- 1 Voir Patrick Baudry et Thierry Paquot (2003) ; Patrick Baudry (2004).
- 2 Typiquement un ouvrage de Jacques Donzelot s’intitule Quand la ville se défait (2006).
1Le geste artistique est aujourd’hui convoqué pour signifier les mutations qui traversent le monde urbain et contribuer à leur donner sens. L’enjeu n’est pas celui seulement de lier l’ancien et le nouveau, de donner cohérence à une histoire qui devrait prendre appui sur son passé pour se projeter dans un avenir. C’est non pas un devoir de mémoire qui s’accomplit et il est peu sûr qu’il s’agisse de son « travail » (qui serait plus noble) : c’est un remaniement qui s’effectue. Moins une projection qui s’actualise qu’une anticipation qui se joue. Il y a donc, épousant le hasard d’un monde urbain qui se différencie de l’ordre de la ville1 et de ses prévisions, un pari qui se fait sur des configurations du territoire en misant sur ses potentialités. Mais l’art dont je parlerai ici n’est pas nécessairement ou exclusivement celui de l’artiste. Le recours à « l’œuvre » (au sens de la production monumentale et spectaculaire) est la stratégie d’une recentration ; il appartient à une logique de ville. Or celle-ci tourne le dos au monde urbain qui est pourtant celui de nos pratiques. La sociologie qui expose la partition des territoires (celui des « relégués », celui des « péri‑urbains » et celui des « gentrifiés »2), contribue, elle aussi pour partie, à ignorer l’urbain comme monde. Penser la question de l’art (en plusieurs sens, car s’il faut parler du territoire, il faut aussi penser à l’art de la nature), c’est‑à-dire celle de la mise en sens d’une territorialité, c’est aussi devoir sortir du systématisme non seulement de « l’œuvre » mais du lieu, de la continuité et de la centralité. De l’art jusqu’à l’ordinaire, de l’art venant combler les déficits, les manques, les carences, les crises, nous en avons jusqu’à ras bord. Mais de l’art jusqu’à l’ordinaire, nous pouvons tracer un autre chemin. On voudrait confier à l’art le soin de diriger notre esthétique. Mais l’esthétique, loin d’être vision rassemblée, commune, « collective », tout en bon goût fédérateur est faite de singularités (pas moins socialisantes) qui dérangent les vues programmées.
2Si l’on admet que le monde urbain n’est plus celui de la ville mais que ce monde est encore peu compris, l’on peut confier à l’art la mission d’une sorte de traduction. Ou celle de mettre en images et en formes les représentations qui sont encore défaillantes pour que celles-ci conviennent aux pratiques déjà installées. Une analyse de la modernité fait souvent ce « constat » : tout se passe comme si nous étions précédés par le monde que nous faisons, comme si l’intelligence nous manquait pour comprendre au présent ses nouveaux enjeux et sa nouvelle donne. On aura dit, par exemple, de la technique et du progrès technicien sans cesse en cours qu’il nous faisait vivre un nouveau rapport au monde. Si la société perd en certitude, si elle peut moins que celle dite des « trentes glorieuses » connaître son futur, elle se reporte alors sur une anticipation à court terme. Plus que l’avenir qui succèderait logiquement à un présent qui sait le préparer, c’est le devenir, mais un devenir indécis, et présent dans le présent lui-même au point que celui‑ci semble déjà échapper aux possibilités d’un contrôle, qui caractérise le contemporain. Dans une telle situation, qui ne permet pas l’attente mais qui appelle une perpétuelle négociation avec ce qui est en train d’advenir, l’art ne peut plus avoir de rôle seulement stabilisateur : comme s’il devait « fixer » une époque, photographier un assentiment, synthétiser des aspirations, et donc produire une vision commune, ou l’illusion d’une réunion consensuelle des points de vue. En fait, l’art ne peut plus se poser comme source du goût, comme origine d’une esthétique. S’il faut parler de geste artistique, c’est bien que l’art ne se construit comme tel qu’à la condition d’une proposition : encore faut‑il des pratiques pour que l’œuvre, si monumentale ou astucieuse soit-elle, puisse valoir dans des usages.
