1Qu’il s’agisse de les inventorier, d’en saisir la pertinence, l’utilité ou l’efficacité, les savoirs des intervenants font l’objet, dans les activités physiques et sportives, de réflexions marquées par le foisonnement des angles d’approches. Cet article prend le parti de décrire et de qualifier les processus de mobilisation des savoirs de trois intervenants qui se distinguent par leurs parcours professionnels et leurs institutions d’exercice : un intervenant sportif diplômé en golf, un professeur d’éducation physique et sportive (EPS) exerçant en zone sensible depuis plus de 20 ans et un formateur en IUFM, impliqué par ailleurs dans une compagnie de danse contemporaine. L’analyse successive d’extraits de corpus issus de trois recherches (Amans-Passaga, 2010, Amade-Escot et Venturini, 2009, Montaud, 2008) pointe des formes singulières de mobilisation des savoirs en tant que ressources pour l’action didactique des intervenants et met en évidence des processus épistémiques relativement idiosyncrasiques. S’inscrivant dans une perspective didactique en tant que science s’attachant à décrire les conditions de transmission de la culture au sein des institutions (Chevallard, 2003), le texte discute les aspects théoriques et méthodologiques d’accès aux savoirs des intervenants en sport. Les deux premières sections concourent à situer la didactique au sein des sciences de l’homme et de la société et à présenter le cadre théorique qui sous-tend les analyses développées. Nous décrivons ensuite le protocole méthodologique permettant d’accéder aux savoirs mobilisés dans l’action didactique en posant le principe d’une double analyse extrinsèque et intrinsèque des situations étudiées. A partir de quelques épisodes significatifs extraits des recherches nous rendons compte du caractère syncrétique des savoirs mobilisés par les trois professionnels observés. La conclusion revient sur l’intérêt de la démarche utilisée dans une perspective de discussion avec d’autres approches s’intéressant aux savoirs des intervenants en sport.
- 1 Par exemple dans le domaine du sport, les contextes de l’enseignement scolaire, de l’entraînement s (...)
- 2 Notamment en s’intéressant - sous couvert du concept de « contrat didactique différentiel » - aux p (...)
2Depuis une dizaine d’années, des chercheurs issus de différentes didactiques disciplinaires tentent de déterritorialiser le regard initialement circonscrit à leur discipline afin de prendre en charge des questions de recherche plus larges marquées par une sensibilité accrue aux conditions institutionnelles et sociales d’étude des savoirs. Les recherches se sont intéressées aux effets de contextes1 et aux caractéristiques sociales des acteurs impliqués dans les relations didactiques2. Dans ses développements actuels (Schubauer-Leoni, 2008), l’approche didactique devient ainsi le lieu de possibles dialogues avec les autres domaines des sciences humaines et sociales comme le suggéraient déjà Johsua et Lahire (1999) en défendant l’idée d‘une « didactique sociologique », ou comme l’a discuté récemment Lahire (2007) en indiquant quels types de rapports scientifiquement féconds la sociologie peut ou pourrait entretenir avec la didactique tout en rappelant plus généralement les conditions et les apories d’un effacement des frontières entre domaines scientifiques.
- 3 Les guillemets visent ici à indiquer la posture de celui qui, en situation d’intervention, porte l’ (...)
- 4 De la même façon dans la suite du texte nous indiquons par des guillemets la posture de celui qui e (...)
3Les développements de ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui l’orientation comparatiste en didactique (auxquels participent les auteures de ce texte) s’intéressent, dans le sillage des positionnements épistémologiques et du tournant actionnel des sciences humaines et sociales, aux situations de transmission des savoirs examinées en contexte « ordinaire » ou « naturel ». Le regard scientifique n’est pas normatif et ne vise pas prioritairement l’amélioration des systèmes observés. Il s’agit moins de penser les conditions d’un bon fonctionnement que de réfléchir celles qui président aux pratiques ordinaires dans les multiples institutions à vocation didactique. Nul ne s’étonnera alors que la réflexion des chercheurs se soit déplacée d’une attention portée aux contrôles épistémologiques de dispositifs conçus pour améliorer l’enseignement (et plus largement l’intervention) à une centration accrue sur l’action du professeur3 et à la façon dont ce dernier interagit avec les sujets placés en position « d’élèves »4 (Amade-Escot, 2007 ; Sensevy, 2007). La question des savoirs mobilisés par les intervenants pour organiser les conditions de l’étude mais aussi pour en réguler le processus est devenu ainsi une question centrale en didactique.
4L’intérêt porté aux savoirs des intervenants n’est pas spécifique aux approches didactiques. De multiples travaux, ancrés dans des perspectives ergonomiques, sociologiques ou dans d’autres secteurs des sciences de l’éducation ont mis en évidence leur caractère hétérogène et composite. La distinction classique entre « savoirs théoriques et savoirs d’action » (Barbier, 1996) permet d’en rendre compte mais laisse, nous semble-t-il, en partie de côté la question de leur mobilisation. C’est pourquoi, il paraît intéressant de proposer le point de vue de didacticiens en ce qu’ils contribuent – avec d’autres au sein des sciences humaines et sociales – à éclairer la question soulevée par l’éditorial de cette livraison à savoir « questionner les savoirs des intervenants sportifs entre sciences et pratiques ». Nous avons choisi de discuter plus particulièrement l’épineuse question de l’accès à ces savoirs en posant d’emblée comme postulat la nécessité, pour le chercheur, de se rendre sensible aux dires des professeurs mais aussi aux contenus des situations au sein desquelles ils agissent et qu’ils contribuent à organiser (Schubauer-Leoni, 2008 ; Sensevy, 2007). L’intérêt porté aux tâches d’apprentissage et aux savoirs qui y sont cristallisés aux fins de transmission constitue l’originalité de l’approche didactique. Elle délimite ainsi un objet d’étude ternaire, le « système didactique », articulé autour de trois instances – celle du savoir, celle du professeur et celle des élèves – et défini comme « le système de relations entre le jeu de l’enseignant et le jeu de l’élève à propos du savoir à enseigner et à apprendre, sous couvert d’institutions dotées d’intentions d’enseignement » (Schubauer-Leoni, 1998, 334).
- 5 Pour une discussion des avancées théoriques actuelles, voir la synthèse de Schubauer-Leoni et Leute (...)
- 6 Le terme « savoirs de l’intervention » nous semble polysémique. S’agit-il des savoirs produits par (...)
- 7 Dans les études citées, ces cadres de référence sont décrits sous couvert des concepts de « représe (...)
