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Notes de recherche

Pluralité des régimes scientifiques dans les recherches sur la performance sportive

Matthieu Delalandre
p. 171-179

Texte intégral

1La science semble aujourd’hui avoir pris une place de choix dans l’entraînement des sportifs et la course à la performance. Psychologie du sport et coaching, physiologie et biologie de l’exercice musculaire, analyses biomécaniques des gestes du sportif, sont fréquemment convoquées pour analyser et tenter d’augmenter les performances des athlètes. Ce caractère multifactoriel est souligné par quantité d’experts de la préparation à la performance. Celle-ci est en effet susceptible d’être investiguée par une multitude de disciplines scientifiques, et reste toujours, malgré tout en partie imprévisible. C’est ce qui en fait, pour Haw et Durand (2004), « un phénomène complexe et mystérieux ».

  • 1 Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives. Cette filière universitaire a une doub (...)
  • 2 Éducation Physique et Sportive.

2Dans le cadre des STAPS1, la question de l’articulation entre la complexité des conduites humaines et la portée pragmatique des recherches scientifiques a déjà été évoquée par Terral (2003a) : « nos investigations ont clairement mis en évidence un antagonisme entre la nécessité pour tout chercheur de « découper les objets » pour les étudier de façon générique et l’inévitable confrontation à une totalité complexe et située » des intervenants dans le domaine des activités physiques et sportives ». Il semble donc y avoir une tension, difficilement surmontable, entre la production d’une science « orthodoxe » d’une part et la production de connaissances permettant l’analyse, voire l’amélioration de la performance sportive. Le même auteur, dans un autre article (Terral, 2003b), a proposé une typification des profils des acteurs faisant partie de la « communauté EPS2 », ayant chacun leur propre conception de ce que doivent être les savoirs légitimes produits par la recherche. Plusieurs clivages apparaissent alors entre les sous‑groupes de cette communauté. Ainsi, pour les chercheurs en didactique, associant parfois des cadres disciplinaires différents dans une seule et même recherche, la légitimité et la validité des savoirs produits est associée à leur utilité pour l’action professionnelle ; ils rejoignent ainsi les préoccupations des enseignants d’EPS. À l’inverse, les autres chercheurs défendent une conception de la science plus académique, dans laquelle le respect de la démarche de production d’un savoir dans la discipline d’appui fonde sa validité : la psychologie de l’éducation doit se fonder sur les outils conceptuels et méthodologiques de la psychologie, la physiologie de l’exercice chez l’enfant doit se fonder sur la physiologie, etc. Dans un domaine plus proche du notre – l’étude sociologique d’une controverse sur l’utilité de l’électrostimulation pour le développement de la force des sportifs –, Collinet et Terral (2006) ont également mis en relief plusieurs conceptions de la science : à un groupe fonctionnant sur le mode d’une science « académique » s’oppose un groupe fonctionnant sur un mode plus utilitaire et pragmatique vis-à-vis de la production de la connaissance.

3Ces travaux mettent en évidence l’existence de sous-groupes de chercheurs ayant des conceptions différenciées de ce que doit être l’activité scientifique. De tels clivages ont par ailleurs été mis en exergue dans d’autres domaines. Cassier (2002) par exemple divise les chercheurs d’une communauté de biologistes en trois profils : les scientifiques attachés à la science en tant que bien public, ceux qui s’apparentent plutôt à des chercheurs-entrepreneurs, et enfin un dernier profil, hybride, qui associe recherche académique et collaborations distanciées avec l’industrie, sans implication entrepreneuriale.

