Les auteurs tiennent à remercier Viviane Le Hay, ingénieur de recherche CNRS, du Centre Émile Durkheim pour sa participation dans la préparation de l’enquête et ses conseils judicieux.
1Dans le langage courant, les liens entre les clubs de football professionnel et les territoires dont ils portent le nom sont généralement abordés comme des évidences. Il va de soi, dit-on, que quelqu’un qui vient de Bordeaux est supporteur des Girondins de Bordeaux, tout comme chaque Marseillais suit forcément de près l’Olympique de Marseille. Et pourtant nous savons tous que bon nombre de Bordelais ou de Marseillais suivent plus assidument les fortunes de clubs localisés ailleurs en France ou en étranger. Comment alors expliquer la densité du lien entre son club et son territoire pour certains qui s’intéressent au football et, inversement, le fait que d’autres suivent ce sport sans supporter leur club local ou, plus fondamentalement encore, sans relier leur passion sportive à leurs identifications territoriales ? A ce jour, les sciences sociales ont apporté deux types de réponse à cette question.
2Le premier a consisté à produire des données sur la sociabilité qu’implique le supporterisme footballistique. Plus exactement, ce courant de recherche a analysé de près les personnes qui vont au stade, les interactions entre elles et le sens qu’ils accordent à leur club respectif. Sous cet angle, l’intensité des engagements en faveur des clubs locaux a été abordée soit sous un angle anthropologique assez large (Bromberger, 1995), soit sous celui de sociologies plus fines du mouvement ultra (Hourcade, 1998). Par ailleurs, ce dernier angle a été prolongé par des enquêtes approfondies cherchant à expliquer le phénomène du « supporterisme à distance », c’est-à-dire les individus et les groupes de supporters qui suivent intensément des clubs localisés loin de chez eux (Lestrelin, 2010 ; Lestrelin& Basson, 2009). Ces recherches montrent notamment que contrairement aux supporters qui suivent leur club local en affichant un fort sentiment d’appartenance géographique, ceux qui « supportent à distance » cherchent à rompre avec la culture dominante de leur lieu de résidence en développant « un sentiment communautaire partagé ».L’ensemble de ces recherches ont certainement permis de mieux comprendre les phénomènes de groupe et de mobilisation collective qui se jouent autour du football dans les espaces publics. En revanche, de telles études ne s’intéressent pas à la grande majorité de personnes qui s’intéressent au football : ceux qui ne vont pas au stade. Par conséquent, elles n’abordent pas de front ni la manière dont on suit ce sport dans son ensemble, ni la totalité des rapports club-territoire qu’elle implique.
3Sans être spécifique au football, le deuxième courant de recherche qui a souvent été convoqué pour comprendre le lien entre les clubs et les territoires est celui du comportement socio-politique. Dans cette perspective, les données statistiques créées par voie de sondages d’opinion, tels que celui de l’Eurobaromètre, ont été reprises pour affirmer que les différents niveaux de soutien accordés aux équipes national de football s’expliquent à leur tour par les niveaux de sentiment d’appartenance territoriaux (ex. Mignon, 1998 ; certaines contributions à De Waele et Louault, 2016). Si cet intérêt pour les questions identitaires développé par ces chercheurs semble les rapprocher de notre interrogation sur le rapport entre les clubs et les territoires, en revanche leur approche des identifications soulève des problèmes méthodologiques importants qui nous en éloignent. En particulier, à travers leurs questions de sondage, les spécialistes du comportement socio-politique tendent fortement à imposer aux enquêtés des catégories de pensée (ex. « l’identité nationale » ou « l’identité européenne ») qui sont rarement les leurs (Smith, 2002 ; Gaxie et al., 2010).
4Pour toutes les raisons énumérés dessus, cet article tente donc de répondre à notre question centrale concernant le lien club-territoire en partant plutôt d’un postulat théorique alternatif : à condition de considérer que ce qui relie un territoire, son club de football et l’ensemble de ceux qui le suivent est une relation sociologique, et donc un fait social contingent et construit, il devient possible de générer des données en vue d’expliquer pourquoi certains clubs possèdent autant de « sens social » (Augé, 1994a & 1994b). Ce point de départ entraîne ensuite un raisonnement en trois points.
