La recherche sur laquelle s’appuie cet article n’aurait pas été possible sans la bourse américaine du « National Science Foundation Doctoral Dissertation Research Improvement Grant », Award #822876. L’auteur voudrait aussi remercier Franck Cochoy, Chihyung Jeon, Pauline Barraud de Lagerie, et plusieurs autres lecteurs anonymes pour leurs importantes contributions.
1Récemment, les chercheurs ont tenté de s’éloigner de ces grands récits polarisateurs en mettant l’accent sur le rôle de médiateurs experts, tels que les spécialistes des consommateurs ou les arbitres du goût (Cowan, 1995 ; Blaszczyk, 2000 ; Kline, 2000 ; Schot & Bruheze, 2002). Ils examinent les outils ou les astuces que ces agents intermédiaires utilisent pour déterminer les goûts populaires, ainsi que leur position au sein des organisations de l’industrie, et donc leur influence sur les décisions de production. Un aspect de ce changement d’orientation a consisté à étudier la façon dont le renouvellement de la conception physique des produits et le changement des espaces de consommation a transformé les relations entre consommateurs et producteurs (Porter, 1999 ; Strasser, 2004), une étude que Franck Cochoy appelle une « sociologie de l’emballage » (Cochoy, 2002). Ces spécialistes de l’emballage, des supermarchés et autres « points de rencontre du consommateur » s’inscrivent dans un vaste changement de perspective sociologique qui consiste à s’éloigner des explications structurelles globalisantes de la production et de la consommation pour s’orienter vers des analyses qui tentent d’expliquer des transformations globales et macrosociales grâce à la mise au jour de processus et de tactiques localisés.
2En regardant l’histoire de l’étiquetage des aliments, un terrain centré sur le lieu d’achat qui intervient à mi-chemin dans le paradigme de la relation consommateur-producteur, cet article vise aussi à aller au-delà des anciens débats confinés sur le changement de l’offre et de la demande, et à explorer comment les experts ont imaginé les consommateurs et ont constitué par là-même de nouveaux sujets politiques de la consommation alimentaire. L’article s’appuie sur des études qui portent sur le rôle de la conception des interfaces dans la configuration des utilisateurs et dans la constitution des identités (Woolgar, 1991 ; Turkle, 1999 ; Oudshoorn et al., 2004), et prend l’étiquetage des aliments comme une tactique que les experts utilisent pour mobiliser les consommateurs (Miller et Rose, 1997). L’article s’organise autour de trois périodes qui ont scandé l’étiquetage des aliments. Pour chaque période, il décrit la compréhension évolutive de la Food and Drug Administration (fda) américaine concernant le public cible de l’étiquetage nutritionnel comme une « personne conceptuelle » (Deleuze et Guatarri, 1996) changeante du mangeur sain : le « consommateur ordinaire » dans les années 1950, le « consommateur informé » dans les années 1970, et le « consommateur équilibré » de l’étiquetage des années 1990.
- 1 Pour une présentation de l’expérience française et européenne avec l’étiquetage nutritionnel, cf. l (...)
3Cet article déporte l’analyse du cadrage technocratique de la consommation vers les études culturelles de la nourriture et de l’alimentation. Les spécialistes de l’alimentation ont documenté une longue histoire de préoccupations culturelles portant sur l’abondance industrielle et les peurs sociales alimentaires qui en résultent, depuis les « paradoxes de l’abondance » au « dilemme de l’omnivore ». Ces études font la chronique non seulement des changements intervenus dans les représentations culturelles qui entourent les pratiques alimentaires, mais aussi des changements ontologiques survenus dans la compréhension de la nourriture et des risques (Schwartz, 1986 ; Fischler, 1990 ; Levenstein, 2003 ; Poulain, 2004). Dans un contexte de préoccupation croissante de la société pour les prises alimentaires surabondantes, l’étiquetage nutritionnel a fonctionné comme une plate-forme où les régulateurs s’interrogent sur la manière de classer et de gérer les aliments en fonction de ce qu’ils croient être la norme (naturel), l’écart (technologique), et l’imitation (économique). Grâce à un examen de trois régimes d’étiquetage nutritionnel successifs, l’article met au jour les transformations qui ont affecté la manière dont la fda comprend les consommateurs qu’elle représente et sa mission visant à réduire la « confusion du consommateur ». Initialement, la fda a conçu son rôle de « protection des consommateurs » comme consistant à entreprendre la normalisation du marché de façon à ce qu’il représente au mieux un régime américain fondé sur le bon sens et la tradition (préindustriels). Depuis qu’elle s’est orientée vers l’étiquetage nutritionnel dans les années 1970, la fda a plutôt cherché à introduire une nutrition de « gouvernementalité » (Foucault, 1991) au moyen d’étiquettes, afin d’encourager les consommateurs et l’industrie à penser les aliments en termes nutritionnels, sans leur dicter quel aliment est « bon » ou « mauvais » à manger1.
