1L’entreprise est au cœur d’enjeux majeurs, complexes, parfois contradictoires et antagonistes. Elle donne à voir plusieurs conceptions du sport, les unes anciennes, d’autres récentes et se voulant nouvelles. Sous l’angle diachronique, les années 1890 permettent de repérer les premières initiatives caractéristiques d’une pratique sportive née dans les milieux du travail, et qui s’est transformée jusqu’à nos jours. L’intérêt que porte la sociologie au sport dans l’entreprise est récent. Aux publications anciennes et isolées (Pinot, 1924 ; Duporcq, 1936) vont succéder les travaux des historiens (Fridenson, Noiriel, Le Crom ou encore Arnaud, 1994) et quelques thèses de sociologie (Miège, 1973 ; Weiner, 1980 ; Lamoureux, 1987). L’attention accordée au sport y est variable. Un regain d’intérêt universitaire s’est concrétisé par la suite. Il permet d’individualiser des recherches sociologiques qui envisagent la question des convergences ou similitudes, réelles ou supposées, entre organisation sportive et organisation de l’entreprise (Barbusse, 1997, 2002), le sport comme outil de cohésion interne dans l’entreprise (Burlot, 1997), la politique de communication de l’entreprise (Pichot, 1997), l’investissement sportif des cadres dans l’entreprise (Pierre, 2009), le recours aux managers sportifs au sein de l’entreprise (Burlot, Pierre et Pichot, 2009). Enfin, la publication récente de l’ouvrage synthétique de Julien Pierre Le sport en entreprise. Enjeux de sociétés (2016) établit un point d’étape devenu indispensable.
2C’est sous l’angle d’une sociologie historique que nous nous proposons d’analyser plusieurs modèles d’organisation du sport repérables dans et autour de l’entreprise. Ils se définissent à l’articulation de trois niveaux : les stratégies et les logiques d’action des protagonistes en situation, les supports matériels (installations sportives, ressources budgétaires…), les valeurs défendues en termes de représentations collectives partagées et d’enjeux idéologiques. La sociologie historique s’intéresse au devenir des phénomènes sociaux, en portant l’attention sur les contextes dans lesquels ils sont apparus, puis développés et avec lesquels ils entretiennent un rapport permanent. Il s’agit ici de vérifier, au titre d’une sociologie historique, si et dans quelle mesure des formes déjà anciennes de prise en considération du sport, dans l’entreprise, restent aujourd’hui à la fois présentes, actualisées et efficaces. Pour les premières décennies, au plan méthodologique, notre démarche s’appuie sur une recherche documentaire dont les références figurent en notes ou dans la bibliographie, accompagnée de témoignages directs pour la période récente. Trois « âges » successifs s’imposent pour traiter de la problématique de l’activité sportive dans ses rapports avec l’entreprise.
3La période initiale s’étend du début des années 1890 jusqu’au milieu des années 1930. Les années 1890 correspondent à l’avènement du sport comme modèle spécifique d’activité physique organisée. La pratique sportive apparaît dans les entreprises et les milieux du travail. Trois composantes organisationnelles d’inégale consistance sociale peuvent être identifiées à partir des niveaux et traits indiqués plus haut : les sociétés sportives qui procèdent de l’esprit associatif, la mobilisation politique et syndicale d’émancipation par le sport, et surtout l’enrichissement des œuvres sociales patronales par l’ouverture du sport pour les salariés.
4Ce modèle associatif se définit par un « entre-soi » quasi corporatif et non politisé. Le monde des employés (services, commerce, boutique…) semble le plus entreprenant pour se regrouper dans des sociétés affinitaires. Ces « traces patentes sont délicates à dater », note Julien Pierre (2016, 28). Sans doute mais les Archives départementales conservent dans leurs fonds les demandes d’autorisation présentées aux autorités préfectorales par ces premières sociétés sportives. À Bordeaux et dans l’agglomération bordelaise, par exemple, les faits sont clairement établis. Georges Dupeux, dans l’ouvrage Bordeaux au xixème siècle (1969), met en évidence cette réalité associative, certes encore confidentielle, tout en soulignant une distinction entre deux groupes socio-professionnels : les employés revendiquent une augmentation du temps libre, pour s’adonner à des loisirs, tandis que les ouvriers militent pour une augmentation de salaire. La pénibilité du travail, chez les ouvriers, rend ceux-ci beaucoup moins réceptifs à l’attrait de l’activité sportive à la veille du xxe siècle et la cgt, fondée en 1895, ne s’intéresse pas encore au sport des travailleurs.
- 1 asptt Bordeaux. 1898-1998, Centenaire, Plaquette illustrée (26 p.).
5Toutefois, la catégorie des « employés » peut s’avérer trop large, regroupant alors cadres administratifs et simples employés. La monographie réalisée sur l’asptt Bordeaux, issue de l’Union cycliste des Postes et Télégraphes de la Gironde qui voit le jour en 1898, peut être abordée sous cet angle1. Le constat vaut également pour le sport dit « sport cheminot », dont le club : l’aspom (Bordeaux), est officiellement fondé en 1907 au sein de la Compagnie des Chemins de fer Paris Orléans et de celle du Midi réunies. Deux types d’engagement y sont perceptibles : celui qui procède de la logique des cadres de l’entreprise ferroviaire, celui qui procède des « cheminots », « roulants » ou non (le travail pour l’entretien des voies, le travail ouvrier en ateliers). Le compromis tacite, mais tardif, qui s’appuie sur une identité d’entreprise (pyramidale) se double d’identités stratifiées. Les créations de ce type de groupements multisports lié au monde du travail, les sociabilités et les appartenances qui s’y développent sont aussi une expression, voire une transposition des appartenances de classe sociale.