5Tout d’abord, il importe d’écarter d’office toute explication de cette relation en termes d’identités collectives essentialistes. Comme de nombreux socio-historiens l’ont démontré (Anderson, 1991 ; Déloye, 2013), si une identité territoriale a du sens pour une population, ce n’est pas simplement parce que des gens y sont nés et y habitent. Un tel niveau d’identification s’explique plutôt en retraçant le rapport qui peut se forger entre la propagation de catégories de pensée, bien souvent proposées par des élites, et leur intégration par un public large.
6Ensuite, et par conséquent, le focal de la recherche doit se concentrer sur l’institutionnalisation des « appartenances » qui prennent généralement la forme de pratiques sociales récurrentes, telles que la manière dont on fait la fête, cuisine ou suit le football (Smith, 2001, 2002 ; Avanca et Laferté, 2005 ; Itçaina, 2010).
- 1 Précisons qu’une partie de ces données ont été remobilisées pour répondre à une question de recherc (...)
7Enfin, afin de saisir le sens social de ces pratiques et leurs évolutions, il est nécessaire de mettre en place des enquêtes qui génèrent des informations sur ce qui constitue une pratique sociale dans chaque territoire et la signification qu’il possède pour ceux qui s’y adonnent. Ainsi, cet article restitue une partie d’une enquête menée sur le rapport entre le football professionnel et les appartenances territoriales qui se veut soucieuse des précautions que nous venons de prendre concernant la question identitaire. Menée entre mai et août 2016, focalisée sur la France et effectué en ligne (voir encadré 1), cette enquête a généré plus de 1000 réponses. Le présent texte puise dans ses résultats afin de présenter trois séries de réponses liées à la question du lien club de football-territoire1. Dans un premier puis un deuxième temps, nous restituerons des résultats qui permettent de qualifier cette pratique (et l’ensemble de ses dimensions) de « passion ordinaire » (Bromberger, 1997) qui structurent la vie quotidienne de ceux qui s’y adonnent (1), tout en générant les agencements différenciés entre le local, le national et l’européen (2). Ensuite, à travers une comparaison inter-régionale de nos données, il s’agira d’explorer davantage le sens que nos enquêtés accordent à chaque échelle territoriale (3).
Méthodologie
Un questionnaire a été diffusé, par internet, auprès d’un échantillon de Français ou résidents français, entre mai et août 2016, période qui coïncide avec le championnat européen de football 2016 organisé en France.
En ce qui concerne le mode de passation et la méthode d’échantillonnage, un lien vers le questionnaire a été envoyé à l’ensemble de nos contacts, qui ont à leur tour diffusé le questionnaire à leurs relations. Cette technique nous a permis d’obtenir un niveau de réponses intéressant puisque la base de sondage se compose de 1088 répondants.
Autre précision importante, les chiffres présentés dans cet article, sont des résultats bruts. Compte tenu de la méthode d’échantillonnage et du manque de fiabilité des données sur la structure sociodémographique des personnes suivant – de près ou de loin – le football professionnel, nous avons fait le choix, un peu par défaut, de ne pas procéder au redressement de l’échantillon. De fait, la démarche présentée dans l’article relève davantage du sondage analytique ou exploratoire que d’un sondage représentatif. Autrement dit, c’est moins l’extrapolation des résultats issus de l’échantillon à l’ensemble de la population donnée qui importe, que l’analyse de tendances.
Composition de l’échantillon : les personnes ayant déclaré ne pas suivre le football ont été renvoyées vers la fin du questionnaire. Ainsi, 954 personnes ont été interrogées sur leurs pratiques quotidiennes et sur leurs identifications territoriales.
Graphique 1 : Vous vous-intéressez au football professionnel…
Base : Ensemble-Hors sans réponses, N=1070
Tout en étant imparfaite, la composition de l’échantillon reste intéressante quant à la diversité des profils des répondants. À titre d’exemple, 20% des personnes s’intéressant au football sont des femmes. En ce qui concerne l’âge, les répondants ont en moyenne 33 ans. Le mode de diffusion du questionnaire, par internet a – sans surprise – davantage séduit les jeunes. Ainsi, la part des « 18-25ans » est de 28%, alors que celle des « 60ans et plus » n’est que de 5%.