Pluralité des formes d’engagement dans l’activité scientifique

4Si l’on met à l’épreuve les discours des chercheurs interrogés quant aux finalités et aux systèmes de valeurs qui guident leur travail, il apparaît qu’une division tranchée en groupes distincts risque de nous faire passer à côté d’un aspect essentiel du travail scientifique : les différentes visions de la science exposées ont en effet pu être rencontrées chez un même acteur, dans une même institution. Or, nous pensons qu’il est possible de mettre en évidence plusieurs modalités d’engagement des acteurs dans l’activité scientifique. Ces modes de coordination liant les chercheurs entre eux et à d’autres acteurs non scientifiques ainsi que les formes d’engagement associées sont représentés par ce que nous appellerons des « régimes scientifiques ». Et ces derniers peuvent être investis par un même individu à différents moments. Le concept de régime scientifique est ici à rapprocher des « régimes d’action » mobilisés par Dodier (1993a, 1993b). Celui-ci se positionne explicitement en proposant un concept intermédiaire, entre deux extrêmes. Il s’agit de penser les ajustements mutuels des conduites des individus sans considérer, comme le font les ethno‑méthodologues, qu’ils sont produits dans le processus d’interactions, ici et maintenant, sans forme stabilisée, à travers l’harmonisation des cadres d’expérience de chacun des protagonistes de l’action. D’un autre côté, il veut échapper à l’une des limites des propositions de Boltanski et Thévenot (1991). Le modèle des cités ne considère en effet que les actions justifiées en référence à des principes à caractère universel, correspondant à chacune des cités, dans des cas de dispute. Entre ce régime de justice et le régime de routine, il apparaît assez difficile de concevoir finement sur quels éléments s’appuient les acteurs pour coordonner leurs actions lorsqu’ils ne se disputent pas mais que la situation n’est pas pour autant « routinisée » et nécessite la définition de formes de coordinations entre eux. Les régimes scientifiques tels que nous les envisageons, inspirés des régimes d’action, « plus déployés que les cadres de l’expérience, plus associés avec des supports externes, mais moins intégrés et dramatiquement tendus que les régimes d’action selon la justice » (Dodier, 1993a) ont ainsi vocation à fournir une grille d’interprétation adaptée à notre objet, permettant de penser les formes de coopération entre tous les acteurs des sciences de la performance : chercheurs, institutionnels, politiques, sportifs, etc. Ces régimes scientifiques structurent l’activité des chercheurs, ils sont liés à des systèmes de contraintes institutionnelles, mais les acteurs ne sont pas enfermés dans un mode de fonctionnement unique. Nous en avons mis en évidence quatre : la recherche académique, la recherche prescriptive, l’expertise scientifique, la recherche co-construite par les chercheurs et les acteurs non scientifiques.

Diversifier le matériau empirique, suivre les acteurs

5En nous inscrivant dans une perspective pragmatique (James, 2007), nous avons voulu éviter de donner une définition trop fermée de ce que sont les sciences de la performance sportive, définition qui est l’un des enjeux de notre recherche. Il nous faut aller sur le terrain, voir comment les acteurs eux-mêmes définissent leur activité et leur domaine. Il a nécessairement fallu faire des choix au début de nos investigations, aller vers les acteurs (directement ou indirectement, par le biais de leur production écrite par exemple), ces derniers nous réorientant parfois en fonction des interrogations que nous avions.

  • 3 Institut National des Sports et de l’Éducation Physique.
  • 4 Prospéro : Programme de Sociologie Pragmatique, Expérimentale et Réflexive sur Ordinateur.
  • 5 L’Association des chercheurs en activités physiques et sportives est la plus grande association sav (...)
  • 6 Les journées des sciences du sport, organisées à l’INSEP, rassemblent chercheurs et entraîneurs spo (...)

