- 1 Essentiellement l’Institut National des Sports et de l’Education Physique (INSEP) et les CREPS (Cen (...)
- 2 Cette massification a découlé de la suppression du concours d’entrée en première année de DEUG STAP (...)
1A la différence d’autres disciplines universitaires davantage ancrées dans l’académisme, les sciences du sport sont marquées dès leur naissance, à la fin du xixe siècle, par des préoccupations de professionnalisation dans la mesure où elles participent d’une volonté de former des intervenants, dans le domaine de l’éducation physique au sens large du terme (Terral et Collinet, 2007). Nous rassemblons sous le vocable « sciences du sport » l’ensemble des institutions produisant et diffusant des savoirs sur (ou en liaison avec) le sport et plus globalement l’activité physique. Pour la période contemporaine, ce « monde » se divise en deux principaux segments : la discipline STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives), 74e section du Conseil National des Universités (CNU) créée en 1983, et les institutions de formations1 et de recherche (laboratoires de l’INSEP) du Ministère de la Santé et des Sports (MSS). Jusqu’au milieu des années 1990, la discipline STAPS était principalement focalisée sur la formation des enseignants d’Education Physique et Sportive (EPS) avant de diversifier ses débouchés professionnels, suite au mouvement de massification étudiante2, vers les métiers de l’entraînement, de l’Activité Physique Adaptée (APA) en direction de publics spécifiques (handicapés physiques, mentaux, personnes âgées, etc.) et du loisir sportif. Si les formations liées au MSS étaient avant tout centrées sur l’animation et l’entraînement sportif, par effet de co‑construction avec les STAPS (Terral, 2003) et du fait de la nécessité d’une harmonisation européenne des diplômes, elles se sont aujourd’hui également diversifiées à d’autres métiers du sport.
2Nombre de travaux abordent la professionnalisation comme un processus de rationalisation, au sens wébérien de « rationalité instrumentale », c’est-à-dire comme l’ajustement des moyens à une fin recherchée. Reprenant de façon synthétique ces recherches, Collinet et Bernardeau-Moreau (à paraître) considèrent que ce processus est visible à deux niveaux : i) en termes de statuts (ie ensemble des stratégies utilisées par un groupe professionnel pour contrôler son activité de travail et améliorer les conditions de son exercice) ; ii) en termes de compétences (la professionnalisation traduit leur élévation et leur spécialisation). Comme l’a souligné Wittorski (2005), la professionnalisation est par ailleurs repérable tant au niveau de l’organisation professionnelle de l’acteur que de son activité. Lorsqu’ils évoquent la professionnalisation, les acteurs des sciences du sport développent ainsi des considérations sociales et institutionnelles (l’évolution du statut des acteurs et de l’organisation par exemple), mais également de nature épistémique (les savoirs à produire et diffuser). En termes de statuts, la professionnalisation indique l’émergence d’organisations structurées et de professions du sport (sociétés anonymes sportives, convention collective des métiers du sport, syndicalisation des joueurs et des entraîneurs). Comme l’évoquent Collinet et Bernardeau-Moreau (op. cit.), bien que certaines professions existent depuis longtemps (moniteurs de ski, guides de montagne, maîtres‑nageurs sauveteurs), beaucoup sont encore en voie de construction voire d’émergence. En termes de compétences, il s’agit de considérer l’élévation du niveau des savoirs spécifiques aux divers secteurs du sport. Ce processus de rationalisation conduit ainsi à une gestion plus structurée et institutionnalisée des organisations et des acteurs qui les composent.
- 3 Comme nous l’avons montré (Terral, 2007), il est important de distinguer les compétences nécessaire (...)
3Pour Stroobants (2005), on tend souvent à opposer le système éducatif, dont la mission est la formation par l’acquisition de savoirs, et le monde du travail focalisé sur une professionnalisation par l’acquisition de savoir‑faire. Parmi les conséquences liées à la professionnalisation, Vergnaud (2005) souligne également la tension entre diplôme et expérience et identifie celle opposant le familier et le nouveau : le professionnel n’est pas seulement celui qui connaît les situations habituelles de travail, c’est aussi celui qui doit s’adapter aux situations nouvelles. La professionnalisation oppose également la spécialisation et la polyvalence, qualité de plus en plus recherchée dans nos sociétés. Nous voyons ainsi que les oppositions inhérentes à la définition de la professionnalisation posent le problème de la nature des savoirs à acquérir : savoirs acquis en formation vs savoir-faire de métier, connaissances générales visant la polyvalence vs spécialisation. Nous nous pencherons sur la façon dont ces tensions s’expriment au sein des sciences du sport. Et pour rendre compte des appréhensions de la professionnalisation à l’œuvre dans ce monde social, nous nous intéresserons aux conceptions de la production (recherche) et de la diffusion (formation) des divers savoirs circulant dans ces espaces (savoirs dits « professionnels », « techniques », « scientifiques »), mais également aux visions des connaissances utiles à l’exercice comme à l’accès au métier3.