4Avant les années 1970, la conception du contrôle de l’alimentation de la Food and Drug Administration reposait sur un système visant à établir des « standards d’identité ». Ces mesures ont pris la forme de recettes comportant des noms communs génériques (« beurre de cacahuète » ou « soupe de tomates »). Ces recettes devaient être établies pour tous les aliments produits en masse. Ce système visait à empêcher la fraude – sous forme d’imitations bon marché ou de produits à prix cassé – en mettant de l’ordre dans l’approvisionnement alimentaire et en rationalisant les gammes de produits pour en faciliter la surveillance. Dans un certain sens, ce que les standards d’identité ont cherché à établir est un marché simple et rationnel dans lequel la seule chose dont un consommateur ordinaire avait besoin en matière d’étiquetage des aliments était le nom du produit. Ces standards relevaient d’une stratégie typique de l’ère du New Deal des années 1930 puisqu’ils visaient à offrir aux consommateurs une « offre équitable [fair deal] » grâce à l’introduction de la gestion scientifique dans le règlement d’administration publique du marché (Wang, 2005). Ces standards peuvent être caractérisés comme une tentative visant à « gouverner la vie par les normes » (Thévenot, 2009).
- 2 Il faut garder à l’esprit que jusqu’aux années 1950, la crème du lait a été considérée comme un att (...)
5Pour mettre en œuvre ces standards, la fda a cherché à déterminer ce que serait une conception commune de chaque produit alimentaire et ensuite à incorporer cette conception dans les standards publiés de l’agence que l’industrie allait suivre. À partir de 1940, puis à nouveau à l’issue de la seconde guerre mondiale, la fda a tenu des audiences publiques portant sur les catégories de normes alimentaires. Dans ce cadre, les entreprises pouvaient présenter des observations sur les projets de recettes standard, demander qu’on les autorise à faire varier la quantité des ingrédients, tout en défendant ou en attaquant les autorisations d’emploi de nouveaux additifs synthétiques. Une grande partie de ce genre de déclaration reposait sur l’établissement de ce que les consommateurs croyaient être une recette habituelle pour un aliment donné. Par exemple, un débat central qui eut lieu lors des audiences sur le beurre de cacahuètes a porté sur le pourcentage minimum en cacahuètes, et sur l’opportunité d’inclure dans le standard la glycérine, couramment utilisée pour fabriquer du beurre de cacahuètes plus facile à tartiner. De même, en ce qui concerne les glaces, de longues discussions eurent lieu sur le pourcentage minimum de matière grasse requis (Junod, 2000)2. Les audiences pouvaient être très conflictuelles, et pour certains produits, établir des standards susceptibles de recueillir l’accord des défenseurs de l’industrie et des consommateurs pouvait traîner pendant des années.
6Ce système d’étiquetage imposa un ordre moral sévère sur l’approvisionnement alimentaire américain. Si les standards alimentaires représentaient la norme, leur non-respect pouvait entraîner des peines sévères sous la forme d’étiquettes indésirables. Tout d’abord, tous les aliments qui contenaient ce que les régulateurs de la fda ont identifié comme des ingrédients de substitution – par exemple ce que l’on appelle du « lait enrichi [filled milk] », c’est-à-dire du lait où des graisses végétales avaient été substituées à la matière grasse du lait, ou des substituts à faible teneur en matières grasses, comme de la crème artificielle [artificial dairy-creamers] – seraient étiquetés « imitation », ce qui impliquait qu’ils étaient inférieurs au produit standard « authentique ». La mention « imitation » était une réponse à ce que les régulateurs appelaient « frelatage économique », lorsque les producteurs substituaient un ingrédient moins cher, souvent synthétique à la place du produit naturel « normal ». Le souci de la falsification économique est devenu un point à partir duquel les fonctionnaires ont établi la ligne de démarcation entre le naturel et l’artificiel, et l’authenticité et la nouveauté légitime.
7Une seconde sous-catégorie est en outre venue souligner ce partage entre le normal et le pathologique. L’un des marchés alimentaires en croissance a concerné des aliments de « régime spécial », c’est-à-dire des aliments qu’un médecin prescrit à ses patients pour les aider à récupérer d’une maladie. Ces aliments « diététiques ou de régime » sont tombés dans une catégorie « limite » de la législation alimentaire américaine. Ils n’étaient destinés ni à agir sur le corps, ni à « guérir » un patient au sens d’un médicament, mais les médecins pouvaient les utiliser pour leurs propriétés spéciales en matière de nutrition ou de santé. Cette classe d’aliments incluait des produits pour les diabétiques, comme les produits de régime à base d’édulcorants artificiels, et des aliments à faible teneur en calories spécialement conçus pour les patients obèses. La fda mit au point un standard distinct pour ces « aliments de régime spéciaux », et les obligea à porter un panneau informationnel décrivant leurs propriétés nutritionnelles. Ce panneau était orienté vers les médecins et leurs patients, et non vers le public profane. La distinction entre aliments standard et aliments diététiques spéciaux de la fda a aidé à préserver la distinction fondamentale de l’agence entre « nourriture » [food] et « médicament » [drug], deux entités soumises chacune à un appareillage de preuve différent pour établir leur sécurité et leur efficacité (Hutt & Hutt, 1984 ; Termini, 1993).