6Le matériau empirique compte trente entretiens (numérotés de E1 à E30) avec des chercheurs et des entraîneurs sportifs collaborant à des projets de recherche. Nous nous sommes d’abord dirigés vers les laboratoires en STAPS et les chercheurs de l’INSEP3, ces lieux étant pour nous les plus « visibles » au départ de nos investigations. Parfois, les acteurs interrogés nous ont eux-mêmes réorientés vers d’autres personnes jouant un rôle dans leurs recherches, comme les entraîneurs, ou vers d’autres institutions comme des associations savantes, des colloques, des centres d’expertise scientifique dédiés à la performance sportive. À la lumière des entretiens réalisés, nous avons donc exploré d’autres scènes : les départements scientifiques des fédérations sportives, les colloques organisés à l’INSEP réunissant des chercheurs et d’autres acteurs du monde sportif, ou encore le Team Lagardère, structure privée au sein de laquelle un centre d’expertise scientifique est mis au service des entraîneurs. Nous nous sommes également intéressés aux entreprises privés dotées d’un département de recherche et développement et partenaires des autres laboratoires sur lesquels ont porté les investigations. Le mode d’interrogation choisi pour ces entretiens, réalisés entre 2006 et 2009, est semi-directif, ce qui a permis de cadrer le questionnement autour de certains thèmes. Les questions posées aux chercheurs ont porté sur leur parcours professionnel, leur laboratoire, l’évolution de leurs thématiques de recherche, leur travail dans sa dimension la plus pratique, les modes de collaboration avec les autres chercheurs, les sportifs et les industriels, la façon dont ils conçoivent le rapport entre leurs travaux et leur éventuelle mobilisation pour l’amélioration de la performance sportive. Les questions posées aux entraîneurs ont porté essentiellement sur la façon dont ils conçoivent l’articulation entre savoirs théoriques et savoirs pratiques, et sur la façon dont, concrètement, se déroulent les interactions entre eux et les scientifiques. Nous avons enfin réalisé des analyses à l’aide d’un logiciel d’analyse de données textuelles, Prospéro4 (Chateauraynaud, 2003) en nous appuyant sur une production scientifique diversifiée composée d’une quinzaine d’actes de congrès en sciences du sport (notamment tous ceux de l’ACAPS5 depuis 1985 et les Journées des Sciences du Sport de l’INSEP6 de 2000 à 2006, ce qui représente plus de 2000 résumés de communication) et d’articles de revues (tous ceux de la revue STAPS, depuis 1980, soit environ 500 articles). L’inventaire de toutes les thèses prenant pour objet la performance sportive depuis 1945 (ce qui représente près de 4000 thèses de doctorat et d’exercice dans les disciplines médicales), ainsi que l’étude de plusieurs rapports d’activités de laboratoires universitaires et de la mission recherche de l’INSEP ont complété ce terrain d’enquête.

Quatre régimes scientifiques dans les sciences de la performance

La recherche académique

7Dans le régime scientifique de la « recherche académique », la finalité attribuée à l’activité du chercheur est de produire de la connaissance : analyser la performance sportive, mettre à l’épreuve des modèles théoriques, tester des hypothèses ou des méthodes de mesure. Il s’agit de la science décrite par la sociologie mertonienne. L’activité des chercheurs est soumise à un certain nombre de contraintes, notamment celle de « publier » dans des revues à fort impact factor. C’est avant tout la pertinence théorique des résultats produit qui importe. Ce régime pose certains problèmes liés au fait que les chercheurs, pour mener à bien leurs projets, ont besoin de sujets d’expérimentation sportifs. Si la participation de sportifs occasionnels ne pose généralement pas de problème, la collaboration avec des sportifs d’élite et leurs entraîneurs apparaît beaucoup plus difficile. Les contraintes des expérimentations, la non prise en compte de leurs intérêts (puisque la finalité de ces recherches est avant tout théorique), et enfin le décalage entre le langage des entraîneurs et celui des chercheurs (considéré comme ésotérique, voire pédant par certains entraîneurs), peuvent ainsi conduire à un désengagement des protocoles de recherches de la part des sportifs et de leurs entraîneurs. Pour éviter ce désengagement, certains chercheurs font profiter les sportifs sujets d’expérimentations des résultats bruts des manipulations, glissant ainsi en quelque sorte vers un régime d’expertise (un entraîneur a ainsi affirmé participer à des recherches en physiologie car cela lui permettait de faire faire à ses athlètes des tests d’effort gratuitement).