- 4 Une des controverses originelles des sciences du sport (voir notamment Arnaud, 1985) oppose, dès la (...)
4Au-delà des concurrences apparentes entre les STAPS et les diplômes du MSS, ces deux « mondes » produisent et diffusent des formes de savoirs assez différentes. Ainsi, le secteur du MSS est avant tout producteur de savoirs techniques spécialisés, c’est-à-dire d’idées et de comportements finalisés par l’action d’intervention dans diverses disciplines sportives (Terral, 2007) alors que, malgré l’existence de plusieurs laboratoires au sein de l’INSEP, le développement de la recherche en sciences du sport est surtout le fait des STAPS. Dans ce sens, l’étude de la production du savoir scientifique au sein des UFR STAPS (Collinet, 2003) montre un développement important des laboratoires (accroissement du nombre de chercheurs et de publications) à partir des années 1990. Et comme nous l’avons souligné (Terral, Collinet, 2003), l’émergence d’un secteur de recherche propre prend ses sources dans la volonté de produire des savoirs utiles pour l’enseignement de l’EPS et, plus globalement, pour l’intervention en sport. Ce qui n’est pas sans provoquer désaccords et controverses4 qui nous semblent s’inscrire dans la tension entre le scientifique et le technique, l’académique et le professionnel (Terral, 2007).
- 5 La discipline STAPS est composée pour deux tiers d’enseignants d’EPS et seulement un tiers d’enseig (...)
- 6 Selon Bourdieu (op.cit.), les agents sociaux d’un champ sont engagés dans un système de concurrence (...)
- 7 La théorie du champ de Bourdieu est étroitement liée à celle de l’habitus considérant les processus (...)
5Pour étudier en détail ces oppositions et les argumentaires déployés autour de la question de l’utilité des savoirs, nous avons opté pour une analyse détaillée des discours sur la construction des savoirs des acteurs des sciences du sport. Dans la lignée des travaux de sociologie des sciences et des techniques (Vinck, 1995), nous appréhendons les propos des acteurs des sciences du sport à la fois comme des constructions sociales et comme des constructions cognitives ou épistémiques, visant à produire des connaissances sur la construction des savoirs « professionnalisants » ou « utiles ». Ces discours s’inscrivent dans des espaces politiques où la question axiologique du bien commun et les problématiques de pouvoir marquent les propos. Ce point a été systématisé par les analyses de Pierre Bourdieu dans lesquelles se sont inscrits les premiers travaux sur les sciences du sport. Ces recherches, menées au sein des sciences du sport, appréhendent cette communauté comme un « système structuré de positions associé à des luttes dont l’enjeu est l’appropriation et/ou la redéfinition d’un capital spécifique au champ » (Bourdieu, 1980). Dans cette perspective, Michon (1989) a mis en évidence une opposition entre la « culture technique » des enseignants d’EPS et la « culture savante » des enseignants chercheurs5. Les effets de position6 et de disposition7 au sein des sciences du sport ayant historiquement été largement soulignés par ces auteurs comme par certains de nos travaux antérieurs (Terral, 2007), nous avons fait le choix de nous concentrer ici sur une analyse détaillée des conceptions des acteurs. Notre positionnement théorique s’alimentera ainsi des apports d’une sociologie des controverses scientifiques et techniques, et notamment d’une sociologie dite « pragmatique » qui se veut particulièrement attentive aux formes de justifications déployées par les acteurs dans leur fonctionnement quotidien. Comme l’ont bien montré les productions sur le risque de Chateauraynaud et Torny (1999), les arguments avancés mêlent généralement considérations strictement scientifiques ou techniques et propos de nature extra scientifique ou extra technique s’ancrant dans des « visions du monde ». C’est donc à partir de ce cadre d’analyse que nous envisagerons les discours sur la construction des savoirs des acteurs des sciences du sport, en considérant leur ancrage à la fois dans la question du vrai (produire un savoir valide) et dans celle du juste (produire un savoir utile) pour reprendre la distinction proposée par Habermas (1987). Les savoirs élaborés en sciences du sport, comme ceux de toutes les disciplines universitaires engagées dans la voie de la professionnalisation, se voient donc assujettis à cette double contrainte de validité scientifique et d’utilité sociale. D’un point de vue plus strictement épistémique, nous verrons que la question posée est également celle des liens entre idée et action ou, pour reprendre les termes des acteurs des sciences du sport, entre théorie et pratique, savoir et savoir‑faire.
