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Les territoires du danser

The dansing territories
Los territorios del bailar
Aurélie Chêne

Résumés

Les free parties et les bals trads sont des moments révélateurs d’une mise en jeu du territoire par le truchement d’un geste, d’un mouvement, d’une image. Le parti pris est celui d’une attention portée à ce qui se passe du côté d’une danse « hors scène » présente dans des manifestations différentes et mobilisant des communications spécifiques du corps. L’expérience d’une danse dans des lieux imprévus est en lien avec un rapport à l’image dont il s’agit de comprendre l’opérativité dans la construction des territoires.

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Texte intégral

  • 1 Extrait de l’article paru dans Le Monde, « Pina Bausch, exercices d’admiration », 13 juin 2008.

« Pour une enfant, un restaurant peut être un lieu merveilleux, il y avait tant de gens et tant de choses étranges s'y passaient. Ces souvenirs d'enfance sont vagues, je les ai oubliés. Ils reviennent pourtant dans mon travail. Je passe ma vie à essayer de donner une forme à ces émotions enfouies, évanouies. » Pina Bausch1

  • 2 Les free parties sont une des formes de fêtes actuelles propres aux adeptes de musique électronique (...)
  • 3 Les bals trads (également appelés bals folks) sont des rassemblements de danseurs adeptes de danses (...)

1Le parti pris est celui d’une attention portée à ce qui se passe du côté d’une danse « hors scène », présente dans des manifestations différentes, mobilisant des communications du corps spécifiques et appréhendée sous l’angle de son inscription territoriale. Les free parties2 et les bals trads3 sont envisagés comme des moments révélateurs d’une mise en jeu du territoire par le truchement d’un geste créateur, d’un mouvement inopiné et d’une expérience émotionnelle à la fois individuelle et collective. Les free parties n’ont certainement pas grand-chose à voir avec les bals trads. Mais de la « teuf » au bal, c’est l’expérience générée par la pratique de la danse, qui est interrogée. Dans cette démarche l’acte même de danser est appréhendé à partir du jeu qu’il fait expérimenter : jeu d’un geste « inutile », parce qu’échappant à un objectif précis de signification ; jeu d’un lieu « vidé », parce que s’y installe de manière momentanée des activités étrangères à des fonctions habituelles ; jeu d’une « création », périssable et active, dont il s’agit de comprendre l’opérativité dans la construction d’un rapport au territoire. À la manière dont Michel de Certeau évoque cet « homme ordinaire » (De Certeau, 1990, 11), dont les mouvements imprévisibles entraînent un débordement du constitué ou du limité, les danseurs inventent. Pratiques d’espaces, usages du corps, productions d’images… le mouvement dansé donne temporairement des « mots » aux territoires traversés.

L’entre gestuel

  • 4 Principalement, les sources reposent sur des témoignages, des récits, des souvenirs ou encore des i (...)
  • 5 À ce sujet, voir Yves Guilcher (1998).
  • 6 « Enfin il faut savoir que la danse enlacée est un produit de la civilisation moderne d’Europe. Ce (...)