La recherche prescriptive

8Dans ce régime, les scientifiques élaborent des théorisations plus ou moins globalisantes qui doivent ensuite être appliquées par des praticiens. Le chercheur passe ainsi d’un discours qui dit (ou du moins à vocation à dire) le vrai à un discours qui dit ce qui est efficace. Cette conception de la science, dans le domaine de la performance sportive, a donné lieu à plusieurs théories globalisantes appliquées par les entraîneurs sur la base des recommandations des médecins et des physiologistes. Le réductionisme de la science est souvent invoqué comme une cause de non pertinence des volontés exagérément applicationnistes de certains chercheurs : la multitude de facteurs à prendre en compte pour l’entraîneur, la connaissance de l’histoire et du vécu des athlètes ne peuvent être pris en considération par les scientifiques. De tels cas de figures semblent néanmoins relativement rares aujourd’hui et sont le plus souvent rapportés au passé par les acteurs interrogés. L’exemple de la théorie de l’endurance-résistance est typique. Cette théorie, diffusée par des cardiologues jusqu’aux années 1970 et basée sur des observations médicales, conduisait à prescrire tel ou tel type d’entraînement en fonction de la forme que prenait l’échocardiogramme du sportif. Même si la possibilité de fonder l’entraînement sur des théories globalisantes est révolue, les résultats de la recherche sont parfois toujours mobilisés dans le but d’améliorer les procédés d’entraînement. Plusieurs chercheurs ayant des activités de conseil en direction des acteurs sportifs ont souligné les possibilités de transfert des résultats de la recherche en principes d’entraînement, à condition de les relativiser, c’est-à-dire de les rapporter aux circonstances expérimentales dans lesquelles ils sont produits. Cette forme de prescription relativisée apparaît parfois dans les productions scientifiques (thèses, communications à des congrès et parfois articles scientifiques) et est fréquemment avancée comme justification des travaux menés dans les rapports d’activité. Bien que l’évaluation sur la scène universitaire se fasse en référence à des critères de scientificité, la connexion sociale des connaissances produites est souvent utilisée pour faire valoir l’intérêt des recherches menées.

L’expertise scientifique

9La science constitue une ressource dans le système d’optimisation de la performance, tout particulièrement chez des athlètes professionnels et/ou de haut niveau s’entraînant à l’INSEP ou ayant les moyens financiers de s’arroger les services de centres d’expertises privés ou implantés dans les universités (tel que le Centre d’Analyse d’Images et Performance Sportive, rattaché à l’équipe Mécanique du Geste Sportif de l’université de Poitiers). D’autres acteurs, commerciaux, industriels y ont également recours pour développer des instruments à usage sportif. Face à une situation posant problème, il est fait recours à une personne compétente qui aidera les décideurs à faire un choix sur leur conduite à venir. L’expert est un pourvoyeur d’informations dont la compétence scientifique est considérée comme le gage de l’objectivité et de la fiabilité des informations apportées (Castel, 1985). L’expertise de la performance peut consister en une évaluation routinisée de certaines qualités physiques permettant de réguler les charges de travail imposées aux athlètes (vitesse de course ou de nage, durée des efforts et des récupérations, etc.). Elle permet également de répondre à des demandes plus ponctuelles, moins routinisées, relatives à un questionnement ou un problème qu’a rencontré l’entraîneur, comme dans l’exemple ci-dessous :

10« Je prend un exemple précis de terrain : quelle est l’efficacité de trois types de départ en starting-blocks ? Moi j’ai besoin d’avoir un retour concernant les relevés anthropométrique de mon athlète. Et puis, suite à ces relevés, ça va être de dire : tel type de départ est le plus efficace pour toi. Ça va être un départ de type groupé, intermédiaire ou allongé dans les starting-blocks » (E23, entraîneur).