- 8 Nous préfèrerons à ce terme le qualificatif de « professionnalisant » dans la mesure où les académi (...)
6Nous défendrons l’idée que les conceptions de la professionnalisation des acteurs des sciences du sport incluent à la fois une vision de la recherche, de la formation, de l’exercice et de l’accès au métier. Ces différentes conceptions s’opposent voire s’affrontent. Ces tensions s’expliquent à la fois par des effets de position (maintenir ou acquérir une position dominante dans le champ), de disposition (poids des trajectoires individuelles sur les conceptions défendues), mais également par une incommensurabilité (Kuhn, 1983) des conceptions véhiculées dont ce texte vise à faire une analyse détaillée. Plus précisément, il nous semble que deux visions de la professionnalisation cohabitent tout en s’opposant. Elles sont souvent qualifiées d’« académique » et de « professionnelle »8 : i) la conception « académique » défend l’idée d’une formation générale de l’individu, basée principalement sur des savoirs scientifiques essentiellement descriptifs issus des recherches « fondamentales » et visant, de façon souvent assez lointaine, l’exercice et l’accession au métier. Cette option recherche l’adaptation, la polyvalence voire l’innovation avant l’efficacité technique immédiate et la spécialisation ; ii) la perspective « professionnalisante » revendique une formation plus spécifique bâtie sur des savoirs plutôt prescriptifs (savoirs techniques voire sciences « appliquées ») visant plus directement l’exercice et/ou l’accès au métier. La quête est celle de l’efficacité technique immédiate et, de fait, d’une certaine spécialisation contre des formations jugées trop générales et, par là même, insuffisamment utiles.
- 9 Enquête ayant donné lieu à l’ouvrage intitulé « La recherche en STAPS » dirigé par Collinet (2003).
7Nous chercherons ainsi à montrer que si les controverses entre acteurs des sciences du sport s’inscrivent dans la tension entre le « technique » et le « scientifique » (entre techniciens (enseignants d’EPS et formateurs du MSS) et enseignants chercheurs), on les retrouve également, au sein de cette dernière catégorie. Dans ce cas, elles opposent des individus engagés dans des productions de connaissance « appliquées » ou « fondamentales » et/ou dans des recherches « interdisciplinaires » (didactique, science de l’action motrice, etc.) ou plus strictement « disciplinaires ». L’analyse se fonde sur près d’une centaine d’entretiens auprès de formateurs des sciences du sport, sur une enquête par questionnaire (300) auprès des enseignants chercheurs9 STAPS ainsi que sur une observation ethnographique menée sur différentes scènes des sciences du sport. Après avoir précisé les profils des acteurs en tension sur la question de la professionnalisation, nous étudierons en détail les arguments déployés afin de saisir les fondements cognitifs des phénomènes d’incommensurabilité repérés.
8Les tensions qui vont être évoquées ont été repérées sur les différentes scènes des sciences du sport (scènes de la recherche, des formations, scènes plus politiques et administratives). Elles se retrouvent également dans les divers sites du territoire français, mais de façon plus ou moins vive en fonction des configurations locales (Terral, 2007). Néanmoins, même si la préoccupation et l’engagement des acteurs par rapport aux questions de professionnalisation sont évidemment variables (certains enseignants chercheurs étant par exemple historiquement moins sensibilisés à cette problématique), tous les acteurs des sciences du sport sont aujourd’hui amenés à produire des justifications au regard de cet objectif.
- 10 Nombre de ces cadres sont d’anciens enseignants d’EPS qui n’ont pas souhaité, en 1981 (date de l’in (...)