Malgré nos efforts, quelques difficultés concernant la diversité des profils des répondants persistent, elles se concentrent sur deux variables. Premièrement, une très forte surreprésentation de personnes les plus diplômés caractérise notre échantillon. Par exemple, plus de 22% des répondants ont suivi une formation courte dans le supérieur, et 67% une formation égale ou supérieure à Bac+3 (voir graphique 2). Cette répartition en fonction du niveau de diplôme doit être mise en relation avec la méthode d’échantillonnage, et non avec la thématique du questionnaire.
Graphique 2 : Niveau d’études des répondants
Base : Ceux qui s’intéressent au Football professionnel, N=952
La question de l’origine régionale des répondants a également été impactée par la méthode d’échantillonnage. Alors même que l’ensemble des régions françaises sont représentées, la part des personnes originaires de la région Aquitaine est environ 2,5 fois supérieure à celle des personnes originaires de l’Ile-de-France (respectivement 31% et 12%).
Pour l’ensemble de ces raisons (mode de passation, méthode d’échantillonnage, sondage exploratoire), il est indispensable de considérer avec prudence les résultats de ce questionnaire puisqu’ils ne reposent pas sur un échantillon représentatif mais sur un nombre simplement important et varié de personnes intéressées par le football professionnel.
8Au vu des résultats de cette enquête, suivre le football semble bien faire partie de cet ensemble de pratiques sociales que Bromberger (1997) a qualifié de « passions ordinaires ». Ces pratiques sociales répétées structurent une partie du quotidien des individus en s’inscrivant dans le long terme, et en impactant leurs représentations de l’espace.
9Comme le montre le tableau 1, la plupart de nos enquêtés suivent de manière récurrente l’actualité footballistique à travers la presse, en regardant les matchs et les émissions à la télévision ou sur internet. À titre d’exemple, 78% des personnes interrogées regardent régulièrement ou de temps en temps les matchs en direct à la télévision. La dimension sociale de cette pratique quotidienne se retrouve également dans ce tableau puisque le football et son actualité sont également des objets fréquents de discussions quotidiennes avec les amis, les collègues ou les proches : 83% de nos enquêtés en discutent ainsi régulièrement ou de temps en temps.
Tableau 1 : Comment vous tenez-vous au courant de l’actualité concernant le football ?
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Régulièrement
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De temps en temps
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Sous-total
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Plus ra rement
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Jamais ou presque
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Effectifs
|
En discutant avec des amis, des collègues ou des proches
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51%
|
32%
|
83%
|
13%
|
4%
|
943
|
En vous connectant sur internet
|
62%
|
17%
|
79%
|
9%
|
12%
|
940
|
En regardant les matchs en direct à la télévision
|
49%
|
29%
|
78%
|
16%
|
6%
|
945
|
En lisant la presse sportive
|
34%
|
26%
|
60%
|
18%
|
22%
|
938
|
Sur les réseaux sociaux
|
40%
|
19%
|
59%
|
14%
|
27%
|
928
|
En regardant les émissions de télévision consacrées au football
|
33%
|
25%
|
58%
|
17%
|
25%
|
941
|
En écoutant la radio
|
23%
|
27%
|
50%
|
27%
|
23%
|
941
|
En lisant la presse nationale
|
23%
|
27%
|
50%
|
25%
|
25%
|
936
|
En lisant la presse locale ou régionale..
|
23%
|
27%
|
50%
|
23%
|
27%
|
936
|
En allant au stade
|
15%
|
25%
|
40%
|
25%
|
35%
|
939
|
Base : A ceux qui s’intéressent au football professionnel
10En revanche, et contrairement à ce que nous pourrions croire, le fait d’aller au stade fait peu partie des pratiques qui permettent de suivre ce sport : uniquement 15% de nos enquêtés y vont régulièrement. Néanmoins, il est important de noter qu’il existe des différences significatives chez les personnes les plus attachées aux différents territoires par rapport à l’ensemble des répondants, comme le montre le tableau 2 : chez les personnes les plus attachées aux territoires locaux (ville, département, région), le fait d’aller régulièrement au stade est une pratique plus répandue. Ainsi, alors que seulement 15% des personnes qui s’intéressent au football vont régulièrement au stade, ce pourcentage atteint environ 25% chez les personnes qui se déclarent « très attachées » aux territoires locaux. Toutefois, en dépit du fait que le passage au stade, lieu et moment d’exaltation de cette passion ordinaire, soit une pratique plus présente chez les personnes « très attachées » aux territoires locaux, il faut garder à l’esprit que cette pratique reste moins récurrente que l’ensemble des autres pratiques (regarder les matchs à la télévision, en discuter avec ses proches…) qui permettent de suivre le football.