5En tant que science non normative, la didactique étudie les systèmes didactiques en examinant la dynamique évolutive du savoir enseigné et appris au fil des interactions (Amade-Escot, 2007 ; Brousseau, 1986 ; Johsua, 2002 ; Schubauer-Leoni, 2008 ; Sensevy, 2007). Les études ont montré que le savoir, parce qu’il est l’enjeu de la relation entre l’instance enseignante et l’instance enseignée, subit des transformations continuelles, théorisées en termes de « transposition didactique »5. Ces transformations résultent, en même temps qu’elles en rendent compte, de l’évolution des rapports entretenus par les acteurs de la relation didactique avec le savoir mis à l’étude. S’agissant de ces derniers, c’est donc en termes de « rapports aux savoirs » (Chevallard, 2003 ; Johsua, 2002) que les didacticiens comparatistes abordent les phénomènes transpositifs. Ils ont quelques réticences, en effet, à parler des « savoirs de l’intervention »6, terme susceptible de donner une vision substantialiste des savoirs, alors même que l’approche anthropologique (Chevallard, 2003 ; Douglas, 1999) dont ils se réclament accrédite leur caractère phénoménal et leur inscription dans des institutions en tant que « jeux de langage » (au sens Wittgensteinien). Dans ce cadre problématique, la variété des rapports aux savoirs des intervenants en lien avec leur trajectoire de formation et/ou leurs institutions d’appartenance est considérée comme un élément décisif si l’on veut comprendre et expliquer le fonctionnement des systèmes didactiques. Un ensemble de recherches en éducation physique et en entraînement sportif a mis en évidence la diversité des cadres de références convoqués par les intervenants lorsqu’ils élaborent et conduisent des situations d’apprentissage (Amans-Passaga, 2005 ; Brau-Antony, 2001 ; Brière-Guenoun, 2005 ; Devos‑Prieur, 2005 ; Montaud, 2008 ; Vandevelde et Amade-Escot, 2003)7. Leurs résultats soulignent la complexité de ces cadres, leur configuration singulière, articulant des registres techniques ou experts de la littérature spécialisée, des connaissances scientifiques, ainsi que des savoirs construits au fil de l’expérience professionnelle.
6En s’intéressant à la variété des savoirs mobilisés par différents intervenants, les recherches actuelles s’inscrivent dans la perspective ouverte par Lahire (2007) qui considère que certains didacticiens – en se rendant plus sensibles que ne le font en général certains sociologues aux contenus et aux formes de savoir ou de pratique et aux conditions institutionnelles de leur transmission – contribuent à mieux prendre en considération les enjeux concrets des processus à l’œuvre. L’auteur observe cependant que la didactique devrait se rendre davantage attentive aux dispositions, aux catégories de perception et de représentation, et aux structures cognitives ou symboliques avec lesquelles les acteurs agissent dans le monde social. Il ajoute qu’en « prenant en compte le plus systématiquement possible les multiples savoirs ordinaires ou savants et les divers apprentissages, des plus simples aux plus complexes, nécessaires à la vie sociale, un programme de didactique ainsi élargi rendrait un service très important à la connaissance du monde social en contribuant à donner une représentation moins désincarnée ou décharnée de celui-ci » (ibid., 77). Sans avoir la prétention de répondre à l’ensemble des exigences pointées par Lahire dans cet article, nous nous proposons de participer à cet élargissement de la réflexion en considérant la manière dont trois intervenants, ayant des parcours de formation différenciés et exerçant dans des institutions contrastées, mobilisent des savoirs (des plus profanes aux plus savants) dans leur intervention. Nous ne cherchons pas à identifier en eux-mêmes ces savoirs. Il s’agit plutôt de voir en quoi la singularité des socialisations professionnelles influence le fonctionnement des systèmes didactiques observés. C’est à partir de la notion de « rapports aux savoirs » dont on a vu qu’elle était centrale de l’approche didactique (Chevallard, 2003 ; Johsua, 2002) que nous envisageons dans les sections suivantes les relations entre savoirs mobilisés par les intervenants en sport, institutions d’appartenance et savoirs mis à l’étude.
- 8 En encourageant les recherches sur les relations entre les pensées et les institutions, Douglas rep (...)
- 9 Notamment à propos des termes tels que savoir, connaissance, conception, représentation, etc., util (...)
- 10 L’action didactique est essentiellement une action conjointe engageant « professeur » et « élèves » (...)
7En distinguant les « savoirs à apprentissage silencieux » (par frayage) des « savoirs hautement techniques » qui nécessitent des moments d’étude systématique et, par voie de conséquence, des « dispositifs intentionnels ou des écoles », Johsua (1998) délimite un premier niveau de spécification « du » didactique. Le domaine des sports est de ce point de vue un terrain de recherche fécond au sens où il stratifie différentes types d’écoles : à titre d’exemples et au‑delà de l’institution scolaire, les écoles de voile, de ski, de basket‑ball, les conservatoires de danse, etc. Ces différentes structures de transmission de la culture corporelle se spécifient en termes d’objets, de finalités, et d’intervenants. Notons de surcroît qu’à ces différentes écoles correspondent le plus souvent des structures autonomes de formation de professionnels de l’intervention. Ainsi, sur la large palette des institutions d’enseignement des activités physiques et des sports, la formation des intervenants dépend de plusieurs ministères. Les formations universitaires, récemment massifiées que sont les filières STAPS, sont concurrencées par les filières de formation du Ministère de la jeunesse et des sports en liaison avec les fédérations sportives et du Ministère de la culture pour ce qui concerne la danse. Ce bref état des lieux montre à l’évidence que les socialisations professionnelles des intervenants en sport sont extrêmement variées. Il suggère l’existence d’une diversité de catégories de perception, de représentation et de structures cognitives ou symboliques, en lien avec les institutions de formation traversées et spécifiées par le contexte de l’exercice professionnel. Ce point de vue, soutenu par les didacticiens comparatistes en référence à Douglas (1999), s’ancre dans une vision anthropologique considérant que les processus cognitifs les plus élémentaires sont marqués par les manières de penser en usage dans les institutions8. Le concept « d’assujettissement institutionnel » repris et développé en didactique par Chevallard (2003) en rend compte. Cet auteur considère nécessaire de s’interroger sur les différents rapports aux savoirs des individus afin de comprendre les phénomènes interactionnels à l’œuvre dans les situations didactiques. Pour lui, la notion de rapport au savoir renvoie à toutes les relations que le sujet peut entretenir avec l’objet de savoir à enseigner ou à apprendre et elle permet de dépasser les querelles sémantiques9. Ce n’est pas tant la nature des savoirs qui est déterminante dans les processus d’enseignement, mais leur inscription dans une/des institution/s. Connaître un objet, c’est avoir un rapport à cet objet compatible à celui de l’institution. Depuis sa naissance tout individu s’assujettit à de multiples institutions auxquelles il se soumet et qui le soutiennent. Le rapport au savoir d’un individu, pour reprendre l’argumentation de Chevallard, en référence aux travaux de Douglas, est le fruit de l’histoire de ses assujettissements institutionnels passés et présents. Dans la situation didactique qui est par essence évolutive, le rapport au savoir qui se noue et se transforme résulte le plus souvent d’un compromis entre différents assujettissements. De ces propos, il s’en suit que pour accéder aux savoirs des intervenants en sport, il est opportun de s’intéresser aux différents rapports aux savoirs en jeu dans l’action didactique10, en essayant d’identifier (par inférence) les divers assujettissements institutionnels susceptibles d’expliquer la mobilisation de telle ou telle dimension du savoir mis à l’étude. Nous reviendrons sur ces questions dans la section présentant les méthodes.