6Très tôt, le creuset du travail est donc propice à des pratiques athlétiques (défis de force avec des soulevés d’enclume ou d’essieu) qui marquent l’attachement des ouvriers à la « communauté d’usine » et à la « camaraderie d’atelier » au sein d’un tissu industriel plus ou moins composite (Lamoureux, 1994, dans le prolongement d’une thèse soutenue en 1987). La mémoire ouvrière (des forges, chantiers navals, arsenal…) y fait encore référence jusqu’à une époque récente...
7Le « système professionnel » (comme principe d’identité sectorielle) et le « système technique » (comme principe de différenciation des tâches), rapportés à des métiers précis au sein d’une hiérarchisation des niveaux de qualification dans l’entreprise, tendent progressivement à reconstituer des groupements sportifs homogènes et auto-organisés, sous la forme de sections par exemple (à l’aspom Bordeaux, le tennis, ou plus tard le judo « réservés » aux cadres ; et le football, la course à pied, la lutte, l’haltérophilie investis par les ouvriers…). Et sans doute la structure « omnisports » des clubs d’entreprise est-elle un moyen de résoudre un compromis de cohabitation (proximité spatiale) qui met provisoirement en retrait les rapports de classe (distance sociale).
8La traduction du fait sportif en enjeu revendicatif d’émancipation culturelle des salariés prôné au titre de la mobilisation politique et syndicale – révolutionnaire ou réformiste – est affirmée avec la création officielle de la Fédération sportive athlétique socialiste (la fsas), le 6 décembre 1908 (voir L’Humanité du 18 décembre 1908). Ce modèle d’organisation marque le refus d’abandonner le sport aux clubs « bourgeois », réunis au sein de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (usfsa) ou aux patronages catholiques rassemblés dans la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (fgspf). Cependant, les ouvriers de l’industrie automobile, qui sont parmi les mieux payés, sont pour la plupart « des ouvriers insouciants de la vie sociale, lisant l’Auto, s’occupant de sports », déplore un dirigeant de la cgt en mars 1913 (Fridenson, 1979, 299).
9En décembre 1920, le congrès de Tours provoque une scission durable et des tensions. Par la suite, deux Fédérations se partagent le militantisme sportif ouvrier et populaire. L’ussgt (Union des sociétés sportives et gymniques du travail) socialiste, proche de la section française de l’Internationale ouvrière, et la fst (Fédération sportive du travail), proche du Parti communiste et de la section française de l’Internationale communiste, rivalisent d’énergie. Ces luttes internes nuisent au développement du sport travailliste. Cependant, l’application de la loi du 23 avril 1919, qui énonce le principe de la journée de huit heures de travail et de la semaine à 48 heures, ouvre des perspectives. La fsgt voit le jour les 23 et 24 décembre 1934 à l’occasion d’une assemblée regroupant les délégués de 515 clubs travaillistes. La réunification des deux composantes du sport ouvrier rassemble 18 000 membres.
10Les initiatives spectaculaires des grands capitaines d’industrie sont mieux connues. On peut s’appuyer sur l’ouvrage publié en 1924 par Robert Pinot : Les œuvres sociales des industries métallurgiques. Cet acteur et théoricien de la mutualité patronale décrit plusieurs réalisations. Elles relèvent d’un philanthropisme qui se double de pragmatisme. L’auteur parle également d’un « humanitarisme » centré sur l’action sanitaire et sociale. Ces trois qualificatifs sont aussi parlants que ceux de modèle du « patronage social » ou de modèle « paternaliste » souvent utilisés pour désigner cette action en faveur des salariés.
11Certaines entreprises ont intégré très tôt des pratiques récréatives antérieures à l’essor des sports (tir à la cible, gymnastique). Les Établissement Jacob Holtzer à Unieux (Loire) ont créé en 1888 une fanfare. La société de gymnastique possède ainsi une clique avec tambours, clairons et fifres. Il existe aussi un stand permettant le tir à l’arme de guerre. Un club athlétique voit le jour en 1903. Des installations sportives sont édifiées. « On a mis à la disposition du Club un grand terrain de football (2 300 mètres carrés) avec pistes pour la course à pied, sautoirs, etc.) » (Pinot, 1924, 217).
12« On parle beaucoup aujourd’hui de l’utilisation des loisirs ouvriers. Certaines personnes se sont avisées de découvrir cette question depuis que la journée de huit heures a été introduite. Il y a beau temps que dans la métallurgie, pour ne parler que d’elle, on s’en est occupé », indique Robert Pinot (216). L’auteur enchaine ensuite sur plusieurs réalisations. « Ainsi, les Établissements de Wendel ont installé à Joeuf et à Hayange des terrains de jeux où les ouvriers et les enfants des ouvriers affiliés aux sociétés sportives que ces établissements ont organisées, pratiquent le football et les sports athlétiques » (216).
13Pinot détaille également l’effort déployé par les Usines Renault à Billancourt qui ont mis en 1917 à la disposition de leur personnel l’Île Seguin. « Des terrains de sport et une baignade y ont été aménagés. C’est le Club olympique de Billancourt, largement subventionné par la Maison Renault qui en dispose. Il compte environ 600 membres. Il comprend des sections de jardinage, de football-rugby, de football-association, d’athlétisme et de course à pied, de tennis, d’aviron, de pêche. » (218). La suite de la description montre un cloisonnement socio-professionnel des loisirs au sein de l’entreprise avec un Cercle des chefs de service et des contremaîtres (billard, salle d’hydrothérapie, salle d’escrime, tennis), un Cercle des employés et un Cercle de l’amicale des Monteurs fondée en 1919 ayant chacun leurs locaux propres (ibid.).
