1Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris ont entraîné une production importante de discours émanant de divers acteurs. Par la création de ces discours circulant sur différents supports, il s'agissait d'appréhender avec des mots, des images ou des schémas un événement au caractère particulièrement dramatique. Les dispositifs numériques ont alors joué un rôle essentiel dans le partage d'information et d'émotion. Une application Facebook proposait par exemple à l'utilisateur de signaler à ses amis s'il était en sécurité (« Safety check »), Twitter favorisait le partage rapide d'informations qui, malheureusement, n'étaient pas toujours vérifiées, et les journaux en ligne, à travers leur fil d'actualité, tentaient de diffuser des informations plus sûres et de contrer certaines rumeurs circulant sur le web. Cette phase de sidération passée, d'autres formes de prises de parole en ligne ont émergé. Notamment tournés vers les victimes, au fur et mesure identifiées, ces discours venaient leur rendre hommage et pouvaient s'apparenter à une nouvelle forme de rites funéraires. Les plateformes numériques représentaient alors - et représentent toujours1 - des espaces de partage d'une émotion exprimée autour de la mort d'un individu disparu cette nuit-là.
- 1 1 « Introduction : Terrorisme, performance, représentation. Notes sur un genre discursif contempor (...)
- 2 2 Id., 18.
2Ces différentes prises de parole en ligne, aux consistances sémiotiques variées (agencements de textes, photos, vidéos, infographies), participent à la co-construction de l'événement politique. Elles lui donnent une forme et une place au sein de notre société. Derrière cette mise en discours de l'événement par les médias se cachent ainsi des enjeux politiques forts, notamment lorsqu'il s'agit d'attaques terroristes. En effet, comme le souligne Daniel Dayan, « le recours à la violence terroriste ne consiste pas seulement à blesser ou à tuer, mais généralement à le signifier »1. Les médias représentent alors les principaux relais des actions terroristes qui, par leur biais, acquièrent une dimension symbolique particulièrement forte. « Le terrorisme et les médias sont devenus des partenaires indissociables »2, le premier évoluant en partie en fonction des différents formats proposés par le second.
- 3 3 La notion de « texte » mentionnée ici suit la définition qu’en donne Donald Francis McKenzie pour (...)
3À la suite de ces événements, plusieurs sites et journaux ont alors souhaité rendre hommage aux victimes sous différents formats. Le site américain Mashable a par exemple choisi de consacrer un tweet à chaque victime sous le hashtag #enmemoire. Accompagnés d'une photo, ces tweets venaient exposer en maximum 140 caractères un trait « marquant » de la personnalité de la victime. Les journaux Libération et le Monde ont, pour leur part, opté pour un format plus long, celui du portrait, publié dans leur version papier et également mis en ligne au sein d'un Mémorial numérique. Nous souhaiterions interroger ce format et plus particulièrement sa circulation et sa présence en ligne au sein d'un Mémorial numérique. Dans quelles mesures les possibilités techniques qu'offre le numérique permettent-elles une évolution des formats d'écriture et influent-elles sur les pratiques de lecture et de circulation de ces « textes »3 ? Comment la circulation de ces portraits « mobiles » au sein des réseaux sociaux - les faisant cohabiter avec des informations plus personnelles ou d'une tout autre nature - vient-elle modifier notre rapport à l'événement terroriste en réduisant notamment la distance entre les faits et le lecteur ?
- 4 4 Les attentats du 13 novembre 2015 ont fait en tout 130 morts. Comme le souligne la rédaction du (...)
- 5 Sylvie Kauffmann, Aline Leclerc, Alexandre Pouchard, Manon Rescan, « #EnMémoire, comment “Le Monde” (...)
- 6 Les « Portraits of Grief » sont aujourd'hui rassemblés dans un ouvrage intitulé Portraits: 9/11/01. (...)
- 7 lemonde.fr, «Une» du Mémorial « #ENMEMOIRE », <http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/visuel/2015 / (...)
