- 1 Le texte de Guibert et Le Dû (2007) sur le Vendée Globe offre une telle analyse, mais vise surtout (...)
1Les recherches en sociologie historique et géographie sociale des politiques publiques dédiées au sport à l’échelle locale depuis ces trente dernières années ont bien montré les enjeux des mesures de soutien à un ou plusieurs clubs, de la construction d’un équipement sportif structurant pour une ville et de l’accueil d’une grande manifestation portée par les fédérations internationales ou par le mouvement olympique. Différents auteurs ont pu traiter des procédures administratives et politiques, des effets de la décentralisation et depuis peu des intercommunalités (Haschar-Noé, 2006 ; Chappelet, 2006 ; Chappelet, Pinson, 2015 ; Honta, 2010, 2016 ; Guibert, 2005 ; Chifflet, 2010 ; Callède, 2000, 2014). Ces travaux ont plus rarement croisé l’analyse des dynamiques de projet sur un évènementiel localement fabriqué (au sens de Bessy, 2014 ; 2015) au décodage des initiatives portées par des acteurs privés dans le contexte d’une économie du tourisme et des loisirs de nature. Les études de cette sorte (Bessy, 2016 ; Obin, Corneloup, 2014)1 ne donnent pas le détail des jeux d’acteurs individuels et collectifs ni des sources de pouvoir en présence. Dans cette intention, ce travail traite du lancement et de l’organisation française d’une manifestation singulière dans l’histoire du sport et des politiques publiques consacrées à ce secteur d’activité: les Jeux Pyrénéens de l’Aventure.
2Organisés au printemps 1993 avec pour centre des opérations en France la ville de Saint-Lary-Soulan, les Jeux Pyrénéens de l’Aventure, ou los Juegos Pirenaicos de la Aventura, réunirent plus de 1000 athlètes venus de 26 pays du monde sous les yeux de 21 000 visiteurs. Regroupées sur neuf jours avec une cérémonie d’ouverture et de clôture selon les principes d’une olympiade, les épreuves se déroulaient dans la vallée d’Aure en France (département des Hautes-Pyrénées) et celle du Sobrarbe en Espagne (province de Huesca). Réalisé sous le patronage du Comité International Olympique (cio), cet évènement sportif et touristique innovant rassemblait bmx, skateboard, roller, escalade, parapente, deltaplane, hydrospeed, canyoning, rafting… pour la première fois le drapeau olympique flottait au-dessus des nouvelles pratiques d’aventure, de nature et de freestyle.
3Au-delà du projet et du contenu sportif de cette manifestation que nous avons déjà étudié (Suchet, 2015 ; Suchet, Jorand, Tuppen, 2010), ce fait singulier nous interroge. Quelle est l’origine du projet stratégique des Jeux Pyrénéens de l’Aventure ? Quels ont été les acteurs de cette compétition internationale et dans quelle mesure les pouvoirs publics sont-ils intervenus en faveur de l’organisation ? Quels sont les différents moments du lancement puis de l’organisation de cet évènement olympique localement constitué ?
4Sur le plan théorique, cette étude se réfère au cadre de Crozier et Friedberg (1977), c’est-à-dire à l’hypothèse générale d’une structuration des responsables de l’évènement sous la forme d’une action organisée ou système d’action concret. Au premier abord, ce cadre théorique peu sensible aux évolutions sociales et culturelles des situations peut sembler inadapté pour entreprendre une sociologie historique, mais il devient possible en fait de bénéficier des outils de l’analyse stratégique en décomposant chaque moment de la périodisation (Pavé, 1994), c’est-à-dire en reconstruisant par séquence l’organisation des Jeux entre 1988 et 1993.
5Réalisé à partir d’une thèse de doctorat en géographie historique, sociale et politique (Suchet, 2012), cet article repose sur un ensemble de sources écrites, orales et audiovisuelles. Le traitement qualitatif de ces données respecte une méthode historiographique de croisement des sources, de cohérence chronologique, d’analyse thématique et transversale.
6Les Jeux Pyrénéens de l’Aventure naissent de l’idée d’un moniteur de spéléologie de la région Midi-Pyrénées nommé Jacques Marion. Lauréat du Soleil d’or 1986 pour la meilleure innovation touristique française, créateur de la Maison des Gouffres et président-fondateur de Ouarnède Loisirs ou d’autres entreprises d’aventures sportives en France et à l’étranger, ce dernier regrettait le « déficit d’image des Pyrénées vis-à-vis des Alpes » qui handicapait les prestataires locaux du tourisme de montagne. Inspiré par la dynamique des Jeux Olympiques en préparation pour 1992 à Albertville (Rhône-Alpes) et par celle des Jeux Méditerranéens prévus en 1993 à Agde (Languedoc-Roussillon), l’idée de Jacques Marion est de créer des Jeux de Printemps. « Comme il y a des Jeux Olympiques d’été avec l’athlétisme, les sports collectifs… et des Jeux d’hiver pour le ski, le patinage, le Bobsleigh... l’idée était de faire des Jeux Olympiques avec les nouveaux sports, ces sports d’aventure et de nature… des Jeux de Printemps » (voir à ce sujet Suchet et al., 2010).
- 2 Jacques Marion, entretien 2007.
7À partir de cette idée en mars 1988, Jacques Marion essaie de contacter, sans succès, les pouvoirs publics et tout spécialement Jean Glavany susceptible de représenter un marginal sécant (au sens de Crozier, Friedberg, 1977), pour l’organisation des Jeux. En effet, maire d’un village relativement proche (Maubourguet), Jean Glavany est également le délégué interministériel aux Jeux Olympiques d’Albertville. Comme l’a bien saisi Jacques Marion « lui seul pouvait faire monter le dossier…c’était l’intermédiaire qu’il nous fallait »2. Mais celui-ci ne donne aucune réponse.
- 3 Copie de la déclaration en préfecture de l’association, Préfecture de Tarbes, 1989.
- 4 La conversion immédiate donnerait 9 150 000 €, mais ce calcul ne tenant pas compte du contexte écon (...)
8Au début de l’année 1989, grâce à l’aide d’un consultant en tourisme nommé Yves Janvier, Jacques Marion va convaincre la datar de lui accorder une subvention de 300 000 francs pour l’étude de faisabilité. La datar impose toutefois une dimension transfrontalière avec l’Espagne et, dans les discussions, les Jeux de Printemps deviennent les Jeux Pyrénéens de l’Aventure pour mieux souligner l’ancrage territorial du projet. En octobre 1989, Jacques Marion crée une association nommée Jeux Pyrénéens de l’Aventure (ajpa)3 et mobilise les directions départementales des fédérations sportives concernées. Il s’agit d’élaborer le calendrier des compétitions, de préciser le type d’épreuves et les conditions de sécurité nécessaires au bon déroulement des Jeux. L’étude de faisabilité, qui donne une conclusion positive, estime alors le coût général de l’évènementiel à 60 millions de francs4. Le projet est ambitieux. La charte des Jeux, puis plusieurs autres documents affichent une prise en compte de l’environnement culturel des sites et des préoccupations environnementales. L’esprit est novateur, olympique et international.