8Les diverses formes de socialisation professionnelle des intervenants en sport, liées aux institutions traversées et aux assujettissements qui en résultent, contribuent à façonner l’action didactique. Comme le souligne Sensevy (2007) à la suite de Brousseau (1986, 33), « lorsqu’un professeur organise l’enseignement, il le fait notamment en fonction d’un certain nombre d’idées, plus ou moins explicites qu’il entretient à propos du savoir lui‑même, de la nature foncière de l’apprentissage, de la signification de l’enseignement ». Ces idées interviennent dans les processus observés, elles sont aux principes de « l’épistémologie professorale » définie par Brousseau (1986) comme une théorie implicite des savoirs enseignés servant de modèle pour la pratique. Selon Sensevy (2007), il s’agit d’une épistémologie pratique d’abord parce qu’elle est « directement ou indirectement agissante dans le fonctionnement de la classe » et ensuite parce qu’elle « est produite en grande partie par la pratique ». Ces arguments soulignent le lien entre rapports aux savoirs et épistémologie pratique des intervenants tout en accréditant la nécessité d’une observation de leur pratique pour en rendre compte.
- 11 Le terme de « personnel » ici n’est pas à opposer à « social » et bien évidemment les savoirs perso (...)
9S’intéressant aux savoirs de référence à l’origine des processus d’enseignement et d’apprentissage, Johsua (1998) en propose une catégorisation, selon nous utile aussi pour caractériser le rapport au savoir des intervenants en sport relativement aux savoirs qu’ils enseignent. Récusant toute définition qui opposerait savoir et savoir-faire, logos et praxis, l’auteur souligne, dans un premier temps, combien ces distinctions contribuent à « ennoblir » la dimension conceptuelle au détriment de la dimension expérientielle de l’activité humaine et accrédite de ce fait une « vision substantialiste » des œuvres culturelles qui pourrait exister en dehors des pratiques sociales. Citant Bourdieu (1972), il ajoute que « ce n’est jamais la pratique qui en tant que telle sert de référence pour un enseignement intentionnel, mais toujours un modèle de la pratique, un savoir sur la pratique qui s’en sépare qualitativement » (Johsua, 1998, 92). Il développe ensuite l’idée que pour les « savoirs hautement techniques » – ceux qui nécessitent des dispositifs intentionnels pour leur apprentissage – le modèle de la pratique convoqué renvoie à des références multiples pouvant être savantes, expertes ou personnelles. Les références sont dites savantes lorsqu’elles sont liées à des communautés auxquelles la société a délégué le droit de « dire le vrai » dans leur domaine (notamment dans nos sociétés, les savoirs scientifiques). Pour ce qui relève des autres savoirs hautement techniques, nécessitant aussi des moments d’étude systématiques mais ne relevant pas d’une légitimité savante, Johsua propose de les désigner comme des « savoirs experts », au sens où d’autres institutions, moins légitimées socialement, en proposent la validation selon des formes et surtout des langages et des vocabulaires qui leur sont propres. On voit bien ici, tout l’intérêt de cette distinction pour rendre compte des références mobilisées par les intervenants en sport ! Leur légitimité ne résulte pas d’un consensus social lié à une communauté ayant prérogative pour « dire le vrai », mais de groupes ayant une visibilité sociale et où s’expriment des usages, des habitus (au sens bourdieusien) leur conférant une pertinence pour l’action. Citons dans ce registre, les discours techniques sur les sports ou encore les théorisations artistiques en danse. Enfin, Johsua (1998) met en évidence sous le terme « savoirs personnels »11 un dernier type de référence possible pour l’enseignement qui relève des tours de main construits au fil de l’expérience et présidant à la transmission de certaines pratiques.
10L’intérêt de ces définitions est de pouvoir caractériser, à partir d’analyses in situ, les rapports aux savoirs (exprimés dans des registres savant, expert, ou personnel) mobilisés dans l’action didactique par les intervenants et qui sont relatifs aux savoirs qu’ils enseignent. Ils concernent en quelque sorte des savoirs sur les savoirs enseignés, ensemble de ressources disponibles pour penser, concevoir, et diriger l’étude en contexte, que nous souhaitons mettre au jour.
11Nous avons discuté dans la section précédente le statut théorique accordé aux savoirs des intervenants comme éléments de compréhension du fonctionnement des systèmes didactiques. Nous avons pointé que ces savoirs, en tant qu’épistémologie en partie spontanée et en partie implicite, doivent être considérés comme des ressources leur permettant de penser, de concevoir, puis de diriger l’étude en contexte, tout en soulignant, dans la perspective anthropologique qui est la notre, qu’ils sont susceptibles de rendre compte des assujettissements aux diverses institutions dans lesquelles les intervenants évoluent ou qu’ils ont traversées. Envisageons maintenant les méthodes permettant d’accéder à ces savoirs.