14Donnons un autre exemple qui témoigne de l’irrigation du territoire de proximité grâce au soutien financier d’entreprises importantes comme la Société des Aciéries de Longwy : subventions pour la réorganisation de l’enseignement public, création d’une école d’enseignement pour les jeunes filles, subventions accordées à des sociétés sportives et à une compagnie des sapeurs pompiers (Pinot, 1924, 218-219). Dans plusieurs établissements, existent des sections féminines de culture physique et de sport.
- 2 Nous n’ignorons pas le cas de certaines entreprises qui sont à l’origine de l’essor d’un sport prof (...)
- 3 Il s’agit d’une conversation rapportée par Saint Loup, dans Renault de Billancourt (1955), qui énum (...)
15Le tableau peut être complété avec des publications postérieures à l’inventaire dressé par Pinot2. L’Illustration économique et financière, dans son numéro daté du 11 juillet 1925, propose quelques articles détaillés dont celui sur « L’Habitation ouvrière et les Œuvres sociales aux Mines de Lens » (43-44). Une enquête conduite en 1930 par l’Union des Industries Métallurgiques et Minières auprès de 86 établissements montre que 80 d’entre eux ont créé des sociétés de sports et jeux (Duporcq, 1936, 92-95, 103-105). 71 réponses détaillées précisent le mode de gestion pratiqué : gestion patronale, 6 ; gestion ouvrière, 30 ; gestion mixte, 35. Le modèle dit « paternaliste », de prime abord, mérite d’être nuancé en fonction des situations observables. Louis Renault, au début des années 1920, dit ne pas souhaiter pas enfermer l’ouvrier dans le carcan des œuvres patronales3.
- 4 Nous avons repéré une seule thèse de médecine traitant explicitement du domaine (Robert-Henry Huel, (...)
16Protection sanitaire et sociale, santé4, éducation, pratique sportive ne sont pas dissociables d’un certain contrôle, subtil mais omniprésent, exercé sur l’effectif de salariés et leur famille. Il s’agit d’un sport conçu par le patronat pour les salariés et leur famille. Robert Pinot estompe ce que Gérard Noiriel exprime en considérant que ce paternalisme « s’appuie principalement sur l’autoritarisme et la mobilisation symbolique pour imposer une domination… » qui pourrait être contestée (Noiriel, 1988). Le juriste Jean Duporcq identifie le pragmatisme des patrons d’entreprise comme visant un « double intérêt » : intérêt économique d’abord, en favorisant la stabilisation de la main d’œuvre, intérêt moral et social ensuite (Duporcq, 1936, 95), en proposant de saines activités récréatives qui, pourrait-on ajouter, détournent d’un syndicalisme offensif. L’offre récréative induit des impressions de « confort », de « bien-être » et de « sécurité » qui nourrissent un sentiment d’appartenance à l’entreprise.
17Ne perdons pas de vue que le militantisme ouvrier et l’engagement syndical proposent une autre voie, un autre modèle organisé de développement d’un sport pour tous (Davoust, Martinache, 2013, 17-43). Toutefois, les trois modèles identifiés, replacés dans leur contexte local, ne sont pas strictement juxtaposés et ils peuvent être influencés aussi par le contexte international, ainsi que le souligne Pierre Arnaud à l’issue d’un programme de recherche collectif et comparé (Arnaud, 1994).
18Cette longue période qui correspond au « deuxième âge » du sport d’entreprise enrichit le répertoire de l’action collective. Elle marque l’implication directe des salariés et des représentations syndicales pour le développement du sport dans l’entreprise. Plusieurs impulsions se succèdent des années du « Front populaire » aux années 1980 : l’élan du Front populaire (1936) qui renouvelle le rapport de force gauche-droite, celui de la Libération (1944-1945), qui s’accompagne de l’instauration des comités d’entreprise, puis l’annonce d’une « civilisation du loisir » (autour de 1960), et « l’arrivée – ou le retour ! – de la gauche au pouvoir » (1981).
19Avec l’avènement du Front populaire, en avril 1936, qui s’appuie sur une coalition des partis de gauche, et la structuration d’un sous-secrétariat d’État aux Sports et aux Loisirs confié à Léo Lagrange (le « ministère de la paresse ! », ironise un certain patronat), le sport des « travailleurs » est mis à l’honneur. Avec ce modèle d’émancipation, il s’agit de soutenir un Mouvement sportif populaire proche sinon directement lié aux syndicats progressistes. La fsgt va faciliter la diffusion des sports dans le monde du travail, au cœur de l’entreprise et dans les banlieues qui disposent d’un tissu industriel dense à proximité duquel habitent ceux qui en constituent la main d’œuvre. La résistance au « sport bourgeois » le partage désormais avec la promotion d’une pratique populaire des sports et des activités de pleine nature. Face à l’absolutisme patronal, le progrès social, dont l’accès à la culture et au sport, résulte davantage de la confrontation ouverte que de la transaction.
20À la même époque, le patronat est encore très présent par les œuvres sociales en proposant des loisirs clés en main aux salariés. Pour autant, il semble que la cartographie de ces œuvres patronales et celle de l’implantation spectaculaire des clubs affiliés à la fsgt ne coïncident pas et ne se superposent que partiellement. Dans des agglomérations où le tissu industriel est moindre, certains clubs travaillistes sont très actifs. Pour Bordeaux et les communes voisines, la lecture des pages sportives de La Gironde populaire (organe du Parti communiste) en témoigne.