8Dans ce système, la fda a défini sa mission de protection des consommateurs comme un effort visant à maintenir la distinction entre un marché de masse normal et un marché spécialisé dans les produits diététiques et les médicaments. Les standards alimentaires ordinaires ont ainsi été calibrés à l’intention de ceux que les régulateurs se figuraient être les « consommateurs ordinaires ». Cette expression de « consommateur ordinaire » est celle qu’ont utilisée les avocats, les juges et les régulateurs de la fda pour discuter de la façon de déterminer ce qui était un standard raisonnablement applicable. Le « consommateur ordinaire » se situait quelque part entre un consommateur « trop crédule » (lequel était une préoccupation particulière pour la régulation des produits de santé), et les consommateurs « sceptiques ». Pendant cette période, le consommateur ordinaire de produits alimentaires que les régulateurs avaient en tête était généralement considéré comme une ménagère éduquée de la classe moyenne. Cette dernière incarnait le consommateur de la « société d’abondance » américaine de l’après-guerre, réputé plus préoccupé par la qualité des aliments que par le prix. Il s’agissait d’un abandon de la préoccupation des années 1930 pour les consommateurs de la classe ouvrière (Cohen, 2003). Le consommateur ordinaire était supposé être suffisamment instruit pour reconnaître les aliments courants et savoir comment suivre un régime alimentaire équilibré ; on présumait qu’il était en bonne santé et qu’il n’avait donc pas besoin d’automédication sous forme d’aliments spéciaux.
- 3 Page I.H., Allen E.B., Chamberlain F.L., les touches A ; Stamler J., and Stare F.J., (1961), Les gr (...)
9Cette définition étroite de l’ordinaire se révéla problématique. Au début des années 1960, les frontières qui séparaient les aliments normaux et « imités » et les régimes normaux et spéciaux ont été bousculées par la vulgarisation des aliments à basses calories et de nouvelles connaissances scientifiques en matière de risques alimentaires et de maladies cardiaques. Pour comprendre la transformation qui s’opéra à cette époque, il est utile d’examiner une série de publicités portant sur l’huile végétale et la margarine qui s’est immiscée au beau milieu de ces débats médicaux et de réglementation sur les allégations de santé. En décembre 1960, une annonce de l’huile de maïs Mazola est parue dans de nombreux magazines grand public. Elle figurait un panneau qui comparait les quantités relatives d’acides gras polyinsaturés de différentes huiles végétales. L’annonce s’appuyait sur la très large attention que les médias avaient accordée à un rapport publié plus tôt lors de la même semaine par l’American Heart Association (AHA). Avec ce rapport de l’AHA, c’était la première fois qu’une association professionnelle se rangeait publiquement à la thèse d’une corrélation entre type de régime alimentaire et maladies cardiaques3. La publicité de Mazola n’était qu’une annonce parmi beaucoup d’autres qui cherchaient comme elle à tirer parti de la préoccupation soudaine du public pour les graisses alimentaires et leur relation avec les maladies cardiovasculaires pour vendre des huiles végétales et de la margarine.
10Au cours de la décennie, ces annonces connurent une progression dans les campagnes de marketing et reflétèrent un changement culturel concernant la notion de risque. À l’origine, les publicités soulignaient le rôle des médecins dans la formation d’un intérêt des patients pour une faible teneur des aliments en matières grasses ou pour de « bonnes » graisses, et invitaient donc les consommateurs à « poser des questions à [leur] médecin » au sujet de ces nouveaux résultats scientifiques. Par conséquent et dès le début, une stratégie essentielle a consisté à cibler les médecins et à placer les publicités dans des revues médicales telles que le Journal of the American Medical Association. Cette stratégie initiale d’entrisme publicitaire visait à attirer l’attention des médecins sur la nouvelle thèse du lien entre régime et santé cardiaque, afin d’élargir la niche des patients qui étaient ouverts à la nouvelle compréhension du risque, et ainsi élargir le marché des consommateurs de produits de régime (cf. Greene, 2005).
- 4 « Is there a heart attack in his future ? », Advertisement for Diet Fleischmann’s in jama (Nov. 4, (...)
11Alors que le débat sur la thèse régime-santé cardiaque a continué, les allégations de santé concernant la margarine et l’huile végétale ont évolué de telle sorte qu’à la fin de la décennie les annonces avaient fini par cibler un marché de masse. Une annonce pour la margarine de 1967 s’est répandue dans la presse populaire afin d’informer le public profane que la même annonce était « ce que les médecins lisent aujourd’hui dans leurs revues médicales ». Ce fut le début d’une campagne de marketing de masse qui a vendu les connaissances médicales de pointe en matière de nutrition aux consommateurs calés en régimes. L’aspect le plus révolutionnaire de la thèse du lien entre régime et santé cardiaque était cependant que les gens qui étaient encore aujourd’hui en bonne santé couraient le risque de développer une maladie cardiaque dans le futur. Une annonce de 1968 pour la margarine de régime Fleischmann énonçait ainsi cette nouvelle prise en compte des régimes et des risques : « De plus en plus de médecins en arrivent à la conclusion que le meilleur moment pour s’occuper d’une maladie coronarienne est de le faire trente ou quarante ans avant qu’elle ne soit susceptible de se produire. C’est pourquoi ils recommandent de bonnes habitudes alimentaires [...] non seulement pour le patient cardiaque, mais pour les gens de tous les groupes d’âge »4. En d’autres termes, les consommateurs en bonne santé, même les enfants, étaient incités à acheter et à consommer des aliments de régime et des produits alimentaires favorisant la santé.
