114 mai 2011, l’affaire DSK. Le live du Monde.fr est un cas d’école, avec 40 heures de couverture ininterrompue, 2 millions de visites et 20 000 commentaires d’internautes (pour seulement 276 publiés)1. 11 mars 2011, Fukushima : les réacteurs 1, 3 et 4 de la centrale nucléaire sont totalement détruits par des explosions. Une semaine de couverture dans les médias, où la question de la clôture en ligne a déclenché des réactions inattendues d’internautes et constitué un dilemme pour les journalistes : à quel moment doit-on ouvrir et fermer une couverture live ? Qui ou quoi clôt l’événement ? La clôture par les journalistes d’un espace en ligne dédié à un événement fait même débat à l’heure de la co-construction par les lecteurs de l’information rendue possible par ces nouveaux formats journalistiques : « Sur Fukushima on a eu des réactions assez dingues : “Non vous pouvez pas fermer le live, après tout ce qu’on a vécu...” Beaucoup de gens autour de moi [le rédacteur en chef du Monde.fr] m’ont raconté comment ils avaient vécu le printemps arabe chez nous » (Pignard-Cheynel, Sebbah, 2015). 23 juin 2016, le référendum pour le Brexit. Quand « l’immédiat » devient historique (Neveu, Quéré, 1996) et que les interprétations « à chaud » des observateurs font déjà partie, comme le souligne Pierre Nora, de l’événement lui-même. Un événement qui recouvre une complexité sociale inaperçue ou écrasée par les cadrages médiatiques précédant l’événement et qui ressurgit pourtant là de manière inattendue. 30 octobre 2016, le « pizza gate ». Un événement en série vécu en direct de manière épisodique. Un fait qualifié de faux dès le départ par le New York Times et qui pourtant se mue en événement et donne lieu à une fusillade, puis au départ de Michael Flynn Jr de l’équipe de campagne de Donald Trump. On se souvient de ses mots sur Twitter : « Tant qu’il n’a pas été démontré que le #pizzagate est un bobard, cela reste une histoire ». A l’origine de cet événement, le même site proche de la droite dure américaine, 4chan, mettant en circulation un faux document sur un prétendu compte aux Bahamas qui appartiendrait à Emmanuel Macron, 2 heures avant le débat du second tour de l’élection présidentielle française.
2Autant d’événements politiques qui soit sont nés soit ont été couverts et documentés en direct et en ligne, qui ont bousculé la couverture médiatique traditionnelle, perturbé les usages classiques de consommation de l’information, fait disrupter le cours politique au niveau national et international, et qui ont été « vécus » par les internautes en ligne (rendant inopérante la loi du « mort-kilomètre » ou loi de proximité, qui est une règle de base en journalisme).
3L’affaire DSK aura même pour effet de propulser le réseau de micro-blogging Twitter hors d’une sphère quasi confidentielle d’usagers, jusqu’à se substituer aux dépêches AFP, les médias leur préférant des tweets de témoins et de journalistes à l’intérieur du tribunal (Pignard-Cheynel, Sebbah, 2014).
4Vivre l’événement, faire vivre l’événement, faire l’événement, identifier ou qualifier le fait d’événement. Autant de dimensions et d’acteurs, de postures, qui ont pour point commun l’effet de sidération, l’impossibilité d’anticiper et la rupture d’intelligibilité. Autant de dimensions à explorer pour le ou la chercheur(e) en sciences humaines et sociales...
5Ce numéro de Sciences de la Société a pour ambition de réunir des travaux qui interrogent et explorent l’événement politique en ligne dans ses intersections, ses marges et ses multiples arènes à l’heure du numérique, de sa plateformisation. Un événement dit politique dont il faut s’interroger sur ce qu’il est précisément, ce qu’il représente au-delà de l’émotion, des effets de sidération, des contextes individuels, alors que comme le soulignait Davidson, « tout concourt à l’identifier » (Davidson, 1980 ; Livet, 2008).
6D’un côté, nous pouvons partir du constat circulant et idéalisant sur les effets du web, du nouvel écosystème pour l’événement politique qu’induirait radicalement le numérique : celui-ci serait un levier pour l’empowerment des citoyens, un accélérateur de la publicisation des informations ; il offrirait une nouvelle dynamique au fait politique.