Tableau 2 : « À quelle fréquence allez-vous au stade ? », chez les personnes les plus attachées aux différentes échelles territoriales
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Régulièrement
|
De temps en temps
|
Sous-total
|
Plus ra rement
|
Jamais ou presque
|
Effectifs
|
Je suis « très attaché » à ma « ville ou village actuelle »
|
25%
|
29%
|
54%
|
21%
|
25%
|
307
|
Sa ville ou village d’origine
|
19%
|
29%
|
48%
|
23%
|
29%
|
460
|
Son département actuel
|
26%
|
28%
|
54%
|
17%
|
29%
|
243
|
Son département d’origine
|
20%
|
30%
|
50%
|
22%
|
28%
|
380
|
Sa région actuelle
|
25%
|
28%
|
53%
|
18%
|
29%
|
262
|
Sa région d’origine
|
20%
|
27%
|
47%
|
23%
|
30%
|
364
|
La France
|
17%
|
30%
|
47%
|
23%
|
30%
|
474
|
L’Europe
|
13%
|
25%
|
38%
|
24%
|
38%
|
189
|
Au monde entier
|
16%
|
21%
|
37%
|
22%
|
41%
|
209
|
Total
|
15%
|
25%
|
40%
|
25%
|
35%
|
939
|
Exemple de lecture : 25% des personnes se déclarant très attachées à leur ville ou village actuelle vont régulièrement au stade, ils ne sont que 15% à y aller régulièrement dans la population totale.
11Par ailleurs, notre enquête confirme que le football est une « passion » qui s’inscrit dans le long terme. Les personnes ayant déclaré suivre le football professionnel, ont en moyenne 33 ans, en parallèle, elles nous ont confié suivre ce sport depuis une vingtaine d’années (en moyenne 18,8 années, ce chiffre monte à 20,2 pour les personnes qui s’intéressent beaucoup ou assez au football professionnel). Le fait de suivre le football remonte donc, pour une part importante de nos enquêtés, à l’enfance ou à l’adolescence comme le montre de nombreux verbatim ou commentaires présents dans les réponses à nos questions ouvertes. Par exemple, « [Il s’agit] d’une habitude prise dans l’enfance que je poursuis pour différentes raisons (ça me rapproche de chez moi alors que je suis loin), ça me fait rappeler mon enfance (notamment mon père qui n’est plus), ça fait objet de discussion avec mes amis ». (Enquêté34)
12Toutefois, bien qu’elle soit inscrite dans un temps long, la « passion » du football n’est ni constante, ni linéaire. Le parcours d’un supporter de football est jalonné de séquences ou d’évènements personnels (un déménagement, une rencontre, etc.) ou footballistiques (une relégation, la tenue d’une compétition internationale, les scandales extra-sportifs des footballeurs, etc.) qui influent sur l’intensité de l’intérêt porté à ce sport, comme en témoignent cetype de commentaire :« J’ai commencé à moins m’intéresser au foot à partir de 98. Puis, j’ai revu quelques matchs à une période où j’ai retrouvé un ami d’enfance avec qui j’allais suivre les matchs au pub, de temps en temps. » (Enquêté 28)
13Les limites d’espace nous empêchent de présenter plus longuement ici ces données descriptives sur la manière de suivre le football. Soulignons plutôt qu’ils nous ont conduit à nous poser la question analytique suivante : Qu’est-ce que suivent les personnes qui s’intéressent au football professionnel ?
14Par le passé, et notamment avant l’explosion de la couverture télévisuelle du football qui a commencé dans les années 1990, une idée forte prédominait : lorsqu’on suivait le foot, on suivait un club et plutôt celui de sa ville ou de son quartier (Elias, Dunning, 1994). Notre enquête permet d’actualiser cette analyse et, dans bien des cas, de la nuancer.