9Si l’on caractérise les oppositions sur la base de critères sociaux classiques (âge, sexe, statut), les tensions repérées entre les formateurs des sciences du sport se cristallisent essentiellement autour des statuts professionnels, même si des variables comme l’âge peuvent également être influentes. Nous avons ainsi repéré une opposition forte entre enseignants chercheurs et techniciens (enseignants d’EPS et cadres du MSS10) ainsi que des tensions au sein de ces deux catégories. Ces dernières sont toutefois apparues moins vives, même s’il faut ramener ce jugement à l’étude de configurations d’acteurs spécifiques en considérant par exemple des régions particulières, des tailles variables d’UFRSTAPS, etc. Au sein des enseignants chercheurs, nous avons identifié, des tensions entre :
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chercheurs dans le domaine des sciences expérimentales, que nous nommerons « expérimentalistes » (physiologie, biomécanique, analyse du mouvement, psychologie expérimentale…), et chercheurs en sciences non expérimentales ou « non expérimentalistes » (psychologie non expérimentale, sociologie, histoire, sciences juridiques, sciences politiques, économie, gestion, anthropologie, didactique) ;
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acteurs engagés dans des recherches fondamentales (« fondamentaux ») ou plus appliquées (« appliqués »). Dans le domaine des sciences sociales par exemple, les conceptions des savoirs à produire diffèrent entre un sociologue produisant des connaissances académiques de nature plus fondamentale (velléités de production de théories descriptives en relation avec les productions académiques antérieures) ou un spécialiste de management davantage préoccupé par la mise en œuvre de modèles prescriptifs visant à résoudre les problèmes que rencontrent les professionnels du domaine. On peut également considérer que les chercheurs en didactique (« didacticiens ») s’inscrivent dans la lignée d’une science « appliquée », puisque leur projet de connaissance vise à permettre l’optimisation de l’activité des professionnels de l’enseignement. Notons que l’on rencontre également des chercheurs « appliqués » chez les « expérimentalistes ». Ainsi, on peut avoir une approche fondamentale ou plus appliquée (au sportif de haut niveau par exemple) de la physiologie. Cette catégorisation (fondamentaux/appliqués) recoupe partiellement celle que nous établirons entre les « académiciens » (majorité des enseignants-chercheurs) et les « professionnalisants » (techniciens enseignants d’EPS et cadres du MSS ainsi que certains enseignants-chercheurs). Cette dernière distinction implique une conception du lien entre savoirs scientifiques et actions, notamment professionnelles : pour les premiers, « le savoir professionnel découle du savoir scientifique qui doit suivre un mode de production spécifique pour être valide » alors que, pour les seconds, « la science doit être au service du professionnel plutôt que de produire des travaux dont l’utilité est parfois discutable » (extraits d’entretiens). Certains enseignants chercheurs focalisent ainsi prioritairement leur attention sur la question de la validation scientifique des connaissances, alors que d’autres, se rapprochant des techniciens que nous qualifierons de professionnalisants tant ils sont porteurs du même discours, s’intéressent davantage à l’utilité et à l’utilisation des savoirs scientifiques ;
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enseignants chercheurs favorables à la production d’une science « interdisciplinaire » (métissage des cadres théoriques disciplinaires d’analyse) et les « disciplinaires » (cadres d’analyse plus fortement disciplinaires : si des emprunts peuvent être effectués à des sciences connexes, ils restent dans la lignée de ce qui se fait dans la discipline scientifique originelle). Cette opposition concerne essentiellement des « non expérimentalistes ». Nous avons historiquement repéré deux groupes d’acteurs « interdisciplinaires » : les chercheurs dans le domaine de la didactique (« didacticiens ») et ceux, moins nombreux, menant des recherches dans la perspective initiée par Pierre Parlebas. Ces chercheurs « interdisciplinaires » revendiquent un caractère « appliqué » et « professionnalisant » (donc « directement utile ») de leurs recherches.
10L’étude détaillée de ces deux groupes montre qu’il s’agit d’acteurs historiquement très liés au domaine de l’EPS scolaire. Ils sont d’ailleurs à la fois porteurs d’une conception de l’EPS (pour faire vite, on pourrait dire plus « sportive » pour les « didacticiens » et plus « motrice » pour les « parlebasiens ») et d’une vision des sciences du sport. Ils ont eu tendance à s’opposer dans cet autre champ, ce qui explique également leurs difficultés de coordination alors qu’ils sont porteurs de visions des sciences du sport pouvant être considérées comme assez proches. Au sein des techniciens, les tensions concernent ceux que nous nommons les « intellectualisants » et les « pragmatiques ». Les premiers, dont l’idéal‑type est les enseignants d’EPS agrégés n’ayant pas mené d’études doctorales, sont producteurs de théories visant un certain niveau d’abstraction et de production conceptuelle (généralement sur les modalités d’intervention en EPS scolaire voire dans d’autres contextes institutionnels). Les seconds sont plus enclins à investir la pratique professionnelle, comme lieu d’analyse et de production de connaissance, qu’à produire ce type de théories ; la plupart d’entre eux sont des formateurs liés au MSS ou des enseignants d’EPS des UFR STAPS, particulièrement ceux fortement investis dans le monde des fédérations sportives et ceux titulaires du CAPEPS (Certificat d’Aptitude au Professorat d’EPS) plutôt que de l’agrégation.