12Relativement à la question des savoirs des intervenants en sport, l’approche didactique se distingue des approches anthropo-phénoménologique (Cizeron et Gal-Petifaux, 2003) et sociologique (Collinet, 2005 ; Terral et Collinet, 2007) en ce qu’elle considère que l’on ne peut les situer ni dans la seule dynamique des processus émergents des situations examinées à partir du point de vue de l’acteur et du « sens personnalisé [qu’il donne à] son expérience » (Cizeron et Galpetifaux, 2003, ni dans les seules « justifications de l’action et l’intervention des savoirs dans celle-ci » (Terral et Collinet, 2007). Le protocole méthodologique s’attache à combiner des entretiens et des observations in situ. Jusque-là peu de différences avec les approches précédemment citées ! C’est dans les procédures utilisées, pour construire le système des traces et dans l’ordre des analyses que se spécifie la méthode. La posture méthodologique retenue en didactique est de considérer que c’est dans le couplage de deux types d’analyses que l’on peut décrire le fonctionnement des systèmes et accéder aux rapports aux savoirs des intervenants. Le premier type d’analyse s’intéresse aux savoirs en jeu dans les dispositifs d’enseignement et d’apprentissage et à leur évolution au fil des interactions à partir de descriptions produites par le chercheur. Il s’agit de confronter les possibles d’un dispositif donné (possibles mis en évidence par le biais d’une analyse a priori) et les effets observés du dispositif tel que réalisé (analyse a posteriori). Cette procédure est fondée sur l’idée – centrale en didactique – que les contenus des tâches d’apprentissage proposées aux élèves traduisent et révèlent en partie l’épistémologie pratique des professeurs (au sens précédemment repris de Sensevy, 2007). L‘analyse a priori consiste à déterminer « quels sont les enjeux de savoirs portés par le dispositif (…) [Sa] fonction exploratoire est d’anticiper l’univers des possibles et d’établir en quoi la tâche constitue (ou non) un milieu favorable aux apprentissages visés » (Amade-Escot, 2007). Une première différence avec les approches anthropo-phénoménologique ou sociologique réside dans la prise en considération des tâches d’apprentissage en tant que lieu de cristallisation du savoir mis à l’étude et par voie de conséquence, indicateur de certaines dimensions du rapport au savoir de l’intervenant. Le second type d’analyse vise à prendre en considération le point de vue du professeur relativement à son action didactique. Il s’agit de suspendre les catégories théoriques de l’analyse du chercheur pour se rendre sur le terrain de l’autre afin d’accéder au sens qu’il attribue à son action.
- 12 Nous avons bien conscience que suivant les épistémologies de référence, des controverses existent d (...)
- 13 Soulignons ici la proximité du positionnement épistémologique et méthodologique retenu avec la soci (...)
13C’est dans la mise en tension de ces deux types d’analyses que peut s’élaborer une interprétation relativement aux savoirs des intervenants en lien avec le fonctionnement du système didactique. Nous pointons là une seconde différence avec les démarches des approches précédemment citées. Elle renvoie à la nécessaire tension épistémologique – dès lors que l’on veut rendre compte de l’action – entre ce qui relève du langage du modèle et de la sémantique naturelle de l’action12. Le travail d’interprétation s’enracine dans le croisement des deux points du vue sur l’action didactique étudiée : celui (extrinsèque) élaboré par le chercheur et celui (intrinsèque) exprimé par l’acteur par le biais d’entretiens. Ce couplage a pour but de ne pas dilater démesurément le poids accordé à la capacité interprétative du sujet, tout comme il permet de ne pas attribuer à celui que l’on observe, le sens donné par celui qui est en position d’observateur13. Il ne s’agit pas ici de prétendre que cette approche est la seule à même de révéler la « réalité des savoirs de l’intervention ». D’autres approches sont possibles comme en rend compte ce numéro de Sciences de la société. Comme pour tout modèle, le regard porté (ici didactique) contribue à délimiter certains objets – notamment ceux relatifs à la mobilisation par les intervenants de savoirs savants, experts ou personnels (selon les définitions que nous avons retenues) – sans pour cela épuiser tous les aspects de la réalité, mais avec comme projet de montrer en quoi la variété des institutions traversées par les intervenants contribue à spécifier ces savoirs tout comme elle est susceptible d’expliquer certains aspects du fonctionnement didactique observé.
14Pour résumer à grands traits les conditions de constitution des corpus et de leur analyse, le protocole méthodologique, inspiré des principes développés par Leutenegger (2003), est constitué par : i) un entretien ante‑séance avec l’intervenant à propos de l’enseignement qui sera filmé. Cet entretien a pour objet de préciser les intentions didactiques du professeur en lien ses usages professionnels et le contexte institutionnel d’intervention, d’identifier les différentes tâches qui seront proposées aux élèves et leur succession, d’établir quels sont les savoirs devant être enseignés, ainsi que de recueillir certaines informations sur sa biographie professionnelle. Les documents de préparation de séance et de cycle, s’ils existent, sont aussi pris en considération ; ii) le film de la séance comme trace de toutes les actions et interventions du professeur et des élèves. Le couplage son/image (micro HF) permet de mettre en relation les comportements des différents acteurs et les dires de chacun (consignes, remarques privées ou publiques, réactions verbales du professeur et des élèves) ; iii) un entretien post‑séance avec l’intervenant afin de revenir sur certains éléments de sa séance et de susciter sa réflexion sur et à propos des tâches, pouvant être initiée par une situation de visionnement du film.
15Ce protocole, dont la fonction est d’accéder à la dynamique du fonctionnement didactique, s’attache à considérer que les savoirs des intervenants – conçus non comme des attributs de l’acteur mais comme des rapports façonnés en contexte et en lien avec son histoire institutionnelle – se donnent à voir dans des raisonnements pratiques lorsque l’intervenant construit la séquence d’intervention, en conduit le déroulement, et commente son intervention. D’une manière générale les observations sont menées sur la durée d’un cycle d’enseignement ou d’entraînement (plusieurs semaines) en retenant certains moments décisifs permettant d’effectuer des analyses détaillées de situations considérées comme significatives des processus à analyser, sans pour cela ignorer les autres échelles temporelles susceptibles d’éclairer l’intervention.
16Dans ce qui suit, nous nous appuyons sur trois extraits tirés de nos recherches pour montrer en quoi les rapports aux savoirs des intervenants, interprétables en termes d’assujettissements institutionnels, influencent les processus didactiques observés. Pour ce faire nous croisons les données relatives aux savoirs cristallisés dans les tâches (analyse a priori du chercheur) et les discours des professeurs relativement à leur action : discours à la fois en amont (l’entretien ante), en cours d’action (les consignes et remarques faites aux élèves) et enfin, le discours a posteriori, notamment dans sa composante explicitation de l’action.
17Il s’agit dans cette section de rendre compte des savoirs mobilisés par trois intervenants aux trajectoires professionnelles différentes, mais tout trois engagés dans des situations d’enseignement en milieu scolaire avec des élèves d’âge comparable (une classe de CM2 et deux classes de 6e). Les trois extraits ont été retenus en ce qu’ils exemplifient une séquence significative du fonctionnement de chaque système didactique observé. Conformément aux principes méthodologiques énoncés, nous procédons à l’analyse a priori des tâches d’apprentissage en tant que lieu de cristallisation des savoirs. Nous prolongeons le point de vue extrinsèque construit par le chercheur à partir de l’analyse des interactions didactiques et mobilisons, en complément, des extraits d’entretiens ante et post seuls à même de révéler le point de vue des acteurs sur leur action.
