- 1 L’ARIS (Association pour la Recherche sur l’Intervention en Sport) a été officiellement créée en 19 (...)
1Le développement social du sport depuis la deuxième moitié du XIXe siècle a engendré la constitution de corps de spécialistes professionnalisés (enseignants, éducateurs, entraîneurs) chargés d’assurer sa transmission. Les pratiques d’intervention en sport ont dès lors donné lieu à des problématiques spécifiques de recherche, notamment celle des savoirs professionnels des intervenants. Une association francophone de chercheurs1 s’est par exemple emparée de cette problématique de « l’intervention » pour en promouvoir la définition officielle suivante : « Tout acte professionnel mettant en œuvre des compétences, des savoirs d’expérience et théoriques au service d’un objectif, dans différents champs (l’école, le club sportif, les loisirs actifs, la rééducation, la psychomotricité…), au profit de publics variés, aux différents âges de la vie ». Cette définition montre que la question des compétences et savoirs des intervenants, ainsi que leur rapport à des contextes bien spécifiques, est posée de façon centrale. L’interrogation sur la relation entre les savoirs et l’action en contexte constitue actuellement un champ de recherches en plein essor, identifié sous le terme de « recherches contextuelles » (Marcel et Rayou, 2004). Ces études s’intéressent à l’activité réelle du praticien-enseignant en relation avec différents niveaux de contexte dans lesquels elle s’inscrit : le contexte socio‑culturel très large de l’enseignement ; celui de l’établissement scolaire ; et la classe, lieu d’interaction de l’enseignant avec ses élèves. C’est à ce dernier niveau de contexte, la classe en Education physique et sportive (EPS), auquel nous nous intéressons dans cet article.
2Les recherches qui s’intéressent aux connaissances que les enseignants mobilisent en cours d’activité tendent ainsi à mettre en évidence leur caractère situé. Dès les années 1980, des recherches ont étudié l’activité de travail des enseignants en l’appréhendant comme habileté cognitive (Leinhardt et Greeno, 1986 ; Shulman, 1986). Elles ont conduit à formaliser la compétence enseignante comme une totalité complexe agrégeant différents registres de savoirs pouvant être regroupés selon deux grandes catégories : d’un côté, des savoirs « théoriques », relatifs à la matière enseignée, la pédagogie, l’apprentissage, les programmes, etc. ; de l’autre, des savoirs « pratiques », c’est‑à-dire relatifs à l’action de travail réelle de l’enseignant, mobilisés dans les situations concrètes d’enseignement. Et, lorsqu’à partir des années 1990 elles se sont précisément centrées sur l’activité des enseignants en contexte d’intervention en classe, elles ont fait émerger de nouvelles catégories de connaissances. Des études ont par exemple montré que les enseignants n’appliquent pas stricto sensu les programmes scolaires, les objectifs et les contenus d’enseignement tels qu’ils sont définis et prescrits par les textes officiels. Ils les transforment, en ont une interprétation personnelle et les adaptent en fonction des caractéristiques des situations concrètes qu’ils rencontrent (Rovegno, Chen et Todorovich, 2003). Les chercheurs ont qualifié de connaissance des contenus pédagogiques (pedagogical content knowledge) cette connaissance ainsi transformée en contexte d’intervention (Gess‑Newsome et Lederman, 1999). Bien qu’intéressées par la connaissance intégrée de la matière que possèdent les enseignants, ces recherches se sont centrées sur les caractéristiques générales de ces connaissances mais peu sur leur rapport particulier à des actions spécifiques accomplies par les enseignants en classe.