4Le Mémorial numérique réalisé par le journal Le Monde, qui comporte en tout 112 portraits4, constitue l'objet central de cette analyse ; les autres formes d'hommage venant compléter notre étude. La scénographie du Mémorial présente la particularité de souligner clairement le caractère exceptionnel du dispositif, renseignant le lecteur sur le caractère, lui aussi exceptionnel, de l'événement. Ce dispositif a d'ailleurs suscité de nombreuses réactions de la part des lecteurs qui ont commenté les portraits et participé à leur circulation. Ce projet éditorial était accompagné d'un méta- discours produit par la rédaction qui, comme l'avait déjà remarqué Adeline Wrona pour les « Portraits of Grief » du New York Times rédigés après le 11 septembre 2001, mimait la transparence informative par la transparence éditoriale (Wrona, 2005). L'un des articles publiés sur le blog du journal explique ainsi que, dès la nuit du 13 novembre, la rédaction a pris la décision de s'inspirer de l'initiative du New York Times en projetant de réaliser une série de portraits pour les victimes des attaques terroristes56.La rédaction du Monde poursuit en expliquant avoir un double objectif avec la réalisation de ce Mémorial : ces portraits de victimes sont réalisés pour « leur donner un visage, raconter qui elles étaient, leur rendre leur vie, à travers ceux qui les connaissaient et les aimaient » et « les installer, aussi, dans notre souvenir »7.
- 8 Le projet ASAP (Archives sauvegarde attentats Paris), financé par le CNRS, s'intéresse notamment à (...)
5Par ce désir de transmission et d'inscription dans la mémoire collective, nous observons une forme de patrimonialisation de l'événement et de ses conséquences8, « processus par lequel un nouveau lien va être construit entre le présent et le passé » (Davallon, 2015, 50). Cécile Tardy et Vera Dodebei (2015, 10) soulignent à ce sujet que tout patrimoine doit son existence à un processus de construction sociale. Dans le discours d'accompagnement des portraits, leur circulation et les prises de parole des lecteurs, nous pourrions y voir une forme de construction sociale de ces portraits en objets patrimoniaux. Ces discours expriment en effet la nécessité de garder en mémoire le portrait des victimes qui se présentent, à travers la restitution de traits saillants de l'individu, comme une « totalité signifiante » rendant compte du récit de vie de la personne. Adeline Wrona souligne alors que ces récits singuliers permettent entre autres d'inscrire en filigrane le système de valeur philosophique et moral d'une société. Le portrait présente, par les mises en scène de l'individu, une remodélisation du particulier et du général, de l'individuel et du collectif (Wrona, 2005).
6Nous questionnerons ce format médiatique afin de voir dans quelles mesures il s'inscrit dans une évolution des formes d'hommage et de deuil, en exposant dans un premier temps la dimension communicationnelle de l'événement et plus particulièrement des actions terroristes, pour ensuite procéder à une analyse sémio-discursive du Mémorial et des discours qui ont entouré et accompagné cette initiative dans différents espaces numériques (Facebook, Twitter et LeMonde.fr).
7L'attaque terroriste acquiert toute sa portée symbolique par le relais médiatique qu'elle provoque et suscite. Si cette forme de provocation médiatique est moins prégnante pour d'autres types de faits, c'est par le même processus de narrativisation et de matérialisation opéré par le média que ces faits se voient dotés du statut d'événement.
8Dans son analyse sur la couverture médiatique d'une explosion dans une centrale nucléaire, Eliseo Veron rappelle le rôle joué par les médias dans la construction de l'événement : « Les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tous faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n'existent que dans la mesure où ces médias les façonnent » (Veron, 1981, 7-8). La couverture médiatique de l'événement permet non seulement à un public plus large de prendre connaissance des faits, mais elle lui donne également une consistance sémiotique composée de textes, d'images, infographies, de sons. Selon les moyens techniques déployés, l'événement revêtira des formes différentes et activera des modes de lecture particuliers chez le public. L'arrivée et le développement des dispositifs numériques dans notre paysage médiatique ont favorisé l'émergence de nouveaux formats d'écriture pour « façonner » l'événement et le donner à lire.
- 9 9 Cité par Julia Bonaccorsi, « Approches sémiologiques du web », (Barats, 2013, 138).
- 10 10 Id., 135.
- 11 11 Id., 144.