11La recherche menée montre que les divergences entre académiciens et professionnalisants autour de la question de la professionnalisation se fondent sur quatre grands thèmes qui s’imbriquent dans leurs discours. Ces formateurs mêlent ainsi des arguments structurels (modes d’organisation des institutions de formation et de recherche), axiologiques (autour de la préoccupation de justesse morale) et des arguments plus strictement épistémiques (concernant la question de la validation des savoirs et du rapport des idées au réel, à l’action). Cette opposition se structure autour de la question de l’utilité des savoirs et induit de fait des visions différentes de la recherche, de la formation, de l’exercice et de l’accès au métier.
12D’après notre enquête, une vision académique de la formation tend à privilégier la production et la diffusion de connaissances dans le cadre d’organisations relativement autonomes par rapport au monde du travail (et tout particulièrement au secteur marchand qui est le secteur le plus souvent évoqué par les acteurs lors des entretiens pour caractériser le monde du travail). C’est ainsi que nombre d’académiciens déplorent « la nécessité de devoir faire des recherches de plus en plus appliquées pour obtenir le financement d’entreprises ». Au niveau des formations certains d’entre eux dénoncent même la « réduction des projets de formation à l’employabilité », ou refusent de « travailler uniquement à la formation de main d’œuvre pour les entreprises ». Dans leurs activités de formation, ces acteurs mettent de ce fait souvent à distance la question de l’accès et de l’exercice du métier.
13Au contraire, les professionnalisants – qu’ils soient enseignants chercheurs, donc plutôt « appliqués », enseignants d’EPS ou cadres du MSS – sont davantage favorables à l’intégration des acteurs du monde du travail et de leurs savoirs dans la formation ou la recherche. Derrière ce discours, les enseignants d’EPS envisagent essentiellement d’intégrer dans les formations des professionnels liés à la profession EPS (souvent anciens enseignants d’EPS ou actuellement en exercice). On retrouve là une forme de corporatisme similaire chez les cadres du MSS qui s’explique aisément par la construction historique de ces deux « mondes ». Comme nous l’avons montré (Terral, 2003), des concurrences fortes subsistent en effet entre ces deux catégories de professionnels en raison des tensions historiques liées à l’autonomisation des acteurs de l’EPS du Ministère de la Jeunesse et des Sports dans les années 1970. Ici, les activités de formation sont directement connectées à la question de l’accès et de l’exercice du métier : « C’est quand même avant tout en faisant venir des professionnels dans nos formations qu’on va professionnaliser » ; « Je trouve les témoignages de professionnels sur leurs parcours très utiles pour les étudiants. C’est pour eux une bonne façon de saisir les mécanismes de l’insertion professionnelle » (extraits d’entretiens menés avec des professionnalisants).
14La plupart des professionnalisants visent la formation d’un futur professionnel en valorisant la transmission de la culture du milieu. Dans les arguments recueillis, ils privilégient l’exercice plutôt que l’accession au métier : « Moi, ce qui m’importe, c’est que les étudiants, une fois qu’ils arrivent sur le terrain, ils soient un minimum équipés. Or les collègues se plaignent, tant dans le monde de l’entraînement que dans celui de l’EPS. Ils reprochent à nos étudiants de ne pas savoir faire grand-chose quand ils les ont en stage ou, pire, quand ils sont embauchés » (un enseignant d’EPS d’une UFR STAPS). Précisons que l’accès au métier se fait par l’intermédiaire d’un concours de recrutement, une forme d’insertion professionnelle bien spécifique, à différencier des modalités d’accès aux métiers ne supposant pas la réussite à un concours.