7D’un autre côté - et c’est là l’hypothèse de départ de cette revue - nous pouvons aussi partir de l’idée selon laquelle la multiplicité des acteurs et des plateformes, l’hybridation des énonciateurs, la reconfiguration en théorie quasi infinie des récits en ligne,, n’entraîne pas nécessairement un pluralisme dans les discours, ni ne constitue réellement un levier décisif pour l’em - power ment et éviter le « tropisme techniciste » (Wojcik, Monnoyer-Smith, 2014).
8L’article d’Arnaud Mercier déconstruit même cette idée. Le numérique ne fabrique pas l’événement, de la même façon que les médias à l’ère prénumérique ne fabriquaient pas non plus l’événement, à rebours selon l’auteur de la thèse avancée par Pierre Nora en 1972.
9De la même manière, si l’on considère, non plus la genèse, mais l’accélération du temps de l’événement avec l’arrivée du numérique, il faut d’emblée la confronter avec la pérennité des informations sur le web, leur élasticité. Et ce, afin de prendre le contrepied d’un folklore imaginaire quant aux effets du web sur l’information et la communication.
10Si l’accélération peut caractériser la dimension numérique, il faut ici souligner que l’événement politique en ligne n’est pas nécessairement fulgurant, bien au contraire. On trouve sur Internet des conversations autour d’événements, longtemps après que les médias classiques, qui ont un format plus rigide, n’en parlent plus - pérennité déjà soulignée par les travaux en 2012 de Bernard Rieder et de Nikos Smyrnaios au sujet de l’information d’actualité sur Twitter. L’événement politique en ligne serait donc plus pérenne que dans les médias classiques, plus lent mais aussi plus subjectif, si l’on suit les travaux de Franck Rebillard, Dominique Fackler et Emmanuel Marty en 2012, au sujet de ce qu’ils nomment un « méga-événement », l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima en 2011. Ils constatent que les blogs, sites web participatifs, prennent davantage position que les médias en ligne et les médias classiques, qui relaient l’information de façon plus factuelle. Ils rendent aussi à nouveau opératoire, à l’heure du numérique, l’analyse constructionniste du « cycle de médiatisation » (mise en réseau des médias, un sommet de l’information - les procédures d’évacuation d’urgence de la population - et un discours de clôture avec des prises de position sur le nucléaire notamment de la part des médias) proposée par Eliseo Veron en 1981, à propos de la catastrophe nucléaire de Three Mile Island, le 28 mars 1979 dans l’Est des Etats-Unis. Sans les fuites des responsables de la centrale, « une panne du 28 mars » aurait existé pour des initiés, mais pas « l’événement-accident nucléaire ». Les événements en quelque sorte ne préexisteraient pas tels des choses ou des objets dont les médias seraient les révélateurs. Ils n’existent que dans l’exacte mesure où ces médias les façonnent et les font circuler. Enfin, dernier liminaire, la question du pluralisme des discours sur l’événement, des multimodalités de l’événement depuis l’arrivée du numérique, doit être interrogée à l’aune des études qui concèdent à rebours un suivisme et une standardisation dans la production médiatique ou les commentaires d’internautes (George, 2011 ; Pignard- Cheynel, 2014).
11Pour autant, les problématiques anciennes en sciences humaines et sociales dont nous allons essayer de retracer les contours ne sont pas nécessairement obsolètes et inopérantes à l’heure du numérique.
12La « nature » même de l’événement en général est dans ce numéro un axe structurant et transversal de la réflexion des auteurs. Déjà, commune à ceux- ci, une définition large du politique doit être retenue, si l’on tient compte de tous les cadres théoriques de leurs articles. Nous conviendrons ici de l’acception suivante : ce qui est relatif à une structure qui renvoie à la chose publique et à la constitution, au cadre d’une société organisée et au vivre ensemble. L’événement politique sera compris comme ce qui affecte, modifie, impacte directement ce vivre ensemble, la société et la chose publique de manière générale, mais aussi ce qui encore affecte, modifie, impacte les pratiques politiques (mouvements de mobilisation qui rendent l’événement politique ; discours et actions des politiques qui s’emparent de l’événement). L’un des présupposés « démiurgiques » de l’événement serait que l’individu ou un collectif peut « faire » ou « initier » un événement dans la sphère publique, « démonstration de sa capacité à agir en affichant son pouvoir de faire changer les choses » (Mercier, 2014 ; Balandier, 1992).