- 5 Nouvelles Pyrénées, 1992, Les Pyrénées : le laboratoire de l’olympisme. 10 ans de communication évè (...)
9À plus long terme, Jacques Marion propose un plan de communication pour les Pyrénées utilisant les nouvelles pratiques de nature-aventure et les principes de l’olympisme pour 10 ans. Considérant ces nouvelles pratiques comme le futur du sport, le projet s’intitule Pyrénées : laboratoire de l’olympisme5. Il s’agit d’organiser tous les deux ans une olympiade dans les Pyrénées avec les activités sportives récemment crées. Toutefois ces informations remontent difficilement au niveau national et préoccupent relativement peu le mouvement olympique. L’organisation des Jeux peut encore se modéliser suivant un schéma simple et relativement formel (fig. 1).
Figure 1 : L’organisation des Jeux Pyrénéens de l’Aventure et son environnement en 1989.
- 6 Jacques Marion, entretien 2007.
- 7 Petit historique de Saint-Lary en vallée d’Aure, Office du tourisme de Saint-Lary ; Jacques Salat, (...)
10Parmi les sites dont il avait connaissance, Jacques Marion s’oriente rapidement vers la station de Saint-Lary en vallée d’Aure afin de répondre aux contraintes transfrontalières du projet fixées par la datar et dans un contexte d’action favorable lié à l’économie locale du tourisme de nature et de montagne. Comme il le précise : « la vallée d’Aure car… une vallée avec un tunnel vers l’Espagne, un site déjà axé sur les sports de nature… il n’y avait pas trois mille autres possibilités »6. La spécificité de cette vallée repose effectivement sur un tunnel permettant de passer de la France à l’Espagne : on parle de vallée ouverte. Les relations transfrontalières sont nombreuses autour de Saint-Lary en raison des origines espagnoles du premier maire de la ville, Vincent Mir, qui multiplia les rapprochements avec l’Espagne7. Escalade, vtt, canyoning, rafting ou vol libre au plat d’Adet… dans la vallée, Saint-Lary se distingue de la station Piau-Engaly orientée sur une offre principalement hivernale, le « ski roi ». Les évènementiels sportifs de nature constituent, dès lors, un outil privilégié de ce développement. Pour les élus de Saint-Lary-Soulan une manifestation sportive représente effectivement des retombées économiques directes (hébergement et dépenses sur les sites) mais aussi une attractivité renouvelée pour le territoire médiatisé par les compétitions. En Espagne, les épreuves d’escalade, de vtt, de canyoning ou de vol libre sont prévues entre Bielsa et Aínsa dans les vallées d’Ara, du Cinca et de Bió.
- 8 Procédure de développement local qui solidarise les stations de montagne avec leur vallée afin de r (...)
11Ayant fait le choix d’organiser les Jeux dans la vallée d’Aure, et souhaitant voir le projet reposer au niveau politique malgré les réponses négatives de plusieurs hauts responsables publics, Jacques Marion décide d’associer les élus locaux. En février 1990, Jacques Marion présente ainsi le dossier des Jeux Pyrénéens de l’Aventure aux maires des communes de la vallée d’Aure. Son intervention se déroule lors d’une réunion de travail sur le contrat station-vallée8 et les responsables locaux soutiennent immédiatement le projet. Par suite, afin de pouvoir être rémunéré, Jacques Marion laisse la présidence de l’association ajpa à un élu et se place en prestataire de service pour l’organisation des Jeux. Autrement dit, Jacques Marion devient gérant d’une sarl, ouverte sous le nom de Nouvelles Pyrénées, avec pour mission la conduite du projet, la mise en place et l’administration des compétitions, mais aussi la commercialisation de l’évènement, c’est-à-dire la recherche de partenaires privés (encadré 1). Dans ces conditions, Jacques Marion va servir de relais (au sens de Crozier, Friedberg, 1977) entre l’organisation des Jeux et les partenaires privés.
- 9 Cette publication traite de l’organisation française des Jeux qui constitue de fait la structure po (...)
- 10 Dénomination au moment des faits, que la loi n° 2013-403 du 17 mai 2013 modifie en conseil départem (...)
- 11 Carole Pellarrey, entretien 2007.
- 12 Maurice Dubarry, entretien 2007.
- 13 Maurice Duchêne, entretien 2007 ; Jacques Marion, entretien 2007.
- 14 Le président du conseil général d’un département français en 1992 est élu par les conseillers génér (...)
- 15 Jean Glavany, ancien chef de cabinet de François Mitterrand, puis ministre, auteur de plusieurs ouv (...)
12Au début de l’année 1990 le maire d’Arreau, Bénito Buetas, prend la présidence de l’association ajpa, puis en octobre de la même année, c’est le maire d’Aulon, qui lui succède: Maurice Dubarry. Conjointement un co-président9 est désigné pour diriger le comité d’organisation parallèle en Espagne (Luis Escalona puis Jose Luis Sierra quelques mois plus tard). Les sources de pouvoir de Maurice Dubarry sont importantes. Il connaît bien les réglementations et maîtrise le flux des informations dans la vallée grâce aux relations dont il dispose notamment au conseil général10. Il entretient également une certaine incertitude dans les assemblées locales avec des prises de parole alternativement pour ou contre les projets immobiliers en zone boisée qui gravitent autour de la station de Saint-Lary11. Autrement dit, Maurice Dubarry constitue un acteur-clef de la vallée d’Aure malgré la taille extrêmement modeste de la commune qu’il administre (80 hab. en 1990). Par exemple, il va obtenir de sa relation privilégiée avec le ministre de l’intérieur, Philippe Marchand, qui « habitait par hasard un chalet juste à côté »12, le détachement d’un fonctionnaire pendant trois ans pour aider l’organisation des Jeux. Parmi les personnes disposant des compétences adaptées, Jacques Marion propose de retenir l’un de ses anciens partenaires d’expédition spéléologique qui se trouve fonctionnaire de police crs : Maurice Duchêne13. Ce dernier accepte et devient donc le troisième responsable important au sein de l’organisation des Jeux (fig. 2). Concernant les relations avec le mouvement olympique, Maurice Dubarry arrive rapidement à convaincre Jean Glavany de porter son attention aux Jeux Pyrénéens de l’Aventure. Effectivement, Maurice Dubarry qui se présente aux élections cantonales 1992 sur un canton des Hautes-Pyrénées risque de jouer un rôle dans l’élection du président du conseil général14. Or Jean Glavany, se présente sur un autre canton du même département et souhaite le soutien de Maurice Dubarry pour accéder à cette présidence. Jean Glavany accepte ainsi le projet que Maurice Dubarry amène. Le document éveille chez lui un réel intérêt. En tant que futur élu sensible aux valeurs du sport15, il possède toutes les raisons de favoriser le développement d’un évènementiel sportif de niveau olympique : cela peut relancer l’économie touristique et sportive de la région, favoriser la diffusion d’une image positive des villes organisatrices ou encore, attester le dynamisme et la réussite de sa politique. En cette période pré-électorale, Jean Glavany s’implique fortement au sein de l’organisation des Jeux. De fait, Jean Glavany constitue un marginal sécant (Crozier, Friedberg, 1977) entre l’organisation des Jeux Pyrénéens et le mouvement olympique puisqu’il se trouve être le délégué interministériel pour les Jeux Olympiques de 1992 (fig. 2). Enfin, le vice-président de la région Midi-Pyrénées, José Marthe, apporte un soutien non négligeable au projet.
