1La sociologie économique a, ces dernières années, souligné l’importance que revêtent toute une série de dispositifs marchands dans « l’équipement du choix du consommateur » (Cochoy, 2002 ; Chantelat, 2002). Ces dispositifs – pour variés qu’ils soient – ont en commun d’inscrire de nouvelles dimensions à l’échange, de porter l’attention du public sur des informations profuses faisant appel à sa responsabilité économique, écologique ou sociale (Mallard, 2000 ; Lalanne, 2004). Bien que savamment étudiés pour toucher leur cible, de tels dispositifs peuvent parfois se montrer défaillants, ne plus remplir correctement leur rôle. En effet, on constate que nombre de consommateurs, loin de donner crédit aux indicateurs qui leur sont présentés, se montrent à leur égard circonspects voire sceptiques. Ils savent par expérience combien étiquettes, emballages et affichages relèvent pour partie d’un « travail marchand » de valorisation de l’objet mis en vente dont il serait inspiré de savoir se méfier (Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000).
2Cette sage réserve quant aux vertus informatives des supports promotionnels peut parfois prendre une tournure éminemment plus critique destinée à dénoncer les méfaits tant des techniques de communication employées que de ce qu’elles ont pour ambition de voiler. La bascule contestataire qui se produit alors s’accompagne toujours d’un mouvement de torsion des attributs de la « captation marchande » (Cochoy, 2004a). Une torsion qui met au jour les ressorts d’une organisation sophistiquée vouée à stimuler la fibre consumériste de la population. Une torsion qui vient interroger les intentions et pratiques parfois discutables des acteurs de l’offre.
3Cela dit, démasquer le courtisan ne suffit pas à rejeter ses avances. Porter un jugement dépréciatif sur les dispositifs de captation marchands ne suffit pas à tarir leurs effets. C’est la raison pour laquelle les militants anti-publicitaires – dont les actions font l’objet de cette étude – ne se limitent pas à discourir sur les conséquences délétères de la publicité, mais agissent directement sur elle. Ils mettent en effet sur pied des opérations de sabordage, de « barbouillage » ou de « déboulonnage » des panneaux-réclame se trouvant à leur portée.
- 1 Les données alimentant notre réflexion proviennent d’une enquête ayant porté sur le mouvement anti- (...)
4Tout au long de cet article, nous mettrons à l’étude les offensives orchestrées contre ce mobilier urbain à visée commerciale qu’est le panneau-réclame1. Nous découvrirons que ces entreprises subversives peuvent se décliner selon deux principales approches qui visent pour l’une à mettre à mal le « vecteur » publicitaire et pour l’autre la « teneur » de son message (Dubuisson-Quellier, Barrier, 2007). La première approche cherche à agir sur la capacité interjective de l’affichage : cette possibilité donnée au producteur d’apostropher le chaland ; la seconde se concentre sur sa capacité injonctive : cette faculté d’orienter le comportement des consommateurs à son avantage. Quand l’une s’attaque à l’irrépressible couverture marchande de notre espace public, à l’occurrence des sollicitations commerciales subies au quotidien ; l’autre s’applique à retourner la rhétorique publicitaire contre elle-même, à s’opposer aux prescriptions des acteurs de l’offre en en montrant les limites ou la dangerosité.