13Déjà, dans les médias classiques, certains auteurs soulignent la tendance à, en un sens, dépolitiser le fait politique, à l’instar par exemple de la tabloïdisation anglo-saxonne, consistant à « traiter le politique à partir de plan resserré » (Gerstlé, 2008). On pense ici à l’affaire DSK en mai 2011, qui constituait un événement politique d’ordre national en France (primaires socialistes, aux élections présidentielles), et qui a largement été commentée, discutée, redocumentarisée en ligne, du point de vue personnel, de la vie privée, et selon un aspect psychologisant. Est-il possible d’isoler l’événement de sa manifestation spectaculaire, selon la distinction envisagée par Bensa et Fassin en 2002 ? ; événement, comme le disait Pierre Nora en 1972, que la redondance notamment caractéristique du système médiatique rend proprement « monstre », en alimentant la faim d’événement et l’aspect sensationnel, en fabriquant en permanence du nouveau, alors même que l’événement par nature ne sort pas de l’ordinaire. Lamizet pose justement cette question de la redéfinition de l’espace public, dans lequel survient l’événement, comme ce qui métamorphose le fait en événement. La dimension politique de l’événement fonderait une spatialité du politique, en définissant des frontières et une topologie intérieure, définissant ainsi ses acteurs. Trois types de parole peuvent ainsi cohabiter en ligne : celle des institutions et de l’administration publique (préfecture, politiques, partis, gouvernement, leaders d’opinion politiques) ; celle des internautes (les citoyens témoins ou commentateurs) ; et celle des médias en ligne. Les mass média n’ont plus à propos des événements ce que Pierre Nora appelait « le monopole de l’histoire ». Ils ne sont effectivement plus le seul espace par lequel « l’événement nous frappe et ne peut pas nous éviter ». A l’ère du numérique, la polyphonie serait telle que l’évènement politique en ligne se manifesterait de façon éclatée et deviendrait difficile à réifier, voire à identifier, tout au moins à mesurer dans l’ampleur et la variété de ses manifestations et de ses acteurs. C’est donc bien cette reconfiguration de l’information, des agendas politiques et médiatiques, et de l’opinion qu’il nous faut interroger à partir de cette interrogation première sur la nature de l’événement.
14Une telle reconfiguration sera questionnée par Eva-Marie Goepfert (« L’événementialisation de la vie privée des acteurs politiques en contexte numérique ») à propos de la « potentialité » évènementielle de la vie privée des hommes politiques en contexte numérique, le « déplacement des objets du récit » via le numérique pouvant transformer des informations en événement et renouveler les questionnements classiques sur l’événementiali- sation de la vie privée des acteurs politiques.
15Poursuivant dans son article une réflexion amorcée en 20062, Arnaud Mercier se prête pour sa part à un essai de typologie de l’événement « politique média - tico-numérique », en le pensant comme le résultat d’une « combinatoire de caractéristiques ». Pour que l’événement politique soit taxé d’événement, qu’il en soit un, nous dit il, il faut un « contexte socio-historique favorable » et une action de la part de ceux qu’il nomme les « entrepreneurs d’événemen- tialisation » (journalistes, internautes, politiques). Sa typologie repose sur un postulat. Un fait social, ou mécanisme social grâce à un contexte favorable, est rendu visible de manière décisive par ces entrepreneurs multiples à l’heure du numérique. On pourrait finalement supposer à la lecture de son article qu’il reconduit en un sens, tout en le renouvelant, le courant des media frames et notamment la théorie de Gamson et Modigliani en 1989, représentants majeurs de cette réflexion, selon laquelle le discours médiatique en général est un entrelacement entre l’opinion publique qui l’informe et l’opinion public qui s’informe.