3La perte du point de vue est significative. J’en donnerai une illustration. En 2000, lors d’un séjour en Crète, je retrouve les cartes postales qui s’y proposaient dans les années 1970. Les vues aériennes ou globales d’un site dominaient alors. Les perspectives étaient obligatoires. La longue plage devait se voir comme s’il était possible, à vue d’homme, d’en apprécier toute la profondeur et toutes les courbes. Les nouvelles cartes postales crétoises de l’année 2000 ne proposent plus ces vues en hauteur : c’est éventuellement une fenêtre ou un bouton de porte qu’on a photographiés en gros plan. Du point de vue à la vision parcellaire et à ras de sol, c’est bien une imagerie qui a changé et la logique d’un rapport au monde qui s’est modifiée. L’intérêt non pas pour le banal mais pour l’ordinaire, non pas pour ce qui est commun mais pour ce que nous avons en commun, a traversé les enregistrements photographiques. Le pied ou la cheville des gens qui traversent une avenue sont devenus pour l’art photographique américain, des sujets possibles. Les sujets sordides aussi. La mise en lumière journalistique d’un quotidien peut-être effroyable ou glauque, mais aussi possiblement merveilleux même s’il peut être inquiétant, témoigne de ces changements de regard et de ce qui arrive à l’art quand il ne pourrait plus peindre de jolies choses (un beau bouquet ou une clairière fleurie) ni seulement les grands de ce monde (mais des joueurs de cartes dans un bistrot) et encore moins des nymphes visitées par des daims. L’art le plus convenable d’apparence n’est pas réductible au « point de vue » : non pas seulement celui qu’on possède depuis la tour ou le promontoire, mais celui que légitimerait la pensée dominante. Le bouton de porte que propose la carte postale crétoise des années 2000 participe de cette logique. On ne regarde plus la rue d’en haut ni seulement en ses façades lisses ou ornementées : mais depuis la situation du piéton et à partir de ses pieds, ou des yeux qu’il promène au gré de ses pas et des regards que lui suggèrent des moments urbains où le hasard intervient plus qu’une planification programmée par l’office du tourisme. On comprend donc que la perte du point de vue n’est pas à proprement parler une « perte ». C’est bien une autre relation au monde qui se joue.
4L’installation d’une nouvelle sculpture sur une place ou d’une fresque sur une façade est faite pour s’inscrire dans la durée, sans doute. Mais cette installation durable fait place au tremblement, au doute, au flottement. Elle ne s’inscrit plus comme une signification posée, comme l’expression d’une mémoire témoignant du passé exemplaire ou de l’enracinement d’un collectif. L’art contemporain vient plutôt raconter (par bribes) la mise en mobilité d’une histoire en manifestant par le heurt esthétique qui le caractérise, la surprise qu’il faudrait communiquer (non pas l’attente qu’il s’agirait de satisfaire), et donc la mouvance des pratiques territoriales. Une architecture « moderne » croyait dans les années 1970 pouvoir produire les sociabilités. Un grand ensemble supposait une cour agrémentée de tables et de bancs en béton. Il était prévu que, le dimanche, les locataires s’y réuniraient pour manger ensemble. Mais personne ne veut pique-niquer avec le voisin. Et les installations boulonnées dans le sol servent aux escalades dangereuses des tout-petits. Les mères s’inquiètent et s’apostrophent. Le père veut jouer d’une autorité. Le monde convivial, « unifié », « heureux », entrevu pour le repos dominical, programmé dans des fabrications de lien social comme s’il était productible au mètre et que la relation doive tenir du ciment, est une catastrophe quotidienne. Aujourd’hui, l’architecte doit nécessairement prendre en compte l’habitant. Mais en ses imprévisibilités. Il n’est pas sûr qu’il obéisse à la splendeur des façades. Mieux vaut lui ouvrir du champ de vision, et plutôt que de construire son œil laisser aller son regard.
- 3 L’opposition entre mémoire (donc histoire) et présent (donc image) tient du simplisme théorique. Ce (...)
- 4 De même que la Tour Eiffel, « c’est » Paris, la Place de la Bourse, « c’est » Bordeaux.
