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Intégration sociale des personnes handicapées mentales par les activités physiques et sportives : paradoxes, enjeux et objectifs

Social integration of people with intellectual disabilities through sport activities: paradoxes, stakes and objectives
La integración social de las personas con discapacidad mental a través del deporte y actividades deportivas: paradojas, razones y objetivos
Jacques Mikulovic et Gilles Bui-Xuân
p. 130-143

Résumés

Faire pratiquer du sport aux déficients mentaux est assez récent, cela date des années 1960. Initialement considéré comme original voire déplacé, on ne s’interrogeait alors pas ou peu sur les conséquences d’une telle initiative. Inversément, le sport pour personnes handicapées mentales est entré dans une logique du « cela va de soi » qu’il est intéressant de tenter de « déconstruire », pour « reconstruire » ensuite le système dans lequel il s’inscrit afin de mieux le dominer ou le mettre en œuvre. Nous ouvrirons dans le présent article une réflexion à propos des enjeux (au sens de ce que l’on peut gagner ou perdre dans une entreprise) de cette mise en jeu du corps. Si le sport versus la pratique des aps (activités physiques et sportives) pour personnes handicapées mentales est d’entreprise finalement assez récente, on peut d’abord se demander au regard des enjeux : qui est intéressé aux bénéfices ? Qui a « à y perdre » ou « à y gagner » ? Ce point de départ guidera notre développement, appréciant d’abord les enjeux des aps pour personnes handicapées mentales en questionnant tour à tour l’histoire, les institutions, les personnels, et enfin les intéressés eux-mêmes. Mais outre les personnes handicapées, la société dans son ensemble et le sport en particulier ne sont-ils pas également intéressés aux bénéfices d’une telle dynamique ?

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Texte intégral

1En 30 ans, les enjeux et les objectifs des activités physiques et sportives pour personnes handicapées ont-ils vraiment évolué (Brunet, Bui-Xuân, 1986) ? Si la pratique sportive des personnes porteuses d’un handicap physique et/ou moteur a atteint un niveau de développement important (Ruffié, 2014 ; Garel 2015), qu’en est-il pour les déficients intellectuels ? Alors que les lumières qui éclairaient les jo de Rio viennent de s’éteindre, et que les média se sont focalisés lors des Jeux paralympiques sur les médaillés Handisport, qu’en a-t-il été du regard sur le handicap mental ? A quelques détails près, il semblerait que les enjeux et les objectifs du sport pour les personnes handicapées mentales n’aient guère changé. Certes en 30 ans le « haut niveau » est né. En 30 ans il a eu le temps d’intégrer les Jeux paralympiques, puis d’en disparaître, pour mieux y revenir. Certes en 30 ans il a pris un essor considérable, et avec lui tout son environnement organisationnel. On se questionnera alors sur la puissance ou la fragilité de son devenir au regard du développement des activités physiques, non pour une élite sportive ou sociale, mais pour le plus grand nombre. En effet, s’il est aujourd’hui courant d’évoquer les objectifs que l’on peut poursuivre dans la pratique des activités physiques et sportives des personnes handicapées mentales, tant dans les publications (Mikulovic et al., 2012 ; Bui-Xuân, 2013 ; Garel, 2015) que dans les stages de formation (ffsa), il l’est bien moins de mener une réflexion sur les enjeux comme sur les paradoxes des dispositifs d’intégration.

2En effet, avant une période relativement récente, qui ne saurait guère être antérieure aux années 1960, faire pratiquer du sport à des déficients mentaux pouvait paraitre original (Arnaud, 1983) voire déplacé (Goffman, 1975). Et on ne s’interrogeait alors pas ou peu sur les conséquences d’une telle initiative. Cette pratique se banalisant on ne se questionne aujourd’hui plus, ou presque plus, ni sur ses origines, ni sur son bien-fondé, ou sur son existence même. Le sport pour personnes handicapées mentales est entré dans une logique du « cela va de soi » qu’il est intéressant de tenter de « déconstruire », pour « reconstruire » ensuite le système dans lequel il s’inscrit afin de mieux le dominer ou le mettre en œuvre.

