de P. Sabatier, ainsi qu’une bibliothèque de l’époque, où sont rangées et étiquetées des fioles lui ayant appartenu. Une sorte de culte est rendu au prix Nobel de chimie, dans ce mini-musée protégé des visiteurs indélicats par des potelets et des cordes rouges. Tout est prétexte à souligner le caractère prestigieux et extraordinaire de ces deux pionniers. Cet ancrage fort dans un passé magnifié exprime le besoin d’ancrage, propre à tous les déracinés. Néanmoins, bien que tournées vers le passé, les images mythifiées de P. Sabatier et J. Cathala symbolisent le progrès technologique. Figures quelque peu prométhéennes, elles s’inscrivent dans la catégorie des « mythes dynamiques » et progressistes telle que décrite par Moles (1990), en accord avec l’identité de l’ENSIACET ; c’est sans doute là la raison de l’attachement que le personnel leur porte.
21Comme l’a bien montré Bratosin (2007), le mythe, appréhendé dans une perspective informationnelle et communicationnelle, peut être considéré comme un « paradigme permettant de comprendre le monde ». On peut ainsi y voir une « manière de décrire la réalité », un « objet permettant de pénétrer et de connaître des phénomènes », enfin un « moyen de compréhension des événements » (ibidem). Il traduit avant tout une quête de sens, qui, est-il besoin de le rappeler, ne s’effectue guère par le langage de la raison, ni la logique des systèmes conceptuels. Or, il est pour le moins surprenant de constater que des ingénieurs et des chercheurs ayant reçu une formation scientifique de haut niveau se tournent vers le mode d’expression propre au « muthos » plutôt que vers celui du « logos », selon la distinction établie par Vernant (1997). Ce paradoxe n’est cependant qu’apparent et se lève aisément, si l’on considère, comme le fait Dilthey (1947), que les « sciences de la nature » livrent une « explication », quant les « sciences de l’esprit », que nous pouvons traduire par l’appellation plus actuelle de sciences humaines et sociales, permettent d’accéder à une « compréhension ». La différence qui sépare le « logos » du « muthos » nous paraît relever d’un partage assez similaire. Comme l’explication, le logos est analytique et constitue une activité de la raison, il cherche à déterminer des causes mais il en reste à la surface des choses ; comme la compréhension, le muthos est synthétique et fait intervenir l’intuition voire l’imagination ; il s’efforce de trouver une raison d’être aux choses en appréhendant leur nature interne par un travail d’interprétation.
22Or, le besoin de compréhension n’est pas l’apanage des seuls artistes et chercheurs en sciences sociales. En outre, l’imagination symbolique dont est investi le mythe réintroduit une part de sacré, mais aussi de rêve, dans un monde moderne que beaucoup, à la suite de Max Weber, ont qualifié de « désenchanté » : les travaux de Ricœur (1969), Durand (1964, 2000) ou encore Maffesoli (1993, 1996, 2005, 2007), ont souligné ce mouvement de ré-enchantement propre à l’imaginaire symbolique. Et il serait erroné de croire, là encore, que seule une certaine catégorie d’êtres humains serait sensible à cette entreprise de re-sacralisation. De nombreux rapports officiels ou études sociologiques menés sur les sectes visent ainsi à souligner que les individus de classe aisée, ayant suivi une formation de haut niveau dans le domaine des sciences dites exactes (physiciens, mathématiciens, etc.), sont surreprésentés dans ces communautés : tel était le cas, par exemple, au sein de l’Ordre du Temple Solaire, tristement connu pour ses immolations collectives. Un constat identique a été fait pour certains groupes terroristes islamistes (Sageman, 2005), dont on sait qu’ils instrumentalisent des représentations symboliques religieuses et autres discours idéologiques à des fins de conditionnement psychologique, à l’instar des sectes. Les sociologues tendent à penser que les carences dans le domaine symbolique (dues à une formation ultra-rationaliste) peuvent provoquer des comportements réactionnels inverses et pousser des individus cartésiens à sombrer dans le fanatisme.