3Ce sont les études portant sur « l’action située » (Suchman, 1987) et la « cognition située et distribuée » (Greeno, 1998 ; Kirshner & Whitson, 1997), notamment dans le domaine de l’enseignement et de l’apprentissage (Lave et Wenger, 1991 ; Rovegno, 1994), qui se sont précisément penchées sur le lien action-connaissance. Elles ont montré que les connaissances à partir desquelles l’enseignant agit en classe n’apparaissent pas sous la forme d’un corpus stocké en mémoire, mobilisable et applicable à tout instant indépendamment de conditions contextuelles particulières. En cela, ces recherches ont pour toile de fond théorique la question des relations action-cognition en contexte. En s’inscrivant en rupture avec une conception réifiant le « savoir », elles étudient le couplage action-cognition-contexte (Varela, 1989) et elles cherchent à rendre compte des phénomènes de régularité dans la dynamique de ce couplage (Lave, 1996). Si ces études ont permis de mettre à jour le caractère contextuel des savoirs auxquels se réfèrent les enseignants pour agir en classe, rares sont celles qui se sont penchées sur les actions et les savoirs mobilisés par les enseignants d’EPS lors d’un contexte d’intervention particulier et qualifié dans la littérature scientifique de « supervision active ».
4La « supervision active » caractérise une classe de séquences d’intervention typiques dans les leçons que les recherches écologiques (Doyle, 1981) et anthropologiques (Durand, 1996) ont mises en évidence. Ces travaux ont montré que les leçons sont structurées en différents segments temporels ou séquences : l’appel ; l’explication magistrale ou la présentation ex cathedra d’un contenu ; la supervision active d’une classe au travail ; le travail en petits groupes ; la discussion collective ; etc. En éducation physique et sportive, la supervision active de l’activité des élèves (Desbiens, 2003 ; Hastie et Saunders, 1990 ; Tousignant et Siedentop, 1983) représente une activité d’importance majeure à laquelle les enseignants consacrent de 20 % à 45 % du temps d’enseignement (Siedentop, 1994). Cette activité vise principalement à « établir et à maintenir un système de responsabilisation des élèves par rapport à leur bonne conduite, leur engagement dans les tâches et leur degré d’atteinte des objectifs » (ibid., p. 108). Elle est considérée comme efficace lorsque l’enseignant réussit à maintenir les élèves engagés dans leur travail, avec intérêt et enthousiasme, tout en les corrigeant pendant leurs actions.
5Les études s’intéressant à la supervision active lors de leçons ont mis en évidence des comportements typiques de l’enseignant. On trouve par exemple : l’observation active (Siedentop, 1994), les rétroactions verbales et non verbales (Nault, 1994), le positionnement stratégique (Hastie et Saunders, 1990). D’autres auteurs montrent que la supervision des activités en cours dans la classe est plus exigeante et plus complexe en éducation physique, notamment au niveau du champ d’observation de la classe (van der Mars, Darst, Vogler et Cusimano, 1994). Bien que ces comportements et habiletés aient été largement identifiés, ils restent moins bien compris du point de vue des savoirs mobilisés par l’enseignant pour évaluer, corriger et garder les élèves impliqués dans les tâches (Desbiens, 2003). Actuellement, quelques études cherchent à analyser plus particulièrement les savoirs développés par l’enseignant lors de la supervision active, mais elles restent rares dans le cadre de l’enseignement de la gymnastique. Seule une étude de Carnus et Terrisse (2002) a cherché à rendre compte de l’impact de l’enseignement d’un contenu d’enseignement (« savoir se repérer ») sur les apprentissages des élèves, mais elle s’est davantage focalisée sur l’activité des élèves que sur l’activité de supervision active de l’enseignant. En somme, les résultats des recherches sur la supervision active en gymnastique formalisent finalement peu les savoirs de l’enseignant en lien avec ses actions en classe.