5Nous allons tout d’abord nous intéresser à la capacité interjective des panneaux-réclame. Celle-ci est dépendante des emplacements géographiques occupés, de la superficie des surfaces placardées, de la longévité des campagnes, mais également de la qualité graphique des affiches. Il est important de noter ici que l’affichage publicitaire tire en partie sa force de la pluralité de ses supports, de la reproduction d’un même message dans l’espace propre à engendrer une réplique de l’apostrophe dans le temps. Ce principe itératif de l’interjection marchande est au cœur de la dénonciation anti-publicitaire. En effet, les militants rencontrés condamnent, de façon unanime, ce procédé qu’ils associent à une forme de « propagande ». Les « résistants à l’agression publicitaire » se plaignent ici de l’insistance avec laquelle les acteurs de l’offre tentent de les ramener à tout moment et en tout lieu à leur identité de consommateur. « La technique publicitaire procède du matraquage, une campagne publicitaire fonctionne d’autant mieux qu’elle se répand dans l’espace et se prolonge dans le temps. C’est une des raisons pour lesquelles nous en appelons à une réduction drastique du déploiement publicitaire […] La publicité nous impose sa ligne éditoriale, sans que nous puissions véritablement nous y soustraire et sans que nous ayons à aucun moment la possibilité de répondre aux assertions publiées. C’est une communication à sens unique dont nous sommes les otages bien malgré nous. » (Jean-Christophe, animateur de « Résistance à l’Agression Publicitaire).
6Selon Jean-Christophe, le panneau-réclame est une tribune dont la configuration sert la déclamation d’un monologue. Il est vrai que l’affichage publicitaire offre aux producteurs la possibilité de s’adresser à un large public, tout en s’exposant le moins possible au débat et à la controverse par une imposition descendante de l’information. Les « publi-dissidents » pensent qu’il est tout à fait légitime de ne pas vouloir se soumettre à cette imposition indue. Ils comptent bien faire valoir leur droit de réponse, quitte à emprunter pour ce faire la voie de la désobéissance civile (Thoreau, 1849). Désobéir revient ici à dégrader volontairement et publiquement une affiche. Ils sont un petit nombre à s’y risquer afin de permettre une mise en agenda médiatique et politique du problème qu’ils soulèvent.
- 2 Clara Lamireau (2003) dans un article ethnographique aux accentuations linguistiques, restitue le s (...)
7Cette action de désobéissance civile est tout d’abord l’expression d’un désaccord politique sur la gestion de l’espace urbain, sur l’aménagement du territoire. En effet, la responsabilité de « l’hypertrophie du système publicitaire » n’est pas seulement marchande, mais incombe tout autant, si ce n’est plus, aux acteurs politiques ayant transigé avec la préservation de l’espace public. Les militants antipub sont donc amenés à engager leur lutte sur deux registres distincts : ils s’attaquent bien évidemment à la nature des techniques marchandes employées, mais également aux autorisations publiques facilitant leur présence (Lamireau, 2003). L’appel à la condamnation de procédés marchands jugés abusifs se double donc d’un appel à la responsabilité politique des élus2.
- 3 Au sujet de la place de la publicité dans l’espace public et plus particulièrement dans les espaces (...)
8Selon les militants anti-publicitaires, la capacité interjective de l’affiche croît au détriment du maintien de la neutralité économique de l’espace public, voire et la chose est plus préoccupante, au détriment de la délivrance de services publics primordiaux3. En reprenant l’analyse faite par Sophie Dubuisson-Quellier et Julien Barrier, nous pouvons dire ici que « ce sont les externalités [négatives] de la publicité bien plus que la publicité elle-même » qui posent problème (Dubuisson-Quellier, Barrier, 2007). Nous allons, pour illustrer ce propos, nous appuyer sur un exemple particulièrement révélateur de cette réalité.