5Aussi bien ne propose-t-on pas seulement une œuvre, une vue et bien sûr un simple embellissement. Le geste artistique doit se prêter à des usages qu’il ne peut prévoir et dont il dépend pour participer d’une existence au présent partagée dans des moments urbains, sans qu’on sache de manière définitive s’ils feront « histoire », s’ils feront date. Sauf que ne se prolongeant peut-être pas dans une histoire, ils font déjà date, et ici pour jouer avec le mot anglais, servent de rendez‑vous épisodiques, à des pratiques, dont nous savons maintenant qu’elles sont la matière de notre histoire3. À Bordeaux, le cas du miroir d’eau, devant la place de la Bourse, est exemplaire. On y marche les pieds nus ou en chaussures. On se mêle avec sa propre image à l’image de l’image de Bordeaux4. La façade mise à plat par le miroir devient occasion de jouer avec elle. À la contemplation de la beauté, vue de loin ou de haut, succède un plaisir ordinaire. À la vue totale succède, encore une fois, le ras de sol. L’œuvre paysagère se trouve ainsi, par des usages massifs, détournée en geste artistique. Il s’agit moins de faire peser le regard sur le bon, le bien et le beau. De produire le sentiment collectif d’une esthétique. Que, malgré l’auteur peut-être de l’œuvre géniale, de générer des formes d’esthétisations qui procèdent des aléas des déambulations singulières et des trouvailles du moment. Au « génie du lieu » qui devait s’imposer et être l’organisateur d’une vision, le porteur d’un ordre et d’un sentiment, succède l’aventure des imaginaires pratiqués. Le lieu ne détermine plus la logique d’un ensemble. Le lieu de l’art lui-même peut devenir ce non‑lieu dont parlait, sans catastrophisme, Jean Duvignaud (1987) : un lieu modifié par la pratique des gens qui ne se soumettent pas au devoir de contemplation. L’invention minimale, l’utopie discrète, le jeu du hors lieu décident du geste artistique. Ce geste n’est pas donc la propriété d’un auteur. Ce sont des pratiques qui font de l’œuvre la possibilité qu’elle se hausse à la possibilité d’un « geste » : un mouvement, une invention.
6Le geste artistique tient donc moins d’une historicité concentrée (la statue du héros libérateur ou du grand penseur) que d’une mobilité d’image. Ce faisant l’art participerait d’une médiation : il vaudrait d’instance tierce, mobilisant un imaginaire capable de comprendre, et l’on pourrait dire d’apprendre, les configurations du monde urbain.
- 5 Emile Zola : « Nos artistes doivent trouver la poésie des gares comme leur pères ont trouvé celles (...)
- 6 Yves Chalas écrit : « L’art est un recours tout indiqué dans le nouvel apprentissage de la ville, c (...)
7On peut prendre ce parti que le monde ne se voit pas sans médiation. Pour voir, encore faudrait-il pouvoir préalablement reconnaître. Selon cette approche, à laquelle je n’adhère pas moi-même, l’image ne s’ajoute pas au monde : elle permet que la vision humaine s’organise. Langage à sa manière, structuration de la visibilité, organisée en catégories signifiantes, l’image ne donne pas du sens par elle-même mais supporte l’organisation du sens. Yves Chalas donne l’exemple d’un tableau de Claude Monnet La gare St-Lazare, arrivée d’un train (1877) et du commentaire qu’en fit Emile Zola pour montrer le rôle de l’art5. Le tableau de l’artiste soutenu par l’éloge de l’écrivain contribue à une mutation des représentations. La gare qui inquiète, dont on se méfie (on sait que des villes de France auront refusé que le train accède en leur dedans), dont la réputation est mauvaise, qui s’apparente à la saleté et au désordre, pourra s’intégrer au fil des décennies au patrimoine urbain. Selon Yves Chalas, le tableau de Monnet contribue à un changement de regard6 porté sur l’édifice, le lieu, ses activités et son environnement. En donnant au lieu ordinaire valeur d’objet esthétique, Monnet ne célèbre pas le machinisme. La locomotive peut devenir fascinante, non pas parce qu’elle établirait la puissance du progrès technique, mais parce qu’elle participe d’un imaginaire et d’usages populaires. À l’explorateur et au voyageur succèdera le touriste. La précipitation vers la gare, dans l’excitation des vacances, fait de la station de chemin de fer non plus un lieu perdu, entouré de mondes de perditions (prostitution et quartiers du sexe dont on connaît encore la marque autour des gares), mais des accès aux déplacements et à la société des flux qui déterminent de nouvelles intégrations. Ce que la gare devient dans le cas de « Lille Europe » caractérise, en un nouvel épisode, cette mutation fondamentale. La ville s’étend, certes. Le jeu des mobilités transforme surtout le rapport au territoire et donc aux signes qui en fournissent les repères.