6L’étude visait à analyser l’activité de l’enseignant d’EPS au cours des séquences de supervision active afin d’en comprendre son organisation cognitive. Il s’agissait précisément d’identifier les savoirs auxquels se réfère l’enseignant pour agir dans ce contexte particulier, en analysant leurs objets, leur nature et leurs fonctions au regard de l’action. Les objets de savoir renvoient à « ce sur quoi portent ces savoirs » ; la nature correspond au type de savoirs (croyances, métaphores, concepts scientifiques) ; et la fonction renvoie à l’usage qu’en fait l’enseignant (une description, une explication, une argumentation ou une justification). L’étude s’inscrit dans une approche anthropo‑phénoménologique de l’activité en classe de l’enseignant et des savoirs qu’il mobilise pour agir (Cizeron et Gal-Petitfaux, 2005 ; Gal-Petitfaux et Durand, 2001 ; Malet, 2000). Trois postulats principaux définissent cette option. Premièrement, toute activité humaine est envisagée comme un accomplissement pratique, fortement inscrit dans un contexte particulier. Ainsi, la description des manifestations comportementales de l’activité, gestuelles comme verbales, est essentielle à la compréhension de l’activité. Deuxièmement, les savoirs utilisés pour agir sont fortement contextualisés et enchâssés dans l’action. D’une part, l’acteur mobilise ses savoirs au service d’actions particulières à accomplir, et ces savoirs sont spécifiés et actualisés par l’action en cours. D’autre part, la mobilisation des savoirs est liée aux conditions contextuelles de leur emploi. Pour étudier les savoirs, il convient alors de partir d’actions locales, nécessairement singulières puisque liées à un contexte particulier. Troisièmement, l’activité cognitive mobilisée dans l’action est le processus mental par lequel l’acteur construit, à chaque instant, une signification personnelle du contexte dans lequel il agit et constitue ce dernier comme une « situation » personnelle et subjective.
7L’option anthropo-phénoménologique adoptée apporte un éclairage quant au lien action‑cognition-contexte. Tout d’abord, la cognition en action ne consiste pas à saisir et coder les informations présentes dans le contexte, mais à attribuer un sens à la situation ainsi constituée comme monde phénoménal (Schütz, 1987). Une distinction importante est ainsi opérée entre la notion de contexte et celle de situation : le contexte renvoie à une conception d’un environnement doté de propriétés objectives et dans lequel les individus agissent. La situation, quant à elle, renvoie aux caractéristiques d’un monde phénoménal, c’est‑à-dire à la façon dont l’individu, par son action, constitue en réalités subjectives le monde qui l’entoure. Une conséquence importante est que le chercheur ne peut déterminer a priori quels éléments de contexte, quelles actions et quels savoirs, sont ou non à prendre en compte, mais qu’il doit étudier ceux qui émergent de l’expérience subjective des acteurs. Une seconde idée émanant de l’option phénoménologique est que le monde phénoménal que nous expérimentons chaque jour est un monde familier, catégorisé sur le mode de la typicalité (ibid.). Connaître consiste à sélectionner dans les expériences passées, les éléments permettant de donner sens aux situations actuelles, c’est-à-dire à relier l’expérience présente à des expériences‑types vécues. Enfin, le choix d’une approche anthropo‑phénoménologique conduit à utiliser une méthodologie centrée sur l’analyse de l’expérience vécue des acteurs à partir des « études de cas » (Passeron et Revel, 2005). Ceci engendre que la formalisation des résultats se fonde sur la réitération des observations, afin de caractériser ce qu’il y a de typique dans la cognition des acteurs participants et en dégager des éléments de généralité.
- 2 L’AS est l’Association sportive d’un établissement scolaire : les élèves inscrits y pratiquent une (...)
8L’étude a porté sur l’analyse de l’activité en classe et les savoirs mobilisés par des enseignants d’EPS lors de séquences d’enseignement particulières : les moments de supervision active. Huit enseignants spécialistes de gymnastique (quatre femmes et quatre hommes, âgés de 31 à 45 ans), ont été volontaires pour participer à l’étude. Ils enseignent plusieurs cycles annuels de gymnastique en EPS et encadrent de façon hebdomadaire la gymnastique à l’AS2. Ils exercent en collège avec des classes mixtes, composées d’élèves âgés entre douze et quinze ans et ils sont tous : i) diplômés d’état en gymnastique sportive ; ii) anciens gymnastes ayant une expérience de la compétition. Les élèves ont tous vécu un cycle de gymnastique au moment de l’étude, voire deux pour les 14‑15 ans. Les données recueillies sont : i) des données d’enregistrement audiovisuel et de description de l’activité en classe de l’enseignant ; ii) et des données d’entretien post leçons. Les premières renvoient à une description ethnographique de l’activité à partir de trois catégories comportementales principales : spatiale (le placement et déplacements de l’enseignant par rapport aux élèves, au matériel) ; gestuelle (les gestes et postures) ; locutoires (les paroles). Le recueil s’est particulièrement centré sur le contenu des consignes que les enseignants adressaient aux élèves durant les séquences de supervision active. Les données issues des entretiens portent sur l’activité au niveau où elle est significative pour l’enseignant. Pour accéder aux significations qu’il attribuait à son activité en classe, ce dernier était invité, à partir de la présentation de l’enregistrement audiovisuel de sa leçon, à expliciter précisément le contenu des consignes qu’il donnait aux élèves. Il lui était demandé d’évoquer les intentions ou motifs d’action qui l’animaient à l’instant ‘t’ (ce qu’il visait, ce qu’il cherchait à faire), ses perceptions (ce qu’il percevait à ce moment, ce qu’il remarquait dans la classe), ses interprétations (ses raisonnements en cours d’action), et les savoirs auxquels il se référait pour agir et interpréter ses propres actions, comme celles des élèves.