9Cet exemple est tiré d’une expérience réalisée durant l’hiver 2004-2005 qui consista à présenter aux anti-publicitaires rencontrés la photo d’une affiche pouvant être rangée parmi les grands classiques du publisexisme. Cette affiche, installée à la sortie du métro Cardinal Lemoine dans le ve arrondissement de Paris, mettait en scène une jeune femme adoptant une posture des plus lascives et habillée par un Hugo Boss très économe en tissu. À notre grande surprise, les personnes interrogées ne s’attardèrent pas sur le contenu de l’affiche mais sur l’emplacement du panneau-réclame auquel nous n’avions jusqu’alors pas pris garde. Voici ce que Michel Blin, président de l’association Paysages de France en dit : « Ces dispositifs, c’est quelque chose qu’il faut dénoncer haut et fort ! On appelle ça des MUPI (Mobiliers Urbains Publicitaires et d’Information) dans le jargon de Decaux. Cela signifie qu’ils sont bifaces : une face publicitaire et l’autre municipale. Alors, municipale, ça peut être le plan du quartier, les concerts de la semaine, d’autres informations associatives… ça peut être aussi Paris candidate aux Jeux Olympiques avec le soutien d’Areva, de Carrefour et de Renault ! Donc voyez que la frontière entre le publicitaire et le municipal quelquefois elle est vite franchie. Là, ce qui me dérange c’est d’abord que ce panneau est un véritable obstacle sur le trottoir qui incommode les gens et peut même se montrer dangereux. Je pense notamment aux personnes handicapées. Regardez le peu d’espace donné aux riverains et la place prise par ce panneau, pour moi, c’est le monde à l’envers ! En plus de ça, pour ne rien arranger, ça masque le feu rouge : donc vraiment ça c’est à dénoncer ». Ce qui nous frappe ici, c’est de voir que nombre d’anti-publicitaires se sont exercés à ne plus voir l’affiche et son message mais l’ensemble du dispositif dans son environnement d’accueil. C’est un réflexe acquis qui les guide vers une autre façon de voir et vivre leur ville. Là où tout est fait pour que l’on oublie le support et que l’on soit attiré par le message, on s’aperçoit qu’il suffit de rééduquer son regard de façon à juger de l’emplacement choisi et des désagréments induits par l’installation du panneau pour les citoyens.
10Notons dès à présent que la réflexion sur l’affichage publicitaire proposée par les militants rencontrés révèle en creux les techniques employées par les professionnels de l’annonce. Nous avons déjà évoqué le gain interjectif permis par une large diffusion du message. Nous avons également mis en avant le caractère implacable de cette interjection à laquelle on ne peut répondre. Avec le dernier exemple, on s’aperçoit également que la disposition topologique du panneau peut jouer contre les stratégies d’évitement du passant. Les abribus, les stations de métro, les lieux touristiques, les croisements et feux rouges sont convoités par les annonceurs qui jettent leur dévolu sur ces places-fortes. Ceux-ci recherchent en effet des espaces réunissant deux qualités : ils doivent être des sites passants où l’on ne fait pas que passer (dans le sens où on doit marquer un temps d’arrêt à leur abord). Ces espaces convoités ne sont pour autant pas tous susceptibles d’accueillir un panneau-réclame, car un code de l’environnement relativement strict encadre les installations publicitaires. Les panneaux ne peuvent par exemple pas être placés sur les murs attenants à un monument historique, ils ne doivent pas non plus empêcher les conducteurs de repérer les signalisations routières.
- 4 Les « barbouillages au grand jour » consistent à recouvrir de peinture une affiche publicitaire. Le (...)