2Dans les bals trads, on danse en couple, en groupe. Enlacés, en ronde, ou face à face. Valses, scottishs, mazurkas ou bourrées, les danseurs exécutent des pas issus d’un répertoire ancien, dit « traditionnel », dont la transmission repose principalement sur le récit4. Certains discours véhiculent un désir d’authenticité et d’exactitude du répertoire dansé5. Mais par bien des aspects, la pratique « troue » le discours : mélange des répertoires, transformation des figures, création de gestes… Sans doute les postures rappellent quelque chose de l’ordre d’une histoire dansée6. Mais les bribes d’un récit gestuel par ailleurs sans cesse mouvant, deviennent prétextes à innovation, à une réinvention de la danse et de sa pratique. Dans ces mouvements, il n’y a pas de reconstitution d’un patrimoine gestuel disparu. Mais l’arrivée d’une fiction du corps générée par un récit gestuel. Notre compréhension de cette dimension fictionnelle active dans le geste est proche de celle proposée par Pierre Legendre, lorsqu’il évoque le lien du corps avec l’image, constitutif du rapport au corps : « le corps se donne au sujet à travers l’image », écrit-il. Ou encore : « transitant par la représentation le corps décolle du statut d’objet biologique et prend statut de fiction » (Legendre, 1994, 41). Dire le corps suppose immédiatement la création d’une fiction (dont Pierre Legendre précise qu’elle relève d’une manière de « façonner pour représenter » ; Legendre, idem, 42). Dès lors, on comprend que le geste n’est pas un moyen d’organiser ou de gérer un « passé », comme s’il s’agissait d’en savoir quelque chose précisément. Il est ce geste imaginant, à travers lequel une expérience de la danse réinvente ses formes. La danse trad est « remuée » par sa propre mise en mouvement et sur une place, dans un bar, au bord d’une rive, on peut saisir la contemporanéité des formes traditionnelles mobilisées. Il est aisé de constater un fort contraste entre la danse des bals trads et celle des free parties, notamment parce que cette dernière ne repose sur aucun répertoire défini, sur aucune figure identifiée, ou encore parce qu’il s’agit d’une danse individuelle. Pourtant, l’expérience d’une fiction du corps est également à l’œuvre dans les danses dites « techno ». Et dans les bals trads comme dans les free parties, la pratique d’un geste-image crée un mouvement imprévu de territorialisation et de déterritorialisation. Les teufeurs dansent des nuits, des jours durant. Souvent jusqu’à épuisement. Astrid Fontaine et Caroline Fontana auront montré dans leur ouvrage Raver, à quel point la danse n’est pas un « plus » parmi des activités présentes dans les free parties mais essentiellement ce qui s’y passe (Fontaine, Fontana, 1996). Sans doute ont-ils l’air, ces danseurs aux allures de « zombies », de danser n’importe comment. Or, la danse des free parties relève d’une technique. Il ne s’agit pas d’une technique posée comme telle ni d’une technique provenant du corps lui‑même, mais bien de ce que Marcel Mauss a qualifié « d’actes montés » du corps (Mauss, 1993). Au travers de la médiation de techniques incorporées, le corps dansant des free parties acquiert un sens dont il s’agit ici de dire les caractéristiques. Très vite, on comprend que la danse à l’œuvre dans les free parties n’est pas celle du rock ou du twist, et ne ressemble pas non plus aux danses comme on peut en voir dans les boîtes de nuits. Les yeux à demi‑clos, la tête légèrement inclinée, les teufeurs piétinent. Le poids du corps oscille d´une jambe à l´autre. Le buste bouge en se penchant vers l’avant, les pieds écrasent et se détachent du sol, les bras flottent. Il peut n’y avoir aucune cohésion entre les mouvements du haut et du bas du corps. La danse des free parties est une danse « décalée ». Le son assourdissant martèle dans les oreilles des teufeurs qui jouent physiquement des rythmes et contre-rythmes d’une musique à deux temps en se situant précisément entre les rythmes. Si la gestualité paraît désordonnée, danser de la sorte nécessite pourtant une précision du geste qu’il s’agit de faire au moment d’un « entre » sonore. Si la danse peut donner l’impression, à première vue, de se limiter à l’exécution d’un piétinement sans effort, une véritable tension du corps est à l’œuvre, pouvant conduire à un épuisement physique. Le geste n’est ni tout à fait souple, ni tout à fait tranché, il est tendu. Cette tension oblige à travailler une posture spécifique dans laquelle présence et absence s’entremêlent : disparition rapide d’un rythme et d’un geste, insaisissabilité d’une « arrivée » sonore et gestuelle. La pratique de la danse des free parties exacerbe une pratique de l’écart inhérente à la danse elle-même, en obligeant à expérimenter des contrastes gestuels, des mouvements détraqués, des actes disloqués. L’une des caractéristiques de cette danse est principalement de vivre l’expérience contradictoire d’un jeu de rupture, d’une mise du corps comme s’il échappait à la propriété de l’individu qui danse. Le corps dansant joue à être à la fois dans une étrangeté exacerbée de lui-même et dans l’écart d’avec lui-même. Le corps par la danse est d’emblée un corps par l’image. Le regard à l’œuvre, tant sur soi que sur les autres et sur ce qui nous entoure, n’est pas celui d’une contemplation mais d’une pratique perceptive. Cette pratique n’est pas le propre des bals trads et des free parties, tout en même temps qu’elle y acquiert une spécificité. Walter Benjamin évoquait déjà l’arrivée d’un regard mouvementé avec l’avènement de la ville moderne (Benjamin, 1989). Ce regard est indissociable d’une fabrique des espaces publics et des territoires.