21Les années 1940-1944 ne doivent pas être ignorées pour la problématique traitée mais les faits ne sauraient cacher l’arbitraire d’un régime liberticide qui compose avec l’occupant allemand. La Charte du Travail, définie par la loi du 4 octobre 1941, ne peut tromper. Dissolution officielle des syndicats, interdiction de faire grève, instauration des corporations par branches d’activités inspirent la nouvelle action patronale. Les antagonismes patrons-salariés ne sont plus de mise. Quand bien même des comités mixtes sociaux ou comités d’établissement se préoccupent de l’amélioration des conditions d’existence des salariés : coopératives de ravitaillement, cantines d’usine, jardins ouvriers, colonies de vacances, on constate qu’ils sont composés à la guise des employeurs.
22Dans une série de bulletins illustrés édités par le Commissariat général à l’Éducation générale et aux sports, le n° 7 s’intitule Le métier et le sport. « Des exemples dans le Massif central » (1941). « La Révolution nationale fait confiance aux chefs d’industrie et à leurs travailleurs pour que les uns et les autres, dans le même esprit, fassent du sport corporatif en France un élément d’équilibre, un instrument de perfectionnement et un agent précieux de la rénovation physique et morale voulue par le Maréchal » (« Le sport corporatif en France »). L’auteur du texte introductif fait référence à quelques réussites du passé : les Usines de Valentigney avec Peugeot, le Parc de la Celle-Saint-Cloud de l’as Bourse et ses milliers de pratiquants, l’as Métropolitaine et ses installations de la Croix-de-Berny, etc. Suivent plusieurs contributions : « Le sport à l’usine », par Marcel Michelin, président de l’as Montferrandaise, « De la mine au stade », par G. Perrin-Pelletier, président de l’as Roche-Molière, « L’éducation physique des jeunes travailleurs », par le colonel Pétavy, directeur des établissements Dunlop, suivi d’un article sur le club « Étoile des sports Montluçonnais ». Le club résulte de la fusion opérée en 1934 entre l’Étoile sportive Montluçonnaise et le Club corporatif Dunlop-Sports. Notons l’ouverture sur la Cité de chacun de ces clubs qui accueillent les enfants des écoles et les sportifs de la localité.
23Il y aurait quelques réalisations supplémentaires à mentionner, durant ces années-là, à l’exemple du complexe sportif de Fumel (Lot-et-Garonne), dit Parc des sports Henri Cavallier, inauguré le 22 mars 1942, du nom de l’oncle du directeur de l’Usine métallurgique Pont-à-Mousson.
24Peut-on parler d’une politique sportive volontariste liant sport et entreprise pendant l’Occupation ? On le sait, l’apport de Vichy reste controversé. Deux hypothèses s’affrontent, l’une insistant sur la rupture, avec cette mise entre parenthèses de la République qu’est l’État français de Vichy, l’autre visant à identifier dans la continuité des traits d’une inspiration modernisatrice…
25Avec la Libération, la légalité républicaine est rétablie. La création des Comités d’entreprise, par ordonnance du 22 février 1945, et leur fonctionnement sont garantis par l’outillage législatif. La grande enquête sociologique qui leur est consacrée en 1995, au moment du cinquantenaire, publiée trois ans plus tard, souligne que « leurs créateurs » « s’inspirent du programme du Conseil National de la Résistance » (ires-dares, 1998, 7). Pour autant, un tableau récapitulatif de la date de création de toutes ces structures (ibid., 28) montre l’importance de celles qui ont été mises en place avant 1945. Désormais, les ce sont obligatoires dans toute entreprise de 50 salariés et plus. Leurs attributions économiques et sociales sont exercées par des délégués élus. La gestion du sport se fait de façon directe et en fonction du rapport de force syndical. Lorsque la cgt est majoritaire, c’est parfois un modèle entendu comme s’appuyant sur un « acquis du mouvement ouvrier », qui se dessine. Dans d’autres contextes, c’est plutôt un modèle « participatif » qui se met en place (Le Crom, 1996). Désormais, dans les grandes entreprises, en particulier les entreprises publiques ou nouvellement nationalisées, le sport échappe aux mains du patronat. C’est un sport dans l’entreprise animé par les salariés, pour eux-mêmes et leurs familles. Toutefois, dans certains contextes, l’importance des « cadres-dirigeants » et de leurs réseaux opère comme un facteur de résistance aux alternatives proposées par une « base » qui se veut progressiste et émancipatrice, à l’exemple de la situation observable dans la plupart des 246 clubs sportifs de la sncf qui n’est toujours pas dotée d’un comité d’entreprise jusqu’en 1983-85.
26Quelques entreprises nationalisées deviennent une sorte de laboratoire de l’éducation sportive, voire une vitrine de la démocratisation du sport. Elles peuvent prolonger une « tradition » établie de longue date, parfois au seuil du xxe siècle et renforcée durant les années d’entre-deux-guerres. La production et la distribution des énergies électriques et gazières sont assurées désormais par Électricité et gaz de France (egf). Les Centres d’apprentissage intègrent l’éducation physique et sportive dans la formation des jeunes. Le Conseil central des œuvres sociales (ccos) et une centaine de caisses d’action sociale (cas) réparties sur le territoire favorisent l’essor d’une centaine de clubs qui rassemble 16 000 membres à la fin de l’année 1947. Les principaux se trouvent en région parisienne et dans les grandes métropoles. Quelques-uns sont issus d’anciennes sociétés sportives comme le club edf de Rueil (2 800 membres), dont l’origine remonte à 1914 avec un premier club placé sous le patronage de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité (Bernard, 1948 et 1949).