11La réalisation d’expertises au service des sportifs nous interroge sur les supports de la communication entre scientifiques et acteurs sportifs. Il semblerait que les savoirs scientifisés des entraîneurs (Terral, Collinet, 2007), issus de leur formation, et réciproquement un vécu sportif des scientifiques favorisent la communication, parfois difficile, entre ces deux mondes. Nous avons également pu constater l’importance des développements technologiques : la miniaturisation des instruments (des instruments de mesures biomécaniques portables par exemple), l’équipement des terrains de sport avec des appareils de mesure ou encore la réalisation d’appareils de simulation reproduisant la gestuelle du sportif permettent de limiter le réductionnisme scientifique lié à l’isolement du laboratoire en resituant l’analyse de la performance dans son contexte écologique.

La recherche co-construite

12Dans le milieu universitaire, les contraintes sont générées par l’exigence de la production scientifique et par l’évaluation de la communauté des pairs. Dans les milieux de pratique, les contraintes sont liées à l’intervention, à la satisfaction des clientèles et à la résolution de problèmes. Des contraintes différentes structurent donc, de façon spécifique, les modalités du travail propres à chaque milieu (Chamberland, Vézina, 1997). De la collaboration d’acteurs soumis à des contraintes différentes naissent des tensions, qui nécessitent, de part et d’autre, de faire des concessions afin d’arriver à un compromis acceptable pour tous. L’exemple développé ci-après est caractéristique de ce régime. Un projet proposé par la responsable du laboratoire de biomécanique et de physiologie de l’INSEP en 2006, débuté en 2007 et terminé en 2008, a porté sur l’« analyse comparée des contraintes énergétiques et musculaires d’un effort maximal réalisé sur le plat et en côtes ». Il s’agissait de comparer les effets physiologiques des sprints longs effectués sur pistes classiques avec ceux des sprints effectués en côte. Ce thème de recherche, proposé notamment du fait du manque de données sur l’effet des séances d’entraînement de sprint en côte, a fait l’objet d’un partenariat avec la Fédération française d’athlétisme. L’objet exact du projet et le déroulement du protocole a été soumis à la discussion. Tout n’a pu être fait comme l’aurait exigée une méthodologie de recherche rigoureuse. Il a par exemple été impossible de reproduire exactement les conditions expérimentales en ce qui concerne les chaussures des coureurs : il aurait fallu que celles-ci soient identiques pour tous les types de courses, or, pour qu’une situation soit intéressante pour les entraîneurs, il était nécessaire d’utiliser des chaussures de course classiques dans les côtes (type running) et des chaussures d’athlétisme à pointes sur le plat. La responsable du projet a alors affirmé, au moment de l’entretien, risquer de ne pas pouvoir être publiée du fait de plusieurs biais méthodologiques de ce type.

13En définitive, ce régime réalise une forme de synthèse entre les précédents régimes : la recherche a pu finalement être publiée, le protocole expérimental a fourni des informations sur les athlètes et la recherche a abouti à des recommandations en matière de méthodologie d’entraînement. Mais pour cela, des sacrifices ont du être faits de part et d’autres. C’est une logique de discussion permettant de construire les problématiques de recherche et de compromis qui caractérise l’ensemble des démarches s’inscrivant dans ce régime.