  • 7 Serge Daney, L’exercice a été profitable, Monsieur, Editions P.O.L., 1993, cité par Jean-Louis Como (...)
  • 8 À ce sujet voir Jacques Roux, « La danse face au vide. Réflexions à partir des œuvres de Merce Cunn (...)
  • 9 À ce sujet voir Alain Mons (2000, 109-124).
  • 10 Je renvoie à mes articles : Chêne (2006, 120-121) et Chêne (2004, 247).

3Dire de ces pratiques de danses qu’elles font place à une fiction pratiquée ne signifie pas pour autant qu’elles provoquent un détachement du « réel » et des lieux dans lesquelles elles se situent. Anne Cauquelin a montré le travail à l’œuvre quand on voit un paysage et par là même souligné l’articulation permanente entre une « réalité supposée » et une « fiction présente » dans les mouvements du regard (Cauquelin, 2000, 99). Loin d’être dépendant d’un lieu ou d’être la propriété d’un paysage, ce rapport au réel est une construction. Ainsi le regard porté sur les lieux contient d’emblée la création d’un montage. C’est un mouvement du regard qui ne vise pas l’intégralité d’éléments recueillis mais des fragments, des « bouts », pouvant être momentanément isolés et qu’une mise en récit connecte les uns aux autres. Au cinéma, un film ne peut être qu’une succession d’images, et il serait bien impossible de le comprendre uniquement à partir d’un contenu précis ou de le réduire à une image, une séquence, un son, une parole. C’est le travail de montage qui donne sens au film, d’un rapport qui se tisse et s’invente entre des choses, des éléments et dont on ne peut dire où il se situe exactement7. À la manière dont s’opèrent des mises en rapport cinématographiques, l’expérience de la perception monte des éléments disparates, séparés. On peut évoquer ici le travail chorégraphique de Pina Bausch, et ce, à plusieurs titres. Tout d’abord, sur la manière dont sa démarche s’inscrit dans un agencement (un montage) de mouvements éclatés et sériels8. Par ailleurs, on sait que la chorégraphe a fait des émotions et ressentis des danseurs un « matériau » propice à la création. Mais il faut comprendre qu’à travers cette démarche, la pratique de la danse n’est pas envisagée comme un support, un moyen ou une technique d’interprétation des émotions : c’est une expérience du monde à travers la danse qui est à l’œuvre. Sur scène, la chorégraphie met en jeu des effets de décalages gestuels saisissants, des non-coïncidences entre les corps et les espaces, des superpositions visuelles, et l’on comprend qu’ils ne sont pas que de simples « effets » mais la création de formes sociales et esthétiques9. Dans les chorégraphies de Pina Bausch, tout se passe comme si était mis à nu, sous nos yeux saisis, le montage même de la perception. Un rapprochement peut être fait avec l’expérience faite dans les free parties, où l’on se voit et où l’on voit les autres de manière fragmentée. Si la danse elle‑même donne acte à cette fragmentation, celle‑ci est exacerbée par les jeux de lumières spécifiques que sont les stroboscopes, les écrans visuels sur lesquels défilent de manière vertigineuse des images en tout genre10. Un bout d’épaule surexposé par l’effet blanchâtre de la puissante lumière. Une bouche étonnamment ouverte. De la sueur visible sur le visage de cet homme.

4Un regard fixe ici. Des paupières closes là. Quelque chose surgit de manière inopinée. Quelque chose se voit et disparait. Quelque chose d’un montré et d’un vu se monte. Les danses trads et celles des free parties ont bien leurs spécificités, mais quelque chose de l’ordre d’une invention corporelle les traverse, leur est transversal. L’expérience d’une fiction gestuelle et la pratique d’un geste qui fait image coexistent dans des activités de danse par ailleurs différenciées. Cette construction imaginée du geste est non seulement opératoire mais elle « touche », en quelque sorte, les lieux et nous pensons qu’elle est fortement en lien avec une manière de produire des territoires dans le monde urbain.