12Ces efforts de commercialisation des huiles végétales et des margarines pour leurs propriétés favorables à la santé ont d’abord été rejetés par la fda. Selon l’agence, ces revendications constituaient un message inapproprié pour les marchés de masse. Comme la plupart des consommateurs étaient en bonne santé, la fda ne croyait pas qu’ils tireraient un bénéfice quelconque d’informations alarmantes sur les risques ; il valait mieux diriger les consommateurs qui avaient besoin d’aliments diététiques vers leur médecin personnel. Les enjeux étaient en partie institutionnels : devait-on rendre les consommateurs capables de prendre en main les décisions alimentaires, ou agir ainsi ne revenait-il pas à subvertir le rôle du médecin dans le traitement d’un patient ? Mais le débat portait aussi sur ce qu’il convient d’entendre par « consommateur ordinaire » et « aliments à risque ». Un consommateur ordinaire était-il « en bonne santé », de sorte qu’il ne devrait pas être préoccupé par ce genre d’hypothétique risque futur ? Ou, comme cela allait devenir la norme, tous les consommateurs avaient-ils le droit de savoir que la consommation de certains aliments avait le potentiel de conduire au développement de maladies dégénératives chroniques ?
13Tout cela changea dans les années 1970. Une série de scandales publics provoqua un changement de personnel à la fda et suscita une forte méfiance envers l’agence tant à gauche qu’à droite. Il est important de situer les réformes de l’étiquetage dans les années 1970 dans un contexte plus large de sentiment anti gouvernement au cours de ces années, ce qui s’est traduit par une période de dérégulation (Schulman, 2001). Le virage vers l’étiquetage nutritionnel reflète une histoire plus compliquée que la simple dérégulation, et peut être considéré comme ayant préfiguré des expériences néolibérales de ce que les spécialistes appellent « la régulation informationnelle », ou régulation par la divulgation (Sunstein, 1998 ; Hadden, 1986).
- 5 « Volontaire », au sens où les produits qui ne formulent pas d’allégations de santé ou des déclarat (...)
14En 1973, la fda a publié un panneau d’« information nutritionnel » d’usage volontaire5. Les producteurs étaient désormais autorisés à produire des allégations nutritionnelles pour autant qu’ils affichent le panneau nutritionnel sur leurs emballages. L’introduction de l’étiquetage nutritionnel reflète un compromis pragmatique avec l’industrie. En échange de l’obligation d’afficher l’étiquette nutritionnelle sur les aliments santé, la fda acceptait de n’imposer l’étiquette signalant l’imitation que pour tout aliment de substitution considéré comme « inférieur d’un point de vue nutritionnel à l’aliment dont il est un substitut ». Ce changement rendit clairement l’industrie libre d’introduire de nouvelles recettes de régimes sans avoir à passer par l’approbation préalable de la fda.
- 6 Tim Hammonds, « Food Marketing Institute Nutrition Research : An Attachment to Testimony Before the (...)
15Le virage vers l’étiquetage informationnel reflète une logique néolibérale : utilisez des étiquettes pour permettre aux consommateurs de décider pour eux-mêmes, et rendez les entreprises capables de concevoir de « bons » aliments, mais n’interférez pas directement dans la « liberté de choix du consommateur ». La popularité de ce virage était due à la façon dont la régulation de l’information s’adressait aux différents partis politiques. Pour la gauche, l’étiquetage informationnel poursuivait l’effort progressiste visant à protéger et élargir le « droit de savoir » du consommateur, l’un des quatre droits visés par la « Déclaration des droits des consommateurs [Consumer Bill of Rights] » du président Kennedy en 1962, et il suivait la tradition libérale en protégeant la transparence du marché. Pour la droite, l’étiquetage était à la fois une opportunité pour la création de nouveaux marchés alimentaires – pour le marketing de niche et pour la segmentation du marché – et un mode de régulation préférable à l’interdiction pure et simple du produit. La régulation de l’information était vue comme orientée vers l’amélioration du choix des consommateurs sans « ingérence » dans le marché. Le « consommateur informé » pouvait choisir d’utiliser l’information comme il/ elle l’entendait. Une caractéristique essentielle de la conception de cette étiquette consistait à faire de l’information nutritionnelle une déclaration de faits quantifiables, et non pas une sorte de publicité soutenue par le gouvernement. Les éléments nutritifs ont été indiqués en grammes. Le panneau d’information devait être mis sur le côté ou au dos de l’emballage, de façon à le distinguer du panneau publicitaire avant. L’utilisation des numéros, plutôt que de graphiques ou d’adjectifs, reflète également cette logique « sans intervention [hands off] ». Une étude des consommateurs de l’étiquetage nutritionnel au cours de cette période a noté que les consommateurs n’ont pas aimé le graphisme, car : « Les graphismes ont tendance à se transformer en éditoriaux. C’est-à-dire que, par leur nature, le design tend à prédisposer certains produits à paraître bons et d’autres à sembler mauvais. […] Le public nous a dit haut et fort qu’il préfère émettre son propre jugement sur la base des informations de base figurant sur le produit parce qu’il connaît ses limites budgétaires propres, les goûts de sa famille, et son style de vie particulier. »6. De plus, dans les règles de 1973 qui éliminaient de fait l’étiquette concernant l’imitation, la fda notait que « l’infériorité nutritionnelle est le seul type d’infériorité qui est quantifiable sur une base objective ». Ce point de vue a servi de référence pour d’autres évaluations de la qualité, des évaluations telles que « naturel » ou « biologique », qui avaient été soulevées antérieurement lors des auditions concernant les normes sur l’identité des aliments diététiques spéciaux.