Pluralité des formes d’engagement des chercheurs

14Les quatre régimes scientifiques que nous avons identifiés ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Certains chercheurs peuvent très bien s’investir dans différentes formes de travail. L’un d’entre eux dirige ainsi un laboratoire de physiologie. Il publie ses travaux dans des revues scientifiques. Parallèlement, il publie également des synthèses de ses études dans des revues professionnelles (la revue EPS, à destination des enseignants d’éducation physique par exemple), et propose, dans ces synthèses, des méthodes de développement des qualités d’endurance (des séances d’entraînement complètes y figurent). Son laboratoire propose enfin des expertises physiologiques et biomécaniques pour les sportifs. Les intérêts des chercheurs et les jeux de contraintes institutionnelles pesant sur eux les amènent à s’engager dans plusieurs de ces régimes. Il est évident que les chercheurs des structures dédiées à l’amélioration de la performance (l’INSEP par exemple) doivent s’investir dans les régimes de recherche prescriptive et d’expertise. Pour autant, parmi ceux-ci, ceux qui désirent faire une carrière universitaire doivent se plier aux contraintes de la recherche académique pour publier. « Faire carrière » à l’université nécessite de choisir des problématiques de recherche en fonction de leur pertinence théorique dans le champ scientifique de référence (physiologie, psychologie, etc.). Parallèlement, les actions d’expertise, qui ne sont pas valorisées sur la scène universitaire, sont quand même une source de revenus pour les laboratoires (revenus parfois re‑mobilisés pour des recherches académiques). On a également pu observer que des chercheurs impliqués dans des structures au service de la performance (Team Lagardère, fédérations sportives) affirment continuer à s’investir dans un régime académique (publication, participation à des colloques) pour confronter leurs résultats à ceux des autres scientifiques, et maintenir ainsi une activité de veille, d’alerte permanente aux nouvelles connaissances et technologies susceptibles d’être utilisées dans la préparation des champions. Nos analyses rejoignent ici celles réalisées sur d’autres terrains. Nous citerons le travail de Lamy (2005) à propos des relations entre logique scientifique et logique de marché chez les chercheurs créateurs d’entreprises. L’ambition annoncée de l’auteur est de saisir la coordination des pratiques scientifiques et marchandes lors des créations d’entreprises par des chercheurs. Il se demande dans quelle mesure l’organisation des collectifs de scientifiques et de non scientifiques passe par la transformation des identités des chercheurs impliqués dans un projet entrepreneurial. Lamy propose alors le concept d’« élasticité », concept renvoyant au constat, chez les chercheurs créateurs d’entreprises de « modes de coordination séquentiels » : « ils alternent entre un régime entrepreneurial et un régime académique » (p. 277). Nous plaidons, suite à notre enquête, pour l’idée d’une pluralité de compétences opérantes dans différents contextes, et activées en fonction de celui dans lequel se trouve le chercheur à un moment donné.

15La variabilité des formes d’engagement des chercheurs d’un régime à l’autre s’appuie sur certains « éléments-clé ». Les instruments mobilisés nous semblent de ce point de vue avoir un rôle crucial. Les chercheurs interrogés s’accordent à dire que les technologies utilisées tendent de plus en plus à rapprocher deux espaces qui étaient auparavant séparés : le laboratoire et le terrain de sport. La miniaturisation des outils de mesure, l’équipement scientifique des terrains de sport ou encore les outils de simulation sont utilisés tant dans les actions d’expertise que dans les recherches co-construites et dans certaines recherches très académiques. Il n’est donc pas exagéré de les qualifier d’« objets‑frontières » (Star, Griesemer, 1989 ; Fujimura, 1992) permettant de concilier les intérêts des acteurs impliqués dans les sciences de la performance. L’étude du rôle des instrumentations est de ce point de vue à poursuivre.

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Bibliographie

Boltanski (L.), Thévenot (L.), 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Cassier (M.), 2002, « L’engagement des chercheurs vis-à-vis de l’industrie et du marché : normes et pratiques de recherche dans les biotechnologies », in Alter (N.) (dir.), Les logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, 155-182.

Castel (R.), 1985, « L’expert mandaté et l’expert instituant », Situations d’expertise et socialisation des savoirs. Actes de la table ronde organisée par le CRESAL (Centre de Recherches et d’Études Sociologiques Appliquées de la Loire), Saint-Etienne, 14-15 mars 1985, p. 84.

Chamberland (C.), Vézina (R.), 1997, « Deux ans déjà ? [au sujet de l’Institut de recherche sur le développement social des jeunes] », Séminaire ministériel du ministère de la santé et des services sociaux du Québec.