23Le symbolique, en effet, n’engage pas seulement la question du sens. Il engage également la question de l’identité et, à travers elle, celle de la « reliance », par emprunt au sociologue belge Bolle de Bal (2000). Lamizet (2002) déclare fort justement que « les mythes représentent l’identité des peuples qui se reconnaissent en eux. Il s’agit de récits, « connus de tous et racontés par tous », par lesquels la mémoire acquiert une « dimension collective ». Ils font apparaître un ensemble de lois, de règles, de traits particuliers qui fondent un statut particulier du sujet porteur d’identité dans « l’espace de la sociabilité ». On peut aisément concevoir que le personnel de l’ENSIACET, déstabilisé par la fusion de son école et par la perte d’identité qui s’ensuivit, ait entrepris de renouer avec son identité originelle. Cependant, ces mythes fondateurs n’ont guère permis de construire une identité collective unique au sein de l’ENSIACET. Bien au contraire, les figures de Sabatier et Cathala ont ravivé le sentiment d’appartenance des individus à leur ancienne structure respective (l’ENSCT ou l’ENSIGC). En l’absence de référent commun, deux clans simplement juxtaposés coexistaient entre les mêmes murs, et aucune cohésion véritable, aucune communauté digne de ce nom, ne pouvait naître d’un tel collage.
- 20 « N6A7 » étant le diminutif pour ENSIACET ; ce code spécifique à une communauté s’inscrit aussi dan (...)
24Le personnel de l’ENSIACET semble avoir construit progressivement son identité collective, au fil des ans, notamment à partir de l’épreuve commune qu’a constituée, pour tous, l’explosion d’AZF. La douleur partagée et les obstacles traversés ensemble ont été déterminants dans l’apparition d’un esprit de corps. Et c’est encore une fois sous une forme mythique que cette expérience s’est exprimée et objectivée. La direction de l’ENSIACET, par exemple, n’a cessé de comparer la longue période d’errance qui a suivi l’accident à l’odyssée d’Ulysse. Dans des discours officiels, des documents institutionnels ainsi que des communiqués de presse, était mentionnée « l’Odyssée de l’A720 ».
25Lors de l’inauguration officielle des nouveaux bâtiments en juin 2010, le directeur de l’école, J.M. Le Lann, commença son allocution par le célèbre poème de du Bellay (1558) et fila la métaphore en dressant un parallèle entre les sirènes affrontées par les Grecs et celles que tous entendirent après l’accident d’AZF : l’école reconstruite presque dix ans après sa destruction faisait écho à Ithaque retrouvée par Ulysse. D’autres responsables de l’ENSIACET, tels J. Bertrand, directeur du LGC, n’hésitèrent pas, pour leur part, à rapprocher l’histoire de l’école de l’exode conduit par Moïse, et au retour vers la « terre promise », dans des courriels adressés au personnel. Enfin le Phénix, animal mythique qui renaît de ses cendres, apparut en filigrane dans de multiples discours et supports de communication officiels de l’école, symbolisant la capacité de la structure à surmonter l’obstacle puis à se reconstruire.
26L’appel à des récits homériques, bibliques et mythologiques semble bien manifester un désir de donner du sens à des événements chaotiques, tout en insufflant une dimension imaginaire à une entité en quête d’identité, dimension imaginaire dont Castoriadis (1975) et Anderson (1996) ont montré combien elle pouvait être instituante et créatrice de lien social, tant au niveau des organisations que des nations. En outre, cette prolifération des formes mythiques durant une période particulièrement critique de l’établissement rejoint la thèse soutenue par Girardet (1986), selon laquelle le mythe serait l’« expression d’un malaise social », apparaîtrait de manière plus insistante en temps de crise et serait simultanément destiné à juguler cette dernière. Loin d’être un mode d’expression archaïque, le mythe, en tant que « système de communication » et « mode de signification » porteur d’un « message » (Barthes, 1957), demeure prégnant dans nos sociétés modernes et technologiques qui ne cessent de créer leurs propres images et récits mythiques.
27Enfin, l’ENSIACET s’est dotée d’un véritable système rituel, dont on peut constater là encore qu’il n’est pas le propre des sociétés primitives (Segalen, 2001). Quelques jours après leur arrivée dans l’école, les étudiants de première année sont soumis à un rite de passage. Van Gennep (1992) définit les rites de passage comme des pratiques « qui accompagnent chaque changement de lieu, d’état, de position sociale et d’âge ». La plupart des grandes écoles sélectives possèdent ce genre de rites à valeur initiatique, qui assurent la transition entre les classes préparatoires et la formation qui précède la vie professionnelle, tout en intégrant les récipiendaires dans leur nouvelle communauté, dont ils s’approprient les codes et les traditions, et en forgeant un esprit de groupe. Cuche (1988) les a ainsi étudiées dans les écoles des Arts et Métiers.