3Nous ouvrirons d’abord une première réflexion à partir de la définition d’enjeu : « ce que l’on peut gagner ou perdre dans une entreprise » selon le petit Robert. Si le sport versus la pratique des aps (activités physiques et sportives) pour personnes handicapées mentales est d’entreprise finalement assez récente, on peut d’abord se demander au regard des enjeux :

  • qui est intéressé aux bénéfices ?

  • qui a « à y perdre » ou « à y gagner » ?

4On est naturellement amené à penser aux personnes handicapées elles-mêmes, d’abord. Mais si une des particularités de cette population est bien de ne pouvoir mettre en œuvre seule ces activités, nos questions s’adressent alors, en second lieu, à tout un personnel qui est impliqué dans ce mouvement. Or, lorsqu’une dynamique dépasse de simples personnes pour intéresser un personnel, elle étend alors l’enjeu à des cadres institutionnels et entre ainsi à la fois de plain-pied dans l’histoire, comme dans la constitution de paradoxes liés à la finalité même affichée qu’est l’intégration. C’est donc, comme le fait remarquer (Goblot, 1925), un processus social total qui est en œuvre et qui risque de modifier, au-delà des rapports qu’entretiennent les personnes handicapées mentales et leur entourage proche, parental et familial, non seulement leurs cadres institutionnels, fermés ou ouverts, mais aussi l’ensemble de la population, notamment dans les relations les plus élémentaires que formulent les hommes les uns vis-à-vis des autres dans ce qu’il convient d’appeler la considération.

5C’est cette trame qui guidera notre développement, appréciant d’abord les enjeux des aps pour personnes handicapées mentales en questionnant tour à tour l’histoire, les institutions, les personnels, et enfin les intéressés eux-mêmes. Mais outre les personnes handicapées, la société dans son ensemble et le sport en particulier ne sont-ils pas également intéressés aux bénéfices d’une telle dynamique ? Ainsi, s’il est possible d’envisager ce que chacun a « à perdre ou à gagner » dans cette entreprise de développement des aps pour personnes handicapées mentales, il est en revanche bien plus délicat de parler des objectifs que chacun pourrait poursuivre en la matière. En effet, ceux-ci dépendent de choix idéologiques, politiques, ou d’intérêt personnel, qui définissent alors des orientations qui peuvent être sensiblement différentes, et s’objectiver concrètement dans des mises en œuvre contradictoires, voire antagonistes.

6Une recherche, déjà ancienne, menée sur les « pratiques éducatives » des enseignants de judo auprès des personnes handicapées (Bui-Xuân, 1987), les a questionnés sur ce qu’ils font et pourquoi ; les réponses ont été si diverses qu’il est bien difficile d’en tirer des conclusions générales, si ce n’est justement que les méthodes, moyens et objectifs que chacun se fixe dépendent d’intérêts tant économiques que symboliques, d’implications sociales conscientes ou inconscientes, mais qui reposent toujours sur leur propre passé avec ce qu’il peut contenir d’expériences accumulées, et qui déjà préparent leur avenir, bref dans une stratégie de « positionnement social ». Ce travail tente de poursuivre cette préoccupation.

L’évolution historique du droit : un enjeu de considération des personnes handicapées 

7S’il existe un enjeu historique des aps pour personnes handicapées mentales que l’on peut déceler dans leur émergence d’abord, dans leur reconnaissance sociale ensuite, il s’agit en réalité plus d’un révélateur historique que d’un enjeu pour les aps elles-mêmes. En effet, elles s’intègrent dans une dimension qui les incluent tout en les dépassant ; celle de l’histoire du handicap ou plutôt celle de l’évolution des rapports qu’a entretenu la société vis-à-vis des personnes handicapées. D’ailleurs, quand nous parlons de « personnes handicapées mentales » nous nous situons déjà dans le cadre tout à fait récent d’une relation de sujet à sujet, ce qui ne fut que rarement le cas tout au long des siècles. Sans entrer dans le détail, car ce n’est pas l’objet premier de cette réflexion, on peut toutefois rappeler que ceux qui présentent des déficiences mentales, et qui ont été appelés tantôt idiots, tantôt fous, tantôt débiles, etc., ont subi des sorts divers à travers les temps et les sociétés :