27Les Comités d’entreprise sont prospères et multiplient les initiatives visant à favoriser l’accès de tous les salariés à la culture, aux sports et aux vacances (séjours en colonies de vacances pour les jeunes, en villages-vacances pour les familles). L’entreprise Usinor Longwy se dote d’une commission Loisirs et Sports particulièrement active dès le début des années 1950. Son budget consacré à la pratique sportive croît fortement (7.400 francs en 1960 ; 60.000 francs en 1970 ; 490.000 francs en 1982) alors que les effectifs de salariés diminuent. Les Aciéries de Longwy, dont la création remonte à 1880, vont devoir fusionner à plusieurs reprises pour se concentrer sur les unités dites les plus modernes (17 000 salariés en 1965 ; 12 000 en 1969 ; 6 800 en janvier 1983…) (Markiewicz, 1982).
28On connaît l’importance du Club olympique de Billancourt (cob) déjà mentionné par Robert Pinot. Au début des années 1960, Georges Magnane a l’occasion d’interviewer des membres de cette société sportive des usines Renault. « La plupart ont insisté sur l’importance qu’avait eue, pour eux, dans le choix de l’usine dont ils souhaitaient faire partie, l’existence de ce club » (Magnane, 1964, p.73). Il est vrai qu’à l’époque, beaucoup reste à faire dans le domaine des politiques municipales d’équipement sportif. Les clubs locaux ignorent le luxe.
29Le début des années 1960 marque une nouvelle étape. La France se trouve à mi-parcours des « Trente Glorieuses » (1945-1975). Les clubs sportifs d’entreprise constituent une réalité sociale singulière, dynamique et complexe à la fois selon qu’ils correspondent ou pas à une compétence du comité d’entreprise. Le sport corporatif se développe avec ses championnats « corpos » par spécialité (football, pétanque, rugby, basket-ball, tennis de table, etc.), ses compétitions masculines et féminines, les coupes organisées sous l’égide de la fsgt (dont l’athlétisme). Il ne faut pas négliger les effets du syndicalisme et l’impact de la fsgt sur le sport lié à l’entreprise. La fédération revendique 150 000 adhérents en 1946. Son président fait alors valoir des revendications importantes comme la mise en place de trois heures d’éducation physique et sportive par semaine pour les apprentis et les jeunes salariés d’entreprise âgés de 14 à 18 ans. Mais bientôt, dès 1947, la « guerre froide » met un coup d’arrêt à l’essor de la fsgt, quand bien même le sport à l’entreprise est considéré comme un levier privilégié d’émancipation des salariés (Sabatier, 2013, 63). En 1949, plus d’un salarié sur quatre est syndiqué, soit plus de trois millions d’adhérents, à dominante ouvrière. La cgt occupe le devant de la scène. En 1973, le taux de syndicalisation des actifs est encore de 23 %.
30L’affirmation de la « civilisation du loisir » et du « temps libre », dont Joffre Dumazedier se fait l’analyste incontournable, est sensible au niveau des entreprises. Pour autant, son ouvrage de 1962 : Vers une civilisation du loisir ?, au demeurant très discret sur le sport, explore surtout l’une des trois conceptions qui entendent cerner ce fait de société : l’évolution d’un mode de vie à travers les ressorts du « délassement », du « divertissement » et du « développement » de la personne. Plus à gauche, on insiste volontiers sur la conquête sociale, politique et syndicale qui a permis ce changement significatif. Une représentation marxiste du social prédomine (Henri Lefebvre, 1947, 1961). Une troisième approche, délibérément critique, portée par Jean Baudrillard (1970), traite la « civilisation du loisir » comme une composante quasi idéologique de la société de consommation.
- 5 Banque nationale de Paris (offert par la), 1970, L’Homme et les Loisirs, Genève, Kister, 479 p. ill
31Déjà s’opère la dissociation entre les registres de la santé, du plaisir, du bien-être, du militantisme syndical ou politique, des rapports de force au travail, alors que certains travaux universitaires critiquent ce consensus en trompe l’œil. Les travaux d’Antoine Caron, consignés dans un mémoire de l’enseps (1972) suivi d’une thèse soutenue à l’Université Paris vii (1975), analysent l’état de la question et les réponses apportées dans le cadre des entreprises (revue Sociologie Santé, 1992, 165-172). À sa façon, le patronat n’est pas en reste. Citons à titre d’exemple le livre intitulé L’Homme et les Loisirs, que fait réaliser la Banque nationale de Paris, en 19705. Le dernier volet, « Les Loisirs et la bnp », indique que la banque « a depuis longtemps fort bien compris l’importance des loisirs dans la vie de ses propres collaborateurs », accueillis sur son magnifique domaine de Voisins à Louveciennes (Yvelines). « Depuis 1946, autour de l’élégant « club-house », de nombreux terrains de basket-ball, de volley-ball, de handball et de boules ont été réalisés. On y trouve également 11 courts de tennis, 2 golfs miniatures et surtout un splendide stade propre à la pratique de l’athlétisme, du football et du rugby dans un décor admirable d’arbres et de taillis » (467). En province, chaque amicale sportive et culturelle des succursales de la BNP propose un éventail de sections pour les loisirs. Dans sa thèse de doctorat sur les activités culturelles, sportives et de loisirs au Crédit lyonnais (1945-1978), Muriel Weiner évoque l’importance prise par le sport. Cette affirmation du sport s’accorde avec la recherche du consensus et une attitude conformiste qui rejoint la neutralité exigée par la direction (Weiner, 1980, 71).