- 14 BEES 1er degré, délivré par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, en partenariat avec la Fédér (...)
- 15 Ecole labellisée par la fédération française de golf.
18Le premier extrait concerne un professeur de golf de 44 ans, titulaire d’un brevet d’état d’éducateur sportif14 obtenu en 1986, et exerçant à titre indépendant au sein d’un site golfique géré par une société anonyme sur des infrastructures municipales. Cet intervenant, qui fut un joueur de bon niveau, s’occupe de l’animation de l’école de golf15 auprès d’enfants et de jeunes de 5 à 18 ans, propose des cours particuliers aux adultes (le plus souvent débutants) et assure l’entraînement des équipes du club. Une autre partie de son activité professionnelle consiste à encadrer, dans des situations de partenariat à différents niveaux scolaires, des séances d’EPS. L’entretien ante a porté sur les différents registres de son activité professionnelle et nous l’avons également observé en situation d’encadrement d’enfants au sein l’école de golf. L’extrait retenu ici concerne une tâche d’apprentissage du swing sur le practice, mise en place au début d’un cycle de golf mené en partenariat avec une professeure d’école dans une classe de CM2 (Amans-Passaga, 2010). La tâche, d’une durée de 23 minutes, porte sur la transmission de ce geste emblématique du golf. Cet intervenant considère en effet qu’avant d’amener les élèves sur le parcours (ce qu’il fera à partir du milieu du cycle) une étape préalable doit permettre aux élèves : « d’acquérir les bases, d’apprendre à se servir du club, de savoir créer des trajectoires » (entretien ante).
19Dans cette situation d’apprentissage et après avoir frappé plusieurs balles, les élèves sont invités à « faire des swings les yeux fermés » (consigne, min. 6). L’analyse a priori indique que cette tâche permet de centrer les élèves sur les informations proprioceptives (relatives aux sensations d’exécution du mouvement) en supprimant les focalisations visuelles sur la balle qui, chez les débutants, font obstacle à la réalisation d’un geste fluide. Dans cette tâche difficile, les réussites sont rares et incidentes, ce qui amène le professeur de golf à insister sur le relâchement : « swinguer de façon relâchée » (min. 11), puis à demander de « frapper la balle sans la soulever » (min. 13). Le croisement de l’analyse a priori et des communications didactiques relevées lors de la mise en place de l’exercice souligne la mobilisation de savoirs experts autour d’une description cinématique de ce geste complexe. Leur décalage avec le niveau des élèves interroge d’ailleurs. Les consignes délivrées aux élèves concernant le trajet du club sont les suivantes : « au-dessus de l’épaule, toucher le sol, retour sur l’épaule » ; puis « pour que la balle vole faut-il la soulever ? Non ! Je vais envoyer le club par terre pour toucher la balle » (min. 12) ; « Cherchez à bien faire le mouvement : tant pis si on touche pas la balle » (min. 15). Plus tard, s’adressant à tous les élèves : « Quand je joue au golf, je dessine une forme géométrique avec ma tête de club, laquelle ? un cercle ! donc on va apprendre à faire un cercle sans se faire mal… Il faut être tout mou pour que le cercle se fasse ». Le savoir est situé d’emblée par cet intervenant dans le contrôle du mouvement et non dans les enjeux stratégiques liés au but du jeu qui consiste à atteindre une cible en un minimum de coups. Il privilégie la forme plus que la fonction de l’objet technique enseigné : le swing. Dans ces choix de savoirs à transmettre, soulignons la prégnance d’un rapport technique à l’enseignement de cette activité, exprimé selon les canons du discours technique expert jouant de l’analogie et de la métaphore, comme le discute Vigarello (1991, 146) : « L’analyse de tout discours technique tenu sur le corps révèle une caractéristique essentielle : ce discours est rarement, de part en part, scientifique. (…) Il ne peut « tout » dire du mouvement et surtout il ne peut parvenir à l’infime de son détail ».
- 16 Dans leur ouvrage sur le métier d’éducateur sportif Bernardeau-Moreau et Collinet (2009) soulignent (...)
20Confronté aux difficultés des élèves (qui persistent tout au long des 23 minutes consacrées à l’enseignement du swing) mais ne renonçant pas, relativement aux savoirs jugés par lui premiers, ce professeur de golf poursuit en apportant des précisions sur l’organisation biomécanique et technique en des termes accessibles à des élèves de 10 ans. Il mobilise des éléments géométriques simples : « Est-ce que vous savez ce que signifie perpendiculaire et parallèle ? Si vous voulez aller au panneau de 50 mètres en face, comment placer la tête de club ? » Les élèves : « perpendiculaire » ; le professeur de golf : « et les pieds, sur une ligne comment ? » Les élèves : « parallèles » (interactions verbales, min. 19). On retrouve ici, dans le contenu du questionnement, des indices renvoyant à des registres de savoirs experts et savants (rapportés à des notions mathématiques élémentaires). Par ailleurs, l’insistance avec laquelle cet intervenant a exposé en début de cycle (9 minutes) des notions cinématiques et biomécaniques simplifiées relatives au swing confirme la priorité donnée à la construction et l’accomplissement du geste juste. L’entretien ante avait d’ailleurs pointé la prégnance de références aux savoirs biomécaniques : « transformer son corps en instrument de lancer », ainsi que le recours à une modélisation de la manipulation du club lors du swing en termes de dissociation entre le contrôle postural du corps et le mouvement des bras : « Sur les deux premières séances, je vais leur apprendre à séparer les bras du corps… leur apprendre une gestuelle… ». Nous considérons ces énoncés comme la mobilisation dans l’action didactique de savoirs experts sur la base d’un recours explicite aux références techniques qui sont au cœur de l’identité professionnelle16 des éducateurs sportifs en golf. Ils témoignent d’un fort assujettissement institutionnel car, comme le souligne Blondel (Bernardeau-Moreau et Collinet, 2009) la mise en avant de la technique sportive comme outil éducatif privilégié est d’autant plus importante que les professionnels sont engagés sur le terrain fédéral.