  • ainsi de l’antiquité au xviiie siècle, l’attitude vis-à-vis du handicap est ambigüe, allant du rejet à la sanctification (Foucault, 1961) ;

  • le xixe siècle est marqué par des tentatives de rationalisation de l’anormalité, qui conduisent hommes de loi et médecins à prendre des mesures de « salubrité publique » (Brunet, 1993) ;

  • c’est vers la fin du xixe siècle et le début du xxe que les premières décisions d’ordre scolaire se proposent d’écarter « les perturbateurs » de l’école de tous (Binet, 1910) ;

  • il faut attendre l’après-guerre pour qu’une véritable politique d’éducation pour « l’enfance anormale » (Ebersold, 2015) se mette en place et que, dans les nombreuses institutions qui sont alors créées, « l’enfant inadapté » voit son statut passer progressivement de celui d’objet, objet du sort, objet de sanction ou objet thérapeutique (Foucault, 1961), à celui de sujet (Compte, 2012).

8Alors seulement le passage d’un sujet éducable à un sujet producteur est possible. Et si les mesures sociales prises en sa faveur lui confèrent finalement un véritable statut d’agent social de production, alors l’alignement doit être intégral et il s’impose de prendre en compte ses besoins, en loisirs comme en sport (Loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, 1975). Il semble donc que, poursuivant un processus historique d’intégration des personnes handicapées comme agents sociaux parmi d’autres agents, différents par certains aspects, certes, mais assimilables sur le plan de leurs besoins de sujets sociaux, le système social et institutionnel en arrive à développer tout moyen qui contribue à favoriser ce processus. Selon Brunet (2014), « cette idée d’intégration, dans son aspect législatif, s’est développée par étapes ; en premier lieu, en envisageant l’intégration scolaire des inadaptés et des handicapés, ensuite en envisageant son extension dans le cadre du travail, des sports et des loisirs ». Cette approche de développement par étapes que propose Brunet est séduisante. Elle permet en effet de faire correspondre l’évolution des représentations propres au sens commun et aux usages sociaux en vigueur, à des moments caractéristiques dans l’évolution des contextes historiques que concrétisent les textes de loi. Un des enjeux est donc le droit, droit pour les personnes handicapées mentales à la pratique des aps, comme expression de l’unicité du droit, et confirmation d’une volonté collective de le dispenser sans ségrégation d’aucune sorte.

9Comme le rappellent Brunet et Bui-Xuân (1993), un des enjeux en est la loi, et surtout sa mise en œuvre tant par la promulgation de décrets d’applications que par son passage dans les faits. Il est vrai qu’us et coutumes questionnent la loi plus que toute intention louable, et que, s’il semble bien incertain de vouloir changer les mœurs par décrets, la loi de 1975, dite « loi d’intégration des personnes handicapées » place ces dernières devant un nouveau dilemme : ou bien elles acceptent un statut de « handicapé » et tombent sous le coup de la « loi d’intégration » qui les distingue alors, ou bien elles vivent l’intégration effectivement, et ne sont donc pas concernées par cette loi.

10En fait l’intégration ne se décide pas ; elle n’est qu’absence de toute ségrégation. Ainsi la mission du droit, le rôle de la loi, seraient de veiller à ce qu’il n’y ait, en tout lieu, fût-il spécialisé, aucune discrimination au regard des pratiques sociales les plus répandues. Ainsi, de l’enfermement à l’intégration, il apparaît que l’enjeu repose sur la notion peu à peu admise d’éducabilité, clé de voûte du nouvel édifice.

11Alors, quel enjeu pour les aps ? Les aps sont elles-mêmes l’enjeu, car elles représentent un bon indicateur de prise en compte de cette notion d’éducabilité. Elles sont à la fois la garantie et l’aboutissement d’une nouvelle considération des personnes handicapées mentales, capables donc d’être éduquées, mais aussi capables de travailler, et par la même capables d’apprécier les loisirs. Il faudra envisager le rôle que peut jouer l’activité physique et sportive par rapport à chacun de ces domaines que sont l’éducation, le travail et le loisir.