32La situation évolue encore au cours des années 1980. Il s’agit d’une décennie de transition durant laquelle se côtoient des espérances et les effets négatifs de la crise économique. Avec l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République française, le 21 mai 1981, André Henri, ministre du Temps libre dans un gouvernement « Mauroy » qui comprend quelques ministres communistes, situe son action dans le prolongement de celle de Léo Lagrange. Certaines réalisations y font penser, en particulier le soutien au tourisme associatif à dimension sportive et aux vacances pour tous, mais les décennies de croissance économique des « Trente Glorieuses » sont révolues. Désormais, le chômage structurel combiné à la désindustrialisation de la France et aux effets des deux « chocs pétroliers » contrarient ces initiatives. Entre 1981 et 1985, la fsgt perd 190 clubs d’entreprise. Résistent encore quelques grandes entreprises comme celles relevant des industries électrique et gazière.
33La fin des années 1980 et l’amorce de la décennie suivante apparaissent comme une sorte de « charnière » qui annonce un troisième âge du sport en France. Cette réalité est clairement perceptible dans les milieux du travail. Parler sport avec l’entreprise renvoie à plusieurs facettes. Tâchons de dégager les traits constitutifs de ce nouveau paysage sportif, avec les rapports de force manifestes ou dissimulés qui le structurent.
34L’investissement de l’idéologie néo-libérale dans le sport est assez spectaculaire, sur fond de désindustrialisation irréversible et de récession économique, aggravées l’une et l’autre par la mondialisation des marchés. Cette idéologie doit une part de son succès aux incursions qu’elle fait dans le domaine du sport, au propre et au figuré.
35Une bipolarisation du sport se précise. Les actes des Assises co-organisées en janvier 1989 par les organismes sociaux du personnel des industries électrique et gazière (dont la Caisse centrale d’activités sociales) et l’iforep, l’Institut de formation, de recherche et de promotion fondé en 1972 par ces mêmes organismes sociaux, posent clairement le problème. La manifestation réunit 400 personnes. « Ces assises ont confirmé la gravité de la situation du sport et montrent que nous nous trouvons à la croisée des chemins, à l’aube du xxie siècle », peut-on lire dans l’avant-propos. « Jusqu’à une période récente, le terrain des activités physiques et sportives était pratiquement réservé au seul domaine des activités sociales, rappelons-le, gérées exclusivement par les élus des travailleurs. Nous assistons, depuis l’avènement du projet d’entreprise, à une offensive des Directions dans le secteur sportif à l’aide du sponsoring. » (Assises, 1989, 9).
36Quel est ce « projet d’entreprise » qui se veut partie constitutive de la « culture d’entreprise » et d’une « nouvelle forme de management » ? Le prétexte du sport n’est jamais qu’un aspect, voire un des terrains où sont testés les nouveaux modèles de gestion et d’organisation du travail que « tente de mettre en place une partie du patronat », ainsi que l’analyse le politologue Pierre-Éric Tixier en 1988. Au niveau des Directions générales, le sponsoring et le mécénat sportifs sont utilisés comme des moyens privilégiés pour obtenir en interne un consensus social, une adhésion des salariés au projet patronal, et pour développer en externe une communication offensive et légitimer une image de marque de l’entreprise. Cette initiative est aussi une manière de contourner les associations dont se sont dotés les salariés, et de les marginaliser.
37À l’occasion des Assises de 1989, le philosophe Michel Clouscard déplore le « manque d’outils de connaissance » permettant de saisir la situation actuelle du sport tant dans sa réalité circonstancielle que dans les mécanismes qui la dénaturent, à savoir « l’assujettissement du sport à l’idéologie dominante, et donc sa soumission à des interprétations extérieures à la problématique sportive » (13). L’intérêt pour le sport-spectacle hyper médiatisé s’expliquerait par la « crise » qui pose des « problèmes de valorisation du capital ». Selon lui, l’image qu’offre le sport de haut niveau, avec son anthropologisation de l’excellence, de la compétition et de la concurrence, s’accorde avec la stratégie d’entreprise. Pour les patrons, peut-on lire dans la restitution d’un des carrefours des Assises, à la suite de l’intervention de l’économiste grenoblois Jacques Calvet, « le sport est ambivalent : il est à la fois risque d’émancipation des travailleurs, mais aussi un moyen de reconstitution de la force de travail » (29). En s’appropriant ce qui incombait jusqu’alors aux organisations syndicales par la médiation du Comité d’entreprise, le patronat déploie unilatéralement des actions qui lui permettent de (re)trouver une position hégémonique, tout en utilisant le sport ou l’image du sport à son avantage.
- 6 Confédération générale du Travail, Colloque national « Le Sport des Travailleurs », 28-29 novembre (...)
- 7 « Assises Nationales du Sport, Montpellier, 1991. La cgt s’exprime… » (6 p. multigr.). La conclusio (...)
38Un autre rassemblement avait montré la voie à suivre. L’organisation d’un colloque national : « Le sport des travailleurs », par le Bureau confédéral cgt et sa Commission confédérale Sport, à Montreuil les 28 et 29 novembre 19866. Son objectif est double : dresser un état des lieux sans complaisance, replacer le thème du sport dans la société avec une volonté d’ouvrir des perspectives en phase avec les attentes des salariés. Un colloque régional organisé à Bordeaux par le Centre d’études et recherches économiques et sociales d’Aquitaine (ceresa) au mois de mai 1990 formule deux questions dans son intitulé : « Quelle recherche en Aquitaine ? Quelle recherche pour l’Aquitaine ? ». L’entreprise y tient une place importante (Callède, 1990). Le rassemblement des Assises nationales du sport (Montpellier, 1991)7 qui réunit 700 participants va-t-il permettre de réaffirmer le rôle du sport à l’entreprise dans la démocratisation des pratiques ?