Figure 2 : L’organisation des Jeux Pyrénéens de l’Aventure et son environnement en 1991.
13Le soutien des responsables politiques est un élément important pour la réussite des Jeux. Mais ce soutien participe également à réduire le pouvoir du créateur des Jeux dans l’organisation. Effectivement, Jacques Marion dispose d’une expertise technique dans la conception et l’élaboration du projet, mais les sources de pouvoir de Jean Glavany et Maurice Dubarry deviennent rapidement plus importantes. La notion de rapport de force présente dans la sociologie des organisations permet de bien saisir les enjeux de cette dynamique. Plus précisément, selon Crozier et Friedberg (1977, 69), une organisation se caractérise par une configuration de relations ou chaque individu cherche à accroître son pouvoir sur l’autre, c’est-à-dire mettre en place un « un rapport de force dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais où, également, l’un n’est jamais totalement démuni face à l’autre ». Selon ces auteurs, l’ensemble de ces jeux de pouvoir entre acteurs va constituer une structure informelle qui vient doubler la structure formelle de l’organisation. Précisons qu’un rapport de force n’est pas obligatoirement synonyme de conflit ouvert mais correspond à une forme particulière de relation entre acteurs qui va du refus d’un cadeau (pour ne pas se soumettre) aux formes les plus actives d’opposition (manifestations, blocages, émeutes).
14Dans le cas des Jeux Pyrénéens de l’Aventure 1993, un rapport de force va se constituer entre le porteur du projet (Jacques Marion) et les élus politiques impliqués dans l’évènementiel. Durant les trois années qui précèdent l’organisation des Jeux, on distinguera trois états de ce rapport de force en fonction des mandats électoraux et des changements de stratégie de certains acteurs.
- 16 L’ensemble des courriers entre le mouvement olympique et les organisateurs des Jeux ont été consult (...)
- 17 Juan Antonio Samaranch, courrier à Maurice Dubarry du 25 mars 1993.
- 18 Les soutiens parisiens. Marcel Perez, Jean Glavany… et Isabelle Mir marraine des Jeux Pyrénéens de (...)
- 19 Notamment Sport et Vie, mai/ juin 1993, La Dépêche du Midi, La Nouvelle République des Pyrénées pou (...)
15Avec le soutien de Jean Glavany l’organisation des Jeux prend rapidement de l’envergure. Les contacts envisagés avec le mouvement olympique se concrétisent. Le 5 mars 1991 un courrier de Nelson Paillou accorde le parrainage du cnosf aux Jeux et son texte remonte au sein du mouvement olympique jusqu’à obtenir le parrainage des comités olympiques espagnol, andorran, et européen16. Le président du cio, Juan Antonio Samaranch, décidant plus tard de patronner l’ensemble de la manifestation17. À la même période, les fédérations sportives concernées sont contactées et la plupart accordent leur soutien aux Jeux. Dans chaque discipline les meilleurs mondiaux sont invités et de nombreuses collaborations locales et politiques se mettent en place. Isabelle Mir, Jean-Henri Mir, Dieter Fleischer, Joseph Campo, Pierre Forgues, Jacques Coëffé, soutiennent désormais l’évènement18. Conjointement la société Nouvelles Pyrénées dirigée par Jacques Marion prépare le déroulement des épreuves, les autorisations d’accès sur les sites et la gestion des risques sportifs. Avec 3 salariés et 10 stagiaires recrutés dans les agences anpe, ddtte et adepfo de la région, l’entreprise marche bien. Maurice Duchêne, fonctionnaire détaché, participe également au montage des compétitions et devient progressivement le responsable technique pour l’ensemble de l’organisation. Plusieurs articles de presse, des émissions de radio et de télévision commencent à valoriser les Jeux19.
- 20 Retranscription de documents techniques de 1991/1992 dans Synthèse des Bilans techniques et sportif (...)
- 21 Maurice Dubarry, entretien 2007, Guy Quer, entretien 2007, Jean-Pierre Monteil, entretien téléphoni (...)
16Au sein de l’organisation, et malgré la progression du dossier, une première forme de rapport de force s’instaure imperceptiblement entre Jacques Marion qui souhaite rester maître du projet, et les élus politiques qui financent les Jeux et considèrent que « c’est celui qui paye qui décide ». De plus, en présidant l’association ajpa le maire d’Aulon, Maurice Dubarry, dispose maintenant de l’autorité formelle sur l’ensemble du projet. Les documents rédigés à cette période témoignent clairement de cette configuration : « les responsables élus rencontrent comme obstacle […] l’incapacité de celui qui avait défini le concept des Jeux, de rester à une place de prestataire ou de subalterne »20. À l’inverse Jacques Marion considère qu’il possède les compétences et ne veut pas réduire l’ampleur du projet en raison de la « frilosité » des acteurs locaux (tabl. 1). Pourtant, les orientations ne diffèrent que très peu entre ces personnes : Jacques Marion est plus orienté vers la complexité d’un méga-projet tandis que les élus politiques souhaitent rationaliser phase par phase le déroulement des préparatifs, mais l’objectif de tous reste la réussite des Jeux21. La majorité des personnes est installée au siège administratif des Jeux basé au château de Ségure sur les hauteurs de Arreau en France. Cette première forme de rapport de force rejoint l’un des trois types de conflits étudiés par Crozier (1963, 149), c’est le problème d’une double direction ou le « conflit des deux colonels ».
Tableau 1 : Le rapport de force en 1991.
Jacques Marion
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Jean Glavany Maurice Dubarry
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Souhaite conserver la direction des Jeux.
Refuse de suivre les réductions des coûts et la rationalisation voulue par Maurice Duchêne.