9Ces formats d'écriture proposent notamment une forme d'interactivité avec les utilisateurs qui ont la possibilité d'« agir » sur le texte par la présence de « signes passeurs », c'est-à-dire d'« outils » permettant d'agir directement sur le texte et qui se donnent à lire comme tels par des « opérations sémiotiques » (Souchier et al., 2003)910. Signifiant que d'autres fonctionnalités peuvent être activées, les signes passeurs procurent au lecteur l'impression d'être en quelque sorte « producteur » du texte. Julia Bonaccorsi mentionne cette fonctionnalité du web, « le texte à l'écran est doublement » produit » dans la lecture, par son affichage technologique (paramètres logiciels et support technique) et par la participation du lecteur qui doit agir sur le dispositif technique par le biais d'autres signes »11. Le lecteur peut également agir sur le texte en choisissant de le faire circuler. Cette circulation est anticipée par les professionnels de la communication qui produisent pour le web des textes facilement fragmentables et décontextualisables comme nous le verrons pour les portraits en ligne du Monde11.
10Lors de ce processus de médiation entre les faits et le public, une mise en récit de l'événement est faite. Paul Ricœur décompose cet acte de médiation en trois temps, qu'il nomme mimèsis. La reconfiguration de l'expérience s'opère alors en tenant compte des caractéristiques techniques et symboliques du média, de ses possibilités et contraintes matérielles, et du public potentiellement en contact avec ce support.
- 12 12 Les scripts, comme les « schémas » ou les « matrices », correspondent à des « structures mental (...)
- 13 13 Sylvie Kauffmann et Aline Leclerc, « En mémoire du 13 novembre », Lemonde.fr, le 22 décembre 20 (...)
11Le premier temps de la reconfiguration est celui de la mimèsis I que Paul Ricœur définit comme la phase où le producteur du récit va réaliser une « précompréhension du monde de l'action » (Ricœur, 1983, 108). Cette activité vient en amont de la création du récit, elle vise à identifier les médiations symboliques de l'action pour ensuite pouvoir les imiter et élaborer une signification articulée de celle-ci. Cela correspond au moment de l'investigation journalistique et, dans notre cas, au moment où les journalistes vont à la rencontre des proches des victimes afin de mieux les connaître. Ce temps de la mimèsis est dépendant du discours produit par les proches et du regard porté par le journaliste sur ces témoignages. Un regard qui évolue notamment selon ses expériences professionnelles et personnelles, venant forger les « lunettes » du professionnel (Bourdieu, 2008, 18). De même qu'« il est impossible d'aborder un texte sans préjugés et, loin de constituer une entrave au processus interprétatif, ces derniers sont au contraire absolument nécessaires pour rendre le texte intelligible » (Baroni, 2007, 161). Pour appréhender l'événement, le journaliste fait obligatoirement appel à des scripts12 pour le comprendre. Il peut également faire appel à sa sensibilité, surtout lorsque les caractéristiques de l'événement et sa localisation favorisent l'instauration d'une forme de proximité entre les faits et les journalistes. Cette sensibilité a notamment été soulignée par les journalistes qui ont parlé d'un « journalisme d'empathie » dans leur discours d'accompagnement13.
- 14 14 Sylvie Kauffmann et Aline Leclerc, idem.
12Dans un deuxième temps vient la mise en récit, la configuration : « avec mimèsis II s'ouvre le royaume du “comme si” » (Ricœur, 1983, 125). À partir d'une « pré-compréhension du monde » le narrateur effectue une médiation en réalisant une mise en récit de l'action. Ce moment de configuration se produit lorsque le journaliste agence et donne une forme aux matériaux recueillis pour les partager. L'objectif annoncé par les journalistes du Monde était ainsi de réaliser des portraits vivants, notamment en citant régulièrement les proches, et de « rendre à chacun son nom, son visage, son histoire »14. Et cela dans un format plus long que celui imposé par le réseau social Twitter, néanmoins contraint par l'espace de la page puisque ces portraits étaient également publiés dans le journal papier. Un travail de sélection des traits de personnalité de la victime, des anecdotes et des citations était alors nécessaire pour garder une certaine concision, tout en rendant à chacun « son histoire ».
13Enfin, le récit prend son sens plein dans la mimèsis III, temps d'intersection entre le monde du texte et le monde du lecteur qui, par son activité de lecture, reconfigure le récit (Ricœur, 1983, 136). À ce moment de la mimèsis, les portraits sont partagés avec le public qui interprète à sa manière le récit et l'intériorise. Dans le cas des médias en ligne, il est important de tenir compte du fait que ce moment de lecture puisse s'opérer dans différents contextes. D'une part, le lecteur peut lire ces portraits dans des environnements très variés puisque les médias numériques favorisent cette forme de mobilité. Et d'autre part, l'internaute a pu découvrir les portraits dans différents espaces numériques comme le site du journal, mais aussi son fil d'actualité Facebook ou Twitter. L'utilisateur découvre alors une vignette composée d'une photo de victime, de son nom et de son âge qu'il n'identifie peut-être pas tout de suite comme un portrait de victime. Cette apparition au sein d'un espace plus personnel et familier de l'internaute peut représenter une forme d'immiscion non voulue par celui-ci. Le récit de ces vies interrompues côtoie ainsi des informations de la vie quotidienne de l'utilisateur qui, sur un même écran, par intermittence, peut ouvrir sa boîte mail, son compte Facebook, procéder à un achat en ligne et lire un portrait de victime.