15Tout d’abord, la majorité de nos enquêtés (graphique 3) ont déclaré suivre deux ou plusieurs clubs, ce pourcentage monte à 68% chez les personnes les plus intéressées par le football. En parallèle, 80% de nos répondants nous ont confié suivre une équipe nationale.
16Ensuite, afin de jauger l’intensité relative du soutien accordé au « premier » club de chaque enquêté ou à l’équipe nationale, nous avons posé la question diriez-vous que ce qui se passe « au club que vous suivez le plus » ou « au sein de l’équipe nationale » vous touche beaucoup, assez ou pas du tout ? Dans les deux cas, plus de 7 personnes sur 10 nous ont confié être touchées par ce qui se passe au sein de ces deux entités (74% se disent touché par ce qui se passe au sein du club qu’ils suivent le plus et 77% par ce qui se passe au sein de l’équipe nationale).
Graphique 3 : Vous intéressez-vous à un ou plusieurs club(s) de football ?
Base : A ceux qui s’intéressent au Football professionnel, N=950
Graphique 4 : Suivez-vous une équipe nationale de football en particulier ?
Base : A ceux qui s’intéressent au Football professionnel, N=937
17Au moins dans le cas de la France, au premier abord il ne semble pas qu’il y ait une grande différence entre le sens accordé au club et à l’équipe nationale. Lorsqu’on pose la question directement « qu’est-ce qui importe le plus pour vous, le club ou l’équipe nationale ? », 33% des enquêtés répondent « les deux de la même manière », 29% « le club », 28% l’équipe nationale (cf. graph. 5).
Graphique 5 : Qu’est-ce qui est le plus important pour vous ?
Base : A ceux qui s’intéressent au Football professionnel, N=946
18Ces données complètent significativement les commentaires écrits par plusieurs de nos enquêtés. Compte tenu du nombre relativement faible de tels écrits par rapport à notre échantillon dans son ensemble, cette source de représentations ne peut pas prétendre à la représentativité. Pour autant, elle fait ressortir trois manières récurrentes d’agencer le sens accordé aux clubs et à l’équipe de France.
19Une premier type d’enquêté privilégie le club. Selon les réponses aux questions ouvertes, le primat accordé au club s’explique par sa permanence et les sensations plus intenses qu’il engendre : « Le lien avec une équipe nationale est différent de celui avec le club local, il est moins personnalisé. Il y a moins de souvenirs, moins de vécu. Il n’est pas quotidien ». (439) « Je m’intéresse de loin à l’équipe de France. Je suis plus assidu au moment des coupes du monde et euro, mais beaucoup plus lucide et détaché dans la défaite que pour les Girondins » (362). « Le football de club est quand même vachement plus prenant que le football de sélection avec des matchs toutes les semaines. Les sélections, y’a 2 matchs tous les 2 mois dont 80% d’amicaux ». (Enquêté 234). « Le club est plus important car il est en compétition chaque semaine et ce qui s’y passe me touche plus que l’équipe nationale ». (Enquêté 249)
20A l’inverse de ces partisans du club se trouve une deuxième manière de suivre le football au sein de laquelle prime l’équipe nationale parce qu’elle symbolise leur pays. Au sein de ce type se trouvent deux sous-types : les patriotes assumés et les patriotes malgré eux. Les patriotes assumés affirment par exemple : « Chaque événement, chaque propos concernant l’équipe de France a un impact (positif ou négatif) sur moi ». (Enquêté 24). « Étant patriote impossible de soutenir une autre équipe » (Enquêté 98). « Je soutiens mon équipe nationale moins par intérêt footballistique que par patriotisme ». (Enquêté 117). « L’équipe nationale avant tout. Fier d’être Français. Fier des joueurs et de l’équipe ». (Enquêté 619). « Pour le club, cela reste une histoire d’argent. Pour l’équipe nat., c’est une histoire de prestige patriotique ». (Enquêté 719). Les patriotes malgré eux, affirment alors plutôt : « J’ai beau pas être d’accord avec ce concept, je ne peux m’empêcher d’être un peu chauvin ». (Enquêté 100). « La fierté pour le maillot national est un sentiment contradictoire, je la ressens alors que je suis plutôt réfractaire à ce genre de fierté ». (Enquêté 890).