Chateauraynaud (F.), 2003, Prospéro : Une technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, CNRS, 2003.

Collinet (C.), Terral (Ph.), 2006, « Une controverse scientifico-technique dans le monde des sciences du sport : le cas de l’électrostimulation », Sociétés Contemporaines, n° 64, 67-93.

Dodier (N.), 1993a, « Les appuis conventionnels de l’action : Éléments de pragmatique sociologique », Réseaux, 65, 63-86.

Dodier (N.), 1993b, L’expertise médicale : Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métalié.

Fujimura (J.), 1992, « Crafting Science: Standardized Packages, Boundary Objects and Translation », in Pickering (dir), Science as practice and culture, Chicago, University of Chicago Press, 168-211.

hauw (D.), durand (M.), 2004, « Pour une « dé-psychologisation » de la performance sportive de haut niveau », Science et Motricité, 3, n° 53, 119-123, 121.

james (W.), 2007, Le pragmatisme, Champs, Flammarion [Édition originale : 1907].

lamy (E.), 2005, La fragmentation de la science à l’épreuve des start-up. Retour critique sur un constructivisme social au travers de l’étude des modes de coordination des pratiques scientifiques et marchandes lors des projets de création d’entreprise par des chercheurs du secteur public, Thèse de doctorat, Épistémologie, Histoire des sciences et des techniques, Université Paris VII.

star (S.L.), griesemer (J. R.), 1989, « Institutional ecology, ‘translations’and boundary objects: Amateurs and professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology, 1907-1939 », Social Studies of Science, vol. 19, 387-420.

terral (Ph.), 2003a, « La constitution des laboratoires en STAPS », in Collinet (C.) (dir), La recherche en STAPS, 85-129, Paris, PUF, 153-188.

Terral (Ph.), 2003b, « La question de la construction des savoirs au sein de la ‘communauté éducation physique et sportive’« , STAPS, 62, 75-88.

Terral (Ph.), Collinet (C.), 2007, « L’utilisation des savoirs scientifiques par les enseignants d’EPS. Entre description, prescription, justification et méta-cognition », Terrains et travaux, 12, 118-137.

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Notes

1 Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives. Cette filière universitaire a une double visée professionnelle et scientifique. Y sont formés de futurs enseignants d’éducation physique, des gestionnaires de structures sportives, des intervenants dans diverses activités sportives. La filière STAPS, présente au Conseil National des Universités (74ème section), débouche également dans différents champs scientifiques.

2 Éducation Physique et Sportive.

3 Institut National des Sports et de l’Éducation Physique.

4 Prospéro : Programme de Sociologie Pragmatique, Expérimentale et Réflexive sur Ordinateur.

5 L’Association des chercheurs en activités physiques et sportives est la plus grande association savante pluridisciplinaire dans le champ des STAPS. Créée au début des années 1980, elle organise un congrès tous les deux ans. Elle constitue un passage pour nombre de jeunes chercheurs en biologie, psychologie, biomécanique, sociologie du sport, et est donc assez représentative des recherches menées dans ce domaine.

6 Les journées des sciences du sport, organisées à l’INSEP, rassemblent chercheurs et entraîneurs sportifs autour de problématiques liées aux sciences de la performance sportive et à leur utilisation pour l’entraînement des athlètes de haut niveau essentiellement.

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Pour citer cet article

Référence papier

Matthieu Delalandre, « Pluralité des régimes scientifiques dans les recherches sur la performance sportive »Sciences de la société, 77 | 2009, 171-179.

Référence électronique

Matthieu Delalandre, « Pluralité des régimes scientifiques dans les recherches sur la performance sportive »Sciences de la société [En ligne], 77 | 2009, mis en ligne le 09 mars 2020, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/8344 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.8344

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Auteur

Matthieu Delalandre

Groupe de Recherche en Épistémologie, Histoire et Sociologie du Sport, laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs, EA 3350, Université Paris-Est Marne La Vallée.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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