12Pendant ce temps se sont développées les institutions. Elles sont le reflet des représentations que le sens commun de chaque époque historique a diffusé. Ainsi va-t-il du clos à l’ouvert :

  • de l’asile à l’hospice,

  • de l’hospice à l’hôpital,

  • de l’hôpital à l’institution spécialisée,

  • de l’institut au lieu de vie… (Lambert, 2000),

  • et à l’inclusion (loi de 2005).

13On passe progressivement d’une prise en charge totale à une prise en charge partielle. Des impératifs d’espace clos et de temps régulier, l’idée a fait peu à peu son chemin d’ouvrir l’espace sur la vie en l’enrichissant, et de rompre la monotonie du temps en le diversifiant.

14Ainsi, au sein même des institutions, sommes-nous passés des activités corporelles à visée rééducative et thérapeutique (Brunet, 1993), aussi régulièrement administrées que l’injection d’un médicament, à une variété d’aps proposées selon l’humeur du moment. L’enjeu en est maintenant le choix pertinent.

15Mais l’enjeu c’est aussi le sens, car si les pratiques psychomotrices habituellement dispensées dans les institutions se diluent dans l’insignifiance pour ceux qui les subissent plutôt qu’ils ne les vivent, comme le dit Lecamus (1985), les aps elles, s’ancrent dans le social, prennent corps et sens dans le social dans lequel elles existent et fonctionnent (Bui-Xuân, Compte, 2012).

16Et il est probable, et ceci nous intéresse au plus haut point, que ce sens, ce soit les personnels qui en premier lieu le donnent. Ne représentent-ils pas en effet les modèles identificatoires les plus prégnants, tout simplement parce que les plus présents ? Ainsi, du corps unique que pouvait représenter le clergé d’abord, à la multiplicité des intervenants ensuite, l’enjeu c’est peut-être maintenant le droit à l’intervention de spécialistes.

17En tout cas l’enjeu pour les personnes handicapées c’est avant tout la reconnaissance d’un dû que sont des interventions et prestations de qualité, et ceci en matière d’aps comme dans les autres domaines de leur vie. C’est pourquoi « le fameux » additif à l’annexe 24 de la loi d’orientation de 1975 préconisant entre autres « un personnel qualifié » pour diriger l’eps dans les établissements spécialisés, revêt aujourd’hui une telle importance : c’est une éducation corporelle calquée sur celle de tous les autres enfants qui en est l’enjeu. Et cette éducation « commune », recherche de l’identique, pourrait conduire à « l’ordinaire ». Idée renforcée par les lois sur l’inclusion de 2005. Aujourd’hui l’ensemble des établissements semblent satisfaire l’injonction de l’annexe 24 en proposant des aps aux publics accueillis. Mais le problème subsiste au regard du « niveau de qualification » de ce personnel qui reste très hétérogène (d’un « breveté d’Etat » quelle que soit sa discipline d’élection, voire sans spécialisation, jusqu’au Master staps/ apas, en passant par un moniteur-éducateur faisant fonction), qui met à jour toute une gamme de qualifications indiquant la diversité des intervenants, mais surtout l’imprécision du cahier des charges liés à la fonction malgré l’engagement de l’afapa (association francophone des professionnels des activités physiques adaptées) qui milite pour une reconnaissance des diplômes universitaires spécialisés.

18Mais qui devra la dispenser ? Et quelle devra être la formation de ces prestataires de services ? Leur unicité ou leur multiplicité n’est plus vraiment un débat à l’ordre du jour, alors que la tendance actuelle semble avoir pris le parti de la qualification de ces personnels. Cela représente également un enjeu pour les aps, pour les staps et sa filière apas. Il n’est pas question ici d’entrer dans des batailles de savoirs ou de pouvoirs en relevant le débat sur « éducateurs ou thérapeutes ? » (Bernard, 2006), ni d’alimenter des querelles de corps ou de reconnaissance de hiérarchies statutaires. Ce qui importe le plus, c’est le « mieux-être » des personnes handicapées mentales, et la pratique du sport peut y contribuer.