9Le traitement des données a été réalisé selon la méthode de comparaison continue (Glaser et Strauss, 1967), appliquée aux deux types de données. Elle a consisté à répertorier les termes utilisés par les enseignants pour donner leurs consignes aux élèves puis, à partir des proximités sémantiques constatées, à déterminer des catégories permettant de regrouper ces termes en classes homogènes. Chaque nouveau terme saisi était ainsi comparé aux termes déjà classés, soit pour l’intégrer dans une catégorie déjà constituée, soit pour concevoir une nouvelle catégorie si aucune n’apparaissait adéquate. L’analyse des données de description ethnographique a consisté à rendre compte de l’organisation typique de l’activité en classe de l’enseignant au plan gestuel et langagier. L’analyse des données d’entretien a consisté à identifier et catégoriser les savoirs auxquels faisaient référence les enseignants pour expliciter leurs actions et interprétations en classe.
10Les résultats de notre étude en gymnastique, relative à l’activité et aux savoirs des enseignants en situation de supervision active, seront présentés en trois temps. Premièrement, nous évoquerons les caractéristiques typiques de l’organisation de l’activité en classe des enseignants, au plan spatial, gestuel et langagier. Deuxièmement, nous montrerons que les interventions verbales de l’enseignant pour agir auprès des élèves et interpréter in situ leurs habiletés gymniques reposent sur des savoirs structurés par deux conditions typiques de l’efficacité du mouvement gymnique : la rectitude posturale et la rigidité du corps. Troisièmement, nous présenterons les savoirs auxquels recourent les enseignants pour justifier leurs actions de supervision en classe : les causalités empiriques et les concepts théoriques.
11Les résultats montrent que les enseignants manifestent des comportements typiques. Dans les moments de supervision active, ils se rapprochent des élèves concernés, au point parfois de les toucher. Ceci implique une organisation spatiale particulière de leur activité : ils corrigent les élèves en adoptant systématiquement une proximité corporelle avec eux. Au contact de l’élève, les enseignants le manipulent souvent physiquement, en lui faisant réaliser des mouvements précis et/ou en l’aidant à ressentir des positions particulières. Ces manipulations corporelles consistent à soutenir ou à accompagner leurs mouvements, à les inciter à se concentrer sur certaines parties corporelles, notamment pour les rigidifier en les contractant. Par exemple, ils secouent légèrement un membre inférieur, ou bien frappent légèrement mais fermement les cuisses ou le ventre, pour indiquer et faire ressentir une tonicité insuffisante. En corrigeant ainsi les postures des élèves, ils attendent un alignement du corps, son grandissement, et son affermissement tonique. Les enseignants adressent également aux élèves des consignes verbales, allant d’injonctions très courtes à des explications plus longues. Et ces consignes sont souvent accompagnées de démonstrations gestuelles.