21Enfin, cette partie de notre enquête dégage une troisième manière d’agencer le club et l’équipe nationale en refusant de choisir parce qu’il n’est tout simplement pas possible de les comparer : « Comparer les deux est difficile, elles ne jouent pas les mêmes compétitions (l’équipe de France reste de l’événementiel) ». (Enquêté 692). « Choisir entre la réussite de mon club de cœur ou celle de mon équipe nationale c’est comme choisir entre ma mère ou mon père...impossible car incomparable ». (Enquêté 752)
22Les éléments développés dans cette partie montrent que le rapport qu’entretient l’individu au club et à l’équipe nationale est révélateur de la manière dont chacun s’identifie au local et à la nation. Or, comme nous venons de le voir, ces deux catégories territoriales ont un sens social variable pour nos enquêtés. Poursuivons donc cette piste relationnelle en nous intéressant maintenant aux compétitions qui sont le plus suivies et au sens accordé à « d’autres championnats nationaux ».
23En considérant l’ensemble des réponses, on constate que la Champion’s League est la compétition la plus suivie (elle est citée dans 67% des cas, comme l’une des deux compétitions les plus suivies), vient ensuite la Ligue 1.
Graphique 6 : Parmi ces compétitions de football en Europe, quelles sont les deux que vous suivez le plus régulièrement ? Toutes positions
Base : A ceux qui s’intéressent au Football professionnel, N=946
24Notons que malgré le fait que seulement 15% des répondants identifient les championnats nationaux étrangers comme l’une des deux compétitions qu’ils jugent les plus importantes, ils restent très nombreux à s’intéresser à ces compétitions puisqu’une large majorité (65%) d’entre eux affirme suivre ces championnats étrangers.
25Cependant, et à nouveau, les commentaires de nos enquêtés permettent d’y voir un peu plus clair ; il y a deux raisons pour que ceux qui suivent le football s’intéressent aux championnats étrangers (et souvent à la Champion’s League) : l’une concerne « le spectacle », l’autre le fait que beaucoup de joueurs français y figurent. « (J’ai un) intérêt pour ces autres championnats mais cela est surtout dû à la qualité du jeu qui y est pratiqué ». (Enquêté 92). « Je suis les grands clubs et là où il y a des joueurs français que j’apprécie ». (Enquêté 1083). « Je suis ces championnats car des joueurs français y jouent ». (Enquêté 1087)
26Au total, l’enquête montre bien que ceux qui suivent le football agencent en permanence le sens qu’ils accordent aux échelles locale, nationale et européenne de ce sport. Afin d’observer de plus près une possible cause sociale et collective des agencements territoriaux de ces individus, tentons maintenant une courte comparaison inter-régionale de nos données.
27Afin de saisir la signification accordée aux divers territoires par nos enquêtés, suite à une mise à plat des données sur l’appartenance de l’ensemble de cette population, nous effectuerons une comparaison inter-régionale en se restreignant à quatre régions en particulier : Alsace, Aquitaine, Ile de France et Nord-Pas de Calais. Après une analyse de l’ensemble de nos enquêtés, nous procéderons échelle par échelle (de la région à l’Europe en passant par la France). Comme nous le verrons, sans être très fortes, les différences inter-régionales constatées conduisent néanmoins à réfléchir à leurs causes possibles.
28Tout d’abord, comme le montre clairement le tableau 3, l’ensemble de nos enquêtés sont fortement attachés à leur territoires régionaux et locaux, la nation française et à un degré bien moindre à l’Europe.