14L'internaute a également la possibilité de publier les portraits sur son profil. Cet acte de « partage », qui peut être accompagné d'un discours d'escorte plus personnel, peut être appréhendé comme un acte d'hommage envers la victime, mais également comme un acte ritualisé d'échange de contenu avec ses autres contacts. Propice à un rassemblement grégaire autour de la figure de la victime, le portrait numérique incite à l'expression d'une émotion faisant souvent consensus autour de la tristesse éprouvée envers la victime et ses proches et l'indignation envers les terroristes. L'internaute se définit également par cet acte de publication qui apparaît sur son profil et vient constituer une expression de soi digitale.
15Construite en trois temps, la mimèsis n'est pas un phénomène linéaire, mais circulaire. Ainsi, la mimèsis III, l'activité de reconfiguration du récit effectuée par le lecteur, influence la pré-compréhension qu'il aura de son environnement au moment de la mimèsis I. De même, l'activité de reconfiguration du lecteur de la mimèsis III, donnant un sens au récit, est prise en compte par le producteur de récit (journaliste ou internaute) dans la mimèsis II. Bien que les trois temps composant le « cercle de la mimèsis » aient un impact les uns sur les autres, ce processus circulaire n'est pas « vicieux » (id., 138). Paul Ricœur parle plus d'une spirale sans fin qui fait passer la médiation plusieurs fois par le même point, mais à une altitude différente (ibid.). Les attaques terroristes passées et leur couverture médiatique ont ainsi un impact sur le traitement journalistique d'événements de cette nature à venir. Nous l'avons vu notamment avec les portraits réalisés à la suite du 11 septembre 2001 qui ont inspiré la rédaction du Monde pour ce Mémorial. De même, les journalistes du Monde ont poursuivi cette initiative avec la rédaction de portraits pour les attentats de Bruxelles survenus le 22 mars 2016, et les attentats de Nice le 14 juillet 2016. La rédaction de portraits de victimes et leur circulation numérique semblent ainsi s'être instituées comme rituel d'hommage et de deuil au sein de nos sociétés confrontées aux actes terroristes.
16Les liens entre les médias et le terrorisme étant forts, Daniel Dayan parle de « partenaires indissociables » (2005, 18), nous pouvons émettre l'hypothèse que ce processus de mise en récit, qui exploite les différents formats médiatiques, et notamment ceux qu'offre le numérique, aura une influence sur les formes de terrorisme à venir.
17Dans l'ouvrage collectif La terreur spectacle. Terrorisme et télévision (id.), les différents auteurs s'interrogeaient sur la rencontre d'un événement terroriste comme celui du 11 septembre 2001 et un média, la télévision. Où l'événement terroriste a-t-il vraiment eu lieu ? Pour les chercheurs, celui-ci s'est pleinement déployé dans la sphère publique, notamment grâce au relais médiatique opéré par la télévision. Ce média de l'image offrait en effet à l'événement une publicité sans précédent, sans laquelle il n'aurait pas pu obtenir l'impact visuel qu'il a eu et auprès d'un aussi large public. La violence terroriste est perpétrée au nom d'une doctrine, c'est-à-dire d'une certaine vision idéologique ou politique du collectif et menée par des acteurs qui ne constituent pas, en tout cas de manière ostensible, des États (id., 15). Cette « dramaturgie sanglante », qui est principalement destinée aux gouvernements, est adressée aussi, par le biais des médias, aux sociétés et publics qui les composent (id., 16).
- 15 15 Olivier Hertel, « Cyber-terrorisme : un recrutement en 4 phases », Sciences et Avenir, 16 novem (...)
- 16 16 LaVoixduNord.fr, « Terrorisme : face à la menace de l’EI, les réseaux sociaux ”passifs” », 22 j (...)