12Par exemple, au cours d’une séquence de fin d’échauffement, les élèves étaient dispersés sur le praticable de gymnastique. La tâche qui leur était proposée consistait à se renverser en arrière sur les épaules et la nuque, tête en bas et jambes en haut, tendues et serrées (la chandelle). L’enseignante déambulait parmi les élèves en s’arrêtant ponctuellement vers chacun d’eux pour les corriger. Elle les manipulait alors en passant sa main entre leurs pieds, ou en forçant pour leur écarter les pieds ; elle leur faisait ressentir l’action à réaliser, l’état de tonicité à obtenir au niveau des membres inférieurs. Ces manipulations s’accompagnaient d’injonctions : « Serre ! serre ! serre ! on serre les jambes ! il faut être tonique ! ». Au cours d’une autre leçon, les élèves défilaient devant l’enseignant en se suivant les uns les autres pour prendre quelques pas d’élan puis sauter après avoir pris une impulsion sur un mini-trampoline. Quelques minutes après, l’enseignant a demandé aux élèves de s’arrêter, puis s’est rapproché d’eux et leur a dit : « Une chose importante ! lorsque vous rebondissez comme ça sur le trampoline, faites attention à une chose, le placement de votre dos… dos bien plat ! ventre rentré, et bien plat le dos ! sinon vous pouvez vous faire mal et ça ne rebondit pas en plus ! ». Tout en leur parlant, l’enseignant leur montrait la position adéquate du dos (en se plaçant de profil par rapport aux élèves) et en montrant avec sa main la partie du dos concernée (la région lombaire).
13Les résultats montrent ainsi que l’activité de supervision de l’enseignant en gymnastique est délimitée par des interventions typiques au plan de leurs caractéristiques spatiales, gestuelles et langagières.
14Lors des séquences de supervision active, les termes utilisés par les enseignants pour corriger les élèves en classe ont été classés. L’analyse par comparaison continue a permis de les répertorier selon trois catégories : géométrique, cinématique, et dynamique. Le terme « géométrique » est retenu pour rassembler les mots spécifiant des positions particulières du corps ou de certains segments corporels (par exemple : plié, écarté, tendu, etc.). La catégorie « cinématique » renvoie à des indications de mouvement et a fait référence à des déplacements (par exemple : pousser, lever, décoller, etc.). La catégorie « dynamique » réunit des termes spécifiant le déploiement de forces ou un certain état de contraction musculaire (par exemple : gainé, dur, mou, etc.). Pour simplifier la présentation des résultats, seuls les termes les plus récurrents observés au cours des leçons sont rassemblés dans le tableau 1 ci-dessous.
Tableau 1 – Principaux termes utilisés par les enseignants pour donner leurs consignes aux élèves dans les séquences de supervision active en gymnastique
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Catégories
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Géométrique
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Cinématique
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Dynamique
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Tendu serré droit aligné
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(re)pousser grandir allonger (re) lever (re) bondir décoller rester tenir tomber baisser descendre (s’)écrouler
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Dur tonique gainé
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Termes utilisés par les enseignants
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Fléchi écarté plié cambré
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Mou relâché
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15L’analyse des communications en classe de l’enseignant révèle également le caractère binaire des consignes données aux élèves. L’analyse comparée des termes rassemblés dans chaque catégorie fait apparaître des couples de termes aux significations nettement opposées, par exemple : serré/écarté ; tendu/plié ; aligné/cambré ; grandir/s’écrouler ; tenir/tomber ; dur/mou ; gainé/relâché. Dans le contexte de la supervision active, l’enseignant indique de manière nettement tranchée à l’élève ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Il ressort ainsi que, pour chaque catégorie du tableau 1, certains termes sont utilisés par l’enseignant pour indiquer les bonnes actions à faire, et les autres termes pour interdire les mauvaises actions. Par exemple, lorsque les enseignants recourent aux termes de la catégorie géométrique pour corriger les élèves en classe, ils disent : « il faut serrer tes pieds, tendre les bras » versus « ne pas écarter les jambes, ne pas plier les coudes ». Dans la catégorie cinématique, ils prescrivent de « s’allonger, se grandir, se repousser » versus « ne pas s’affaisser, ne pas se laisser tomber, ne pas descendre ». Dans la catégorie dynamique, ils invitent les élèves à « serrer le ventre ou les fesses, être gainé, dur et tonique » versus « ne pas ramollir, ne pas se relâcher ».