16C’est cette polyphonie, la densité et la variété des manifestations et de ses acteurs qu’investiguent aussi Franck Bousquet, Nikos Smyrnaios et Emmanuel Marty en s’attachant justement à l’analyse du mouvement politique en ligne initié par la pétition du 18 février contre la loi Travail. L’étude lexicométrique des logiques de signature via les commentaires en ligne conduit les auteurs à convenir qu’au-delà du nombre remarquable de signataires, le contenu du texte de loi fait l’objet d’un rejet réfléchi et renseigné de la part des signataires, reléguant la considération de la participation politique en ligne comme un mouvement viral et irréfléchi au rang de poncif. Le surgissement de cet événement dans l’espace public est ici éclairant sur les logiques de mobilisation électronique et les acteurs. La réflexion des auteurs sur l’identification de ce qui fait à proprement parler événement (le nombre de signataires ? L’ampleur des commentaires ? Le contenu des commentaires ? Le profil des internautes ? La date ? La loi institutionnelle débattue et votée ? Les médias ?) est à ce titre également éclairante car l’événement oblige les sciences sociales à une réflexion sur la ligne de fracture qui le différencie ainsi d’un objet, d’un fait, d’un accident, et même du passé - au sens de Deleuze qui identifiera l’événement comme une discontinuité. L’analyse épistémologique de l’événement et de ses logiques de production et de réception n’est pas nouvelle. L’événement dans ses diverses acceptions peut être appréhendé comme relevant du domaine de la praxis, de l’action au sens où il est contingent et dépourvu en soi de rationalité, comme le souligne Aristote, mais aussi comme le souligne Ricœur, qui le considère comme un processus, une action à analyser plus qu’un résultat ou un objet : « Au plan narratif, l’événement est ce qui en survenant, fait avancer l’action : il est une variable de l’intrigue ». Il y a un « avant l’ affaire », un « après l’affaire », un avant le 7 janvier ou le 11 septembre ou le 26 décembre et un après. Un avant l’affaire qui n’est en rien relié selon Deleuze à l’après, car l’événement inaugure un temps long privé d’ascendance. Et si comme le souligne le penseur, l’événement, bien que coupé de toute ascendance, engendre en aval une descendance innombrable, il n’est alors pas aisé pour le chercheur d’identifier ce que l’événement recouvre précisément, ni de le désigner de façon univoque, s’il est vrai que l’évènement circule entre une diversité d’acteurs et s’incarne dans une multiplicité de phénomènes reliés.
17Pour les sciences sociales, l’événement pose donc problème, comme le souligne Bensa et Fassin, parce qu’à « un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s’entend plus. Le sens devient incertain », et comme le soulignent aussi Daniel Dayan et Elihu Katz (1996) avec la notion de « valeur suspensive de l’événement ».
18Cette valeur suspensive de l’événement est celle-là même qui laisse place à l’effet de sidération sur les plateformes numériques, en créant des espaces commun d’expression des émotions pour les lecteurs des médias. C’est précisément en s’emparant de la question de la sidération et de l’engouement collectif, d’une telle dimension en apparence irréfléchie, que dans son article Bérénice Mariau (« Le mémorial du Monde aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Le portrait numérique comme objet de mémoire, de deuil et d’émotion ») va s’attacher à la dimension émotionnelle de l’événement politique en ligne, afin de mieux l’identifier dans ses ressorts. A partir d’une approche sémio-discursive éclairante sur le format médiatique du mémorial du journal Le Monde, l’auteur identifie ce qu’elle qualifie de « signes passeurs », qui investissent le vide laissé par l’effet de sidération et qui procurent « au lecteur » l’impression d’être « producteur » du texte, in fine de faire vivre l’événement en ligne.