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Souhaitent prendre la direction des Jeux et gérer l’organisation comme ils le pensent.
Mettre Jacques Marion en position de « subalterne ».
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Argumentation : frilosité des acteurs locaux envers un projet ambitieux. Incompétences techniques, sportives et administratives des élus politiques.
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Argumentation : « Les payeurs décident ».
Critiquent les méthodes de Jacques Marion (démesure, gestion irrationnelle…).
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17… Mais aux élections de mars 1992, Jean Glavany n’est pas élu président du conseil général. Contrarié qu’un évènementiel porteur financièrement et symboliquement pour la région se développe en dehors de sa présidence, Jean Glavany va brusquement changer de stratégie. Son objectif personnel, qui se confondait avec l’objectif organisationnel avant 1992 et dans le cas d’une victoire aux élections, devient maintenant inverse. Comme le précise Crozier et Friedberg (1977) « toute organisation a des objectifs propres […mais] regroupe des individus divers mêlant en permanence leurs objectifs et stratégies propres à ceux de l’organisation ». Dans ces conditions Jean Glavany interrompt brusquement de soutenir les Jeux Pyrénéens de l’Aventure et préfère même entraver le projet selon certaines sources que nous avons consultées. Par exemple, le 12 juin 1992, lors d’une réunion d’organisation franco-espagnole en présence des partenaires et des élus de chacun des deux pays, Jean Glavany intervient longuement en défaveur du projet.
- 22 « Les Jeux Pyrénéens de l’Aventure », La Semaine des Pyrénées, 15 janvier 2004 (propos de Jacques M (...)
« Devant tout le monde, il [Jean Glavany] a descendu les Jeux Pyrénéens de l’Aventure. Il est intervenu pendant une demi-heure, chaque mot qu’il prononçait détruisait les Jeux. Les Espagnols ne comprenaient pas. Heureusement que ce jour-là, il y avait José Marthe (vice-président de la région Midi-Pyrénées). Il a parlé avec chaleur et enthousiasme des Jeux Pyrénéens aux Espagnols. Il a sauvé la manifestation. »22
- 23 La Semaine des Pyrénées, 15 janvier 2004, p. 27.
18Les arguments de Jean Glavany concernent le désordre des méthodes de management, les « incertitudes juridiques et financières du dossier » ainsi que l’utilisation abusive de stagiaires. Il y aurait beaucoup de dépenses excessives et inconsidérées. Sur la même période, les journalistes affirment que l’on atteint « des sommets au niveau des règlements de compte, lorsque Jean Glavany est intervenu pour faire baisser la subvention du Ministère de la Jeunesse et des sports qui devait être attribuée aux Jeux »23. Effectivement, en 1992 Jacques Marion n’arrive pas à connaitre l’état d’avancement d’une demande de subvention réalisée avec le soutien de Jean Glavany au début du projet. Le créateur des Jeux contacte donc le député du canton où se déroulent les compétitions. Il s’agit de Pierre Forgues avec lequel Jean Glavany entretient une certaine concurrence politique. Pierre Forgues est favorable à l’organisation des Jeux Pyrénéens et parvient à relancer les services du ministère de la Jeunesse et des sports sur ce dossier, mais reçoit au début de l’été 1993 la lettre suivante :
- 24 Courrier du Ministère de la Jeunesse et des sports au député des Hautes-Pyrénées Pierre Forgues, 19 (...)
« Vous avez bien voulu appeler l’attention de Mme le Ministre sur une demande de subvention de 700 000 francs émanant de l’association Jeux Pyrénéens de l’Aventure. […] Mr. Glavany avait souhaité une révision du budget et de la demande de subvention. En date du 22 février, la ddjs de Tarbes a transmis à mes services une nouvelle demande de subvention de 500 000 francs : j’ai le plaisir de vous informer que cette demande est accordée. »24
- 25 Réduction du nombre de qualificatifs, transformation d’épreuves en simple démonstration, simplifica (...)
- 26 La position de Jean Glavany, La Semaine des Pyrénées, 22 janvier 2004 (propos de Jean Glavany).
- 27 Brigitte Mauret, entretien 2007. Maurice Dubarry, entretien 2007. Maurice Duchêne, entretien 2007.
19Plus tard, les difficultés financières de Jacques Marion avec les partenaires privés (encadré 1) poussent les responsables-élus à certaines restructurations du programme sportif25. Effectivement, les prévisions annoncent un déséquilibre financier. Selon Jean Glavany « nous avons […] découvert avec horreur qu’on était parti droit vers un énorme déficit »26. Mais au-delà d’une réduction des coûts, plusieurs témoignages27 laissent penser que Jean Glavany aurait proposé que le conseil général se retire et que l’ensemble de la manifestation soit annulé. Contre cette position, Jacques Marion soutient les Jeux Pyrénéens de l’Aventure. Pour lui, « l’affaire des sponsors » est une erreur financière regrettable mais ne remet pas en cause le déroulement des compétitions.
- 28 Jacques Marion, entretien 2007.
« Je reconnais l’erreur pour les sponsors […], mais c’était pas une raison pour tout bloquer. Il fallait qu’on se rattrape, qu’on ne refasse pas l’erreur… mais on n’arrête pas tout sous prétexte qu’il manque 2 millions de francs. Au contraire, voyant ça, Jean Glavany aurait dû prendre son téléphone et trouver l’argent privé, pour un politique de son niveau c’est rien 2 millions, il a les relations…». « De toute façon, toutes les grandes compétitions laissent des déficits énormes, … bien supérieur à celui des Jeux Pyrénéens de l’Aventure, là il manquait 2 millions de francs, c’est rien 2 millions… »28.
- 29 Carole Pellarrey, entretien 2007.
20Par ailleurs, sans le soutien de Jean Glavany, les difficultés commencent pour l’organisation des Jeux : une association écologiste intervient pour dénoncer les risques potentiels sur le milieu naturel (uminate), quelques désaccords financiers apparaissent lors des réunions et certaines entreprises locales se présentent pour concurrencer Nouvelles Pyrénées sur l’organisation des compétitions. On pense notamment à Carole Pellarrey, gérante d’un organisme de management touristique dans la vallée d’Aure. Cette personne critique fortement la conduite du projet dans son ensemble et considère que l’organisation devrait lui en revenir en tant que membre de la confédération pyrénéenne du tourisme29.
Tableau 2 : Un état du rapport de force en 1992.
Jacques Marion Les salariés de Nouvelles Pyrénées
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Jean Glavany
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Défendre les Jeux Pyrénéens contre les politiques qui veulent faire avorter le projet.
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Réduire les dépenses liées à ces Jeux, se retirer du projet, annuler le déroulement des compétitions.