- 7 Donc « inférieur » n’était défini qu’à partir d’une comparaison des protéines ou des vitamines, tan (...)
16C’est cette aptitude de l’étiquetage à être quantifiable et objectif qui a joué un rôle essentiel dans la décision de la fda de changer l’étiquetage (Porter, 1996). La fda s’est présentée comme arbitre politiquement et économiquement neutre, mais l’agence favorisait efficacement la science nutritionnelle par d’autres moyens que l’évaluation de la nourriture. La « quantifiabilité » et la « mesurabilité » de l’information nutritionnelle ont été les motifs pour lesquels la fda a légitimé ses politiques de divulgation d’information via un étiquetage politiquement neutre et équitable. En effet, « l’infériorité nutritionnelle » a été définie en termes strictement quantitatifs comme une réduction de 2 % ou plus des Apports Nutritionnels Conseillés par les États-Unis en protéines ou tout autre nutriment essentiel, mais non en nombre de calories ou en quantité de matières grasses7.
17Dans le cadre des régimes amaigrissants, l’introduction de l’étiquetage nutritionnel a représenté un changement institutionnel dans la politique de la fda concernant la publicité des aliments santé. Cet étiquetage nutritionnel reflète un compromis sur des points qui avaient fait l’objet d’un débat houleux dans les années 1950 et 1960 : savoir s’il valait mieux laisser les choix sur les allégations de santé à faible teneur en matières grasses et les aliments diététiques à la discrétion des médecins, ou si la promotion de tels choix de modes de vie devait être ouverte à des médias de masse tels que l’étiquetage nutritionnel. Ce dernier marquait la reconnaissance formelle de la fda qu’en matière de nourriture et d’alimentation les consommateurs ont le droit de demander des informations, et peuvent, à cet égard, contourner le médecin et prendre eux-mêmes en main la gestion des risques. Mais le virage vers l’étiquetage et l’assouplissement des restrictions sur la publicité n’a été que partiel. La fda a continué d’interdire les soi-disant « allégations de risque de maladie » qui liaient la consommation de certains aliments à la prévention de maladies particulières. Dans le cadre de la logique du « consommateur informé » des années 1970, la fda a reconnu l’intérêt de la divulgation des informations, et des déclarations sur la teneur des aliments en éléments nutritifs, mais elle a continué à s’opposer aux allégations qui établissaient un lien direct entre les aliments et la maladie, et qui menaçaient donc la distinction chère à l’agence entre aliment et médicament.
- 8 Health and Human Services Secretary Louis Sullivan, cité in Lyons and Rumore (1993), Food Labeling, (...)
18Une fois de plus ce mode de régulation des étiquettes des produits alimentaires a rencontré des difficultés sur le marché. Dans les années 1980, plusieurs entreprises ont commencé à faire bouger les lignes dans leurs publicités pour les aliments santé. Plus que tout autre, le produit qui a ouvert la porte à des allégations de santé sur les aliments fut les céréales Kellogg’s All-Bran. En 1984, la boîte de céréales All-Bran portait une déclaration, approuvée par le National Institute of Health, selon laquelle il était prouvé que les propriétés de santé des fibres étaient associées à une réduction de la survenue du cancer du côlon. Parce que Kellogg’s a reçu l’agrément du nih, le nih dont la régulation est assurée par des pairs avec un haut niveau scientifique, la fda se trouvait dans l’incapacité de considérer le produit comme une drogue et donc de le retirer du marché. Dans les années qui suivirent, les entreprises inondèrent le marché avec des aliments censés prévenir les maladies, dans un souci visant à capter le marché croissant des alicaments. En 1990, la prolifération des allégations de santé, de fiabilité variable, avait créé de nombreux problèmes de sorte qu’un haut-fonctionnaire déclara : « L’épicerie est devenue la tour de Babel, et les consommateurs doivent être des linguistes, des scientifiques, et de fins lecteurs pour comprendre les nombreuses étiquettes qui se présentent à leurs yeux »8.