Il y a de la rive gauche sur la rive droite

  • 11 Dans une analyse des loisirs des territoires urbains, Jean-Pierre Augustin a souligné l’importance (...)
  • 12 Je renvoie à mon article : Chêne (2003).

5D’ici, on entend les rythmes des percussions latines venant d’ailleurs, se mêlant aux sons de la vielle et de l’accordéon. Nous sommes un jeudi soir du mois de mai, sur les quais de Seine. Lieux momentanés de rencontres de danseurs trads, les arènes sont investies. Peut-être quelques passants s’arrêteront, curieux. Mais l’acte de danser dans cet espace public ne relève pas tant d’une performance à montrer que de situations où des regards s’échangent11, où les lieux ne sont plus définis par une fonction, mais mis en mouvement par la pratique de la danse. On pourrait demander aux danseurs quelles sont donc leurs motivations à venir danser dans des espaces ouverts, publics, s’il ne s’agit pas de spectacle. On pourrait s’étonner de cette manière d’investir temporairement un quai bruyant, alors qu’ils pourraient danser dans un espace plus calme. Il en est de même, lorsque l’on observe des danseurs se serrer tant bien que mal dans des bars saturés de monde, être obligés de composer avec un espace « inadapté » à la pratique de la danse, entraînant bousculades et promiscuité. Nous sommes maintenant dans un bar à bières, à Bordeaux. Tous les premiers mardi du mois, ce lieu un peu à l’écart du centre, à l’enseigne à peine visible, accueille des danseurs trads pour le « petit bal gascon ». Les tables ont été poussées pour faire place à ce qu’il est difficile de nommer une scène. Un petit espace bondé. Difficilement circulable, y compris pour les danseurs. Pourtant, valse ou scottish et leurs rythmes rapides nécessitent une place suffisante : les danseurs se précipitent d’un point à l’autre, évitant au mieux un télescopage inévitable. La bière coule accidentellement de temps à autres sur les danseurs et les semelles des chaussures collent au sol. Comment dire ces lieux où se combinent activités spécifiques et espaces non spécifiés ? Dire ces lieux oblige à prendre en compte un faire. Ce que la pratique de la danse fait, c’est une subversion à la clôture du lieu. Relatant une valse dansée par Emma Bovary, Gustave Flaubert écrit : « ils tournaient : tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris » (Flaubert, 1986, 86). Plus qu’une illustration, c’est l’expression d’une danse pratiquée dans des intérieurs, dans des « dedans » dont il s’agit. À ces lieux de danses délimités et repliés sur eux-mêmes – dont la boîte de nuit en est une fabrique exemplaire – se substituent des espaces composites où l’on danse, des lieux ouverts à un dehors. Aux beaux jours, les danseurs trads se déplacent de l’autre côté de Bordeaux, dans un restaurant, au bord de la rive. Un parquet côtoie les tables, danseurs et clientèle coexistent. Vu d’ici, les quais et l’autre rive « scintillent ». La place de la Bourse apparait nettement avec ses éclairages, tout comme les façades fraîchement rénovées des vieux bâtiments bordelais, ou encore l’église Saint-Michel. La ville se donne à voir comme une image, à la fois subitement proche, presque ici, et pourtant lointaine, là-bas. Les sons, les odeurs, les rires, la moiteur d’une main se mêlent à l’image de la ville dont on devine le reflet dans le fleuve séparant les rives. Il y a de la rive gauche sur la rive droite. Ce jeu des limites entre un « ici » et un « ailleurs » ne provient ni des lieux eux‑mêmes, ni d’une perception purement individuelle. L’expérience dansée ne déracine pas de l’ici : elle décale le regard et donne à voir les lieux autrement. Ce décalage n’est pas prévisible, il peut survenir à n’importe quel moment. Dans un bar ou sur un quai, comme dans une usine désaffectée ou un vieil entrepôt c’est l’intensité perceptive qui permet l’arrivée d’un moment. Le dance floor est un espace où l’on danse en face d’enceintes posées les unes sur les autres : un mur de son. Ponctuellement installés dans un champ, un bâtiment désaffecté, une forêt ou une plage, les « teufeurs » déambulent dans des lieux inconnus et souvent abandonnés. « Tout est étrange ici ». « On ne sait même pas ou on est, on ne connait pas ce lieu. C’est trop bizarre comme sensation de débarquer ici, on squatte, on écoute du son, on bouge ». Ce n’est pas parce qu’il est désaffecté, abandonné ou vide que le lieu est perçu comme étrange. Ce qui fait « non‑lieu » n’est pas l’absence de fonctionnalité, en ce sens ou le « non‑lieu » ne renvoie justement pas à ce qui serait de l’ordre d’une signification (Duvignaud, 1977). C’est la façon de le voir et la manière de le pratiquer qui provoque son étrangeté. Sans doute certains lieux favorisent ce façonnage. Mais l’expérience dont il s’agit ici de rendre compte ne s’inscrit pas dans une attention portée sur un paysage ou comme conscience a priori. Le regard peut être tout à la fois saisi et flottant, capter un « détail » d’une scène et se distancier de la scène. Aller dans une free party suppose de ne pas savoir au préalable où l’on va. Difficile de se situer lorsque l’on a découvert l’endroit de la « teuf » par un jeu de pistes, combinant informations précises et aléas du tâtonnement. Lorsque ce sont des traces et des indices à découvrir qui composent un parcours souvent nocturne12. Le caractère clandestin des free parties, dont on ne peut que souligner et comprendre l’obligation en raison des actes répressifs dont elles ont fait l’objet, exacerbe l’intensité des parcours qui font partie intégrante de la teuf. Ce qui s’expérimente dans ces moments de flottement, ce qui se ressent dans l’instant vécu et qui relève d’une mise en jeu de l’incertain. Mêlant l’hyper-précision d’une information divulguée de manière formelle et informelle aux incertitudes de cheminements sans repères précis, les parcours font émerger une dimension d’incertitude possible : celle‑ci peut arriver. C’est cette potentialité qui donne aux parcours l’intensité de leur opérativité.