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Argumentation : Jean Glavany souhaite empêcher la réussite des Jeux pour éviter qu’un succès médiatique marque la présidence du conseil général occupé par un autre que lui. Je reconnais l’erreur des sponsors, mais l’organisation des Jeux doit continuer (et Jean Glavany doit aider à trouver les sponsors manquants). De toute façon, toutes les grandes compétitions accusent d’énormes déficits.
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Argumentation : L’organisation se compose de stagiaires. Il y a des incertitudes dans le dossier. Jacques Marion n’a pas obtenu de partenaires privés, ses méthodes sont désordonnées et coûteuses. Les partenaires publics ne doivent pas assumer l’ensemble de la manifestation. Le dossier va accuser « un énorme déficit », l’ensemble du projet doit être interrompu.
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- 30 Radical de gauche, il s’implique notamment sur les dossiers transport, ferroviaire et aéroportuaire (...)
21La défaite des uns fait le gain des autres, et c’est François Fortassin30, maire de Sarp qui prend finalement la présidence du département des Hautes-Pyrénées en 1992. L’intérêt de cet élu n’est pas d’ignorer le projet mais, au contraire, qu’il se développe sous sa responsabilité (voir à ce sujet Guibert, Le Dû, 2007 ; Chappelet, 2006). Or après les discours critiques de Jean Glavany et les concurrences locales autour de l’organisation, les Jeux Pyrénéens de l’Aventure se trouvent en situation délicate. Décidé à maintenir le projet au nom du conseil général des Hautes-Pyrénées, François Fortassin va suivre les objectifs organisationnels tout en écartant progressivement le créateur des Jeux par différentes stratégies.
- 31 Rapport sur les comptes du 15 janvier 1992, société exco Fiduciaire, Tarbes.
22Dans un premier temps, il est reproché à Jacques Marion d’être dépensier, mais rapidement les rumeurs parlent d’un « détournement de fond ». Comme le raconte Carole Pellarrey, « moi je ne l’ai jamais accusé Marion, mais c’est sûr qu’y en avait qui disaient qu’il se mettait de l’argent dans la poche… [Relance : qui ?] … Ah ben ça, je ne sais pas… je peux pas vous dire ». Ces accusations cessent quelques mois plus tard lorsqu’un audit financier du cabinet exco certifie la probité de Jacques Marion31. Toutefois, cette expertise révèle également ce qui va devenir « l’affaire des Sponsors » (encadré 1).
23« L’affaire des sponsors » qui éclate au tout début de l’année 1993 va perturber un peu les prévisions sportives mais surtout considérablement diminuer le pouvoir du créateur des Jeux dans l’organisation. Indépendamment des conséquences techniques et financières du manque de sponsor (réduction du nombre d’épreuves et de manches qualificatives), la mise en redressement judiciaire de la société lla fait perdre à Jacques Marion la maîtrise du segment pertinent de l’environnement qui faisait son pouvoir au sein de l’organisation (fig. 2) et représente pour François Fortassin une occasion de prendre en charge l’ensemble des Jeux. Par culture politique et objectifs personnels, Maurice Dubarry rejoint la position du conseil général et s’engage contre le créateur du projet. Maurice Duchêne, devenu directeur technique de l’organisation des Jeux, suit également l’orientation des élus. En tant que fonctionnaire détaché, ce dernier considère devoir respecter des orientations demandées par les responsables publics. Désolidarisé de Jacques Marion, Maurice Duchêne va servir de relais et d’exécutant pour le conseil général des Hautes-Pyrénées. L’argumentation de Maurice Dubarry et de plusieurs responsables techniques des fédérations sportives qui collaboraient sur les Jeux insistent sur l’erreur « impardonnable » de Jacques Marion. Et selon Maurice Duchêne, cette erreur se trouve liée aux méthodes utilisées par Jacques Marion et la société Nouvelles Pyrénées, composée de trois salariés et dix stagiaires entre 1992 et 1993.
Encadré 1 : « L’affaire des sponsors ».
- 32 La presse économique ou spécialisée comporte plusieurs articles au sujet de la communication des Je (...)
- 33 Rapport sur les comptes du 15 janvier 1992, société exco Fiduciaire, Tarbes.
- 34 Jacques Marion, entretien 2007.
La société Nouvelles Pyrénées possède à sa charge la conception du projet, l’administration des compétitions et la commercialisation de l’ensemble des Jeux, c’est-à-dire la recherche de sponsors. Plutôt que de démarcher individuellement chaque entreprise, en accord avec Jean Glavany, Jacques Marion fait appel à une société spécialisée dans la commercialisation des grandes manifestations sportives : la société internationale Quarterback dirigée par Denis Naegelen. Conjointement l’agence mgtb/ Ayer doit assurer une promotion locale et la création d’un logo et d’une mascotte32. Les sommes engagées sont importantes avec, par exemple, des frais de confection du logo portés à hauteur de 83 000 francs et une dépense de recherche en partenariat et communication estimée à presque de 210 00033. Mais au début de l’été 1992, Quarterback demande une rémunération supplémentaire de encore 200 000 francs et l’exclusivité sur les deux prochaines éditions. Face à cette nouvelle exigence, Jean Glavany envisage les différentes possibilités puis donne son accord, mais Jacques Marion refuse considérant que « c’était pas prévu dans le contrat », « j’aimais pas ça, si cette boite était nulle on allait se retrouver engagé avec eux et je voulais pas »34.
À partir de cette période, Jacques Marion, qui ne bénéficie plus du soutien de Jean Glavany, décide de confier la recherche de sponsors à une autre entreprise : la société lla basée à Paris et dirigée par Christian Leliart. Dans son choix, Jacques Marion suit les conseils de Jean-Louis Brunin : un ancien de l’équipe du Paris-Dakar qui travaille comme chargé de mission. Ce dernier connaît l’entreprise par relation. La société lla, qui travaille sur le Grand prix de France de moto, s’engage à fournir 5 millions de francs en partenariat privé, mais contre toute attente, cette dernière est mise en redressement judiciaire en décembre 1992 sans avoir effectué de travail. Autrement dit, à cinq mois du lancement des compétitions, l’organisation des Jeux Pyrénéens de l’Aventure ne dispose d’aucun sponsor.
Enfin, une troisième entreprise intervient dans l’organisation des Jeux : Dialogic communication, basée à Bruxelles, et dirigée par Philippe Housiaux. L’activité de cette entreprise concerne les parrainages olympiques et les relations avec le cio à partir de 1993.
- 35 Guy Quer, entretien 2007.
« Il y a eu un gros clash sur ces compétitions, sur ces Jeux Pyrénéens. C’est que Marion, ils lui avaient laissé le côté média, info et tout ça …et sponsor. Et jusqu’au dernier moment, Jacques dit c’est bon, c’est bon, je maitrise tout …et à la fin, il avait rien »35.