16Les entretiens post leçons ont permis de mettre à jour que les savoirs auxquels recourent les enseignants pour corriger les élèves en classe renvoient de façon centrale aux notions de « rectitude » et de « rigidité » du corps. La rectitude posturale apparaît comme une constante recherchée par les enseignants. Ils expliquent que la droiture, l’alignement des segments corporels (bas, jambes, buste) ou du corps dans son ensemble, sont des conditions de la réussite des savoir-faire gymniques. À l’inverse, toute rupture même très localisée de cette rectitude est interprétée comme erreur et défaut d’efficacité. Les extraits suivants d’entretiens illustrent la prégnance de cette exigence de rectitude : « Il faut conserver l’alignement pour ne pas s’écrouler » ; « En ATR, si on est droit, c’est solide » ; « Pour tenir l’ATR, on a les bras tendus collés aux oreilles ».
17Les explications fournies par les enseignants convergent de la même façon vers l’exigence de rigidité, et son contraire à éviter, le relâchement. Les extraits suivants illustrent cette catégorie : « Ça se voit qu’elle n’est pas gainée, elle cambre au niveau du dos, ça se relâche, ça part dans tous les sens » ; « Là dans les rebonds, s’ils ne sont pas toniques, ils ne peuvent pas décoller ».
18Ces résultats montrent que les enseignants spécialistes de gymnastique structurent les corrections qu’ils adressent aux élèves en classe à partir de savoirs qui associent deux conditions d’efficacité : être droit et être rigide.
- 3 Le terme « théorique » est ici utilisé en dehors de son acception inhérente à l’épistémologie scien (...)
19Au cours des entretiens, les enseignants ont été sollicités pour expliciter les raisons qui les amenaient à privilégier ces corrections en classe. L’argumentation qu’ils ont développée a fait apparaître deux registres de savoirs de justification auxquels ils recourent. Le premier registre renvoie à des savoirs relatifs à l’explication causale de l’efficacité du mouvement gymnique. Le deuxième registre de savoirs renvoie à des savoirs théoriques3 convoqués pour justifier les explications causales précédentes, notamment des savoirs portant sur la mécanique, l’anatomie et la perception.
20Les explications fournies par les enseignants convergent vers l’idée que les caractéristiques de forme et d’état tonique du corps ont un rôle causal sur l’efficacité du mouvement gymnique. Plus précisément, deux causalités complémentaires apparaissent : la première concerne l’organisation posturale du corps ; la seconde a trait aux conséquences de cette organisation posturale sur les déplacements corporels. Au plan de l’organisation posturale, les enseignants ont une connaissance des synergies par lesquelles la position ou la mobilisation de certaines parties du corps entraînent de façon automatique et systématique des positions ou déplacements d’autres parties du corps, ou parfois même du corps dans son ensemble. Les enseignants expliquent par exemple : « J’ai demandé jambes tendues en consigne, donc ça aligne le corps » ; « Les épaules basses entraînent très vite un dos creux » ; « Le fait de serrer les deux talons et bien, ça engendre toute la contraction de la chaîne musculaire ».
21Les enseignants expliquent aussi que l’organisation posturale des élèves a des conséquences déterminantes sur leurs déplacements corporels : la rectitude et la rigidité entraînent le maintien, l’élévation, et donc l’efficacité du déplacement. Inversement, la déformation et le relâchement entraînent la chute, l’affaissement, le défaut d’efficacité et également dans certains cas, des risques de blessure (e.g., des blessures au niveau du dos dont l’intégrité est particulièrement exposée en gymnastique). Quelques extraits illustrent ce type de causalité établie : « Si on est aligné, on est beaucoup plus fort » ; « Si elle est relâchée ça tombe, ça s’écroule, il faut qu’ils conservent l’alignement pour pas s’écrouler » ; « Pour pouvoir tenir en ATR, il faut être aligné et tonique du bout des doigts au bout des pieds ». « Elles cambrent du dos, elles relâchent au niveau des épaules, c’est pour ça qu’elles tombent sur la tête ».