18Depuis quelques années, la responsabilité des réseaux sociaux, et de manière plus générale d'Internet, est pointée du doigt dans le développement du terrorisme. Les capacités techniques qu'offre ce média ressortent lors des débats. Tout d'abord, la possibilité sur Internet de pouvoir « endoctriner » et recruter à distance de nouveaux djihadistes, notamment grâce à la fonctionnalité des algorithmes qui favorise un ciblage et un repérage des nouvelles recrues, est mentionnée15. Internet est alors décrit comme un outil de surveillance et de contrôle au profit d'une propagande. Il est également perçu comme un médium puissant pour la diffusion d'images de violences terroristes. Ce relais est fait par les auteurs eux-mêmes, qui ont la possibilité de mettre en ligne des vidéos ou messages renseignant leurs dernières actions ou porteurs de menaces16, mais aussi par des personnes témoins de ces actes de violence qui les diffusent sur les réseaux sociaux. Les smartphones et le développement de caméras plus légères contribuent également à cette diffusion massive et à la démocratisation d'une forme d'auctorialité.
19Les sites d'information participent aussi à la diffusion de ces messages par une production prolifique autour des actes terroristes. Ainsi, si le terrorisme consiste avant tout à signifier qu'un acte de violence a été commis envers une société, il trouve dans les médias numériques une diversité de formats permettant de le faire savoir. La signification de cette violence ne passe pas uniquement par la monstration d'actes de violence, d'autres récits peuvent en rendre compte et accentuer la valeur symbolique des dommages commis par une attaque terroriste. Nous émettons notamment l'hypothèse que la diffusion et la circulation de portraits de victimes d'attentats peuvent produire une émotion chez le public et donner davantage d'ampleur symbolique aux actions terroristes.
20L'analyse sémio-discursive du Mémorial en ligne du Monde et des portraits qui le composent, nous invite à questionner la portée « pathémique » de ce format. Le concept de « pathémie », théorisé par Patrick Charaudeau, permet d'envisager les émotions d'un point de vue discursif (2000, 127). N'étant pas cantonnées au domaine de l'affect et du ressenti, les émotions s'appréhendent aussi dans le texte. Jacques Fontanille souligne à ce sujet que le pathos - la partie de la rhétorique s'intéressant aux moyens propres à émouvoir le public - a longtemps été réservé au domaine de l'auditoire. La rhétorique générale s'intéressait alors aux effets « perlocutoires », c'est-à-dire aux effets produits par le texte (Fontanille, 2007, 6). Pourtant, l'auteur rappelle qu'avant d'observer les effets produits, il est important de regarder le texte car « pour que l'énonciation argumentative soit persuasive », elle doit « programmer, prévoir ou inscrire en filigrane les formes des émotions qu'elle entend susciter chez l'énonciataire ». L'émotion est donc déjà dans l'énoncé, « dans ses formes et dans ses structures » (ibid.). L'analyse du texte permet ainsi de souligner les procédés rhétoriques propices à son déclenchement. Elle s'intéresse aux effets visés ou supposés et non aux effets produits (Charaudeau, 2000, 136).
- 17 17 Les recherches de l’auteur prennent notamment appui sur le projet « Éternités numériques » (ene (...)
21Le terme « Mémorial » renvoie à la fois à un lieu physique et à un écrit permettant de garder en mémoire un défunt. Pour le Mémorial en ligne, nous retrouvons ces deux dimensions puisqu'il s'agit à la fois d'un lieu, certes numérique mais qui sur sa « Une », par la juxtaposition des différentes photos, fait « monument », et un ensemble de portraits dont l'objectif est de garder en mémoire les personnes disparues. Il constitue en quelque sorte un « Lieu de mémoire », c'est-à-dire un lieu « symbolique », « fonctionnel », mais aussi « topographique » (Nora, 1984) puisqu'il organise, à travers un dispositif numérique, un espace éditorialisé consacré à la mémoire des victimes. Hélène Bourdeloie, qui s'intéresse au « rôle » des dispositifs numériques dans le rapport à la mort et les rites qui leur sont associés, souligne les nouvelles formes de rituels funéraires que les médias numériques offrent (Bourdeloie, 2015, 117)17.