- 36 Maurice Dubarry, entretien 2007.
« Moi, je vais vous dire, sur ces Jeux, les sponsors, ils nous ont rapporté zéro, soit disant que les privés devaient apporter 5 millions, il y a pas eu un sou, zéro. Si vous saviez tout le mal qu’il m’a fait ce bonhomme avec ces sponsors ! »36.
« Il en a pas parlé de son entreprise de commercialisation (lla), il n’a pas fait une sélection de dossiers …et après, le bureau de l’association aurait tranché, il a recruté l’entreprise par copinage… par réseau de relations…. Ça ne va pas ».
- 37 Anonyme, entretien 2007.
« Marion, c’était un créateur de génie, mais il était incapable de gérer quoi que ce soit. Cette absence totale de sponsors, ça a flingué les Jeux. C’est de sa faute… Il n’aurait jamais dû être créateur et organisateur. Il aurait dû rester dans le rôle du créateur, celui qui insuffle, qui sème… parce que financièrement, il faisait n’importe quoi. Il était tellement mauvais gestionnaire qu’il a tué ce qu’il avait créé »37.
24Mais le discours des personnes que nous avons rencontrées est plus ambigu lorsqu’elles précisent :
- 38 Carole Pellarrey, entretien 2007.
« Moi, je ne pouvais pas le souffrir ce personnage, ce Marion […], ça n’aurait pas dû être lui qui organise les Jeux Pyrénéens de l’Aventure… »38.
- 39 Maurice Dubarry, entretien 2007.
« Moi, quand on m’a dit que c’était sur les Jeux Pyrénéens… j’ai hésité à vous rencontrer. Je voulais pas répondre ». « Duchêne, Quer… eux c’était pas pareil ils ont bossé, … Marion aussi il a bossé, je ne dis pas qu’il n’a pas bossé… Mais il fallait le sortir du circuit parce que personne ne voulait plus le voir »39.
- 40 Brigitte Mauret, entretien 2007.
« C’est sûr qu’on ne nous a pas aidé, … par ce qu’en plus y’avait une sorte de jalousie contre Marion, dans le fond les politiques ils ne voulaient pas qu’il réussisse, ça leur faisait de l’ombre qu’un type tout seul comme ça il puisse faire ce que personne n’avait réussi à faire dans les Pyrénées »40.
- 41 Synthèse des Bilans technique et sportif des premiers Jeux Pyrénéens de l’Aventure, Maurice Duchêne (...)
25Les élus politiques français contrôlent désormais l’organisation. Conférence de presse, alliances « de famille » entre élus locaux, rhétorique européenne… les Jeux deviennent une tribune politique du développement local et de la coopération transfrontalière entre la France et l’Espagne (voir à ce sujet Suchet, 2011, 2012). Au début de l’année 1993, le conseil général des Hautes-Pyrénées détache son directeur financier, Francis Cazes, et cinq autres de ses personnels pour administrer les Jeux Pyrénéens de l’Aventure. Placé en situation nouvelle de marginal sécant entre les deux organisations Francis Cazes développe les relations entre le conseil général et l’association co-présidée par Maurice Dubarry, mais participe également à redéfinir le statut accordé à Jacques Marion (fig. 3). Selon ces derniers, Jacques Marion n’a pas obtenu de partenaires privés, ses méthodes sont désordonnées et coûteuses. Il est inefficace et doit être écarté du projet. Les Jeux doivent se dérouler et se pérenniser sous la responsabilité du conseil général et avec un autre prestataire de service « plus efficace ». Dans ses rapports-bilans de 1994, Maurice Duchêne traduit insidieusement cette position : « Il faut revoir toutes les lacunes de la première édition portant sur le choix des hommes et de certains prestataires de services »41. Le 15 janvier 1993, Jacques Marion est interdit d’accès à la réunion de restitution de l’audit effectué sur les Jeux. Il lui est demandé de démissionner ainsi que de remettre l’ensemble de ses droits à l’association ajpa représentée par Maurice Dubarry. Jacques Marion refuse. Selon lui l’affaire des sponsors est une erreur, mais ne justifie pas la stratégie du conseil général pour prendre en charge le projet qu’il avait imaginé et organisé depuis 1988.
- 42 Les Jeux Pyrénéens de l’Aventure, La Semaine des Pyrénées, 15 janvier 2004 (propos de Jacques Mario (...)
« Le 15 janvier, le cabinet a rendu son rapport […]. C’est ce jour-là que j’ai été débarqué. Il a été expliqué qu’il n’y avait pas assez de fonds privés. Ils ont pris ce prétexte pour me déboulonner […] bien que le cabinet ait mis en avant la qualité du travail préparatoire et mon honnêteté personnelle. Il m’a été signifié que je devais démissionner et que je devais remettre mes droits à l’association. 90 % des gens qui ont participé à cette réunion étaient contre mais ils n’ont rien dit. […]. Je considère qu’il y a eu un coup d’état. »42
- 43 Jacques Marion, entretien 2010.
« Je reconnais le problème qu’il y a eu avec les sponsors, mais cela ne change en rien que le projet était le mien, ils se sont accaparés les Jeux. » « Ils ont été odieux. », « les sponsors ça été le point faible des Jeux… […]. (…mais) ils ont utilisé l’affaire des sponsors pour me virer, c’était un prétexte. » « Sans moi les Jeux Pyrénéens de l’Aventure n’auraient jamais eu lieu, ils auraient même jamais existé. »43
Tableau 3 : L’état du rapport de force en mai 1993.
Jacques Marion Les salariés de Nouvelles Pyrénées et plusieurs bénévoles engagés dans l’organisation
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François Fortassin et le conseil général des Hautes-Pyrénées Maurice Dubarry aidé de Maurice Duchêne
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Soutenir la position de Jacques Marion dans l’organisation des Jeux.
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Prendre en charge les Jeux Pyrénéens et en exclure Jacques Marion.
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Argumentation : Je reconnais le problème qu’il y a eu avec les sponsors, mais cela reste mon projet, ils se sont accaparés les Jeux. Ils ont utilisé l’affaire des sponsors pour me virer, c’était un prétexte car mon travail ne se résumait pas à la recherche de sponsors. Sans moi les Jeux n’auraient jamais existé. « Ils ont été odieux »
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Argumentation : Jacques Marion n’a pas obtenu de partenaires privés. Il est inefficace et doit être renvoyé. Ses méthodes sont désordonnées et coûteuses. Les Jeux doivent se développer sous la responsabilité du conseil général et de l’association ajpa, avec un autre prestataire de service « plus efficace »
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- 44 On reprend la formule d’une banderole en trois langues visible sur certaines photographies.