15Les académiciens semblent davantage considérer qu’ils forment « un individu avant de former un professionnel ». Ils disent « transmettre aux étudiants un esprit critique », « un épanouissement personnel », « des valeurs citoyennes ». Certains fustigent même les « visions trop utilitaristes de la formation et de la recherche », les « options de formation à courtes vues » : « quand je fais réfléchir les étudiants, quand je leur apprend à penser, à lire, à écrire, bref, à s’exprimer, eh bien j’ai vraiment l’impression de les préparer à leur futur métier ; non seulement à l’exercer mais aussi à y accéder, car nos étudiants ne savent souvent pas bien se présenter, s’exprimer, rédiger des courriers,… ». Nous retrouvons ici la mise à distance des préoccupations d’accès et d’exercice du métier. Sans être éludées, elles sont envisagées de façon lointaine en considérant, comme nous allons le détailler, que la formation doit donner des compétences générales que l’individu réinvestira ensuite dans diverses situations de sa vie (professionnelle ou non d’ailleurs).
16L’option académique parie davantage sur une formation générale qui présuppose un transfert des savoirs acquis en formation dans la vie future (notamment professionnelle) de l’individu. Les savoirs jugés les plus pertinents pour atteindre cet objectif sont les connaissances dites « scientifiques » et, plus globalement, l’ensemble des productions de la recherche « fondamentale », même si ce ne sont pas les « uniques supports de la formation » pour nombre d’académiciens : « Pour moi, c’est quand même le raisonnement scientifique qui constitue la forme de savoir la plus élaborée. En ce qui me concerne, je juge utile et même nécessaire de transmettre à nos étudiants un haut niveau de culture scientifique ». Cette conception s’appuie sur le caractère transférable des connaissances scientifiques, précisément permis par les spécificités de ce type de savoir. Ces connaissances disposent en effet d’un fort pouvoir de généralisation et, à ce titre, permettent à l’individu de pouvoir s’adapter à de nombreuses situations qu’il sera amené à rencontrer : « la science est pour moi garante d’une réflexion qui te rend par la suite apte à t’adapter à plein de situations. Elle te forme à long terme ». Lorsque l’on est apte à s’approprier les théories voire les paradigmes scientifiques, on dispose alors d’une connaissance facilement mémorisable, car réduite à quelques liens entre concepts scientifiques et éminemment transférable : « Il y a une puissance de la pensée scientifique, c’est son pouvoir de généralisation. Les savoirs scientifiques, une fois qu’on les a appropriés, permettent de comprendre de multiples situations de la vie quotidienne ». Un certain nombre d’académiciens ont également insisté sur le potentiel d’innovation que permet la transmission d’une culture scientifique. Il nous semble que ce potentiel est étroitement lié à la capacité de réflexion et d’imagination qui caractérise la démarche scientifique, en tout cas telle que la conçoit cet enseignant chercheur : « Pour moi, faire de la recherche et transmettre ces formes de connaissance, c’est d’abord pousser les gens à réfléchir par eux-mêmes, à se remettre en question, à créer, même si l’on peut juger le monde universitaire parfois très normalisant. Cela donne à mon sens des capacités d’innovation quel que soit le métier que l’on exercera plus tard ». C’est d’ailleurs sur la base de tels arguments que certains académiciens jugent l’« assimilation » de la culture professionnelle prônée par les professionnalisants comme « conformisante », « une simple intégration des normes et valeurs d’une profession ».
17Si nombre de professionnalisants ne remettent pas en cause radicalement la possible utilité des connaissances scientifiques, ils la discutent fréquemment pour leur préférer des savoirs dits « professionnels » ou « techniques » souvent jugés « plus directement utiles ». Précisions ici qu’une analyse détaillée des arguments déployés montre que ces savoirs « techniques » ou « professionnels » sont en fait des formes épistémiques plus proches de l’action et du « faire ». Il s’agit en effet de transmettre aux formés des comportements ou des idées prescriptives visant donc à orienter directement les comportements. Ces connaissances sont généralement fournies par des théorisations de l’expérience professionnelle vécue ou par des formes de recherche dite plus « appliquées ». La critique de l’utilité des connaissances scientifiques par ces professionnalisants s’exprime à