19Pourtant, les régulateurs ne voulaient pas empêcher le public de rechercher une alimentation plus saine, dans la mesure où à la même époque un flot de rapports scientifiques concluait qu’un accord croissant se faisait pour reconnaître l’alimentation comme le nouveau champ de bataille pour la prévention des maladies. Compte-tenu du regain d’intérêt politique pour l’alimentation et la santé, le Congrès américain vota le Nutrition Labeling and Education Act en 1990 ; ce dernier chargeait directement la fda d’améliorer l’étiquetage nutritionnel de façon à ce qu’il présente l’information « dans le contexte de la ration journalière totale ».
20Forte de son nouveau mandat législatif, la fda n’était plus limitée à la simple information des consommateurs, mais pouvait aussi les éduquer désormais. Pourtant, le personnel de la fda ne voulait pas dicter aux consommateurs ce qu’ils devaient manger directement, car cela aurait consisté à standardiser les aliments que les consommateurs mangent, mais cherchait plutôt à normaliser l’information que les consommateurs obtiennent et par là-même à donner forme à l’information que les consommateurs jugent valide ou non. Le développement du panneau sur les « Faits Nutritionnels » était un gigantesque projet pour la fda. La fda a testé différents styles de design, y compris les différents titres possible pour l’étiquette – « Guide nutritionnel », « Valeurs » et le « Faits Nutritionnels » qui fut finalement retenu – des étiquettes avec des informations soulignées en couleur, des camemberts et des graphiques. Sans entrer dans le détail de tous les changements de l’étiquetage, on peut dire que les trois innovations cruciales du panneau des Faits Nutritionnels ont été le recalibrage par la fda de la « portion » individuelle (l’industrie ne pourrait plus déterminer elle-même cette quantité), l’introduction d’un pourcentage « de la ration quotidienne », et la décision de calibrer ces pourcentages en référence à une moyenne de 2 000 calories représentant la quantité totale de kilocalories que le consommateur doit consommer en une journée (cf. fig. 1). Le nouvel étiquetage nutritionnel serait conçu de façon à encourager les consommateurs à maximiser des micronutriments comme les vitamines, mais aussi à minimiser certains macronutriments comme les gras saturés.
Figure 1– Étiquette « Nutrition Information » des années 1970 et panneau « Nutrition Facts » des années 1990 (toujours en vigueur)
- 9 Berkey Belser, president of design firm in charge of the nutrition label’s design, Greenfeld-Belser (...)
21Les changements de l’étiquetage ne se limitaient pas seulement à l’introduction du panneau nutritionnel. L’étiquette des Faits Nutritionnels était la pièce maîtresse d’une vaste campagne d’éducation visant à aider les consommateurs à évaluer les allégations de santé et à prendre des décisions alimentaires favorables à leur santé. La logique juridique qui animait l’étiquette était que la totalité des mentions concernant les nutriments et les allégations de santé portées sur la face avant de l’emballage ou dans les publicités alimentaires devraient désormais amener le consommateur à se référer à ce guide informationnel. Ainsi et contrairement à l’approche des années 1970, la fda autorisait certaines allégations de santé portant sur des maladies dès lors que la fda certifiait au préalable qu’elles étaient fondées sur un consensus scientifique significatif. L’espoir était que l’étiquette fonctionnerait comme une « marque gouvernementale »9. Les consommateurs pourraient faire confiance à l’information de l’étiquette de la fda pour contrebalancer toute allégation de santé que les entreprises pourraient faire figurer ailleurs sur l’emballage de leurs produits.
22Pour cette période, on peut repérer deux traductions de la façon dont l’étiquetage caractérisait les aliments. Premièrement, le panneau des Faits Nutritionnels illustrait la généralisation significative du paradigme selon lequel tous les aliments ont des propriétés nutritionnelles et de santé. L’étiquette n’était plus d’usage volontaire. La fda réclamait désormais que des étiquettes nutritionnelles figurent non seulement sur les aliments vendus et commercialisés pour des raisons de santé, mais sur tous les aliments emballés aux États-Unis. Qu’un consommateur soit ou non intéressé par la connaissance des propriétés nutritionnelles d’un aliment, l’étiquette lui indiquait que tous les aliments ont des propriétés de ce type et que le gouvernement les considérait comme suffisamment importantes pour leur faire de la place sur l’emballage.
23La nouvelle étiquette incarne aussi une seconde traduction qui consiste à afficher non plus seulement des déclarations portant sur le contenu, mais à incorporer désormais un certain nombre de recommandations. Le « pourcentage de la prise quotidienne » du tableau des Faits Nutritionnels n’est pas une déclaration quantitative du contenu nutritionnel, mais une façon d’indiquer au consommateur la quantité de cette denrée alimentaire qu’il doit ingérer quotidiennement s’il est un consommateur américain moyen. Les régulateurs ont utilisé des données démographiques pour fonder la conception de cet outil orienté vers la définition de recommandations individualisées. L’étiquette incarne donc la préoccupation de l’épidémiologiste centré sur les risques collectifs – ce qu’un scientifique a nommé le « traitement de populations malades et non des personnes malades » (Rose, 1985) – et reflète une approche utilitariste du problème visant à savoir comment passer de données statistiques agrégées sur le risque affectant la population d’ensemble à une inférence concernant le risque individuel. Le lecteur parfait du panneau des faits nutritionnels n’est pas un individu mais plutôt une population de lecteurs.