19Mais si l’on respecte :

  • l’évolution historique et l’accession aux loisirs des personnes handicapées mentales,

  • l’évolution institutionnelle et ce qu’elle a apporté à ces personnes de choix et de sens,

  • la diversification des personnels et la mise en œuvre de formations nouvelles qualifiantes, tant sous l’égide de Jeunesse et sport que dans le cadre universitaire (filière apas),

20Force est de constater qu’avec la mise en place des aps on se dirige vers une démédicalisation du handicap et par là vers une nouvelle approche, un changement d’attitude à son égard. Force est alors de conclure que l’enjeu c’est, au sein ou hors des institutions, voire par le crédit accordé à des spécialistes des apas (activités physiques adaptés et santé) ! Ce sont en effet les seuls capables de satisfaire certains enjeux qui concernent au plus haut point et directement les intéressés eux-mêmes :

  • enjeux de conquête de leur autonomie, tant fonctionnelle que relationnelle ;

  • et par là, enjeux d’intégration dans une société qui leur accorderait à nouveau une place.

21Comment les aps peuvent-elles contribuer à la reconnaissance d’une nouvelle identité sociale des personnes handicapées mentales ? Peut-être en leur permettant d’accéder à un statut de personne, de sujet, d’acteur social, et surtout en modifiant l’image qui nait dans le regard de l’autre.

22Le sens commun a l’habitude en effet d’assimiler handicap et maladie. Cette représentation est largement confirmée par l’importance accordée à la « décision médicale » dans les milieux spécialisés (cf. le mode de sélection aux Jeux paralympiques), et par la hiérarchie implicite des positions statutaires correspondantes en institution. A l’opposé, le sport est souvent associé à la santé. Et il suffit qu’un handicapé fasse du sport pour qu’il bouleverse les représentations habituelles et participe à une relativisation des catégories données a priori.

23Ainsi, évoquer le regard que l’on peut porter sur autrui, n’est-ce pas déjà dépasser les préoccupations inhérentes au handicap et relever l’enjeu social de modification des usages sociaux relatifs aux relations entre les hommes, et notamment de la prise en considération de leur spécificité et de l’acceptation, voire de l’éloge, de leur différence (Goffman, 1975) ?

24Les aps seraient-elles en mesure de faire porter aux handicapés la bannière de tous les exclus ? L’avenir le dira… (à l’instar des Jeux paralympiques, des Jeux pour des publics spécifiques apparaissent : homosexuels [Marcellini et al., 2003])

25Mais au-delà des enjeux sociaux-relationnels, d’autres conséquences peuvent être prêtées à l’installation des aps pour personnes handicapées mentales. On peut relever celles qui concernent le développement des connaissances scientifiques. Historiquement des savoirs se sont constitués à partir de l’observation de personnes dont certaines qualités étaient réduites (Binet, 1910). Reprenant cette démarche, les aps peuvent nous éclairer sur certains aspects de la motricité, mais également sur la physiologie, la médecine, la psychologie, etc.

26Pour réaliser cet enjeu, un investissement en recherche semble nécessaire, ainsi que l’élaboration de protocoles d’intérêts généraux. Mais la prise en charge d’une théorisation en termes de « recherche-action » par les intervenants eux-mêmes semble aussi être une condition de son succès.

27Les savoirs pédagogiques sont également concernés. Ainsi en va-t-il des méthodes et de leurs résultats, des processus d’apprentissage ou de rétention, et tout ce qui met en relation les ressources singulières de sujets et la mise en œuvre d’activités codifiées. Ainsi, le handicap peut-il alimenter l’école ordinaire ? Là encore des recherches pédagogiques systématiques doivent voir le jour. Mais le peuvent-elles hors une farouche volonté d’innovation pédagogique ? Il faut enfin aborder un dernier domaine, qui risque d’être bousculé : celui des aps elles-mêmes.

28Jusque-là réservé à une « élite », tant dans son esprit que dans sa forme, le sport construit sa logique sur la sélection des meilleurs. Peut-il continuer dans cette voie ou doit-il contribuer à l’épanouissement de tous ?