19Cette impression d’être producteur fait écho à l’article de Laura Calabrese qui va encore plus loin, en qualifiant d’emblée l’événement politique en ligne d’« événement de réception ». Elle explore un phénomène très intéressant de récupération par les journalistes d’énoncés d’internautes en réponse à des déclarations politiques. Ces interventions, glanées notamment sur des comptes Twitter, sont utilisées par les journalistes pour prendre la température par rapport à un événement. En cela, le site de microblogging remplit une fonction, non pas de dissémination de l’information, mais de « radar », comme l’écrit Alfred Hermida en 2010 (pour rappel, Hermida appelle ce phénomène « ambient journalism », faisant par là référence à l’omniprésence et à la disponibilité de l’information grâce aux médias sociaux). En publicisant la parole des publics, comme les médias ont traditionnellement l’habitude de le faire pour le discours politique, les journalistes construisent un « événement de réception », qui transforme profondément le statut de cette parole. Pour Laura Calabrese, dont la réflexion est arrimée à une approche en sciences du langage et notamment en analyse de discours, et qui poursuit dans ce numéro ses travaux sur la nomination d’événements plus anciens, la spécificité des usages du web fait que tout énoncé peut se métamorphoser en « énoncé événementiel » si le cadrage journalistique est adéquat. Cela fait un écho lointain aux propos de Pierre Nora en 1972 pour qui l’appropriation journalistique métamorphoserait automatiquement l’événement en « événement monstre ». La nomination d’événements, politique ou non, reposerait donc sur un consensus social et se construit, se négocie par le biais de dispositifs médiatiques. Les publics que l’auteur désigne sous la formule « publics médiatiques », ainsi que les acteurs institutionnels, mettent souvent à mal ce consensus. Le processus de nomination est donc le fruit de ces négociations entre des acteurs multiples. Cette notion de conflits dénominatifs à l’heure du journalisme participatif et du web 2.0, en identifiant une double logique à l’œuvre face à l’événement, serait donc déférentielle mais aussi collective. L’opération de configuration du récit de l’événement dont parle Ricœur impose au journaliste ou aux acteurs d’injecter une causalité, de créer un récit, là où d’abord il n’y en a pas.
- 1 D'après une enquête publiée par Imane Arouet, Nadéra Bouazza et Jean-Laurent Cassely dans Slate en (...)
20Et l’article de Romain Badouard entre autres, nous permet d’explorer les figements et les contours de cette lutte pour l’imposition d’un récit. Romain Badouard (« Etre ou ne pas être « Charlie », Débattre des attentats sur la page Facebook d’un média musulman »), dans une approche au carrefour de l’analyse des controverses et de l’ethnographie des débats et conversations en ligne, aborde les réseaux sociaux comme des « arènes de débat alternatives » , « en interaction avec d’autres arènes médiatiques », donc dotés d’une fonction démocratique, afin de saisir les réactions de publics dits minoritaires ou marginaux aux événements d’actualité. Son article propose une analyse des débats qui ont eu lieu sur la page Facebook du média en ligne Oumma, le « média musulman » le plus populaire en France1 selon l’auteur, en janvier 2015, à la suite des attentats de Charlie Hebdo. L’enjeu de cette étude n’est pas de livrer un aperçu de l’« opinion » de la « communauté musulmane » sur les attentats et ses conséquences. Son objectif annoncé est davantage d’observer comment un public qui dispose d’un accès limité aux médias se saisit des réseaux sociaux pour débattre de questions de société qui le concernent (les polémiques et controverses autour de l’Islam en France). La mise en récit de la reconnaissance de la Palestine par l’UNESCO le 31 octobre 2011 fait par ailleurs l’objet d’une analyse techno-sémio-discursive dans l’article de Camille Rondot (« Sémiotiser “l’événement politique en ligne” : entre rupture du temps et affirmation du temps en train de se faire »), en convoquant les travaux de Lamizet sur la sémiotique de l’événement et en s’attachant à analyser de concert la dimension technique, la matérialité sémiotique et le discours, afin de dégager des enjeux socio-politiques. Le 31 octobre 2011 est annoncée, dans la presse française et internationale, la reconnaissance de la Palestine par l’UNESCO. Elle en devient alors le 195e membre. Le même jour, les Etats-Unis d’Amérique, le Canada et Israël annoncent la suspension de leurs financements. Cette étude permet d’interroger l’espace institutionnel du web et la manière dont l’UNESCO va faire et signifier l’événement, et neutraliser des controverses. L’auteur s’intéresse à la manière dont l’événement se construit dans un cadre institutionnel.