26Les Jeux Pyrénéens de l’Aventure ont eu lieu en Vallée d’Aure française et dans le Sobrarbe espagnol du 15 au 23 mai 1993. Pendant une semaine le drapeau olympique flottait au-dessus du village d’athlètes basé à Saint-Lary-Soulan. La cérémonie d’ouverture qui se déroula autour du thème de l’eau réunissait en particulier Nelson Paillou (président du cnosf), Isidre Baro Cabanes (président du coa) et Carlos Ferrer (président du cnoe) venu aussi représenter Juan Antonio Samaranch (président du cio). Le discours de ce dernier soulignait clairement l’intérêt de cet évènementiel :
- 45 Discours de Juan Antonio Samaranch représenté par Carlos Ferrer. Retranscription Maurice Duchêne.
« C’est un grand honneur pour le cio d’être présent pour l’ouverture de ces Jeux ». « Pour le mouvement olympique, les sports d’aventure sont fondamentaux. Je suis heureux d’avoir pu contribuer à la création de cet évènement. »45
- 46 Document de travail. Bilan des 1ers J.P.A. …quel avenir pour Jeux Pyrénéens de l’Aventure ? Maurice (...)
27Avec plus de 1 000 athlètes, 26 pays représentés, 21 000 visiteurs, et malgré les aléas climatiques du printemps46, l’ensemble des Jeux Pyrénéens de l’Aventure 1993 est une réussite technique et sportive. Filip Meirhaeghe, Roger Hickey, François Legrand, Yuji Hirayama, Nicolas Vouilloz, In Hee Lee, Anne-Caroline Chausson… dans les disciplines déjà compétitives, la plupart des champions du monde en titre se trouvaient réunis. Les moyens matériels, sécuritaires et sportifs regroupaient environ 300 bénévoles et 60 organisateurs pour un village d’athlètes qui accusa 7000 nuitées et une moyenne de 650 personnes par jour. Pour un certain nombre d’activités comme la spéléologie ou le canyoning, les Jeux Pyrénéens de l’Aventure demeurent la seule compétition internationale jamais organisée. Avec 14 pyrènes d’or devant l’Italie (6), la Grande-Bretagne (4) et les usa (4), le bilan sportif est exceptionnel pour la France. À l’inverse, l’Espagne co-organisatrice des Jeux, ne retirera qu’une seule pyrène d’or à égalité avec le Chili.
- 47 Maurice Dubarry, entretien 2007.
28Sur un plan financier, le résultat des Jeux est toutefois moins positif. Avec un coût global (France et Espagne) de 13,2 millions de francs sans compter la construction des pistes de roller et de bmx autour du lac de Vieille Aure, l’évènementiel accuse un déficit de 2 millions de francs. En l’absence de sponsors (encadré 2), cette somme est finalement couverte avec l’aide du ministère Jeunesse et Sport et du cnosf fin 1993. Localement, les responsables des Jeux Pyrénéens de l’Aventure sollicitent les commerçants « pour faire réduire la facture »47 et d’anciens bénévoles engagés dans l’organisation racontent avoir reçu une lettre qui demandait gracieusement un chèque de 50 francs à l’ordre de l’association ajpa.
- 48 Les Jeux Pyrénéens de l’Aventure, La Semaine des Pyrénées, 15 janvier 2004, p. 27 (c’est la rédacti (...)
- 49 Témoignage d’un bénévole engagé dans l’organisation.
- 50 L’ensemble des témoignages évoque cet incident.
- 51 Les Jeux Pyrénéens de l’Aventure, La Semaine des Pyrénées, 15 janvier 2004.
29Sur un plan organisationnel, le déroulement des Jeux matérialise l’état du rapport de force en 1993 (fig. 3) et marque, selon les termes de la presse locale, une « mise au placard radical […] du porteur du projet »48. Lors de la cérémonie de clôture en présence de nombreuses personnalités, Jacques Marion est empêché par la force de venir siéger au côté des autres organisateurs dans la tribune officielle. Durant les festivités qui suivent cette cérémonie les esprits s’enveniment alors verbalement et même physiquement. Jacques Marion s’en prend à Maurice Dubarry et à Maurice Duchêne à qui il reproche de l’avoir « trahi ». Comme le raconte un spectateur : « je me souviens, c’était le dernier soir […], ça s’est insulté, ça a crié, je crois même que ça s’est battu parmi les officiels »49. Pour beaucoup de bénévoles et de compétiteurs l’image du créateur des Jeux exclu par la force de la cérémonie représente un symbole. Dans la salle du Grand Gymnase de Saint-Lary-Soulan où presque 1 000 personnes sont réunies autour d’un dîner de gala, les élus sont hués puis deviennent la cible de divers projectiles50. Jacques Marion est renvoyé par une lettre de rupture du contrat qui liait Nouvelles Pyrénées à l’organisation des Jeux ce 23 ou 24 mai 1993 à 2 heures du matin51.
Figure 3 : L’organisation des Jeux Pyrénéens de l’Aventure et son environnement en mai 1993.
30Inquiet de sa position dans le projet qu’il avait créé, Jaques Marion décide au cours de l’année 1993 de faire reconnaitre sa propriété intellectuelle et dépose la marque Jeux Pyrénéens de l’Aventure à l’inpi. Mais François Fortassin, ne souhaite pas laisser ce droit à Jacques Marion et entame une démarche financière puis juridique contre la inpi Nouvelles Pyrénées. Au début de l’été 1993, les démarches du conseil général des Hautes-Pyrénées font perdre à Jacques Marion la marque Jeux Pyrénéens de l’Aventure qui devient propriété de l’association co-présidée par Maurice Dubarry. Maurice Duchêne qui aide le conseil général sur ce dossier précise « j’ai aidé le conseil général à récupérer les droits, parce que lui (Jacques Marion), il avait déposé la marque en cachette à l’inpi, il n’avait pas à faire ça ».
- 52 Maurice Dubarry, entretien 2007.
- 53 Série d’entretiens dans les rues de Saint-Lary 2007 et 2010.
31Par suite, avec le soutien du conseil général des Hautes-Pyrénées, Maurice Dubarry et Maurice Duchêne tentent de reproduire l’évènementiel sur un autre site. L’objectif est de « revendre les Jeux en Andorre »52. Mais le déficit accusé par l’association et la réputation du dossier font reculer les investisseurs. En dépit d’un bilan sportif exceptionnel, les Jeux Pyrénéens de l’Aventure ne connaîtront pas de seconde édition, et conjointement l’ensemble du projet intitulé Pyrénées : laboratoire de l’olympisme avorte en 1993. Plus tard, Jacques Marion propose de relancer cette Olympiade de l’Aventure au Maroc mais cette fois encore le projet reste sans suite. Dans la vallée d’Aure, un certain nombre de commerçants regrettent de ne pas avoir été payé pour leur prestation53, ces Jeux restent polémiques, mais surtout pour beaucoup de personnes, l’aventure des Jeux 1993 représentent « un sacré gâchis », une chance perdue pour les Pyrénées.