6Le jeu occasionné permet que quelque chose advienne. Quelque chose d’inattendu, échappant aux teufeurs eux-mêmes : une sensation, un ressenti. Un mouvement.

De la danse à la ville

  • 13 France Schott-Billmann (2001). Dans cet ouvrage, l’auteur parle d’un « renouveau de la danse » et é (...)

7« Qu’importe avec qui je danse, de toute façon, ça tourne », dit la jeune fille. « Un cavalier de valse, ça n’existe pas. De toute façon, ici, il y a des gens qui se connaissent très bien, d’autres pas du tout, et ce n’est pas un problème. On danse avec tout le monde ». Quelque chose se passe dans ce mot lâché au détour d’une conversation : qu’importe. Avec qui danser n’est pas ce qui importe. C’est avant tout le plaisir de danser qui compte13. Bien ou mal. Avec un ou une inconnu(e). Homme et femmes. Entre femmes. Ensemble. À côté les uns des autres. Seul. Les visages transpirent, la moiteur rend les mains d’un partenaire glissantes, la promiscuité des corps oblige à des frôlements dans les déplacements. Aux odeurs de sueurs se mélangent ceux des parfums, d’un souffle. Envisageant les postures dansées du côté d’une proxémie, on pourrait avancer l’idée que les bals trads sont caractérisés par un certain type de distance sociale (Hall, 1971). Seulement, il n’y a pas qu’une distance, ni même plusieurs distances, mais une pluralité de distances qui se contredisent tout en coexistant. Cette « multi-distance » fait écho à ce qui se joue dans les danses des free parties, où il s’agit autant de danser seul qu’au milieu des autres ; où une singularité gestuelle n’entrave cependant pas un sentiment d’unité, de masse ; où s’entremêlent une proximité des corps et un anonymat possible. Cette tension est également présente dans les façons de se regarder où se combinent furtivité et fixité ; attention inattentive, ou encore indifférence feinte (Goffman, 1973).

  • 14 « Ce qui caractérise la coquetterie dans sa manifestation banale, c’est le regard en coulisse, la t (...)
  • 15 « La rue assourdissante autour de moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse (...)
  • 16 « Dans le sonnet “A une passante”, aucune formule, aucun mot ne fait mention explicite de la foule. (...)