24Dans cette troisième période de l’étiquetage, la fda a ciblé ce que j’appelle le « consommateur mesuré [commensurated] ». J’emprunte la notion de « commensurabilité » au travail de Wendy Espeland montrant comment les rationalisations scientifique et juridique des controverses sociales transforment les positions des participants en équivalences mesurables, quantifiables et, ce faisant, recréent des mondes sociaux (Espeland & Saunders, 2007 ; Epstein, 2007). En d’autres termes, les outils bureaucratiques destinés à donner un sens à des groupes constitués jouent un rôle actif dans la reconstruction d’une identité. Le tableau des Faits Nutritionnels peut aussi être compris comme favorisant l’émergence d’un nouveau type de lectorat des aliments qui inclut en particulier des groupes « bio-sociaux » (Rabinow, 2005) tels que les diabétiques, les patients atteints de maladies cardiaques, ceux qui suivent des régimes, et d’autres consommateurs conscients des risques.
25La commensurabilité intervient à plusieurs niveaux. Premièrement et comme indiqué ci-dessus, les valeurs recommandées sur l’étiquette sont calibrées pour les besoins d’une population, et non d’un individu. Deuxièmement, le lecteur imaginé est un composé d’intérêts politiques. Le contenu de l’étiquette a répondu aux préoccupations d’un ensemble hétérogène [mix] de groupes d’intérêts particuliers : les personnes âgées (pour lesquelles la fda a introduit l’exigence d’une taille de caractères minimum), les mères (pour lesquelles les seuils de vitamine A ont été placés en haut du tableau), le vieillissement des hommes (qui constituent la cible visée pour les maladies cardiaques et la consommation de graisses), et les hypertendus et les diabétiques (sodium et sucres).
- 10 F. Edward Scarbrough, entretien téléphonique avec l’auteur, le 30 septembre 2009.
26Cette fois, l’étiquette a été explicitement conçue comme un outil pédagogique, et non comme un simple support pour l’affichage d’informations. Contrairement aux années 1970, dans les années 1990 le personnel de la fda ne s’est plus contenté de rejoindre les attentes du consommateur. Edward Scarbrough, qui était directeur du bureau de la fda en charge de l’étiquetage nutritionnel au cours de cette période, décrit trois types de consommateurs que lui et ses collègues avaient à l’esprit lors de la conception de l’étiquette : i) « les chercheurs d’information », souvent des patients, qui ont cherché activement des informations sur la santé, et qui étaient capables d’utiliser n’importe quel format d’étiquette quelle que puisse être le « surcharge informationnelle » ; ii) les personnes qui ne liraient pas l’étiquette, quoi que la fda fasse ; et iii) un « groupe intermédiaire » de consommateurs susceptibles de se montrer intéressés sans être pour autant des lecteurs réguliers [dedicated]. Le personnel de la fda était surtout préoccupé par le ciblage de ce groupe tiers médian qu’il espérait orienter vers une prise en compte plus active de la composition nutritionnelle de ses achats alimentaires10. Le but de ces nouvelles recommandations de la nouvelle étiquette des Faits Nutritionnels était de donner un coup de pouce à ces consommateurs pour qu’ils prennent des décisions qui les conduiraient vers une vie plus saine sans leur dicter pour autant quels aliments ils devraient manger.
- 11 Pearson vs. Shalala 164 F.3d 650 (DC Cir.1999).
27Ce dernier mode de régulation de l’étiquetage des aliments – standardiser les étiquettes et certifier les allégations de santé – a lui aussi fait l’objet de contestations. En 1999, la Cour suprême américaine a statué sur un différend portant sur les pouvoirs de régulation de la fda en matière d’allégations de santé sur les aliments. Dans le cas Pearson contre Shalala, la Cour suprême a rejeté l’argument de la fda qui présentait l’usage d’allégations scientifiques non encore validées dans les publicités pour les aliments et les suppléments alimentaires comme particulièrement dangereux et trompeurs. Plus précisément, le tribunal a rejeté le modèle du consommateur auquel la fda se référait implicitement : « [L’argument de la fda est] que les allégations de santé pour lesquelles un ‘accord scientifique significatif’ fait défaut sont trompeuses par définition en cela qu’elles ont un impact sur les consommateurs si considérable qu’elles les rendent pratiquement incapables de faire preuve de discernement sur le lieu de vente. Tout se passe comme si on invitait les consommateurs à acheter quelque chose sous hypnose, et qu’ils étaient donc induits en erreur »11. En substance, la cour a fait valoir que l’effort de la fda visant à se positionner comme une autorité centrale pour les allégations nutritionnelles et la standardisation des informations de santé allait à l’encontre des garanties que le premier amendement accorde en matière de liberté d’expression commerciale. La cour a jugé que les consommateurs étaient capables de trier et d’évaluer les allégations de santé par eux-mêmes, et qu’ils ne devraient donc pas avoir à dépendre de l’agence pour y parvenir. Dans la pratique, malgré cette décision, la fda a continué à contrôler les cas extrêmes, c’est-à-dire ceux dans lesquels les entreprises utilisent des allégations invoquant des maladies pour vendre des produits alimentaires. Mais le cas Shalala crée un précédent pour un nouvel assouplissement des frontières entre les aliments et les drogues et donc pour élargir la liberté des entreprises quant au soutien de représentations médicalisées des aliments dans les publicités.