11Ces contre-indications topographiques ne sont pas toujours prises en compte par les vendeurs d’espaces publicitaires. En effet, ceux-ci procèdent ici et là à l’installation de panneaux-réclame illégaux. De telles installations, parce que sauvages et irrégulières, attisent le désir d’intervention des militants anti-publicitaires. Elles deviennent la cible privilégiée des opérations de « barbouillage au grand jour »4. Tel est le cas du site de l’Hôpital Saint-Louis dont David – en sa qualité d’irréductible barbouilleur – nous fait la présentation : « Alors là en l’occurrence, on frappe toujours au même endroit qui est à proximité de l’Hôpital Saint-Louis parce qu’il est symbolique du harcèlement publicitaire et des dérives qui y sont associées. Là, on a trois panneaux déroulants très proches. On en a deux qui sont installés sur un Hôpital classé monument historique, on en a un qui est installé juste en face d’une école. Sans compter deux aubettes sur les abribus de la rue. Surconcentration publicitaire flagrante ! Et ensuite, on a un panneau d’affichage associatif qui se trouve juste à côté, qui est discret, qui n’emmerde personne. Les gens vont voir les informations s’ils en ont envie, personne ne leur impose. Donc ce que l’on propose est assez simple : nous ne voulons pas anéantir la pub, nous entendons remettre la publicité à sa place. Et on a un existant qui est l’affichage associatif, on veut simplement niveler par le bas. […] Il y a une revendication : c’est la limitation de l’affichage commercial à ce qui est autorisé pour l’affichage associatif à savoir 50X70 cm, non lumineux, non déroulant, en densité d’implantation limitée.» (David, membre fondateur de l’association « Chiche ! »)
Figure 1 – Redimensionner les panneaux-réclame
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12Au travers de cette action, on retrouve tous les arguments des partisans d’une lutte anti-publicitaire centrée sur l’affaiblissement de la capacité interjective de l’affichage. Une dernière revendication vient parfaitement boucler l’argumentaire jusqu’alors tenu : l’affichage commercial ne peut prétendre à un statut différent de celui de l’affichage associatif. Cette revendication de la limitation de la surface placardée à 50X70 cm répond parfaitement aux problèmes précédemment posés de l’itération, de l’imposition et de la sauvegarde des sites porteurs.
13Mais revenons à l’action en elle-même. Les panneaux-réclame ont ce jour-là été tagués par quelques publiphobes remontés. Ceux-ci ont inscrit sur les affiches les messages suivants : « Faux chantier, vrai monument historique » et « Libérons l’espace public ». Une nouvelle fois, on se rend compte que ce n’est pas ce que montre l’affiche qui est visé en première instance mais bel et bien ce que le panneau-réclame empêche de voir et de faire. Lors de ce barbouillage au grand jour, une chose nous interpella : parmi les publicités déroulant sous les messages anti-publicitaires se trouvait une campagne invitant au don pour la lutte contre le sida. Cet élément de contexte donnait lieu à une interrogation quant à la lisibilité de l’action et à sa réception par la population spectatrice. N’y avait-il pas là un risque de mésinterprétation des motivations du groupe ? Barbouiller sans distinction les affiches n’allait-il pas porter atteinte à la réception de l’action par les passants ? Jean-Christophe, animateur de l’association Résistance à l’Agression Publicitaire nous répond : « Alors, barbouiller sans distinction les panneaux peut être parfois problématique en termes de communication, de perception qu’ont les gens de notre action. Mais, en termes de cohérence dans notre démarche, ce n’est pas un problème parce qu’encore une fois, l’aspect matraquage il est présent aussi dans ce genre de communications-là. […] Je comprends que cela puisse être déstabilisant de barbouiller ou de voir barbouiller une affiche en rapport avec la lutte contre le SIDA, mais pour ma part cela ne me détournera pas de ma ligne d’action, je resterai inflexible car je refuse cette société du tout à la communication publicitaire utilisée majoritairement par les grands marchands et occasionnellement par des ONG ou des partis politiques. J’ai une autre idée de la communication entre les hommes, une communication qui ne soit pas unilatérale, engagée aux forceps, à grand renfort d’images reproduites en grand nombre et ponctuant notre parcours seconde après seconde. Alors, la campagne d’AIDES sert une juste cause mais emploie une méthode injuste et inefficace ».
14La réponse donnée par les opposants à l’interjection publicitaire est donc claire : on barbouille sans distinction, quelle que soit la nature de l’affiche portée par le panneau que l’on souhaiterait voir « déboulonné ». Cependant, des précautions peuvent être prises pour éviter toute confusion. Yvan Gradis, pionnier du mouvement anti-publicitaire français et à l’origine de ces « barbouillages au grand jour », choisit par exemple des sites où deux panneaux sont accolés et mettent en évidence deux publicités distinctes. Ainsi, le passant ne peut pas se tromper : il comprend que l’on ne fait pas le procès du message, mais du vecteur.