Tableau 3 : Vous sentez-vous, très attaché(e), assez attaché(e), peu attaché(e) ou pas attaché(e) du tout :
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Très attaché(e)
|
Assez attaché(e)
|
Sous-total
|
Peu attaché(e)
|
Pas attaché(e)
|
Effectifs
|
A la France
|
51%
|
39%
|
90%
|
8%
|
2%
|
950
|
A votre ville ou village d’origine
|
50%
|
32%
|
82%
|
14%
|
4%
|
945
|
A votre ville ou village actuel
|
33%
|
45%
|
78%
|
18%
|
4%
|
952
|
A votre dépt d’origine
|
41%
|
35%
|
76%
|
18%
|
6%
|
941
|
A votre région d’origine
|
40%
|
36%
|
76%
|
19%
|
5%
|
939
|
A votre région actuelle
|
28%
|
38%
|
66%
|
27%
|
7%
|
945
|
A l’Europe
|
21%
|
45%
|
66%
|
28%
|
6%
|
949
|
Au monde entier
|
23%
|
42%
|
65%
|
28%
|
7%
|
941
|
A votre dépt actuel
|
26%
|
36%
|
62%
|
29%
|
9%
|
949
|
Base : A ceux qui s’intéressent au football professionnel
29Comme nous avons analysé cette différence de niveau de sentiment d’appartenance ailleurs (Charbonnier et Smith, à paraître), creusons plutôt ici un autre constat basé sur un tri croisé de nos données. Comme le montre le tableau 4, plus on est attaché aux territoires locaux ou national, plus on suit beaucoup le football ou inversement. De manière intéressante, cette relation ne se retrouve pas pour l’Europe ou pour la modalité « monde entier ».
Tableau 4 : Intensité du « suivi » du football chez les personnes les plus attachées aux différentes échelles territoriales : « Le football professionnel, je le suis... »
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Beaucoup
|
Assez
|
Peu
|
Effectifs
|
Je suis « très attaché » à...
|
|
|
|
|
ma « ville ou village actuel »
|
60%
|
23%
|
17%
|
308
|
ma ville ou village d’origine
|
58%
|
25%
|
17%
|
462
|
mon département actuel
|
57%
|
26%
|
17%
|
242
|
mon département d’origine
|
56%
|
27%
|
17%
|
379
|
ma région actuelle
|
55%
|
24%
|
21%
|
264
|
ma région d’origine
|
52%
|
29%
|
19%
|
367
|
la France
|
57%
|
26%
|
17%
|
477
|
l’Europe
|
49%
|
31%
|
20%
|
189
|
au monde entier
|
50%
|
26%
|
24%
|
210
|
Total
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50%
|
29%
|
21%
|
936
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Base : A ceux qui s’intéressent au football professionnel. Exemple de lecture : 50% des personnes interrogées suivent beaucoup le football, ce niveau d’intérêt monte à 60% chez les personnes qui sont très attachées à leur ville actuelle
30Comme on pouvait sans doute s’y attendre, nos enquêtés qui vivent en Alsace s’estiment très attachés à leur région le plus souvent (47 %) et ceux qui habitent l’Ile-de France le moins (10 %) (voir le tableau 5). Ce qui surprend davantage est que pour les résidents du Nord-Pas de Calais – une région pourtant réputée dans le monde du football (et ailleurs) comme étant « identitaire » – ce chiffre n’est que de 26 %. Réputée comme une région « identitaire » en raison de son histoire et de la pratique de la langue alsacienne, l’Alsace clairement « fait sens » pour nos enquêtés alors que ce semble être moins le cas pour les résidents du Nord-Pas de Calais et encore moins pour ceux de l’Ile-de-France (où on peut supposer qu’un nombre important de nos interviewés n’ont pas été élevé).
Tableau 5 : Vous sentez-vous, très attaché(e), assez attaché(e), peu attaché(e) ou pas attaché(e) du tout à votre Région :
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Alsace
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Aquitaine
|
Ile-de-France
|
Nord-Pas de Calais
|
Autres régions
|
Total
|
Très attaché(e)
|
47%
|
33%
|
10%
|
26%
|
25%
|
28%
|
Assez attaché(e)
|
34%
|
42%
|
32%
|
42%
|
37%
|
38%
|
Sous-total
|
81%
|
75%
|
42%
|
68%
|
62%
|
66%
|
Peu attaché(e)
|
11%
|
21%
|
47%
|
30%
|
30%
|
27%
|
Pas attaché(e)
|
8%
|
4%
|
11%
|
2%
|
8%
|
7%
|
Total
|
110
|
278
|
113
|
115
|
302
|
918
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Base : A ceux qui s’intéressent au football professionnel
31Qu’en est-il alors du sentiment d’appartenance à la nation française comparée par région ? Comme le montrent les tableaux 6, le niveau d’attachement à ce pays varie très peu par région. La seule différence inter-régionale significative qui en ressort concerne les résidents de l’Ile-de-France qui sont plus nombreux à se déclarer avec force qu’ils se sentent chez soi en France : 62 % pour cette région alors que pour les trois autres ce chiffre se situe entre 49% et 54%.