22La scénographie du Mémorial en ligne du Monde est propice à cette forme de ritualisation. Le fond noir, une couleur associée au deuil dans notre société, la sobriété de la page et l'homogénéité sémiotique qui s'en dégage, lui confèrent une certaine solennité. Sur cette « Une » du Mémorial, nous retrouvons très peu de texte et la publicité y est absente. Ces différents éléments sémiotiques tranchent clairement avec l'esthétique habituelle du site pour l'information quotidienne. Par cette mise en scène sémiotique, l'internaute perçoit rapidement que les pages du Mémorial font partie d'un dispositif exceptionnel, d'un genre hybride créé spécialement pour l'événement. Cette organisation tranche notamment avec un type d'information qui se rapproche le plus du contenu ici déployé, à savoir les pages nécrologiques. Pour celles-ci, en effet, nous notons qu'elles reprennent principalement les codes du format classique de l'article en ligne avec un fond blanc, la présence de visuels insérés au sein du texte et des publicités. Le ton employé pour retracer la vie de personnes connues est également proche de celui généralement adopté par le journal. Bien qu'il soit un peu plus laudatif concernant le parcours de l'artiste, de l'homme politique, de l'écrivain, etc. décédé qu'un article classique, ces portraits n'omettent pas certains travers et échecs du défunt. La mention de traits plus négatifs ne se retrouve pas dans les portraits des victimes d'attentat. Les portraits mettent surtout en avant les qualités de la personne, les défauts y sont tournés à son avantage, rendant les personnes décrites particulièrement attachantes et sympathiques.
23Au niveau de l'organisation générale, la vision synoptique qu'offre la « Une » sur l'ensemble des victimes permet de « sentir le nombre », de créer du lien entre ces différentes individualités. Il est également possible, sur cette page, de faire émerger des sous-groupes en sélectionnant le lieu de l'assassinat. Les photos des personnes assassinées restent alors en couleur alors que les autres s'assombrissent. La disposition des portraits n'est cependant pas dépendante du lieu, mais plutôt de la date d'écriture et de mise en ligne sur le site. Ainsi, lorsque l'internaute sélectionne un lieu, il voit plusieurs visages éparpillés sur la page s'éclairer. Cette disposition reconfigure une certaine forme de l'aléa, spécifique à l'événement terroriste qui ne touche pas personnellement des individus, mais peut frapper n'importe qui, à tout moment et à différents endroits, comme cette scénographie numérique le spécifie.
« Une » du Mémorial Le Monde
- 18 18 Julia Bonaccorsi, op. cit., 136.
- 19 19 Dominique Maingueneau, « Genres de discours et web : existe-t-il des genres web ? », (Barats, 2 (...)
24Le passage du curseur de la souris sur une photo, nous permet également de faire apparaître le nom et l'âge de la victime : « le signe réagit matériellement à son usage en se transformant »18. Les photos se présentent alors comme des zones pouvant, par un clic, donner accès à un autre espace. Le module n'apparaît donc pas, comme le souligne Dominique Maingueneau, comme « un texte ou un fragment de texte autosuffisant », mais plutôt comme une « porte, un échangeur »19. C'est alors à l'internaute de faire le choix d'ouvrir cette « porte » pour découvrir le portrait de la victime. Ce passage à l'action demande une certaine implication de l'utilisateur qui opère ce choix de manière aléatoire ou selon les critères renseignés par le site : lieu de l'assassinat, visage de la victime, nom ou âge. Par identification, curiosité ou lien particulier entretenu avec le lieu de l'attaque, l'internaute choisit alors, en « agissant » sur le texte, de découvrir « l'histoire » de la victime telle qu'elle a été décrite par ses proches et écrite par le journaliste.
- 20 20 (Wrona, 2005).
- 21 21 Sylvie Kauffmann et Aline Leclerc, op. cit.
25L'écriture des portraits s'est faite dans un contexte particulier. La proximité géographique et socio-culturelle que présentaient les faits avec les journalistes et le caractère particulièrement violent de l'événement ont favorisé ce que la rédaction a décrit comme un « journalisme d'empathie » : « Notre distance habituelle, ce cynisme si mal compris à l'extérieur mais qui nous sert de rempart parfois, tout s'est écroulé devant cette nouvelle proximité »21. La distance et l'« objectivité » journalistiques normalement prônées par la profession ne faisaient pas partie, dans ce cas de figure, des règles d'écriture. Il s'agissait moins finalement de dresser un portrait fidèle et exhaustif de la victime que de garder certains traits saillants pour en faire un récit de « vie exemplaire ».