28Cet article ne visait pas à étudier les consommateurs et la façon dont ils lisent les étiquettes, mais plutôt à examiner la façon dont les experts « lisent » les consommateurs qui lisent les étiquettes. L’histoire de l’étiquetage nutritionnel est pleine d’exemples d’experts – que ce soit des spécialistes industriels de la consommation, des régulateurs de la fda, ou même des scientifiques tels que nous-mêmes – qui essayent d’imaginer comment les consommateurs pensent la nourriture, puis l’inscrivent dans la conception des étiquettes. À partir du cas de l’étiquetage nutritionnel aux États-Unis et des allégations de santé, cet article met en avant deux arguments principaux.
29Tout d’abord, au siècle dernier, on a assisté à un changement de focale : l’attention s’est déplacée des consommateurs connaissant les aliments (parce que les aliments allaient de soi) à des consommateurs lisant les aliments (parce qu’ils sont maintenant emballés et transformés), ce qui équivaut à un virage informationnel. On peut lire ce virage dans la façon dont, au cours de cette histoire, la fda a changé d’approche : elle s’est fondée non plus sur le nom commun des produits, mais sur l’approbation d’un étiquetage informationnel portant sur la composition des produits. Ce virage informationnel ouvre un espace pour l’étude de la façon dont les experts et les institutions tentent d’encadrer la compréhension populaire du monde (pour construire leur hégémonie, pour ainsi dire). Bien qu’étant manifestement un outil destiné à rendre la fabrication et l’histoire des composants de l’emballage visibles, les étiquettes des aliments cachent souvent leur contenu autant qu’elles le révèlent. Leur conception repose sur une « coulisses de l’expertise », qui détermine ce qui doit figurer sur les étiquettes et la façon dont elles doivent être cadrées. L’étude de l’étiquetage des aliments doit donc consister en l’étude de ce cadrage institutionnel et professionnel. Le suivi des changements survenus dans la régulation de l’étiquetage des produits se transforme en une étude du déplacement des enchevêtrements institutionnels et des logiques bureaucratiques (Olshan, 1993 ; Cambrosio et al., 2009), mais aussi de la façon dont ces modes d’organisation de l’information transforment l’objet de l’attention des autorités régulatrices (Barry, 2001 ; Lampland et Star, 2008).
30Deuxièmement, le virage vers la lecture des aliments demande également d’étudier plus en détail comment la conception des étiquettes reconstitue la compréhension du consommateur en matière de risque et de responsabilité, en particulier en ce qui concerne sa relation aux institutions de santé publique. L’adoption de l’étiquetage nutritionnel par la fda s’est produite parallèlement à une transformation culturelle plus générale allant d’une société de consommateurs qui se considèrent en bonne santé à une société où les consommateurs s’imaginent se trouver sur une échelle de santé continue, où chacun fait face à un certain risque de tomber malade (Dumit, 2002). Dans cet article, cette transformation a été formalisée par le passage du « consommateur ordinaire » au « consommateur informé », et enfin au « consommateur mesuré ». Les autres auteurs qui ont abordé l’émergence de ce mouvement pour la santé [healthism] (Crawford, 1980) ou « nutritionisme » (Scrinis, 2008) ont généralement porté leur attention sur ses conséquences ontologiques, en critiquant le mouvement pour la santé et les dispositifs [platforms] analogues à l’étiquetage nutritionnel ; ils les ont présentés comme une médicalisation réductionniste de la nourriture censée asservir les individus sains à des pratiques médicalement déterminées.
31Ici, j’ai soutenu que cette histoire était plus compliquée. L’étiquetage nutritionnel semble prolonger l’injonction d’Hippocrate, « Que ta nourriture soit ton médicament » en redéfinissant les aliments comme vecteurs de bienfaits pour la santé et les risques. Cependant, l’histoire qui accompagne le recours de la fda à l’étiquetage nutritionnel suggère que ce n’est pas une histoire de la médicalisation dans le sens d’une institutionnalisation médicale, mais plutôt dans le sens d’une marchandisation. L’étiquetage a redéfini la gouvernance de la santé publique comme un problème de marché, transformant des questions de gouvernement des citoyens en questions de citoyens-consommateurs se gouvernant eux-mêmes. Cette alternative fondée sur la maxime d’Hippocrate, qui cultive une méfiance saine à l’égard des institutions médicales et qui entend faire en sorte que chacun garde la médecine dans ses propres mains, a été largement négligée par les critiques contemporains. Pourtant, elle mérite une plus grande attention, dès lors que l’on étudie des outils fondés sur le marché comme les étiquettes des aliments.