22Au cours des entretiens, les enseignants ont spontanément argumenté les explications qu’ils fournissent. La comparaison du contenu de leurs arguments a permis de faire émerger trois registres : la « mécanique », l’« anatomie », la « perception ». Les enseignants ont qualifié eux-mêmes ces registres à l’aide de ces trois termes. L’analyse du contenu des argumentations développées a révélé les propriétés de ces catégories.
23Les résultats montrent que les enseignants utilisent des notions qu’ils empruntent à des théories scientifiques relatives à la mécanique, l’anatomie, et la perception. Pour développer leurs argumentations, ils font massivement référence à des entités particulières : dans le domaine mécanique, celle d’énergie ; dans le domaine de l’anatomie, celle de colonne vertébrale ; dans le domaine de la perception, celle de repères. Concernant l’énergie, ils argumentent en développant l’idée que des flexions ou déformations du corps sont préjudiciables au transfert de cette énergie. À propos de la colonne vertébrale, ils affirment que sa cambrure, son défaut d’alignement peuvent provoquer des pincements intervertébraux et même de façon plus aigüe des hernies discales, responsables de lombalgies. Dans le domaine de la perception, ils signifient qu’un défaut d’alignement est nuisible pour la bonne construction des repères. Les quelques extraits suivants illustrent l’usage de ces notions : « Si tu as une flexion au niveau des épaules, l’énergie ne peut pas se transférer, c’est tout simplement mécanique » ; « Le cambré au niveau de la colonne vertébrale est très dangereux, au niveau des vertèbres, des disques intervertébraux, il y a des risques de hernie discale » ; « Ils ne contrôlent pas leurs jambes, c’est un problème de perception, ils n’ont pas encore construit les bons repères ».
- 4 Les enseignants utilisaient cette expression de pincement en référence à l’image de la pince mécani (...)
24Au cours des entretiens, les enseignants ont été sollicités pour développer davantage les justifications fournies spontanément. Il leur était notamment demandé de préciser le sens de ces notions. Ils ont alors manifesté des hésitations prolongées, des difficultés et même des réticences, ou formulé de vagues approximations. Dans la plupart des cas, ils ont rapidement fait suite à ces difficultés en recourant à des images et des métaphores pour s’expliquer et préciser avec plus de facilité le contenu des expressions utilisées. Dans le registre de l’anatomie, c’est notamment l’image du pincement intervertébral qui est évoquée4. Pour celui de la perception, il s’agit par exemple d’apprendre aux élèves à prendre ou à construire de bons repères. Le repère prend alors la valeur d’une image, celle d’un balisage spatio-temporel du mouvement. Dans le domaine mécanique, ils expliquent la notion de transfert d’énergie, en parlant de fuites d’énergie et en utilisant pour cela les images du mètre de charpentier, du bâton articulé, du manche à balai et aussi parfois du crayon. Ils expliquent de façon redondante que, lorsqu’ils sont rigides, ces objets rebondissent s’ils sont lancés à leurs extrémités sur une surface élastique, mais que s’ils sont pliés en un endroit quelconque, ils ne rebondissent plus, l’énergie fuyant au niveau de cette flexion. Par exemple : « Quand on veut rebondir, si c’est un bâton vertical, ça va ; si c’est un bâton articulé avec des angles fermés, quand le bâton tombe, il s’écrase et il ne rebondit pas… donc j’utilise un peu l’image pour expliquer ça » ; « Je prends souvent l’exemple d’un mètre de charpentier, si le mètre est bien empilé, on va appuyer dessus, il est assez solide, s’il y a un endroit où on fait une toute petite flexion, si on appuie dessus, ça va plier à cet endroit‑là… le corps humain c‘est à peu près la même chose, si on est droit, c’est solide ».
25Le développement de l’argumentation des enseignants montre que ces images et métaphores ont un rôle quant à la façon dont ils perçoivent et interprètent les mouvements gymniques des élèves en classe. Ces images organisent leur perception selon un « voir comme » métaphorique : ils voient par exemple le corps des gymnastes comme un « manche à balai » en mouvement, et interprètent directement une moindre flexion comme un défaut d’efficacité. Par exemple : « Quand je vois des sauts de main et que je perçois l’alignement, chaque fois je me représente un manche à balai, et par rapport à cette image‑là, cette tonicité, je les amène toujours à être le plus possible toniques du bout des doigts au bout des pieds ».