8Quand j’étais enfant, je comprenais mal que la gare nécessairement éloignée par ses rails et les voyages qu’elle permet puissent conduire en pleine ville. Comment, au sortir d’une longue traversée hors de la ville pouvoir, en descendant du train, se trouver déjà en son cœur ? C’est ce qui me semblait impossible, la gare si lointaine a priori et si proche par sa connexion au bus et au métro, qui peut-être m’aura porté vers une préférence : celle des hors lieux. Le dedans se mêle au dehors. Il n’est même plus question de savoir si l’on est encore dedans et déjà dehors : dehors et dedans ne font plus sens. La gare ne permet pas seulement l’évasion parce qu’elle serait une porte ouverte vers le large, comme le seraient les ports. Elle entremêle l’évasion à l’intégration la plus forte. Elle concilie des contradictions. Elle tient d’un paradoxe, sans souci d’en découdre ou de s’en expliquer. La gare, lieu banal, tristement évident, est d’emblée une bizarrerie. Avec un port, on ne voit que trop bien où se situe le large : un horizon en dit l’exactitude. Tandis qu’une gare ne fait jamais partir que dans la ville. Certes ses faubourgs bientôt, puis sa banlieue et après la « campagne » expriment par scansions successives le voyage qui s’amorce, se prépare et finalement se lance. Mais la gare depuis elle-même, est déjà l’au-dehors de son propre lieu. Chic et pauvre, la gare est faite d’une brillance et d’une saleté avec laquelle on finit par composer, sans réticence. Elle est peu le lieu d’une évasion. Hors lieu, elle permet qu’on y soit égaré. Ebloui. Plongé en soi-même et ouvert à l’inconnu.
- 7 Il n’y avait que Pierre Sansot pour écrire des phrases comme celle-ci : « On a parlé des romans de (...)
- 8 Pour une analyse fine des sociabilités de gare et des rapports des gares à la ville, voir Villes en (...)
9L’importance de la gare ? Pierre Sansot la disait bien : « En effet, la gare constitue un des lieux privilégiés de la ville. La connaître c’est appréhender un point important de la ville, davantage : la ville elle-même ». Plus loin il écrit : « s’enfoncer dans une gare, c’est ouvrir, toutes grandes, les portes qui donnent sur la ville la plus secrète et la plus prenante. » (Sansot, 1999, 86–87). La gare est un exemple intéressant. Monument, patrimoine, équipement, lieu de brassage social, lieu populaire aussi7, elle est un événement urbain tout en même temps qu’elle se fond dans la trame des villes. Même une gare modeste prend dimension de bâtisse, et elle acquiert autour d’elle un espace qui lui donne allure de domaine. En son intérieur, elle possède même en petit ses grands espaces. La grosse balance qui permettait de peser les lourds bagages lui donne un attrait muséal, mais il s’agit d’un musée pratiqué. Qu’aucun train n’y passe plus ne lui retire pas sa magie. En fait la gare menaçait sans doute la ville, l’idée de ville, au sens d’un territoire reclus et protégé. La venue de l’étranger et la génération de l’étrange dans l’espace même des gens « identiques », c’est la gare qui les provoque8. C’est la gare qui transforme la ville en espace urbain. Elle porte vers un dehors qui ne peut plus s’exclure.
- 9 Voir Henri Lefebvre (1970, 228) : « L’urbain ne produit pas à la manière de l’agriculture et de l’i (...)
10La ville produit sans doute une corporéité typique, des usages du corps qui correspondent, sur un mode communicationnel surtout non-verbal, à la pratique des espaces publics. Mais c’est aussi le corps, dans sa singularité même, qui façonne l’urbain. N’est-ce pas pour cela que le projet d’habitation s’appuie sur l’expérience corporelle pour se déployer et se justifier ? Pourtant le corps n’est pas tout entier programmable. On peut vouloir piloter son regard et guider ses pieds, reste un imaginaire du corps qui par ses écarts et ses décalages construit une multiterritorialité où se combine les expériences singulières et collectives. La bizarrerie de l’urbain relève de cela. Il ne s’agit pas de fantasmer un monde autre que le monde « réel » : mais de saisir dans ce monde, un type de rapport au monde qui relèverait de « l’urbain ». Et d’en comprendre l’efficace non pas à travers des « représentations », mais dans (et par) la pratique qui s’en fait. Au travers de pratiques qui font l’urbain ou/et que l’urbain produit9.