plusieurs niveaux. Tout d’abord, au niveau pédagogique, ils considèrent que les étudiants ne sont souvent pas aptes à s’approprier ce type de savoir et sont même rétifs à cette forme de connaissance souvent jugée par eux « trop abstraite » et « insuffisamment utile » : « Tu vois, les cours de X (un enseignant chercheur), ça leur passe à 100 mille lieux au‑dessus de la tête. Ils ne comprennent rien et lui ne fait d’ailleurs pas d’effort pour se mettre à leur niveau. C’est pas très pédagogique ». La seconde objection rencontrée chez certains professionnalisants, et particulièrement ceux fortement impliqués dans des licences professionnelles, concerne la question de l’employabilité. Pour eux, une formation scientifique, tout en étant un gage de la formation intellectuelle des étudiants, ne permet absolument pas l’assimilation de la culture nécessaire à l’intégration d’un secteur professionnel susceptible de recruter ces individus : « Si l’on ne parle qu’insertion professionnelle, tu vois, il y a des secteurs ou pour rentrer, c’est la question du réseau et de la conformité à la culture qui prime. Alors, je veux bien faire des formations scientifiques de haut niveau, mais comment on insère les étudiants nous, après ». La troisième critique, de nature strictement épistémique, se retrouve dans la littérature scientifique traitant de la construction des savoirs. Elle discute le caractère insuffisamment « situé » – pour reprendre les termes de l’anthropologue américaine Lucy Suchman (1987) – du savoir scientifique dont nous venons effectivement de souligner la dimension généralisante : « Une partie des connaissances nécessaires aux professionnels est étroitement liée au contexte dans lequel se déroule l’action et que le savoir scientifique ne peut fournir. La science n’est donc pas vraiment une garantie d’une réelle formation professionnelle. Pour moi, c’est simple, pour savoir faire, il faut d’abord faire, donc ce sont les stages et l’expérience professionnelle qui sont les plus importants ». Ce discours d’un professionnalisant exprime une prise de position sur une question épistémique complexe : celle des liens entre des idées et des actions ou, pour reprendre d’autres terminologies, entre des savoirs et des savoir-faire, théorie et pratique, description et prescription. Nous allons maintenant chercher à rendre visible et lisible l’arrière fond philosophique sous-tendant ces conceptions, sachant que cet arrière fond renvoie à des options différentes du rapport des idées au réel et que nous tenons par ailleurs pour responsable de l’incommensurabilité des conceptions et donc, des incompréhensions entre les acteurs des sciences du sport.
18Nous chercherons ici à montrer qu’il existe une incommensurabilité entre deux positions philosophiques : le réalisme des académiciens et le pragmatisme des professionnalisants. Engel (1998) parle d’une conception « réaliste » de la vérité lorsque l’on considère qu’un énoncé est vrai ou valide s’il rend compte du réel à partir d’une description. Au contraire, les professionnalisants adhèrent à une conception « pragmatique » de la vérité dans la mesure où ils pensent implicitement que la validité d’un énoncé ne dépend pas de sa relation avec une réalité extérieure, qu’ils considèrent insaisissable, mais se détermine par rapport à ses conséquences pratiques : pour le professionnel du sport considéré, « c’est vrai, c’est valide quand ça marche sur le terrain ». Comme l’illustre bien le pragmatisme radical de James (1975), cette vérification par les faits doit être comprise comme conséquence pratique qui nous agrée, nous satisfait : par exemple, une amélioration de la performance du sportif ou des apprentissages d’un élève. Ces divergences ontologiques et leur caractère incommensurable nous apparaissent comme un des fondements épistémiques des tensions à l’œuvre entre académiciens et professionnalisants dans la mesure où elles génèrent des incompréhensions très fortes entre ces acteurs. C’est d’autant plus le cas que peu de contextes sociaux fournissent l’occasion à ces protagonistes d’échanger à ce niveau d’abstraction, car cela prend du temps et nécessite également des compétences réflexives dont tous les acteurs ne disposent pas nécessairement. Une analyse de l’énonciation des entretiens révèle ainsi au travers d’hésitations, silences, refus de réponse, ou interjections du type : « Pff ! Oulala, c’est compliqué ce que tu me demandes ! », que nombre de formateurs ont des difficultés pour exprimer leurs conceptions de la validation des savoirs.