15Jusqu’à présent, nous avons accompagné le noyau dur des militants anti-publicitaires français. Ceux qui font le procès du panneau plus que de la réclame, de l’interjection plus que de l’injonction. Il est maintenant temps de s’intéresser à une seconde catégorie d’intervenants qui s’emploie au contraire à fustiger le contenu du message, à détourner l’affiche dans le but de porter la contradiction aux arguments qu’elle soutient. C’est grâce à ces activistes que les injonctions à consommer se muent en injonctions à comparaître.
- 5 Le détournement des affiches publicitaires (cultural jamming) est né aux Canada dans les années 199 (...)
16La technique du détournement subversif de l’affiche (subvertising en anglais)5, sur laquelle nous allons maintenant nous pencher, offre l’opportunité à bien des mouvements d’étendre le domaine de leurs luttes respectives. Écologistes, anti-capitalistes, féministes ou intermittents du spectacle trouvent là « un mode d’expression qui leur convient en parallèle d’engagements plus classiques ou à défaut de ceux-ci » (Dubuisson-Quellier, Barrier, 2007). Le contre-affichage alimente donc différents mouvements sociaux et s’éloigne parfois de la pureté des principes anti-publicitaires les plus orthodoxes. L’organisation d’évènements inter-associatifs donne parfois lieu à de vives discussions quant à la conduite à tenir face à la publicité. Il arrive même que des désaccords de fond séparent d’anciens partenaires de lutte partageant un répertoire d’action commun mais l’utilisant à des fins différentes.
- 6 Pour une analyse plus fine du « publisexisme », voir l’article de Clara Lamireau sur les « graffiti (...)
- 7 La Meute s’est ici inspirée d’une pratique initiée au Québec par le conseil du statut de la femme e (...)
17Nous voudrions ici revenir sur un évènement particulier qui a vu s’opposer les membres de « La Meute » – association féministe engagée contre le « publisexisme »6 – et ceux de l’association « Résistance à l’Agression Publicitaire ». Ces deux collectifs se sont montrés solidaires à bien des occasions. Néanmoins, leur collaboration a trouvé ses limites lorsque « La Meute » a arrêté la décision de décerner chaque année les prix « Macho » et « Femino » à deux publicités sélectionnées : l’une pour avoir été l’incarnation publicitaire du sexisme le plus brutal, l’autre pour avoir le mieux « rompu avec les stéréotypes sexistes »7. Thomas Guéret, président de RAP, nous explique pour quelles raisons, les membres de son association ont souhaité se désolidariser de cette démarche entreprise par les « chiennes de garde » franciliennes : « Nous ne comprenons pas le sens du boulot que font certaines associations pour donner une récompense à la publicité. Par exemple, le fait que la Meute récompense une pub chaque année en décernant le prix « Femino » c’est une vaste connerie parce qu’à chaque fois qu’ils donnent un prix à une publicité, il faudrait qu’ils s’assurent que celle-ci est irréprochable… or ce n’est jamais le cas. Le produit vendu sera produit dans des conditions abominables, il prônera la consommation de produits nocifs pour la santé ou pour l’environnement ou toute autre chose. Je rajouterai en plus de cela que la publicité a l’inconvénient d’être par elle-même polluante et qu’elle entrave le droit des hommes et des femmes à disposer d’un espace public non saturé par la communication commerciale ».
- 8 Les affiches de cette campagne représentaient des femmes qui assumaient leurs petites poitrines, le (...)
18La réaction de Thomas laisse entrevoir le décalage qui existe entre les opposants à l’interjection publicitaire et les opposants à l’injonction publicitaire. Les seconds ont un rapport à la publicité plus mesuré, ils entrent dans la catégorie de ceux que Franck Cochoy appelle les « nouveaux entrepreneurs de morale marchande » (Cochoy, 2004b). Ils veulent amener les annonceurs et les agences de pub à prendre leur responsabilité, à agir en conscience. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à récompenser les quelques campagnes publicitaires qui concourent à un assainissement des pratiques de captation marchande. La campagne Dove – lauréate du prix « Femino » en 2004 – est ainsi distinguée pour avoir combattu cette forme de violence symbolique qui consiste en l’imposition d’un idéal standard et pour avoir promu le caractère pluriel de la beauté8.