39Si des chercheurs ou des universitaires ont pu s’intéresser à la « culture ouvrière » (Verret, 1979, 1982), au syndicalisme de combat (Reynaud, 1963), au rayonnement des comités d’entreprises (Miège, 1973), on assiste depuis une vingtaine d’années à un renouvellement des centres d’intérêt doublé d’une spécialisation thématique autour du sport dans ses liens avec l’entreprise. Renvoyons ici à l’état de la question brossé dans l’introduction. Une analyse développée sous l’angle d’une sociologie historique se doit de souligner cette évolution qui accompagne, ou plus exactement reflète les transformations de la société française.
40La latitude d’action dont disposent ces deux acteurs importants est liée aux transformations de la société. Syndicalisme et militantisme sportif doivent être resitués dans ce troisième et nouvel âge du sport. Le syndicalisme, en particulier à gauche, n’est pas à même de contrecarrer efficacement l’engagement patronal dans le sport qui vient d’être rapidement décrit. Dans les Données sociales de l’insee (2006), on apprend que le taux de syndicalisation est passé sous la barre des 10 % à la fin des années 1980, avec 1,8 millions d’adhérents, soit un taux de syndicalisation de l’ordre de 8% en 2004, avec une répartition inégale. La présence syndicale et la syndicalisation sont mieux marquées dans le secteur public que dans le secteur privé. Dans certains secteurs, ainsi que dans les établissements de moins de 50 salariés (qui emploient près de la moitié des salariés du privé), l’absence de représentants syndicaux est la règle. Cependant, les centrales syndicales s’intéressent de façon variable à l’activité physique et sportive des salariés, en fonction des urgences du moment. Bien qu’handicapés par des rivalités et un morcellement, les syndicats jugent prioritaires des domaines comme le combat pour l’emploi, contre le chômage et la précarité, pour des retraites décentes, etc.
- 8 Le patrimoine d’installations sportives des entreprises s’est érodé, a été rétrocédé à la municipal (...)
41Le démembrement de grandes entreprises qui avaient joué un rôle « historique » dans le développement de la pratique sportive liée à l’entreprise8 (les asptt, les clubs Gazélec, les clubs cheminots, par exemple), le recours à la filialisation et à la sous-traitance des tâches s’accompagne d’une transformation des référents identitaires chez les salariés. Pareille évolution est moins propice à l’activité sportive liée au cadre du travail. D’ailleurs, l’enquête sur les Comités d’entreprise publiée en 1998 montre la diversité des situations en matière de soutien à l’activité sportive, assez loin derrière les activités touristiques et la culture. À peine un ce sur trois organise directement des activités sportives. Les activités dites concédées, c’est-à-dire organisées par un tiers (municipalité, association, club…) se développent (ires-dares, 1998, 170-171). En conséquence, l’identité collective (liée à l’entreprise) s’efface au bénéfice de logiques individuelles satisfaites par des prestataires extérieurs.
42Examinons maintenant le rayonnement de la fsgt. L’Atlas des sports en France, publié en 1987, montre que la fsgt est inégalement présente sur le territoire national. La carte qui figure à la page 113 met en évidence une présence significative de la fédération en région parisienne, autour de Lyon et Saint-Étienne, secondairement en région paca et dans le Nord. Pour un total de 370 000 membres en 1986, les départements parisiens (en particulier celui de la Seine-Saint-Denis) regroupent 46% de l’effectif. En outre, au fil des ans, la fsgt a continué de perdre de nombreux clubs d’entreprise (avec des entreprises disparues) et elle s’est redéployée dans les quartiers urbains d’habitat collectif (Callède, 2008).
43Cette fédération voit le jour le 29 mars 2003, en remplacement d’une éphémère Union fédérale du sport d’entreprise (ufse), elle-même issue de l’Union nationale des clubs corporatifs. Elle propose une image qui rompt avec les habitudes mentales forgées autour d’un « sport corporatif » populaire, dont l’étiquette est souvent associée à la cgt, au militantisme syndical offensif, et à la fsgt. Cette création marque indirectement les espoirs déçus d’un syndicalisme qui pensait pouvoir faire du sport à l’entreprise une « priorité nationale » élargie aux retraités (Davoust et Martinache, 2013, 132-140).
- 9 Sport & entreprise, le magazine de la ffse, « Notre podium », n°126, 2016, 4.
- 10 Sport & entreprise, le magazine de la ffse, « Antoine Frérot. ‘Sous la bannière de l’entreprise, le (...)
44La nouvelle fédération est affiliée au Comité national olympique et sportif français (cnosf) et elle bénéficie de l’agrément du Ministère des Sports. Elle regroupe quelque 40 000 licenciés pour 2 000 clubs implantés dans les entreprises industrielles ou commerciales, des administrations ou des professions libérales. De grands rassemblements sportifs comme les Jeux nationaux du sport d’entreprise ou les Jeux Européens du sport d’entreprise permettent aux équipes de « représenter les couleurs de nos entreprises », souligne le président de la ffse. Une « militante » se dit « convaincue que le sport d’entreprise est un levier essentiel au bien-être et à la performance d’un salarié, et la clé du succès d’une entreprise dans un monde économique qui ne cesse d’évoluer »9. Par la promotion d’événements rassembleurs, « le sport d’entreprise est un formidable vecteur de cohésion », insiste Antoine Frérot, pdg de Veolia, dont l’entreprise… enregistre 10% de licenciés, hommes et femmes, qui pratiquent le sport au sein du groupe. Cette entreprise, issue de l’ancienne Générale des Eaux, apporte son soutien à la Course de la diversité, car il s’agit d’un événement qui exprime des valeurs inscrites dans la politique du Groupe10.