26Dans son analyse des « Portraits of Grief », Adeline Wrona souligne en effet l'articulation qui s'opère à travers ces « mises en scène de l'individu » entre des « “vies minuscules”, qui ne signifient en apparence rien d'autre qu'elles- mêmes, et des “vies exemplaires”, conçues comme des modèles édifiés en fonction d'un système de valeur philosophique et moral » (Wrona, 2005). Les portraits rédigés par la rédaction du Monde, mais également ceux publiés par le journal Libération, rendent compte de ce mouvement opéré entre les « vies minuscules » et les « vies exemplaires ». Ainsi, bien que chaque portrait souhaite présenter la singularité et l'originalité de l'individu, il se dégage de ces récits des topiques récurrentes qui mettent en avant un système de valeurs opposé à celui que semblent revendiquer les terroristes.
27Dans ces topiques récurrentes, nous retrouvons notamment la référence à la vie, aux valeurs enseignées et incarnées par les victimes, pour lesquelles on souligne principalement une joie de vivre : « cette jolie croqueuse de la vie » (Marion Pétard Lieffrig, 24 ans), « “Sunshine”. C'est ainsi que ses amis le surnommaient, pour sa joie de vivre, son espièglerie, son sourire ultra- bright... » (Sébastien Proisy, 37 ans). Les portraits mentionnent alors une « bonté », une « naïveté » et une croyance en l'humanité (Quentin Mourier, 29 ans), une « douceur », une « aversion au conflit », une « ouverture d'esprit » (Mathieu Hoche, 37 ans) incarnées par les victimes. Ces valeurs suggèrent une vision du « vivre ensemble » et sont notamment présentées comme liées à l'éducation reçue : « Il était très proche de ses parents. On voyait que c'était un enfant élevé dans l'amour. » (Christophe Lellouche, 33 ans), « Un bain permanent de culture, de tolérance, d'ouverture au monde. » (Victor Munoz, 24 ans).
28Les portraits mentionnent aussi un ensemble de liens entre les victimes et la société. Elles sont insérées dans un cercle amical, familial, de travail ou amoureux : « Des potes, plein de potes », (Christophe Lellouche, 33 ans), « Il est parti heureux, aimé et aimant ». (Yannick Minvielle, 39 ans). Leur carrière, leur passion ou leurs études sont aussi présentées comme des marqueurs d'un ancrage social fort, d'une sociabilité qui se retrouve aussi dans l'exposition des raisons de leur présence sur les lieux des attaques : l'habitude de fréquenter un café, des retrouvailles entre amis ou l'amour de la musique. C'est alors un style de vie qui est mis en avant à travers ces portraits et qui est présenté, en filigrane, comme contraire à celui que revendiquent les terroristes.
29D'un point de vue rhétorique, pour rendre ces portraits « vivants », les journalistes n'hésitent pas à citer la parole des proches qui décrivent un trait de la personnalité du défunt, une anecdote, des « petits faits vrais » qui offrent un « instantané », une « photographie » de la personne (ibid.) : « “Le plus grand déconneur de la Terre”. Pierre Viallaneix résume d'un trait enthousiaste son ami Yannick Minvielle. » (Yannick Minvielle, 39 ans). La précision favorise également la réalisation de cet « instantané » de l'individu, elle l'ancre dans une quotidienneté propice à une forme de proximité. De nombreux détails sur les lieux fréquentés, le nom des amis, des collègues, les goûts alimentaires etc., viennent ainsi nourrir ces portraits : « Florian Giraud, avec qui il avait descendu la semaine dernière quelques pintes au Petit Pressour, bar-PMU de la rue Saint-Maur (11e) » (Christophe Lellouche, 33 ans).
- 22 22 Cité par Rabatel, Florea (2011, 21).
30Enfin, ces récits de vie viennent rappeler la rupture et l'absence d'un futur par l'évocation des attaques et des projets qui ne pourront être accomplis : « Elle était là, le 13 novembre, avec Romain, quand les tueurs sont arrivés. Ils se voyaient bien devenir adultes ensemble. » (Samia Mondeguer, 30 ans). Pour souligner la rupture et évoquer la mort, des expressions et périphrases très variées sont employées. Louis-Vincent Thomas rappelle à ce sujet que si vivre compte en français trois ou quatre synonymes, mourir en compte plus de trente, sans compter les périphrases (Thomas, 2000)22. Cette diversité se retrouve dans les portraits où les journalistes utilisent des termes comme « vaciller », « tuer » ou « faucher » pour marquer la rupture.