19Avec le cas de « La Meute contre le publisexisme », on constate que la militance féministe prend le pas sur la stricte résistance anti-publicitaire. L’affiche, découplée de son support physique, se réduit aux informations qu’elle présente, aux techniques de communication qu’elle laisse entrevoir. Dès lors, les thèmes de la présence et de l’expansion de la publicité sur les territoires deviennent secondaires, chassés par de nouvelles problématiques rendues saillantes par l’argumentaire marchand affiché. L’antipublicité passe du statut de revendication à part entière à celui de simple répertoire d’actions. Un répertoire d’actions qui se limite alors presqu’exclusivement aux seules techniques de détournement publicitaire.
20L’antipublicité comme simple pratique militante est ainsi adoptée par différents activistes d’obédience altermondialiste, écologiste ou féministe. Ceux-ci retournent la capacité injonctive de l’affiche à leur avantage, ou plus exactement au bénéfice de leurs luttes respectives. Ces partisans du détournement publicitaire ont pour objectif de commuer les prescriptions consuméristes en prescriptions citoyennes, de soumettre le message véhiculé à l’épreuve de ses méfaits. Ainsi, ils retravaillent les affiches de façon à éclairer les passants sur l’incidence qu’ont les stratégies commerciales employées sur la construction identitaire des individus, le regard que l’on porte sur son corps, l’adoption de comportements à risques, l’assouvissement de désirs frelatés ou encore le sens que l’on peut donner à sa vie.
Figure 2 – Les détournements publicitaires réalisés par The Adbusters Media Foundation
http://www.adbusters.org/
21Ce sont donc les injonctions à consommer tel ou tel produit, à adopter tel ou tel comportement qui sont combattues. On laisse le panneau en paix mais on porte l’estocade par le biais de l’affiche aux producteurs se mettant en scène. La technique du « subvertising » parvient ainsi à dénuder les producteurs qui avec la publicité se paraient de leurs plus beaux atours. Or, la nudité des producteurs leur porte parfois préjudice tant elle trahit les redoutables moyens qu’ils engagent pour arriver à leurs fins.
22« Nous voulons que les gens se lèvent contre la désinformation et les injustices caractéristiques de l’économie globale, qu’ils s’indignent du fait que l’industrie pollue notre environnement mental et physique […] Une des techniques que nous utilisons à Adbusters, et que nous avons utilisé pendant des années en tant qu’anti-publicitaires, est l’idée de “subvertising” (publidissidence). Nous souhaitons défendre cette technique de « remue-ménage » du marketing. Nous disons simplement : Montrons l’entreprise Nike telle qu’elle est : une multinationale dangereuse et néfaste » (Kalle Lasn, fondateur et éditeur en chef d’Adbusters, notre traduction).
- 9 Naomi Klein explique qu’ « une bonne opération de résistance, c’est une radiographie du subconscien (...)
- 10 Ces deux détournements anti-publicitaires mettent en lumière le fait que Shell épuise nos ressource (...)
23Les opposants aux injonctions publicitaires règlent leur mire sur la déqualification des biens et services promus. Dans un récent article, Franck Cochoy explique que l’emballage doit être perçu comme un « parlement de qualifications » hétérogènes (Cochoy, 2006). Il en va de même pour l’affiche publicitaire. Les qualifications qui y figurent peuvent avoir une nature juridique, sanitaire, économique, environnementale ou sociale. Les antipub mettent tout en œuvre pour prendre ce « parlement de qualifications » en défaut. Ils accusent les « travailleurs marchands » – agissant sous le contrôle des producteurs – de faire l’aparté sur les informations véritablement pertinentes pour envisager un achat9. On pense notamment aux conditions de production du bien, aux coûts sociaux et énergétiques induits par le processus industriel. La figure 3, ci-dessous, illustre deux campagnes anti-publicitaires dirigées, dans ce sens, contre Nike et Shell10.