29Aujourd’hui le handicap interpelle le sport. Mais il nous interpelle aussi, car il ravive en nous diverses angoisses et nous rappelle à l’ordre dès lors que la nature même accomplit son œuvre et que peu à peu nos qualités physiques se détériorent. Dans ces conditions, l’enjeu le plus urgent n’est-il pas de changer le sport pour changer le sort des personnes handicapées mentales ? Ou du moins modifier la représentation la plus largement diffusée d’un sport dominé par la compétition, qui ne laisse aucune place aux vaincus, pour l’ouvrir à d’autres modalités de pratique dans lesquelles le simple jeu d’une loyale concurrence pourrait donner la mesure de la réussite de chacun ? Dans une perspective intégrative la compétition ne laisse aucune chance aux personnes handicapées mentales, alors que la concurrence favorise la « rencontre » de tous. Donc, à l’instar de la Fédération Française du sport adapté, un enjeu n’est-il pas la reconnaissance d’une place de plus en plus importante à accorder dans le système fédératif français, comme dans le système sportif international, à toutes les Fédérations sportives non dirigeantes ?

Des objectifs multiples et variés selon le degré de handicap et l’institution qui en a la charge

30Si les enjeux peuvent être implicites et dépasser largement la conscience des agents sociaux, les objectifs eux, doivent être clairement formulés. Il serait préférable qu’ils ne le soient qu’après une évaluation des sujets à qui ils s’adressent et une réflexion qui, d’ailleurs, ne saurait perdre de vue les enjeux que nous venons d’évoquer.

  • 1 Classification internationale des handicaps et santé mentale (cih) proposée par l’Organisation mond (...)

31Mais comme nous l’avons déjà précisé, évaluation et objectifs diffèrent sensiblement selon les intervenants. Si l’on reprend la classification de l’oms1, il faut convenir qu’il ne saurait y avoir handicap que si la déficience se conjugue avec une inadaptation. Réduire l’inadaptation reviendrait à supprimer le handicap, qui en dernière analyse est social. Ne parle-t-on pas aujourd’hui de « situations handicapantes » plutôt que de handicap ?

32Pour nous donc, l’objectif premier des aps pour personnes handicapées mentales serait un objectif d’adaptation. Mais il est possible de tenter d’accéder à cette adaptation par différents moyens. Nous avons relevé chez des parents (Mikulovic et al., 2012) comme chez des éducateurs (op. cit.) des attitudes très caractéristiques :

  • une attitude instructive, très technicienne, qui révèle une volonté quasi obsessionnelle dune soit disant « éducation », ou plutôt de mise en condition ;

  • une attitude moralisatrice qui, par des mesures disciplinaires, tente de faire intégrer des lois et des réponses adaptées à des situations-types ;

  • une attitude paradoxale d’insertion et de sur-protection qui n’intervient que pour s’adapter soi-même en trouvant toujours des excuses et prétextes pour le faire et le laisser faire.

33Ces moyens sont certes louables quant à leurs intentions, mais ils révèlent tous un rapport non objectif au handicap. Ils démontrent un refus du handicap, un refus de voir le sujet handicapé tel qu’il est. Le problème est que nier le handicap revient toujours à terme à une attitude individuelle ou collective de rejet. Il convient alors de changer d’attitude pour atteindre une réelle adaptation.

  • 2 Circulaire n° 89.17 du 30 octobre 1989 relative à la modification des conditions de la prise en cha (...)

34En reprenant une analyse classique (Hebrard, 1986) pour l’eps du procès éducatif (cf. io de 1967), on peut dissocier les objectifs généraux des objectifs spécifiques2. Les objectifs généraux s’adressent aux sujets, les objectifs spécifiques concernent les tâches à réaliser. Une relation étroite entre ces deux systèmes d’objectifs doit bien sûr s’opérer dans la mise en œuvre des aps. Si le maître-mot reste celui de l’adaptation, les objectifs généraux viseront alors l’adaptation de la personne handicapée mentale, quand les objectifs spécifiques chercheront à adapter l’activité aux capacités particulières des individus.