8De cette approche proxémique, peuvent se déduire des types de sociabilités caractérisées par un rapprochement des corps et leur séparation, par une proximité forte et un possible anonymat. Seulement ces sociabilités ne sont pas propres à ces danses. D’autres sites ou situations engendrent de tels rapports et mettent en jeu de tels regards. Appréhendé comme une forme d’échange social, le regard de la danse est proche de celui généré par l’avènement de la grande ville et dont Georg Simmel a montré les caractéristiques14. La coquetterie est une figure du regard citadin, qui dépasse le souci de plaire et qui ne cherche pas un aboutissement. Simmel montrait bien que la coquetterie n’est pas propre à la femme et qu’elle ne caractérise pas seulement les relations de séduction mais un « rapport entre les sexes » qui « fournit le prototype d’innombrables relations au sein de la vie personnelle et interpersonnelle » (Simmel, 2005, 140). Aujourd’hui, on peut dire que cette « coquetterie » s’est généralisée, elle est aussi pratiquée par les hommes. Cette forme d’échange social consiste notamment, du point de vue du regard qu’elle génère, en un subtil jeu de « caché » et de « montré ». Toutefois, il faut prendre en compte la simultanéité de dimensions jusqu’alors considérées dans leur dichotomie : le caché et le montré ont lieu dans un même mouvement. Ce sont moins des acteurs et les significations contradictoires de leurs manières d’être qu’il faut prendre en compte, qu’une expérience de la perception. C’est ainsi qu’on peut comprendre aujourd’hui le poème À une passante15 de Charles Baudelaire et de la mise récit qu’en a proposé Walter Benjamin (2002). Au milieu d’une foule qui hante chaque mot du poète, deux regards se croisent. Cette mise en rapport ne relève pas d’une interaction ou d’une réciprocité parce qu’au-delà d’une relation entre les protagonistes, c’est un moment, n’appartenant ni à l’un ni à l’autre, qui les met brusquement en lien. Walter Benjamin aura souligné à quel point c’est la foule qui fait apparaitre la passante au poète16. Celle-ci ne s’est pas posée devant lui, et il ne l’a pas contemplé. Baudelaire raconte le mouvement même de l’œil qui regarde, un mouvement propre à la pratique contemporaine des espaces publics. Si la femme « passe », c’est parce qu’elle se glisse dans un écart du mouvement d’ensemble ; si la rue est « assourdissante », le bruit est autant sonore que visuel ; Si le regard est « crispé », c’est qu’un mouvement l’habite et habite les lieux. Ce n’est pas la foule qui provoque en soi cette expérience, celle-ci est en fait la métaphore d’un passage, d’un mouvement qui « ouvre » et « ferme » la perception des lieux.

9Les pratiques des danses évoquées participent d’une mise en mouvement des territoires que produit le monde urbain. Sur les quais, dans un terrain vague, dans des « dedans » et des « dehors », « en » ville et « hors » ville, au-delà même de ces catégories avec lesquelles ils ne font pas, les danseurs composent leurs présences de manière temporaire. Pas d’appropriation, pas d’évasion, pas de main mise sur un territoire : l’acte même de danser génère une territorialité multiple et changeante. S’inscrivant dans des manières de faire et défaire des lieux, dans des usages corporels intenses et distanciés, les pratiques des danses racontent également l’expérience d’une perception dont on comprend qu’elle ne peut être séparée des enjeux de fabrication territoriale, obligeant à penser les territoires par l’image.

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Bibliographie

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Notes

1 Extrait de l’article paru dans Le Monde, « Pina Bausch, exercices d’admiration », 13 juin 2008.

2 Les free parties sont une des formes de fêtes actuelles propres aux adeptes de musique électronique dite « techno ». La free party est également appelée « teuf ». Elle se déroule dans des endroits changeants et dont on ne connait pas la localisation à l’avance (terrains vagues, usines désaffectées, clairières de forêts, plages, etc.). La musique électronique, plus fréquemment appelée du « son » est mixé par des « sounds systems ».