26Les résultats montrent que les enseignants décrivent, argumentent et justifient leurs actions de supervision et interprétations en classe en recourant à des registres de savoirs qu’ils étayent en différents niveaux. À un premier niveau, ils corrigent et interprètent in situ les comportements gymniques des élèves en référence à des postures de rectitude et de rigidité attendues chez les élèves, et à des postures de flexion et relâchement proscrites. À un second niveau, ils disposent de savoirs leur permettant de justifier ces prescriptions et proscriptions adressées aux élèves : des causalités empiriques. Le troisième niveau renvoie à l’explicitation que les enseignants donnent des notions théoriques (e.g., mécanique, énergie, perception) mobilisées pour justifier les causalités empiriques. Ce dernier niveau met en évidence le fait que les enseignants possèdent un cadre théorique explicatif fondamentalement structuré par des images et métaphores.
27Les résultats de l’étude montrent que la cognition à l’œuvre dans l’activité de supervision active donne un rôle prépondérant aux processus interprétatifs, que Winograd et Flores (1989) nomment « la compréhension comme reconnaissance de formes ». Cette forme de cognition correspond aussi à la compréhension par analogie (ibid.), ou encore selon Simon (1991) à une action fondée sur la reconnaissance (recognition‑based form of action) par opposition à une action fondée sur l’analyse (analysis‑based action). Les résultats de l’étude montrent notamment que les enseignants ont eu recours à des images et métaphores (Lakoff et Johnson, 1985) pour expliquer et justifier le bien-fondé de leurs prescriptions. Le « voir comme » métaphorique associé à ces images favorise leur raisonnement analogique portant, d’une part, sur les formes des corps des élèves et, d’autre part, sur les formes et propriétés véhiculées par les objets évoqués comme le mètre de charpentier ou le crayon (droiture, raideur, dureté, rigidité, etc.). Cette forme de raisonnement qui consiste à catégoriser les évènements du monde sous le mode de la typicalité en leur donnant un sens par analogie à des images (Cizeron, 2009 ; Schütz, 1987) caractérise le lien d’adhérence de la cognition à l’action. La connaissance apparaît ainsi couplée à l’action et à la perception. Finalisée par l’intervention auprès des élèves pour les faire apprendre, l’action de l’enseignant en classe est perceptivement construite et structurée. Les résultats de l’étude montrent que l’enseignant agit en retenant de la situation les propriétés pertinentes, tout particulièrement les formes de corps interprétables en termes de rectitude/rigidité et déformation/relâchement. Ces propriétés leur permettent d’interpréter et d’intervenir dans les situations de supervision active. Portant sur des formes de corps en mouvement, ces formes peuvent être considérées comme des gestalts dynamiques (Rosenthal et Visetti, 1999). Représentant des totalités signifiantes, elles intègrent des aspects spatiaux, temporels et dynamiques pour dessiner une « structure de comportement typique », et elles constituent aussi pour les enseignants un cadre interprétatif des situations qu’ils vivent. Il est possible de dire dans ce sens que les enseignants possèdent une « théorie » de la « bonne forme gymnique » à enseigner. Les résultats montrent que cette théorie n’est pas une théorie en quelque sorte « transposée » ou « appliquée » des théories scientifiques en présence. Lorsque la connaissance scientifique est évoquée par les enseignants, elle l’est seulement de façon allusive, ou selon un usage métaphorique des concepts produits par les scientifiques (tout particulièrement celui d’« énergie »). Les résultats de l’étude convergent avec ceux de Terral (2003) qui a mis en évidence un schème épistémique de production des savoirs des enseignants d’EPS, en tout comparable à celui des scientifiques, bien que finalisé par les exigences pragmatiques des situations qu’ils vivent dans leur métier. Ces exigences dessinent les contours de ce que Schön (1996) appelle une épistémologie de la pratique. En somme, les enseignants s’arrangent avec la rigueur des notions qu’ils utilisent de façon indéterminée ou approximative, pour peu qu’elles leur servent à rendre intelligibles les situations qu’ils vivent en classe.