- 10 Richard Sennet (2000, 86) écrit : « celui qui conçoit visuellement la texture physique extérieure d (...)
- 11 Alain Médam (2002, 75) écrit : « N’est-ce pas ce qu’on escompte, assis aux terrasses de cafés ? Voi (...)
11Ce qui caractérise l’urbain, c’est l’impossibilité de tracer des frontières nettes entre des éléments pourtant disjoints mais qui entrent « en relation » entre eux10, ne serait-ce que pour cette raison qu’ils n’ont rien à voir ensemble. On pourrait parler de « kaléidoscope ». Et cela doit inciter à des rebonds dans nos méthodologies. Il devient important de lier, de relier le disparate, le discontinu parce que des choses disparates sont en effet en lien : lien non pas au sens d’une signification « une » ou d’une causalité (« ça a un lien »), ou par des effets de connivence (le liant) : mais par l’incongru, l’imprévu11, l’instable qu’une co‑existence génère.
12La campagne est idée de ville. Dans une grande surface où je fais mes courses, j’ai lu ces mots, au rayon de la fromagerie, sur une boîte en carton : « camembert campagnard ». Imaginerait-on un camembert « maritime », ou, pour signifier l’authenticité du produit, que le fromage soit dit « de ville » ? Ce n’est pas la campagne ou la mer (qu’on installe en ville avec des parcs ou des « Paris‑plage ») qui fait l’autre de la ville. Mais le rural. Or celui‑ci ne se tient pas en dehors de l’urbain. Dans les métropoles contemporaines, le rural urbanisé est aussi agricole. La présence de vignes (à Bordeaux, bien sûr), le développement de cultures vivrières, la pratique du panier hebdomadaire des maraîchers, signale une autre relation à la « nature » que celle de la ville et de son « Prisunic ». La culture de la barquette a pour des raisons économiques et politiques tout son avenir. Mais si la nature agricole proche ne nourrit pas les grandes agglomérations européennes, reste un rapport à un environnement qui ne peut se réduire à la verdure comme on en parle pour la décoration d’une assiette.
13Jean Giono parle des démêlées qu’il a eues avec un maire qui voulait implanter un silo ou une coopérative et qui risquait d’abimer ainsi une prairie. Le « passéiste » Giono défendait « l’admirable tache de vert de la prairie » (Giono, 1988, 87). Le silo ou la coopérative furent installés, et tout le monde en fut ravi. Sauf que les hôteliers fermèrent bientôt leur établissement, sans avoir compris que « la tache de vert » faisait toute l’attraction du village. Ce que l’on pourrait présenter comme un détail de tableau que seul l’œil exercé du poète peut apprécier, tiendrait selon le récit de Jean Giono de ce qui construit un rapport au monde et donne sens à un territoire. Une œuvre de sculpteur n’y ajouterait rien d’essentiel. Qu’une gare y pratique une trouée n’était pas nécessaire. Je ne lis pas dans le texte de Giono la thèse d’une nature qui serait notre berceau et que l’immonde progrès viendrait avilir. L’idée d’une nature qui serait racine, origine, vérité, authenticité, organisation essentielle de notre condition terrestre, bref, et en effet très vite, l’idée de nature dont l’éloge est finalement celle du coin, du chez soi et du recoin, tout cela sent très fort la pensée totalitaire. Reste que le territoire urbain est aussi fait d’une nature qui n’est pas que « terre vue du ciel » ou monde des confins comme les montre l’émission de télévision Ushuaia. Cette nature qui ne s’oppose à la culture que dans une vision par exemple romantique, est une intelligence du milieu plus qu’elle ne se tiendrait en un lieu. Elle est intriquée à l’espace urbain dont on ne sait plus où il se termine, quand la ville pratiquait les portes (ou, comme l’on dit à Bordeaux, les « barrières »).
- 12 « Aussi est-ce dans ce territoire où les pierres n’ont jamais servi qu’à borner un champ ou caler u (...)
14Dans un livre où l’auteur ne cède jamais à la fascination pour un esthétisme japonais, l’abstraction du jardin zen et peut-être le chic d’une neutralité cérébrale, il est finalement question des herbes folles, des ronces, des mousses et des fougères que nous connaissons dans notre pays. Gérard Macé nous invite à revoir l’attrait d’un exotisme que nous voudrions situer au lointain et la beauté que nous voudrions confiner dans l’exception12.