3 Les bals trads (également appelés bals folks) sont des rassemblements de danseurs adeptes de danses dites « traditionnelles » françaises, issues de plusieurs régions (Auvergne, Poitou-Charentes, Aquitaine, Rhône-Alpes, Champagne-Ardenne, Limousin, Midi-Pyrénées, etc.), au répertoire varié (valses, bourrées, polkas, mazurkas, scottishs, etc.), animés par des musiciens jouant essentiellement de la cabrette, de la vielle, de l’accordéon diatonique ou chromatique, du violon. Les bals trads sont présents dans la majorité des régions de France, à l’exception de la Bretagne où l’on retrouve des pratiques de danses traditionnelles dans le cadre de « fest noz ». À ce sujet, voir Yves Guilcher (1998).

4 Principalement, les sources reposent sur des témoignages, des récits, des souvenirs ou encore des images. Des danseurs à la recherche de danses dites « traditionnelles » ont effectués des répertoires écrits.

5 À ce sujet, voir Yves Guilcher (1998).

6 « Enfin il faut savoir que la danse enlacée est un produit de la civilisation moderne d’Europe. Ce qui vous démontre que des choses tout à fait naturelles pour nous sont historiques » (Mauss, 1999, 381).

7 Serge Daney, L’exercice a été profitable, Monsieur, Editions P.O.L., 1993, cité par Jean-Louis Comolli, in Gérard Althabe, Jean-Louis Comolli, Regards sur la ville, Paris, Supplémentaires Centre Georges Pompidou, 1994, 58 : « Pourquoi Rossellini est-il le même lorsqu’il manipule grossièrement des animaux morts (Fantaisie sous-marine) et lorsqu’il met sa caméra en état d’attente passive ? Parce qu’il procède à un simulacre. Et parce que ce qu’il enregistre, c’est un « rapport à », un « point de vue ». Il faut du réel (il en faut du moins pour les apparences réalistiques) pour servir de toile de fond et de cran d’arrêt à l’émergence d’un objet « moral » ou « mental » : l’attitude, la posture, le rapport ». Plus loin il écrit : « Le cinéma moderne a donc fixé, photographié, des rapports et non des choses ».

8 À ce sujet voir Jacques Roux, « La danse face au vide. Réflexions à partir des œuvres de Merce Cunningham, Kazuo Oono et Pina Bausch », Figurations de l’absence, Recherches esthétiques sous la responsabilité de Jean-Pierre Mourey, Saint-Etienne, CIEREC – Université de Saint-Etienne, 1987, 127-143.

9 À ce sujet voir Alain Mons (2000, 109-124).

10 Je renvoie à mes articles : Chêne (2006, 120-121) et Chêne (2004, 247).

11 Dans une analyse des loisirs des territoires urbains, Jean-Pierre Augustin a souligné l’importance d’un regard dans des activités qui entremêlent par ailleurs acteur / spectateur (Augustin, 2003, 33).

12 Je renvoie à mon article : Chêne (2003).

13 France Schott-Billmann (2001). Dans cet ouvrage, l’auteur parle d’un « renouveau de la danse » et évoque autant les bals trads que les danses orientales, les raves et les free parties comme un phénomène massif, anonyme, et révélateur d’un plaisir de danser.

14 « Ce qui caractérise la coquetterie dans sa manifestation banale, c’est le regard en coulisse, la tête à demi détournée. Il y a là une manière de se détourner, liée cependant à une manière furtive de se donner, de diriger momentanément son attention sur l’autre, auquel au même instant, par la direction opposée de la tête et du corps, on refuse symboliquement » (Simmel, 2005, 126).

15 « La rue assourdissante autour de moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme passa, d’une main fastueuse, / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; / Agile et noble, avec sa jambe de statue. / Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, / Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. / Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? / Ailleurs, bien loin d’ici ! Trop tard ! Jamais peut-être ! / Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! » (Baudelaire, 1991, 137).

16 « Dans le sonnet “A une passante”, aucune formule, aucun mot ne fait mention explicite de la foule. Et c’est elle pourtant qui meut tout le poème, comme le vent pousse le voilier » (Benjamin, 2002, 169-170).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélie Chêne, « Les territoires du danser »Sciences de la société [En ligne], 78 | 2009, mis en ligne le 19 mars 2020, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/8527 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.8527

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Auteur

Aurélie Chêne

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, laboratoire Mondes et Dynamiques des Sociétés (MODYS - UMR 5264 CNRS), Université Jean Monnet, Saint-Etienne.
aurelie.chene[at]univ-st-etienne.fr

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