21Néanmoins, l’observation sur la durée du cycle met en évidence que ce professeur de golf, dès lors qu’il amène les élèves sur le parcours, met en exergue d’autres objectifs pour ces élèves. Il indique dans l’entretien ante : « le plus important c’est qu’ils apprennent à s’organiser, l’esprit du jeu, le respect (…) qu’ils soient structurés dans un jeu d’équipe, qu’ils respectent la sécurité ; qu’ils sachent se retrouver [se situer] sur le parcours… qu’ils fonctionnent de façon autonome ». Au milieu du cycle, une large place est accordée aux compétences transversales valorisées à l’école primaire (organisation, autonomie, sécurité) et compatibles avec les attentes de l’enseignante responsable de la classe (Amans-Passaga, 2010). C’est par la fréquentation des enseignants des écoles qu’il a construit ce savoir personnel sur ce qu’il y a à transmettre lors des cycles de golf scolaire, car dit-il « en fait [moi] les programmes, je les connais pas ! » (entretien ante). L’analyse effectuée au fil du cycle soutient l’interprétation selon laquelle, dans ce contexte de partenariat à l’école primaire, différents assujettissements institutionnels (fédéraux ou scolaires) se combinent ou se juxtaposent. Cette intrication se traduit dans les choix didactiques de cet intervenant qui, suivant le contexte, mobilise des savoirs techniques experts dont on a pu montrer qu’ils étaient de l’ordre de la description directe des formes à produire, et des savoirs pédagogiques de nature profane en lien avec les demandes de l’institution scolaire qui le sollicite.
22Si les savoirs scientifiques convoqués sont rares, l’entretien ante révèle cependant une référence évasive au développement de l’enfant en relation avec l’intérêt d’enseigner le golf en primaire : « démarrer le golf à cet âge, cela a plus d’intérêt qu’avec les lycées car les 9‑11 ans présentent plus de motivation ; ils sont doués de tout ; c’est le meilleur public pour démarrer une activité ; entre 9 et 12 ils veulent bien apprendre, essayer ». La mobilisation de ce registre de savoir nous semble relever de ce que décrivent certains sociologues à savoir que « les savoirs scientifiques émergent (parmi d’autres) sous une forme largement transformée dans les discours de justification et de réflexion sur l’action » (Terral et Collinet, 2007, 135).
23Pour conclure, les savoirs mobilisés par cet éducateur sportif nous semblent à la croisée des chemins entre savoirs experts et savoirs personnels. Les premiers le conduisent à injecter auprès des élèves les savoirs techniques dont il défend la priorité, et qu’il dispense à l’identique aux enfants de l’école de golf (comme nous avons pu l’observer par ailleurs). Ces savoirs techniques s’effacent partiellement lorsque les élèves sont confrontés à la globalité de la pratique de référence, c’est‑à-dire lorsque en troisième séance, ils sont amenés sur le parcours laissant place à des savoirs personnels construits au fil des collaborations avec les enseignants. Ces derniers l’amènent à ajuster son action didactique et à solliciter des savoirs socialement légitimés qui se révèlent conformes aux attentes de l’institution scolaire.
24Le contexte observé est celui d’un collège en zone d’éducation prioritaire avec une classe de 6e. L’intervenant est un professeur d’EPS certifié, âgé de 57 ans dont la formation s’est déroulée au début des années 1970. Il a toujours enseigné en établissement sensible et est en poste dans cet établissement depuis plus quinze ans. Il n’a pas de diplôme fédéral. La classe est dite difficile. Ces difficultés sont caractéristiques des élèves du collège qui « cumulent un grand nombre de difficultés familiales sociales de quartier d’intégration » (entretien ante). L’extrait que nous exploitons ici concerne une tâche d’apprentissage introduite à la suite d’un échauffement. L’enseignant met en place un jeu de duo dans lequel l’élève doit obliger le joueur-partenaire, situé de l’autre coté du filet, à se déplacer dans le sens de la largeur. Il s’agit de : « produire un coup de dégagement pour déplacer l’adversaire latéralement » (entretien ante). L’intention didactique vise un enjeu à plus long terme : le déplacement latéral de l’adversaire libèrera un espace pour marquer le point lorsqu’on passera d’un jeu de duo à un jeu d’opposition en fin de séance : « si vous tirez sur lui vous vous êtes aperçu que vous ne marquez pas de point… maintenant il va falloir essayer de le faire courir un tout petit peu d’accord ».
25L’analyse a priori de la tâche « de duo » met en évidence deux enjeux de savoir emboîtés : l’affinement de la frappe du volant pour produire un « dégagement défensif de précision » (présentation de la tâche : min.7) et la prise d’information (pour envoyer le volant à droite, à gauche). Cette analyse est confortée par l’entretien ante : « si on ne prend pas les informations en badminton on joue comme un pied, c’est un sport où il faut anticiper énormément donc c’est vrai qu’il faut avoir des schémas tactiques dans la tête ; il faut anticiper le coup, donc c’est la prise d’information qui [est essentielle] ». Cette incise soutient l’idée que les processus de mobilisation de savoirs sont à l’œuvre dès l’élaboration des situations d’apprentissage. Il s’agit ici de connaissances scientifiques issues de la théorie cognitive de l’apprentissage et du contrôle moteur (le traitement de l’information) dont Delalandre et Carreras (à paraître) ont souligné la prégnance dans les « univers scientifiques et professionnels » des STAPS. En raison de sa proximité avec les préoccupations pragmatiques des intervenants, mais aussi, parce ayant fait l’objet de reformulations sous forme de principes pédagogiques par les chercheurs eux‑mêmes, cette théorie a particulièrement diffusé dans les sphères de l’action et de la formation. Néanmoins, l’analyse du chercheur souligne que pour réussir le jeu d’échanges, les élèves doivent produire des trajectoires du volant en hauteur (pour donner le temps au joueur de se déplacer) et en direction (latéralement) ce qui présente des difficultés pour des élèves de 6e. D’une certaine manière, l’analyse extrinsèque de la tâche, ainsi que les dires du professeur (aux élèves et lors de l’entretien) soulignent l’imbrication de références à la fois expertes : langage technique en usage dans le sport considéré : « dégagement défensif » et savante : « la prise d’information » quant au savoir mis à l’étude.