35Pour que la personne handicapée mentale puisse atteindre un bon niveau d’adaptation, il faudrait favoriser en elle un développement optimal de son autonomie fonctionnelle comme de son autonomie relationnelle. En cela, les objectifs généraux ne sauraient être différents de ceux que tout enseignant d’eps poursuit dans des cadres ordinaires. Mais ils s’efforceraient de prendre en compte la spécificité de ces personnes.

36Ainsi, l’autonomie fonctionnelle devra s’édifier sur les séquelles d’une tendance à la sédentarité que confortent les cadres institutionnels. Le développement des grandes fonctions neuromusculaires et cardiorespiratoires ne pourra donc se faire qu’à partir d’une extrême sollicitation, une invitation permanente à l’action et une multitude de mises en situation aussi diverses que variées. Depuis une dizaine d’année nous avons suivi plusieurs cohortes de milliers de personnes déficiences mentalement, et évalué leurs pratiques physiques, leur alimentation, leurs modes de vie, leur intégration, à l’aide d’outils de plus en plus sophistiqués (Bui-Xuân, Mikulovic, op. cit.). Le constat est implacable :

  • l’intégration est certes en marche ;

  • cependant ces populations présentent une tendance à l’obésité considérable, surtout chez les personnes du sexe féminin et un imc très supérieur à la moyenne de la population ;

  • la pratique d’aps se généralise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des établissements spécialisés ;

  • mais l’intensité de cette pratique reste extrêmement faible ;

  • et si le « sport de haut niveau » est mis en avant, ainsi que la participation de plus en plus importante à des compétitions sportives de tous niveaux, ce sont toujours ceux qui sont le moins handicapés et qui ont la plus grande propension à l’intégration qui en profitent.

37De la même façon, un développement sensible de la motricité de la personne handicapée mentale ne pourra s’opérer qu’en rattrapant le « manque à gagner d’actions motrices » qui caractérise bien souvent le résultat d’une atmosphère trop protectrice. Ainsi pourront s’élaborer des coordinations motrices générales, sur la base d’un bon ajustement tonique, postural, équilibrateur, qui se sera structuré tout au long de tentatives d’associations multiples, de plus en plus complexes, et de productions originales de toutes natures que se construira toute référence spatio-temporelle, extero ou proprioceptive (Aucouturier, Lapierre, 1986).

38Il ne faut pas négliger la motricité fine de préhension et d’exécution qui autorisera l’approfondissement de la communication. C’est d’ailleurs sur la base de cette communication que s’élèvera l’autonomie relationnelle (Hall, 2003). Vouloir établir une relation langagière immédiate avec une personne handicapée mentale profonde serait certainement un leurre. Mais croire qu’elle est dépourvue de tout moyen de communication serait une erreur encore plus grande (Brunet, 2009). S’assurer que le message a été reçu représente la première étape. Tout faire pour qu’il le soit effectivement conduit les suivantes. A ce niveau, l’activité corporelle peut représenter un outil extraordinaire pour entrer en communication, quand bien même celle-ci serait infra-verbale (Bateson, 1975). Demander, écouter, solliciter encore pour jouer comme pour prendre des responsabilités, le cadre des aps le permet.

39Gagner, perdre, être tantôt le plus fort tantôt le plus faible, apprécier son statut dans le rapport de force ou dans le groupe, tout cela est facteur de stabilité affective. Donner au sujet une image positive de lui-même en favorisant l’expression, mais également en exigeant la réalisation dont on sait qu’il est capable (Mikulovic, 1999). La plus grande prudence doit cependant nous guider car il ne s’agit pas de mettre le sujet en situation d’échec, en situation d’inadaptation. Adapter l’activité en fonction des capacités de chacun, voilà le deuxième volet de notre problématique.