19Cette première investigation de l’arrière fond épistémologique des conceptions des formateurs montre que les professionnalisants – pour qui « c’est vrai quand ça marche sur le terrain » – lient la question de la validité et celle de l’utilité sociale des savoirs produits et diffusés. Selon nous, ceci s’ancre dans le fait qu’ils conçoivent principalement les savoirs comme des énoncés prescriptifs ou des comportements, ce qui leur permet finalement de ne pas considérer comme problématique le lien entre énoncé (ou idée) et action. Nous retrouvons ici le grand problème épistémique des liens entre théorie et pratique, savoir et savoir-faire, idée et action. Si la plupart des professionnalisants tendent à résoudre ce problème de par leur vision des savoirs, ce n’est pas le cas des académiciens. Pour nombre de ces derniers, le lien entre les savoirs, qui sont principalement à leurs yeux des énoncés descriptifs, et leur utilisation pratique est souvent « loin d’être évident ». Pour certains d’entre eux, pour créer ce lien, « il faut créer un corps de savoirs intermédiaires entre les savoirs scientifiques que je produis et l’action afin que ces savoirs soient utiles ». Ce maître de conférence biomécanicien s’empresse toutefois de rajouter : « mais ce n’est pas mon boulot de construire ce corps de savoirs intermédiaires, c’est au technicien de le faire. Moi, je dois produire des savoirs scientifiques ». Ce propos nous permet de noter que nombre d’académiciens considèrent qu’ils n’ont pas « à se préoccuper de l’utilité et de l’utilisation des connaissances scientifiques qu’ils produisent » pour reprendre le discours de l’un d’entre eux. Comme on l’a vu précédemment, ils cherchent bien à mettre à distance ce type de questionnement pour se concentrer sur la description et la compréhension du réel.
20Dans l’état actuel de nos investigations, nous pouvons dire que la plupart des formateurs, qu’ils soient académiciens ou professionnalisants, se placent, en termes de théories de l’action, dans une optique rationaliste « applicationniste » postulant que les énoncés, qu’ils soient descriptifs ou prescriptifs, « orientent l’action » directement ou indirectement (cf. l’idée de « nécessaire construction d’un corps de savoirs intermédiaires »). Certains véhiculent toutefois des visions plus complexes de l’action : « l’action s’auto organise et est finalement très indépendante des idées portées par les acteurs » (propos d’un maître de conférence académicien travaillant dans le domaine de l’analyse du mouvement et de la psychologie expérimentale). On retrouve généralement ce type de considérations chez les enseignants chercheurs dont les recherches tendent à déconstruire des visions rationalistes de l’action (approches dynamiques de l’apprentissage moteur, anthropologie cognitive située par exemple). Mais ces idées ne sont pas exclusivement véhiculées par des enseignants chercheurs. Des enseignants du second degré, généralement préoccupés par des questions d’apprentissage moteur et d’enseignement, avancent également ce type de réflexions. Notons, au passage, que les enseignants du second degré pragmatiques, – pour reprendre notre catégorisation –, n’ont pas formalisé ce type de discours alors qu’ils considèrent pourtant que « la construction des savoirs est pratique : elle se fait sur le terrain ».
- 11 Pour Trépos (1996), l’expertise consiste à agir, grâce à des compétences spécifiques, avec pour mis (...)
- 12 Muller (1990) constate ainsi dès les années 1980, avec le développement du modèle néolibéral, l’éme (...)
21Sans négliger les effets de positions et de dispositions que nous n’avons pas abordés dans ce texte, notre travail fait apparaître des fondements épistémiques et cognitifs en tensions entre les acteurs des sciences du sport autour de la question de l’utilité et de l’utilisation des savoirs et, plus globalement, de la professionnalisation des formations. Il nous semble pertinent d’inscrire ces débats dans le cadre plus large des politiques publiques de formation et de recherche, et plus globalement dans l’évolution des usages des savoirs au sein de notre société. Le souci d’utilité des connaissances dépasse en effet largement les sciences du sport, comme le monde de la formation et de la recherche d’ailleurs. La question finalement posée est celle de l’expertise11, c’est-à-dire des savoirs faisant office d’équipement politique de la société civile, pour reprendre les termes de Trépos, et ce dans un contexte de montée en puissance de la question de l’efficacité dans la sphère publique12. Dans les sciences du sport comme dans d’autres secteurs de nos sociétés, le caractère incommensurable de ces deux conceptions de la professionnalisation, jusque dans leur arrière fond relatif à la question de ce qu’est un savoir, son mode de validation, son rapport au réel, génère des incompréhensions qu’il semble bien difficile de lever. Comme l’a montré Latour (1989), la tradition rationaliste héritée du siècle des Lumières pèse en effet fortement sur nos esprits. C’est particulièrement visible lorsque l’on considère la posture « académique » que nous venons de décrire. On peut d’ailleurs se demander si ce rapport au savoir n’est pas en train de perdre de son importance du fait de l’évolution de nos sociétés. Par exemple, ne peut-on pas considérer que le référentiel politique de la réforme universitaire européenne actuelle, dite LMD, tend à engendrer une certaine « dés‑académisation » du modèle « rationaliste » de formation et de recherche français qui semble prendre la voie d’une production et d’une diffusion de savoirs basée sur un pragmatisme accru ?