28Nombre de grandes universités américaines possèdent également de tels dispositifs, notamment à travers les fraternities et sororities, ou encore les final clubs, dont le processus de socialisation est évident (Grousset-Charrière, 2010). La charge symbolique de ces communautés estudiantines (qui peuvent être définies comme des sociétés secrètes à part entière), est extrêmement forte, et ce n’est probablement pas un hasard si ces rassemblements traditionnels sont apparus dans l’un des pays les plus capitalistes et technologiques qui soient. A l’ENSIACET, le rite s’étale sur deux jours et est significativement appelé weekend « d’intégration ». A la fin du cursus, lorsque les trois ans de scolarité sont achevés, un autre rite de passage, symétriquement inversé, est organisé : il s’agit du weekend dit de « désintégration », qui ouvre une porte vers la vie adulte.
- 21 Le personnel enseignant et technique possède lui aussi ses rites d’institution : cérémonie de remis (...)
- 22 Les rites d’institution procèdent donc d’un double mouvement centrifuge et centripète, par rapport (...)
29Mais entre ces deux seuils intervient un autre type de rite que l’on peut qualifier « d’institution », en accord avec les travaux menés par Bourdieu (1982). Il s’agit du rite de la remise des diplômes, qui comporte plusieurs séquences et qui vient sanctionner la réussite d’un long parcours21. Lors d’une cérémonie solennelle à laquelle sont conviées leurs familles, les étudiants sont appelés par le directeur des études en petits groupes et invités à monter sur une estrade après avoir descendu le grand escalier d’honneur de l’école (recouvert d’un tapis rouge pour l’occasion ), et entendu les allocutions de quelques autorités de l’université. Ils se voient alors remettre le précieux document attestant de l’obtention du titre d’ingénieur, puis reçoivent les félicitations de leurs enseignants et de leurs camarades, sous les applaudissements. Un tel rite « consacre » le nouveau statut de ces étudiants devenus ingénieurs, il réalise une séparation (en accord avec l’étymologie du mot « sacré » que l’on retrouve dans le verbe « consacrer »), entre ceux qui ont vécu le cérémonial, et ceux qui ne le vivront jamais22, ainsi que l’a souligné Bourdieu (ibidem). Ce sociologue s’est attaché à montrer que la fonction principale de ces rites est d’insuffler une légitimité à ses récipiendaires. Nombre de nominations, d’investitures, de soutenances universitaires et de remises de diplômes relèvent d’une telle logique. Le décorum (tapis rouge, estrade, tenue vestimentaire soignée pour les hommes, robes de gala pour les femmes…), et la scénographie rigoureusement codée qui accompagnent ce genre d’événements, font d’ailleurs partie intégrante de leur efficacité symbolique. Le dispositif matériel qui soutient ce rite symbolique doit être spectaculaire, dramaturgique au sens goffmanien de l’expression, car il met en scène un phénomène de reconnaissance sociale qui a besoin de s’incarner pour être opératoire.
30Enfin, les étudiants « A7’iens », comme ils se nomment eux-mêmes, se sont également dotés d’un certain nombre de symboles institutionnels et de signes d’appartenance. Les plus connus sont les mascottes Tac (un écureuil) et Morgane (une oursonne) qui rappellent vaguement les totems de tribus aborigènes. Tac et Morgane arborent sur leur corps le logotype de l’école, et sont présentes lors des grandes manifestations festives : tournois sportifs, rencontres interuniversitaires, gala de fin d’année, remise des diplômes, etc. Par ailleurs, les étudiants-ingénieurs qui effectuent des stages à l’étranger emportent Morgane dans leurs bagages à tour de rôle. Ces voyages initiatiques sont systématiquement immortalisés par des photographies de l’oursonne prises devant des monuments célèbres et affichées ensuite dans le bureau des élèves, avec des mentions telles que : « Morgane à Sydney », « Morgane à Moscou », « Morgane à Sao Paulo »...