Encadré 2 : Derniers rebondissements dans « l’affaire des sponsors » et démêlés judiciaires.
À quelques mois des Jeux une autre entreprise reprend le dossier sponsoring : ise Sport & Events dirigé par Alain Moissan. Il s’agit du groupe qui rachète après faillite l’agence lla avec tous les dossiers qu’elle avait en charge. Mais le groupe dirigé par Alain Moissan ne rattrape pas le dossier et l’ensemble des Jeux Pyrénéens de l’Aventure se déroule sans aucun sponsor.
Sans aucun sponsor officiel (les quelques bannières visibles sur les photographies sont seulement des marques liées au matériel utilisé ou à des partenaires locaux) ni commercialisation effective, la couverture médiatique prévue disparait. Quasiment aucun reportage télévisé à l’échelle nationale ou internationale ne porte sur les épreuves sportives. Les quelques images émanent de France 3 Sud, et de caméras-vidéo liées aux fédérations sportives.
Paradoxalement, ise Sport & Events réclame la totalité des rémunérations dues auprès de l’agence lla avant sa faillite. Devant le refus de Maurice Dubarry et Jean Glavany qui considèrent que cette entreprise ne mérite pas les sommes demandées eu égard à « l’inexistence absolue de résultats », le groupe de communication engage une action judiciaire contre l’association ajpa. Le groupe dirigé par Alain Moissan obtient du juge le blocage des comptes de l’ajpa, ce qui entraine l’impossibilité de payer les salaires des différents chargés de mission (issus de Nouvelles Pyrénées). Les jeunes salariés ainsi mis en difficulté se retournent à leur tour contre l’ajpa en conseil de prud’hommes pour défaut de payement et pour certains en justice. Dans le même temps, certains des commerçants auxquels il est demandé « un abandon de créance » refusent et tentent de saisir le tribunal administratif contre le conseil général des Hautes-Pyrénées ou contre les municipalités concernées. Les multiples contentieux se prolongent ainsi jusqu’au milieu des années 1990.
32Sur un plan théorique, cette recherche met en évidence un degré de formalisation élevé du contexte d’action et des enjeux de pouvoir multiples (tabl. 4) qui font de cette histoire des Jeux Pyrénéens de l’Aventure 1993 un remarquable cas d’école pour la sociologie des systèmes d’action concrets de Crozier et Friedberg (1977). Une première explication se trouve dans l’implication des pouvoirs publics au sein de l’organisation qui obligent à certaines conventions. L’influence de Maurice Duchêne ne doit pas être négligée. À travers sa culture professionnelle de fonctionnaire de police (Sainsaulieu, 1988), ce dernier a rédigé de nombreux organigrammes, chartes et rapports qui ont participé à définir une structure d’action formelle aux acteurs. La dimension profondément managériale du projet élaboré par Jacques Marion participe également de cette structuration. En effet, les Jeux Pyrénéens de l’Aventure sont aussi l’expression des années 1990 où les vendeurs de nature se multipliaient à partir de techniques néo-tayloriennes d’un management naïf impatient de croissance (Pigeassou, 1997 ; Suchet, Tuppen, 2014).
33Sur le plan des politiques sportives, cette étude de cas rejoint les conclusions de Callède (2000) qui montre le passage vers « un pilotage par la demande » à la fin des années 1980 comparativement à la grande époque des lois programme, et démontre la prédominance des stratégies individuelles sur une vision politique et sportive de droite ou de gauche comme a pu l’étudier Dulac (1998). Au niveau des responsables techniques et sportifs, les enjeux de pouvoir ont engendré un rapport de force, puis un conflit, directement responsable de l’avortement du plan Pyrénées : laboratoire de l’olympisme. Ce travail montre aussi la difficulté pour un acteur individuel à conserver une place dans le projet global qu’il avait fabriqué à l’échelle locale. De fait, ces Jeux Pyrénéens de l’Aventure restent une ambition olympique et sportive inachevée des années 1990, le témoin d’une certaine époque et révélateur d’un certain nombre de mécanismes dans l’organisation d’un projet.
Tableau 4 : Sources de pouvoir et objectifs des acteurs dans l’organisation des Jeux.
Acteur
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Sources de pouvoir
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Objectif de l’acteur
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Objectif organisationnel
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Jacques Marion et la société Nouvelles Pyrénées qu’il dirige
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Expertise technique en termes d’innovation, de conception et d’élaboration du projet. (Mauvaise) maîtrise du segment pertinent de l’environnement que représentent les sponsors.
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Retirer un bénéfice financier des Jeux. Dynamiser le secteur des professionnels du tourisme sportif dont il fait partie.
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Organiser les Jeux Pyrénéens de l’Aventure et les projets d’un Laboratoire de l’Olympisme pour un développement sportif, économique et culturel du territoire.
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Maurice Dubarry co-président de l’association ajpa à partir de 1990
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Bonne implantation locale (flux informationnel et incertitude dans les décisions). Connaissance des règles politiques et de la juridiction. Autorité formelle au sein de l’organisation à partir de 1990.
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Tisser des relations avec avec d’autres responsables politiques.
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Jean Glavany Candidat à la présidence du conseil général des Hautes-Pyrénées en 1992. Délégué interministériel aux jo 1992.
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Maîtrise d’un segment pertinent de l’environnement (marginal-sécant entre le mouvement olympique et l’organisation locale). Connaissance des règles politiques et de la juridiction.
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En période pré-électorale : contribuer ostensiblement à la réussite de la compétition.
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Après défaite électorale : perturber la réussite de la compétition (objectif inverse à celui de l’organisation).
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François Fortassin Candidat puis président du conseil général des Hautes-Pyrénées en 1992.
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Connaissance des règles politiques et de la juridiction. Ressources juridiques, administratives et financières du conseil général. Autorité (réglementaire) sur l’organisation à partir de 1992.
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Pas d’intérêt préélectoral pour les Jeux.
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Après élection : voir les retombées financières, économiques et politiques des Jeux aller directement au conseil général qu’il préside.
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Maurice Duchêne Fonctionnaire détaché
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Expertise technique dans l’organisation et l’administration d’une compétition sportive.
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Prendre des contacts, revaloriser sa position dans la fonction publique.
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Carole Pellarrey et d’autres responsables locaux du tourisme sportif
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(Faible) expertise technique dans l’organisation d’un évènementiel international.
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Être chargé de l’organisation des Jeux à la place de la société Nouvelles Pyrénées.
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