45La ffse prétend incarner un modèle convivialiste et consensuel, apolitique d’une certaine façon, qui se déploie à différents niveaux d’échelle, du local à l’international. Ce « théâtre sportif » est pour partie une représentation sublimée du monde social et de la structure des classes. Pareille conception « humaniste » du sport d’entreprise privilégie le caractère « authentique » des rapports interpersonnels et du lien social. Elle est à l’opposé de la prise en considération des rapports sociaux objectifs (inégalités de salaires, différences statutaires, écarts dans la pénibilité des tâches…) et permet, dans bien des cas, de l’occulter. De fait, il existe des lignes de différenciation entre cette culture du sport et celle qui a prévalu dans les décennies antérieures, soutenue par une action syndicale offensive doublée d’une analyse critique à l’endroit du patronat et des directions d’entreprises. Bien-être, « wellness », santé, qualité de vie… Met-on toujours un même sens sous les mêmes mots ? Ici, le sport est en phase avec la « culture d’entreprise » (Cahiers de l’Iforep n° 54, 1988) qui se donne à lire comme la composante d’un « système social » caractéristique. Les témoignages qui nourrissent les pages de la revue mensuelle Sport & Entreprise illustrent cette conception qui est aussi, à sa façon, une « théorisation » du sport et du social.
- 11 Mis en place au mois d’octobre 1998, le medef (Mouvement des entreprises de France) a succédé au cn (...)
46Ajoutons que le cnosf et le medef11, qui a créé un « Comité sport » en 2009, viennent de coéditer en septembre 2012 un Guide pratique du sport en entreprise. Ce modèle néo-libéral du sport ayant pour cadre l’entreprise s’en trouve légitimé. D’habitude si sourcilleux quant à l’affirmation de son « indépendance » vis-à-vis du pouvoir politique, le cnosf fait preuve d’indulgence à l’égard du patronat et des puissances d’argent. En effet, le guide agrémenté de nombreuses photographies en couleur ne saurait faire oublier l’onde de choc occasionnée par de nouveaux modes de gestion dans les entreprises (Segrestin 2004) ou l’importance du mal-être au travail, l’obligation de résultats qui use physiquement et nerveusement les salariés, le stress, l’absentéisme, etc., ce que Julien Pierre désigne par « l’intensification du travail et ses conséquences » (Pierre, 2016, 15).
- 12 « 13% des Français qui pratiquent un sport le font sur leur lieu de travail », Le Figaro, 30 octobr (...)
- 13 J.-L. Ferré, « La crise se répercute aussi sur les sports d’entreprise », La Croix, 17 avril 2009.
47Le patronat revient dans le jeu… Les syndicats, les comités d’entreprise, la fsgt, pour mentionner les institutions bien en vue dans notre étude, sont-ils encore dans le jeu ? Nouvelle « gouvernabilité » paritaire ? Le sport nouveau terrain d’affrontement potentiel ? Faut-il penser qu’un autre âge du sport lié à l’entreprise est aujourd’hui en gestation ? Parler sport avec l’entreprise est plus que jamais d’actualité. Ce mariage de raison – plus exactement de raisons, au pluriel – appartient à une conjoncture qui doit être identifiée correctement. Si le cnosf courtise les entreprises et le medef, c’est évidemment au titre du sponsoring qui permet d’accompagner des sportifs et sportives de haut niveau dans leur carrière et en vue d’un partenariat qui conforte les budgets indispensables à l’accueil des grandes compétitions internationales. Et non pour ajouter 40 000 licenciés à ses tableaux statistiques12. En outre, il faut rappeler que le sport « corpo » (pour corporatif), dont les licenciés tiennent à utiliser l’appellation historique, est fragilisé par le resserrement des budgets des comités d’entreprise, avec la difficulté d’obtenir des installations sportives auprès des municipalités13.
48Il est possible d’établir pour la France une grille de lecture chronologique sur les relations entre sport et entreprise. Pour autant, la complexité de cette réalité évolutive ne se prête à aucune simplification puisque des lignes de tension et d’opposition, des stratégies concurrentielles, des alliances compliquent l’agencement du domaine. Plusieurs modèles organisationnels ont pu être caractérisés, occupant une position centrale ou non en fonction des trois « âges » identifiés. Ces modèles – et contre-modèles – opèrent dans et autour de l’entreprise. Au terme de l’étude, il apparaît que les repères et les enjeux identifiables au début du xxe siècle sont encore présents un siècle plus tard, sans doute avec d’autres moyens financiers et un vocabulaire neuf mais les fondamentaux demeurent. Les rapports hiérarchiques, voire les relations de domination sont fondateurs de groupes particuliers au sein de la division du travail. Il advient qu’ils soient moins visibles dans le cadre d’une activité sportive partagée. Ils n’en sont probablement que plus efficaces.
49L’entreprise a pu être et est encore, actuellement, un des « pivots » du sport en France, à ne pas négliger, bien que loin derrière d’autres agrégats : le sport dans la Cité, le sport scolaire (incluant le sport à l’Université) et le sport militaire (au moins jusqu’à la suppression du service militaire obligatoire, en 1997). La grande disparité des modalités d’utilisation du sport, à partir des situations observables qui ont pour cadre l’entreprise, pose aujourd’hui un problème à la sociologie, en termes d’alternative : soit se centrer sur des études de cas empiriques qui rendent difficile ou hasardeuse la montée en généralité, soit développer une approche théorique globale, d’inspiration critique ou non, qui risque de mésestimer la diversité des formes concrètes d’expression collective du sport dans son lien à l’entreprise.