Tableau 6 : Vous sentez-vous, très attaché(e), assez attaché(e), peu attaché(e) ou pas attaché(e) du tout à la France :
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Alsace
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Aquitaine
|
Ile-de-France
|
Nord-Pas de Calais
|
Autres régions
|
Total
|
Très attaché(e)
|
52%
|
53%
|
48%
|
53%
|
50%
|
51%
|
Assez attaché(e)
|
43%
|
38%
|
43%
|
39%
|
38%
|
39%
|
Sous-total
|
95%
|
91%
|
91%
|
92%
|
88%
|
90%
|
Peu attaché(e)
|
4%
|
7%
|
9%
|
6%
|
10%
|
8%
|
Pas attaché(e)
|
1%
|
2%
|
0%
|
2%
|
2%
|
2%
|
Total
|
110
|
279
|
116
|
115
|
303
|
923
|
Base : A ceux qui s’intéressent au football professionnel
32Enfin, notre base de données nous permet d’effectuer une dernière comparaison inter-régionale concernant le sentiment d’appartenance à l’Europe (tableau 7). La plupart de nos enquêtés se déclarent « assez attaché » à celle-ci avec un taux d’adhésion de ce niveau-là qui varie peu de région en région (entre 46 et 52 %). Notons toutefois que les résidents du Nord-Pas de Calais sont les plus enthousiastes par rapport à l’Europe (27 % se déclarent « très attaché »), alors que ceux de l’Alsace sont le moins à se considérer « très attaché » à ce territoire (que 16 %) et le plus à se sentir « peu attaché » (36 %). Comme ces deux régions sont transfrontalières, la variable de la proximité géographique avec le reste du continent ne semble pas avoir d’effet discriminant. Est-ce que la non-présence des équipes de football d’Alsace en coupe d’Europe depuis de longues années a pu y avoir un effet causal quelconque ? Ou est-ce qu’il faut chercher l’explication davantage du côté des équilibres partisans ou idéologiques ?
Tableau 7 : Vous sentez-vous, très attaché(e), assez attaché(e), peu attaché(e) ou pas attaché(e) du tout à l’Europe :
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Alsace
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Aquitaine
|
Ile-de-France
|
Nord-Pas de Calais
|
Autres régions
|
Total
|
Très attaché(e)
|
16%
|
19%
|
20%
|
27%
|
20%
|
20%
|
Assez attaché(e)
|
46%
|
50%
|
52%
|
46%
|
41%
|
46%
|
Sous-total
|
62%
|
69%
|
72%
|
73%
|
61%
|
66%
|
Peu attaché(e)
|
36%
|
25%
|
24%
|
24%
|
29%
|
28%
|
Pas attaché(e)
|
2%
|
6%
|
4%
|
3%
|
10%
|
6%
|
Total
|
110
|
280
|
115
|
114
|
303
|
922
|
Base : A ceux qui s’intéressent au football professionnel
33Étant donné la faiblesse relative de notre base statistique par région, il nous semble hasardeux de tirer de fermes conclusions de cette comparaison inter-régionale exploratoire. Afin d’avancer dans cette voie, il faudrait effectuer de nouvelles enquêtes avec des questions plus fines et un taux de réponse par région plus important.
34Ce que nous avons néanmoins réussi à montrer dans cet article est la complexité du rapport entre le football et les territoires pour ceux qui le suivent. Ce rapport ne peut pas être saisi uniquement en observant ce qui se passe au stade, la sociabilité des supporters les plus visibles ou en posant les questions de sondage détachées des pratiques quotidiennes des personnes interrogées. Afin d’éclairer le rapport club-territoire davantage, il faudrait tout à la fois chercher, d’une part, à mieux saisir les « parcours » territoriaux de supporter de chaque enquêté et, d’autre part, creuser la manière dont le caractère plus ou moins institutionnalisé de chaque territoire avec ses variations dans le temps (en comparant par exemple l’Europe de 1992 avec celle de 2016, ou les régions de 1982 avec celle de 2016…) affecte leurs sentiments d’appartenance. Voilà un beau défi pour le sociologue et le politiste que nous sommes, ainsi que pour des travaux collaboratifs futurs entre ces deux disciplines.