31Plusieurs textes ont accompagné et circulé autour des portraits de victimes. Émanant de la rédaction ou des internautes, ces derniers soulignent la fonction rituelle de ces portraits, leur portée pathémique et le besoin de récréer du lien après un événement qui a bousculé les valeurs d'une société.
32Ce besoin et désir d'unification se retrouve notamment dans le texte chapeautant le dispositif des portraits, la rédaction marque en effet une forme d'union entre le lecteur et le journaliste par l'usage du « nous inclusif ». Un dépassement entre le statut de lecteur et de journaliste est opéré pour faire référence uniquement à celui d'être humain appartenant à une même Nation.
33Ce texte souligne également la volonté de « re-présenter » à nouveau les victimes : « nous avons voulu leur donner un visage, raconter qui elles étaient, leur rendre leur vie ». Marie-Laure Florea a noté ce phénomène de « re-présentation » du mort dans les nécrologies. Par le biais du discours, la nécrologie rend à nouveau présent le défunt, elle souligne alors la fonction rituelle de ce récit qui permet à la fois un travail de deuil, mais aussi « de faire société autour des valeurs que le mort incarnait au plus haut point » (Rabatel, Florea, 2011). Dans les portraits du Monde, nous avons pu souligner cette mise en avant de valeurs incarnées par les individus, derrière lesquelles se dessinait en creux leur absence chez les terroristes. La fonction rituelle des portraits est alors évoquée par les internautes qui expriment le besoin d'en parler pour ne pas oublier comme le souligne ce tweet : « Pour ne jamais oublier, continuons à parler, à écrire » ou les messages de remerciements postés sur le site du Monde : « Des portraits émouvants à jamais gravés dans nos mémoires ! », « Ces victimes vivent désormais en nous pour toujours ».
34D'autres, s'interrogent au contraire sur ce dispositif, comme cet internaute qui souligne la difficulté qu'il a à lire ces portraits propices à l'identification et à une empathie « trop noblement titillée ».
- 23 23 Les individus réticents à la lecture des portraits ne naviguent pas nécessairement sur ces page (...)
35Moins nombreux23, ces commentaires posent néanmoins la question du rôle symbolique de ces portraits au fort potentiel pathémique et la proximité qu'ils instaurent entre les faits et les lecteurs. Une émotion qui est notamment soulignée dans ce tweet :
- 24 24 Sylvie Kauffmann et Aline Leclerc, op. cit.
36Objets de deuil et de mémoire, les portraits de victimes modélisent la représentation des liens entre individu et communauté (Wrona, 2005). Les médias numériques favorisent alors, par la possibilité de partage et d'interaction, la mise en visibilité de ces liens. Ces derniers sont notamment institués par la rédaction du Monde qui mentionne, dans un article de « clôture » des portraits, l'existence d'une « génération ». Après avoir exposé les singularités de chacun dans les portraits, les journalistes présentent ainsi leurs dénominateurs communs : « Une génération libre, joyeuse, grégaire, généreuse à sa manière, moins engagée politiquement que la précédente et en même temps connectée et soucieuse de l'autre. »24 Les portraits des victimes sont présentés comme révélateurs d'un « tout », leur apparente singularité semble en réalité nous renseigner sur notre société. Nous retrouvons dans ce texte d'accompagnement, la logique synecdotique du portrait soulignée par Adeline Wrona dans son analyse des « Portraits of Grief » du New York Times : « La vie de tous ces disparus recompose l'image d'un gigantesque vivre-ensemble », cela s'opérant « par la reprise de scripts actionnels qui incarnent l'imaginaire national, et plus largement par la représentation de toutes les formes du lien » (Wrona, 2005).
37Le portrait et sa place au sein d'un Mémorial numérique sont propices au surgissement d'effets pathémiques et présentent des enjeux politiques. Ce dispositif médiatique favorise la mise en visibilité d'une violence qui s'incarne à travers le récit de ces vies interrompues par les actes terroristes. Faisant « sentir le nombre », le kaléidoscope de ces portraits et leur circulation au sein de différents espaces numériques reconfigurent notre rapport à la mort : « Par la présence numérique du défunt dans la quotidienneté, la mort n'est plus à distance, mais fait l'objet de routines ritualisées » (Bourdeloie, 2015).