21A l’intersection de ces analyses, et pour de nouveau questionner la genèse de l’événement politique en ligne sur les plateformes, Karolina Koc Michalska (« Les élections présidentielles : un événement politique en ligne. Les acteurs politiques et leur performance sur Facebook lors des élections présidentielles françaises de 2012 ») s’attache précisément à interroger le réseau social Face- book en tant que plateforme créatrice, médiatrice et facilitatrice d’événements. Son objectif : élucider la façon dont les acteurs politiques s’adressent à leurs publics, utilisent les dispositifs des réseaux sociaux comme un élément de leur stratégie de communication pour créer un événement politique en ligne ; sa méthode : une analyse de contenu combinée à une analyse quantitative et webométrique. Son cadre théorique est arrimé à la thèse de Dayan et Katz de 1992, pour lesquels l’élément de surprise de l’événement n’est pas essentiel. Les grandes cérémonies épiques ou de masse qui sont prévues supposent un travail d’anticipation et d’organisation intéressant à étudier dans le surgissement de l’événement et l’ampleur de sa manifestation. Cette posture est à rebours de la lecture d’Arquembourg, pour qui l’événement surgit de manière soudaine ou produit des résultats inattendus. L’étude conclut que le flot communicationnel s’écoule « du haut vers le bas » dans la tradition d’un web 1.0 (omniprésent aux débuts de l’ère d’Internet) plus qu’il n’incite à l’interaction ou cherche à provoquer des échanges, mobilisant les fonctionnalités web 2.0 caractéristiques des réseaux sociaux.
22Il importe également de s’interroger sur l’impact du dispositif sur la manifestation de l’événement. Si l’on tient compte des événements qui ont précédé le développement considérable des pratiques en ligne, comme les attentats de la gare d’Atocha en 2004 (191 morts), on aperçoit déjà une mobilisation des citoyens pour contrer le discours des 10 médias qui relaient à cette époque la thèse politique d’Aznar en désignant l’ETA comme coupables. Les citoyens s’étaient organisés pour diffuser de l’information via des chaînes de SMS et ont pu ainsi coordonner des manifestations dans tout le pays. L’entêtement d’Aznar lui fit perdre les élections législatives, alors qu’il était donné vainqueur, et Zapatero emporta le scrutin. Les effets de recadrage par les citoyens, de co-construction de l’événement sont déjà présents et le dispositif des chaînes de SMS modèle déjà la nature de l’événement. Les travaux et l’approche lexicométrique de Lucie Loubère, Natacha Souillard et Alexia Ducos sur l’événement « Nuit Debout » éclairent cette césure constitutive entre des acteurs et des dispositifs de réseaux sociaux distincts : un discours de presse et la participation en ligne autour de communautés identifiées sur Twitter et Facebook sur une période définie. Cette étude - qui viendra clore les différentes approches scientifiques dans ce dossier thématique - s’attache à la question de la multiplicité des cadrages, de « leurs mises en sens » comme le soulignent les auteurs, des représentations de l’événement Nuit Debout, en prenant appui sur une lecture de l’événement multimodale déjà énoncée par Arquembourg : « un événement [qui] ne fait pas événement pour les mêmes raisons partout » (Arquembourg-Moreau, 2003). Si Twitter laisse place aux polémiques, Facebook laisse émerger des débats de société autour du mouvement, et la presse quotidienne nationale n’a de cesse de contextualiser le mouvement en le rapprochant de l’actualité sociopolitique nationale.
23Deux « notes »4 pour finir, contributions de Gaspard Gantzer et de Pierre- Emmanuel Guigo, livrent les témoignages d’acteurs politiques en prise avec l’événement de crise, et l’événement numérique de manière plus large (présence sur les réseaux sociaux). Le témoignage de Gaspard Gantzer, ancien conseiller en charge des relations presse du président de la République François Hollande, figure ici dans le sillage d’articles de chercheurs, en tant que premier témoignage professionnel, afin de nous livrer des points d’accroche, tracer les contours des arêtes difficiles d’accès pour le chercheur ; le travail de Pierre-Emmanuel Guigo quant à lui donne un accès à des documents de travail internes à la communication de l’Elysée pendant les attentats.
24Saisir la dynamique des comportements discursifs de partage afin de saisir la nature des manifestations de l’événement et de sa circulation est bien l’un des enjeux et l’une des difficultés face au volume des données sur Internet et à leur volatilité.