Figure 3 – Le contre-affichage au service de la préservation de l’environnement et des droits de l’homme
http://www.shelloiledwildlife.org.uk/
24Ces détournements nous renseignent sur la forme prise par la contestation de la société de consommation et de ses émissaires publicitaires. Cette contestation met principalement en accusation les bons communicants et piètres pratiquants du développement durable. Il ne s’agit plus uniquement de mettre au jour l’exploitation outrancière de travailleurs et de ressources non renouvelables par les grands groupes industriels, mais de révéler le hiatus existant entre l’énonciation de politiques industrielles « propres » et leur mise en application effective (Klein, 2002). Ce déplacement sensible de la contestation entraîne une capacité d’action plus importante contre les quelques grandes entreprises épinglées pour s’être défaussées des engagements qu’elles ont pris. Les placer face à leur propre profession de foi permet de les confondre et de leur faire perdre un peu de leur crédit. Telle est l’un des buts poursuivis par les anti-publicitaires, soucieux de la capacité injonctive de l’affiche.
25Les concepteurs et maîtres d’œuvre d’une campagne publicitaire associent – en un même élan syncrétique – les dimensions interjective et injonctive des dispositifs retenus. Confondues du côté de l’offre, ces deux dimensions deviennent confondantes une fois exposées à la critique. En effet, suite à l’intervention des militants, le panneau-réclame est immanquablement ramené soit à sa simple condition de support (interjection), soit à son rôle de porte-parole corrompu (injonction). Ce faisant, il se retrouve – bien malgré lui – au cœur d’un débat de fond portant sur ses formes. Un débat qui agite le mouvement antipub et se trouve être hautement clivant. Chacun des militants sera en effet amené à se déterminer quant à la conduite à tenir face à un tel dispositif. Ainsi, au pied du panneau-réclame, le mouvement anti-publicitaire répartit ses forces sur deux champs de bataille distincts : quand certains adoptent une posture défensive consistant à limiter l’espace d’expression marchand, d’autres se montrent plus offensifs et disputent l’attention du public aux acteurs de l’offre. Le mouvement anti-publicitaire est donc mu par la promotion de tactiques pouvant se regrouper en deux familles de réactions : quand la sensibilité à l’interjection oriente la lutte vers la circonscription de l’espace publicitaire, la sensibilité à l’injonction incite à prendre appui sur le marché et à en faire un puissant levier d’action et de conscientisation.
26La réflexion autour du couple de concepts « interjection/ injonction » renvoie donc à une polarisation du mouvement anti-publicitaire. D’un côté, le pôle légaliste en appelle à un lobbying auprès des pouvoirs publics afin de limiter, par le droit, la colonisation marchande de nos territoires. De l’autre, le pôle activiste prend le parti de l’action directe permettant d’interrompre la transmission d’un appel à consommer lancinant. Cette polarisation traduit une hésitation plus largement partagée, une hésitation entre l’usage de deux outils de « politisation du marché » : l’écriture du droit ou la consommation engagée (Dubuisson-Quellier, 2009). Autrement dit, pour qu’une revendication sociale progresse, certains ont recours aux textes de lois, d’autres au porte-monnaie. Certains interpellent leurs concitoyens et responsables politiques, d’autres font le choix d’introduire dans le jeu de la concurrence de nouveaux critères distinctifs en incitant leurs pairs à consommer autrement. Par la présentation de ces deux voies de politisation du marché, nous ne nions absolument pas leur possible conjugaison, les approches légalistes et activistes peuvent très bien faire partie d’un même plan de bataille. Cela dit, il est intéressant de bien les distinguer afin de souligner le fait que chaque collectif et chaque individu adopte préférentiellement l’une ou l’autre des postures et reste fidèle aux principes qu’elle sous-tend.