26Les observations pendant l’activité des élèves (min. 10 à 28) mettent en évidence leurs échecs répétés. A l’exception de 3 garçons, la continuité des échanges n’est pas réalisée. Les élèves s’organisent en frappant le volant devant leur visage, « en poussette ». Les trajectoires sont plates, les volants tombent ou se perdent dans le filet, avec le risque, dans ce contexte difficile, que les échecs des élèves entraînent une désaffection pour la tâche. Pendant la durée de l’exercice, l’enseignant insiste, terrain après terrain, sur la hauteur à donner au volant. On note 18 occurrences d’injonctions auprès des différents élèves de la classe : « haut, haut ! » ; je vais, je reviens, je frappe en hauteur ; on a dit on joue en hauteur ». L’enseignant valorise positivement les quelques trajectoires hautes produites par les élèves : « ça, j’appelle ça en hauteur, quand tu joues en hauteur, tu te donnes du temps à toi pour te déplacer » (min. 23), se centrant ainsi sur l’enjeu de savoir de l’exercice. Au fil de la séquence, ses interventions évoluent pour se focaliser sur les dimensions cinématiques du geste (démonstrations sur la manière de placer la raquette pour produire une trajectoire vers le haut) de façon à obtenir des élèves un meilleur ajustement postural. Ces éléments suggèrent que dans l’action didactique conjointe (Amade-Escot, 2007, Schubauer-Leoni, 2008, Sensevy, 2007) les processus de mobilisation de savoirs par les intervenants émergent en relation avec l’activité déployée par les élèves dans les tâches, sans pour autant se réduire à des savoirs d’adaptation immédiate. Ils procèdent en effet par centrations multiples engageant selon les moments la connaissance technique du geste à produire, des explications savantes ou encore l’expérience professionnelle. Leur mise au jour permet de caractériser l’épistémologie pratique des intervenants en tant que théorie implicite des savoirs enseignés.
- 17 Au sens développé par Lahire (1998a) à propos des « dispositions sous conditions » c’est-à-dire se (...)
- 18 Alors que les travaux actuels sur l’enseignement en milieu difficile pointent une tendance à l’effa (...)
27Mais un autre élément doit être pris en considération dans l’interprétation. Les nombreuses interventions verbales de cet enseignant, son engagement permanent auprès des élèves, témoignent de son souci de tenir sa classe mais aussi de s’occuper de chacun d’entre eux : « essayer d’expliquer individuellement, ils ont besoin de réponses individuelles » (entretien post). Est mobilisé ici, selon nous, un ensemble de dispositions17 liées à son engagement militant : « j’ai toujours enseigné [en milieu difficile] soit très rural… la misère agricole dans le Pas de Calais ; le Val de Marne un collège de banlieue difficile et maintenant [ici], j’ai pas envie d’aller dans des classes dites normales » ou encore « l’acte de l’enseignant c’est de… de toujours essayer de garder la relation avec les élèves aussi difficiles qu’ils soient et quand on n’y arrive plus cela veut dire que… on ne peut pas l’aider et donc ça c’est très, c’est enfin… on ressent ça de façon très difficile parce qu’on est en échec ». Nous interprétons ces propos en termes de savoirs personnels construits au fil de l’expérience pédagogique. En rend compte ce dernier extrait tiré de l’entretien post séance : « parce que si après on laisse faire je pense que ça peut aller très loin dans le désordre et c’est… l’ordre et la rigueur et puis le respect des autres… c’est ce qu’il leur manque donc moi je pense qu’il faut faire ça même si on perd du temps je pense que c’est une caractéristique des établissements en ZEP difficiles ». Ces propos soulignent une socialisation professionnelle singulière marquée par un assujettissement à l’institution scolaire ZEP. Van Zanten (2001) a montré combien la construction des normes professionnelles à « L’école de la périphérie » favorise une mode d’engagement étroitement lié à ce type d’établissement. Soumis à des « contraintes tant fonctionnelles que morales, émanant du centre et des contextes locaux [d’exercice] » les enseignants – notamment les plus ‘anciens’– sont néanmoins susceptibles de transformer certaines de ces contraintes en ressources pour mener à bien leurs projets individuels ou collectifs » (ibid., 209). Dans le cas ici décrit, l’intrication des rapports aux savoirs construits par ce professeur d’EPS du fait d’une fréquentation de longue durée des établissements difficiles, rend possible une actualisation permettant à la fois le maintien d‘enjeux d’apprentissage ayant une certaine épaisseur18 et la mise en œuvre d’un ethos pédagogique militant.
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- 20 Stages nationaux mis en place par le Ministère de l’education nationale et le Ministère de la cultu (...)
- 21 Courte chorégraphie.
- 22 Professeur émérite à la faculté d’éducation de l’Institut Supérieur de Pédagogie (Institut Catholiq (...)
28Dans ce dernier extrait, l’intervenant est formateur d’enseignants à l’IUFM19 spécialiste de danse. Agé de 49 ans, il a complété sa formation de professeur d’EPS en participant pendant quinze ans à des stages dans le cadre de partenariats Education Culture20, ce qu’il justifie du fait de ses « obligations professionnelles » (en tant que formateur) mais aussi par « goût personnel » (entretien ante). Il est par ailleurs impliqué dans une compagnie de danse contemporaine en tant que danseur et chorégraphe amateur depuis 1995. L’extrait est tiré de la quatrième séance d’un cycle de danse avec des 6e. L’enjeu du cycle est que les élèves construisent un rapport au « corps sensible » (entretien ante). La séquence retenue concerne l’apprentissage d’un module dansé21 sur le thème de l’air (min. 37 à 56) : « Je vais vous apprendre une danse, je l’ai composée avec une histoire qui évoque l’histoire de l’air » (min. 37). Quatre minutes sont consacrées à l’étude du module et 15 minutes à sa répétition par les élèves. Cette tâche appartient au canevas usuel de séance de ce formateur qu’il reproduit systématiquement au fil du cycle (entretien ante). L’analyse a priori met en évidence l’emboîtement de plusieurs types de savoirs corroborant les propos tenus par le formateur lors des entretiens : i) acquérir du « vocabulaire dansé » pour créer : « je suis revenu de la création ex nihilo. Je leur compose toujours un petit bout de quelque chose, pour enrichir leur vocabulaire » ; ii) apprendre un enchaînement pour créer autre chose avec : « apprendre à mémoriser c’est important, pas comme une fin en soi, mais pour le transformer par la suite » (entretien ante) ; iii) construire un rapport au corps sensible en jouant sur la qualité du mouvement et la répétition : « il faut répéter beaucoup pour que le chemin pris par le corps s’impose, là c’est trop guidé par la tête [à propos d’élèves qui se focalisent sur la mémorisation du mouvement] » (entretien post). Le croisement des données suggère que ce professeur mobilise des savoirs personnels issus prioritairement de son expérience de formateur en danse et de danseur. L’accent mis sur le « corps sensible » et non le contrôle mémoriel du geste révèle un assujettissement aux éléments emblématiques de la culture en danse contemporaine telle que rationalisée dans le cadre pédagogique selon une rhétorique agrégeant divers arguments notamment psychologiques (Faure et Garcia, 2003). En témoigne, lors des différents entretiens, la convocation d’autres références, plus ou moins savantes, qui marquent son adhésion à l’institution de formation des maîtres dans laquelle il exerce, et qui par ailleurs ont été très vulgarisées en formation des professeurs d’école : » Je suis très Britt Mary Barth22, pour comprendre le dissemblable, il faut comprendre le semblable » (entretien post).