40S’il n’est pas question de tomber dans une éducation au rabais, ni de dénaturer les aps, il s’agit toutefois de proposer, à l’instar de la Fédération du sport adapté, des savoir-faire réalistes, des apprentissages qui, s’ils caractérisent un niveau primaire dans l’activité, n’en sont pas moins des composantes incontournables d’un stade précis de développement. Ainsi peut-on éprouver progressivement les capacités des personnes handicapées mentales, jusqu’à ce qu’elles puissent, dans la mesure du possible, présenter des comportements adaptés au cours d’activités physiques et sportives ordinaires (Mikulovic et al., 2010).

41Ainsi seulement peut se développer le processus intégratif. Rechercher l’intégration à tout prix par une mise en situation prématurée ne peut que renforcer l’inadaptation et contribuer à l’accentuation du handicap, ce qui en fait parfois le paradoxe de l’école inclusive. L’histoire de l’éducation physique nous révèle de nombreuses tentatives de perfectionnement des fonctions intellectuelles par la mise en œuvre d’activités physiques (Arnaud, 1983). Si l’action motrice peut contribuer à ce développement, c’est bien. Mais comme il semble que les aps ni ne soient, ni ne doivent en constituer le facteur privilégié, gardons-nous de vouloir réduire la déficience, et tentons déjà de vaincre l’inadaptation.

Considération et adaptation sociale, les clés de l’intégration

42Le sport peut-il contribuer à l’intégration des personnes handicapées mentales ? La réponse à cette question paraît assez paradoxale. En effet, si à l’heure actuelle le sport semble être un facteur d’intégration pour ceux qui en ont déjà la propension, c’est-à-dire les moins handicapés, sa systématisation représente un véritable enjeu institutionnel notamment pour ses personnels, mais aussi pour les personnes handicapées elles-mêmes. Mais au-delà d’intérêts matériels, la pratique sportive représente pour les personnes handicapées un véritable enjeu de considération : être sportif renvoie en effet une autre image à ses parents et à son entourage, plus positive et surtout d’un être en bonne santé. Quant aux objectifs, si comme pour l’ensemble de la population ils visent à lutter contre la sédentarité et ses conséquences, leur spécificité demeure la réduction des inadaptations, d’abord motrices, mais surtout sociales. Au-delà, le sport pour les personnes handicapées mentales pourrait générer également une autre vision sociale du sport, non pas du sport pour tous, porteur des mêmes dérives que le sport de haut niveau qui donne le ton de son inaccessibilité, mais d’un sport pour chacun, c’est-à-dire d’abord adapté à ses capacités et à ses préoccupations.

Ruffié (S.), Ferez (S.), Lantz (E.), 2014, « From the Institutionalisation of “all disabilities” to Comprehensive Sports Integration: The Enrolment of France in the Paralympic Movement (1954-2012) », International Journal of the History of Sport, Vol. 31, n° 17, 2245-2265.

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Bibliographie

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Notes

1 Classification internationale des handicaps et santé mentale (cih) proposée par l’Organisation mondiale de la santé (oms) est publiée pour la première fois en 1980 par Philip Wood.

2 Circulaire n° 89.17 du 30 octobre 1989 relative à la modification des conditions de la prise en charge des enfants ou adolescents déficients intellectuels ou inadaptés par les établissements et services d’éducation spéciale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Mikulovic et Gilles Bui-Xuân, « Intégration sociale des personnes handicapées mentales par les activités physiques et sportives : paradoxes, enjeux et objectifs »Sciences de la société, 101 | 2017, 130-143.

Référence électronique

Jacques Mikulovic et Gilles Bui-Xuân, « Intégration sociale des personnes handicapées mentales par les activités physiques et sportives : paradoxes, enjeux et objectifs »Sciences de la société [En ligne], 101 | 2017, mis en ligne le 24 mai 2019, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/6424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.6424

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Auteurs

Jacques Mikulovic

Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur de l’éspé d’Aquitaine et membre de l’équipe de recherche laces/ ea 7437 (Château Bourran, 160 av. de Verdun, 33700 Mérignac).

Gilles Bui-Xuân

Professeur émérite de l’Université d’Artois, éspé de Lille, président de l’afraps et associé au lirdef/ ea 3749, universités de Montpellier (2 pl. Marcel-Godechot, bp 4152, 34092 Montpellier cedex 5).

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