25Comment tenir compte de leur contexte d’énonciation lorsque l’on constitue des gros corpus nettoyés par des logiciels ou que l’on considère un réseau social ? Quel poids ont les orientations implicites ou explicites dans le partage et la circulation des informations autour d’un événement ? De quelle manière les internautes vont ils enrichir les informations qu’ils feront circuler ? Dans ce contexte de big data notamment et de données parfois volatiles, rétives à la collecte, ou encore qui n’autorisent qu’une collecte partielle (API Twitter par exemple), il est nécessaire pour un sujet tel que celui qui nous occupe dans de dossier de questionner a minima les méthodologies mises en place, la difficulté de leurs mises en place, ainsi que leurs enjeux. L’ouvrage laisse voir une variété de méthodologies et de cadres théoriques liés, et permet de faire émerger des points d’achoppement pour les méthodes d’analyse du web en sciences sociales. Comment considérer d’un point de vue ontologique l’événement, ses multiples versants et représentations, et à la fois constituer un corpus qui ne soit pas déjà frappé d’a priori sur l’événement lui même qu’on cherche à saisir ?
26L’événement brut, sa représentation brute, apparaissent d’emblée dans les travaux de ce dossier comme un défi pour le chercheur. L’approche lexico- métrique (réalisée entre autres par E. Marty, F. Bousquet, N. Smyrnaios), même si elle opère en amont un choix dans le périmètre analysé, permet d’identifier des indices, des tendances et des communautés de récits ou de postures dans des corpus denses et hétérogènes.
27Certains auteurs se confrontent même à des corpus issus d’espaces distincts et quasi clos, ce qui redouble la difficulté mais permet d’interroger in fine la multimodalité de l’événement.
28Déjà le message intervient dans un espace « saturé de dialogue » (Amossy, 2006) et c’est ici l’un des enjeux méthodologiques relevé par Lucie Loubère, Alexia Ducos et Natacha Souillard dans leur traitement de corpus distincts, qui sont en général peu confrontés en analyse du web... Pour saisir la complexité ontologique de l’événement, la diversité des représentations de Nuit Debout comme le précisent les auteurs, elles ont fait le choix d’une approche comparative arrimée à une méthode lexicométrique. L’intérêt de cette étude du point de vue de la méthode est de s’attaquer à un corpus multi- énonciatif (réseaux sociaux numériques/ presse quotidienne régionale), où les registres, les formats, les usages sont distincts, et qui rendent la comparaison, la constitution du corpus plus complexe et moins évidente. Les auteurs soulignent un obstacle majeur : « La constitution de corpus à partir des réseaux sociaux, multimodaux (combinaison de texte, d’images, d’audio - visuel...), rend l’exploitation des données brutes complexe. Notre choix s’est porté sur une analyse strictement textuelle des données » ; et un second obstacle relatif à la constitution des corpus : les requêtes pour aspirer les données textuelles marquent un a priori sur l’événement en lui-même.
29Cette dynamique de constitution de l’événement en ligne par le public et le politique en général, ainsi que par les médias et les infomédiaires, peut alors s’analyser en termes de stratégies argumentatives, de réappropriation de récits antérieurs, de rejet ou d’adaptation du récit initial. L’équilibre entre des données quantitatives et la dimension d’analyse de contenu et qualitative reste également un défi. Par ailleurs, c’est une approche dialogique et interac- tionnelle qui est convoquée par certains auteurs, afin de mesurer les formes de ce dialogue souterrain entre internautes dans la mise en récit de l’événement politique.
30Ce numéro de Sciences de la Société témoigne donc aussi de l’évolution des pratiques de recueil, d’exploitation à l’ère du numérique, face à des données diverses (liens hypertextes, plateformes web 2.0, la graphie, le son, la vidéo) et des espaces en un sens toujours plus cloisonnés sur le web.
31La mise au point de ces méthodes reste tâtonnante, fonction du corpus et des enjeux théoriques, et génère une part d’inventivité selon les termes de Franck Rebillard en 2011 lors d’un séminaire au CARISM, à propos du projet IPRI. Comme le souligne l’ouvrage collectif de Christine Barats, Manuel d’analyse du web en sciences humaines et sociales paru en 2013, le terrain numérique impacte notre manière d’appréhender les sujets de recherche, et cela au delà de la question de la collecte de données. C’était l’objet et le défi de ce dossier thématique, questionner l’événement politique à l’aune du numérique, sans considérer le numérique comme un terrain ou une marque de contemporanéité d’un sujet en général, mais plutôt comme un point d’achoppement du renouvellement de cette ancienne question de recherche qu’est l’événement politique. Amossy r., 2006, l’argumentation dans le discours, armand colin, coll. Cursus linguistique, 2e éd.