15Ce que fait « arriver l’urbain » dans le rapport aux images c’est précisément l’importance du rapport qu’on a avec elles dans la présentation qu’elles ont devant nous-mêmes. La question est celle non pas de l’image en son unité, sa spécificité, son « travail », mais le travail qu’elle engendre, que nous engendrons ou qui s’engendre avec elle. C’est la question pour le dire autrement des images liées à cette image, cette image-là n’ayant pas d’intérêt véritablement propre : elle ne vaut que par les images qu’elle ne montre pas et qui pourtant permettent de la voir.
- 13 Je renvoie à mon article « L’urbain en mouvement » in Corps et décors urbains (2006, 23-35).
16C’est dans une telle configuration du rapport au monde que se pose de nouvelle façon la question de l’esthétique et du paysage. La question peut être ainsi posée : faut-il nécessairement de la beauté ou de l’harmonie au paysage ? L’urbain ne provoque-t-il pas, là encore, un entremêlement : celui du laid (ou du moche) avec le joli (ou l’agréable)13 ? Sans chercher à donner raison à toutes les horreurs que quelques promoteurs imposent, ne faut-il pas revisiter la notion de l’horrible ou du « sans intérêt » ?
17Georges Pérec, pour citer un autre écrivain, n’a-t-il pas quelque toupet quand il dit qu’il faut « renoncer à parler de la ville », « chasser toute idée préconçue » si l’on veut s’y risquer, et, en tout cas, « oublier ce qu’ont pu dire les urbanistes et les sociologues. » (Pérec, 2006, 122) ? Au nom de quoi voudrait-il faire la leçon aux gens d’enquête et de terrain ? Supposerait‑il qu’il faut « sentir » la ville et éviter tout mot trop savant, tout propos trop lourd qui compromettrait intelligence et finesse ? Et puis, ne se moque-t‑il pas carrément du monde (universitaire) quand il indique sa méthode : « Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique » (Pérec, 2006, 100) ? A la même page, il dit qu’il faut se demander ce qui frappe. Et il conclut : « Rien ne nous frappe, nous ne savons pas voir. » Il dit alors qu’il faut « y aller plus doucement, presque bêtement ».
- 14 André Lhôte, Traité du paysage et de la figure, cité par François Béguin (1995, 83).
- 15 A la même page, il écrit : « Dans tous ces paysages, ni l’atmosphère ni les sentiments qui habitent (...)
18Ce qui compte ce n’est en effet pas seulement la situation, mais le mouvement qui la rend possible. Ainsi peut-on comprendre ce qu’écrit André Lhôte : « Un paysage moderne. Pourquoi toujours le coin de rivière et le reflet dans l’eau ? Il y a de véritables paysages métalliques, créés par les hommes. Des pylônes, des gazomètres, des réservoirs, offrent autant de diversités dans leurs combinaisons que les éléments naturels »14. Parlant d’Edward Hopper et de Wim Wenders, François Béguin écrit qu’ils « ont exploré les paysages de l’errance. ». Il poursuit : « Les thèmes abordés font une large place au caractère stéréotypé des lieux où nous évoluons : chambre d’hôtel, cafétéria, station-service, compartiment de wagon de chemin de fer, salle de cinéma… Il s’y mêle le télescopage continuel des sphères de l’intimité, de la ville et du cosmos, et les doubles éclairages – naturels et artificiels – qui caractérisent une certaine lumière moderne. La mobilité, la force du mouvement impersonnel qui pousse continuellement les êtres de place en place s’y ajoute pour mettre les lieux fréquentés sous le signe du passage » (Béguin, 1995, 27)15.
19L’urbain n’est pas qu’une étendue (bien sûr), ni seulement une ambiance ambiguë. Il tient surtout d’un moment. Moment d’étrangeté, donnant acte au sentiment d’étrangeté du soi-même, qui fait advenir le sentiment même de l’urbain comme monde à la fois précis et indéfini. Précis en ce qu’il convoque le corps dans une relation soudaine à lui-même et indéfini en ce que ce rapport n’indique aucune signification. Il s’agit moins d’errance comme pourrait le dire un christianisme pathétique que d’exil. Un exil non pas subi mais, si l’on peut dire, actif dans une présence au milieu. Il s’agit d’être présent à l’exil du lieu. Pris dans une passivité qui fait être à l’humanité du monde.