- 23 Marcelle Bonjour est la présidente de l’association « Danse à l’Ecole » dont a fait partie ce forma (...)
29Pour transmettre le module, l’enseignant placé devant les élèves, dos à eux, procède à une démonstration. Il soutient par une description à voix haute chaque mouvement exécuté en même temps que les élèves les reproduisent : « ça fait une fois un déséquilibre, ça fait comme si le vent te déséquilibrait et que tu te rééquilibrais. Ensuite avec ton bras droit tu vas couper l’air une grande tranche ». La description cinématique du geste est continuellement soutenue par des éléments symboliques visant à renseigner les élèves sur la qualité du mouvement attendu. Pour construire le corps sensible, il utilise ainsi des « mots images », des métaphores, comme il le confirme dans l’entretien post : « j’essaye de faire passer la qualité du mouvement par ces mots et ces gestes. Ce sont des tremplins pour l’imaginaire. Si je dis nuage c’est haut et doux, trancher c’est grand et fort ». Quelques élèves, ne reproduisent pas le mouvement à l’identique, mais pour ce formateur la sensation produite par le mouvement sur l’élève est plus importante que sa reproduction exacte : « quand tu tournes, tu sens l’air sur tes bras ? » (question à un élève, min. 42). Ces savoirs que nous qualifions de « hautement techniques » en référence aux théorisations du corps sensible en danse (Gaillard, 2005 ; Lacince, 2004) relèvent d’un mélange entre savoirs personnels (liée à l’expérience de danseur) et savoirs experts. Apparaît selon nous dans l’action didactique observée une configuration originale de références construites à partir de métaphores, d’images, d’exclamations, d’onomatopées, en liaison avec des actions et des interactions spécifiques auprès des élèves et dont on a vu qu’elles relevaient du discours technique qui, comme le développe Vigarello (1991, 150) est « imprégné de sensibilité, jusqu’à quelquefois même l’irrationnel ». Cela s’exprime notamment au fil des nombreuses répétitions (19) demandées aux élèves pour incorporer ce module, démarche plus proche de la danse enseignée dans les écoles spécialisées ou les conservatoires comme a pu le montrer Faure (2000) que de celle en usage dans l’institution scolaire. A la cinquième répétition l’enseignant nous indique : « ça y est, là ils dansent !… il faut qu’ils reproduisent, jusqu’à éprouver du plaisir, jusqu’à danser… je cherche les termes de Marcelle [Bonjour23]… il faut qu’ils dansent ce qu’ils ne sont pas ». Un mixte de savoirs enchevêtrés est ainsi mobilisé, certains issus des théories de l’apprentissage moteur (l’importance de la répétition), certains relevant de savoirs expérientiels construits dans la fréquentation des milieux de la danse contemporaine. Les savoirs d’experts mobilisés lors de cette séquence, et repérés dans ses commentaires sur les productions d’élèves révèlent selon nous, un très fort assujettissement à plusieurs types d’institutions de la danse : la compagnie à laquelle il appartient en tant que chorégraphe et danseur, l’association à vocation pédagogique pour l’école primaire « Danse à l’école » qu’il a longuement fréquentée. Le processus de mobilisation de savoirs dans l’action de ce formateur d’enseignants est révélateur de ses assujettissements passés et présents. Ils s’expriment sous la forme de conflits latents entre sa position de danseur et de formateur soulignant malgré tout une profonde adhésion à la culture scolaire. Il est le résultat d’une recombinaison singulière de savoirs savants, experts et personnels naturalisés rendant ainsi leurs origines opaques.
30Nous étions invitées pour cette livraison de Sciences de la société à questionner les liens entre savoirs scientifiques et ceux qualifiés de techniques ou professionnels ainsi que leur utilisation par les intervenants en sport. En nous appuyant sur trois recherches menées dans des contextes d’intervention scolaire par des intervenants aux socialisations professionnelles différentes nous avons mis en évidence les processus de mobilisation de savoirs dans l’action didactique et caractérisé leurs configurations singulières en lien avec le contexte d’intervention et le type de pratique sportive enseignée. Il ressort de ces trop brefs extraits que l’action des intervenants en sport est un lieu où s’expriment des processus épistémiques se situant au carrefour de contraintes épistémologiques (impliquant différents registres de savoirs sur les pratiques d’activités physiques et les sports) et d’une dynamique interactionnelle (rendant compte des processus d’élaboration en contexte des rapports à ces savoirs). Nous avons aussi souligné le poids de la dimension expérientielle dans ces processus qui, en référence aux travaux de Chevallard (2003), expriment différentes formes d’assujettissements aux institutions de formation et d’exercice professionnel traversées. Comme l’a théorisé Douglas (1999), les institutions accomplissent pour l’essentiel le travail qui fait que les personnes pensent à travers elles tout en contribuant à les construire.
31Nos études confirment aussi que les logiques de mobilisation des savoirs des intervenants en sport (comme sans doute ailleurs) sont essentiellement pragmatiques (Cizeron et Gal‑Petifaux, 2003). Leur mise au jour impose de s’intéresser aux développements de l’action, ce qui rend nécessaire un abord méthodologique s’attachant à croiser des analyses extrinsèques et intrinsèques de l’action didactique afin de se prémunir du risque de surinterprétation (celui qui hypertrophie le point de vue de l’acteur et celui symétrique qui s’en tient à celui de l’observateur). Nous pensons aussi avoir mis en exergue l’intérêt et l’utilité de microanalyses des situations d’intervention à partir desquelles peuvent être inférés quelques déterminants de l’action, et notamment ceux constitutifs de l’épistémologie pratique des professeurs (Sensevy, 2007).
- 24 Ensemble de connaissances et de croyances produites par un groupe culturel donné. Ce terme est clas (...)
32Pour inviter à prolonger le débat, nous suggérons que la didactique – en mettant en évidence en quoi les savoirs mobilisés par les intervenants sont marqués par les manières de penser et d’agir en usage dans les institutions – peut engager un dialogue constructif avec les autres sciences humaines et sociales (Lahire, 2007 ; Malrieu, 1989). Les constats et résultats établis pourraient être de bons candidats à la discussion de ce qui est conceptualisé, dans d’autres cadres théoriques, en termes de « raisonnement pratique » ; « de socialisation épistémique » ou encore « d’ethnothéories »24 dans la perspective défendue par Malrieu (1989) lorsqu’il invitait « les sciences humaines [à] s’interroger les unes les autres sur les conditions d’existence de ce qu’elles découvrent séparément ».