31Le personnel de l’ENSIACET possède lui aussi ses rites : traditionnelles fêtes de départ accompagnées de discours officiels et de cadeaux, organisées en l’honneur des membres de la communauté qui quittent l’institution dans le cadre d’une mutation ou de la retraite, galette des rois dans la cafétéria des élèves au mois de janvier, garden party qui précède les vacances d’été, en début juillet et qui renoue avec les rites de commensalité réalisant une sacralisation du corps social (Maffesoli, 1988 ; 1991). Ces moments de franche convivialité resserrent les liens interpersonnels et favorisent la cohésion du groupe. Associés à des pratiques rituelles qui remplissent une fonction phatique (Lardellier, 2003), ils contribuent à transformer une simple structure en une véritable « communitas » (Turner, 1990). Les restructurations organisationnelles, l’explosion d’AZF et l’environnement technologique perpétuellement innovant et changeant peuvent en partie expliquer, ainsi que nous l’avons dit, la construction de cette culture symbolique forte au sein de l’ENSIACET. Comme le souligne Jeffrey (2003), les rites visent à négocier les grands changements (cycles des saisons et cycles de la vie, naissance, puberté, mariage, mort…), et plus largement les épreuves existentielles, en symbolisant les peurs, les doutes et les souffrances, puis en cicatrisant un moi fragilisé par une sorte d’opération cathartique proche de celle qu’Aristote attribuait à la tragédie grecque. Il note ainsi que « lorsqu’un destin tragique accable une population (la destruction d’une grande ville lors d’un tremblement de terre, la mort de milliers de personnes lors d’une guerre, d’une épidémie ou d’un attentat terroriste, etc.), les rituels se multiplient pour panser les plaies et inscrire l’événement dans une narration signifiante. Les hommes ne peuvent rester dans l’absurde du destin tragique » (ibidem), ce qui rejoint là la thèse de Girardet (op. cit.) à propos des mythes.
32Parallèlement à ces rites qui nourrissent le lien social et assurent la stabilité de la communauté, de véritables réseaux socioprofessionnels ont été forgés au sein de l’ENSIACET qui renforcent l’esprit de corps. Une fois qu’ils ont obtenu leur diplôme, les étudiants de l’« A7 » ont la possibilité d’adhérer au réseau des anciens élèves ingénieurs, appelé « AIA7 ». Moyennant une cotisation, ils ont accès à des offres d’emplois, peuvent retrouver leurs camarades de promotion lors de journées organisées à cet effet, reçoivent l’annuaire qui recense l’ensemble des adhérents tout en stipulant leurs coordonnées et leurs fonctions, ainsi que le magazine « Fréquence A7 », qui comporte des articles scientifiques mais aussi des informations sur la vie de l’école. La notion de réseau est tellement forte, au sein de l’école que celle-ci fonctionne selon le mode de l’endorecrutement : en effet, près de 90 % de ses enseignants-chercheurs sont d’anciens élèves ingénieurs de l’ENSIACET ou de ses deux structures fondatrices. A ce propos, le personnel parle parfois de « secte » par dérision, pour insister sur son caractère relativement fermé. Au-delà de sa dimension cohésive et identitaire, le réseau sert donc la carrière de ces spécialistes de l’innovation, tant d’un point de vue personnel qu’institutionnel, si l’on se souvient, avec Callon et Latour (1991), que la résolution des controverses, la circulation des faits scientifiques, l’acceptation et la diffusion des innovations, passent bien souvent par des réseaux de ce type.
33En moins de dix ans, l’ENSIACET a donc réussi à créer une véritable culture institutionnelle, à partir d’éléments anciens qu’elle a su réactualiser et adapter à son identité ou d’éléments créés de toutes pièces, afin de rééquilibrer les crises et innovations incessantes susceptibles de déstabiliser la cohésion de ses membres. Le cas de cette école d’ingénieurs tend à confirmer le point de vue de Kilani (1992), selon lequel « la pensée symbolique comme la pensée rationnelle ou scientifique, en fait, coexistent ou peuvent coexister aussi bien chez un même individu qu’au sein de la même société », mais aussi celui de Jeffrey (op. cit.), lorsqu’il relève que « la croyance rituelle ne s’oppose pas à la réalité mathématique du savant, elle lui est complémentaire ». Selon certains chercheurs comme Scardigli (op. cit.), le « tout-technique » de notre société, et la logique d’innovation permanente qui lui est inhérente, réactiveraient même avec force les pratiques magiques et la pensée symbolique, de manière assez paradoxale : en entrainant une inconfortable perte de repères, l’innovation appelle à être rééquilibrée par des dispositifs normatifs.