1Les travaux consacrés au « territoire » présentent souvent celui-ci comme le produit de discours passés, moins comme un producteur de discours présents et futurs. Si des discours – dont le discours médiatique – sémiotisent l’espace, participent à la construction du territoire (Auboussier, Garcin-Marrou, 2011 ; Noyer, Raoul, 2011) et façonnent l’espace public local, le territoire circonvient en retour les discours qui le prennent pour objet et ce, par leur caractère « situés » – c’est-à-dire localisés. Les productions discursives s’inscrivent ainsi dans des contextes territoriaux particuliers qui les modèlent et les infléchissent, et c’est cette relation dialogique entre discours et territoire qui nous intéresse ici. Le présent article entend ainsi questionner le dialogue entre des situations territoriales et les représentations médiatiques d’anciennes industries textiles.
2Le territoire est entendu ici comme « une entité par laquelle un périmètre spatial est investi d’un sens fédérateur pour ceux qui y vivent, mais aussi d’images symboliques pour ceux qui y sont extérieurs. » (Noyer, Raoul, Pailliart, 2013). C’est donc bien la double consistance physique et symbolique qui nourrit une identité locale balisée.
- 1 » Un espace urbain devient signifiant et jouit d’un capital symbolique à condition d’être l’objet (...)
3Nous prenons pour objet de recherche deux anciennes usines de soierie artificielle, situées dans la région lyonnaise, dont les contextes territoriaux et médiatiques ont pesé sur un devenir post-fermeture » double-face » : espace physique (le bâti)/ espace symbolique (discours qui conditionnent la mémoire du lieu1). A partir d’une analyse des discours et d’une mise en relation de ces discours avec les « lieux » industriels, nous regardons comment les discours du titre de presse locale Le Progrès élaborent des représentations du territoire qui sont elles-mêmes traversées par – et prennent appui sur – des logiques territoriales à l’œuvre dans l’espace public local. Nous regardons en particulier comment des discours sur des friches industrielles se structurent à partir d’un contexte territorial (socio-économique, institutionnel, politique etc.) auquel s’articulent des récits produisant des représentations.
4L’article proposé est issu d’un travail de recherche plus large consacré aux processus d’oubli ou de patrimonialisation des sites industriels dans la région lyonnaise, nous resserrons ici la focale sur les représentations médiatiques de ces usines à partir de leur fermeture.
5L’analyse post-fermeture (1980-2013) des discours se référant aux usines étudiées dans les contenus du Progrès, titre « phare » de presse quotidienne régionale des sites concernés, se fonde sur un double corpus :
-
un corpus « non-exhaustif », pour la période 1980-1997, est caractérisé par une entrée par « l’événement », à partir de jalons temporels préalablement mobilisés et susceptibles de répercussions discursives dans le quotidien local : moment de la démolition de bâtiments, actions mémorielles etc. ;
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un corpus récent (1997-2013) vise l’exhaustivité par le référencement automatisé des articles évoquant les usines étudiées à partir de la base de données Europresse.
6L’intérêt de ce corpus double est qu’il permet d’examiner comment le discours de presse agrège (Lester, Molotch, 1974) et met en scène et en récit (Ricoeur, 1983) l’ensemble des productions discursives à l’œuvre dans l’espace public local que nous avons classées par « scène » discursive (Céfaï, 1996) : scène institutionnelle (politique locale), scène civile (associative). L’arène médiatique rend doublement visible – par le texte et l’iconographie - la matérialité du territoire et c’est cette agrégation de discours prenant pour objet les deux anciens espaces industriels qui produit un nouveau discours territorialisant. A noter que Le Progrès est le seul titre de presse locale qui couvre l’intégralité de la période étudiée, les représentations médiatiques des friches industrielles dépendent ainsi fortement de ce titre.
7C’est donc dans un croisement de discours d’acteurs différenciés circulant au sein d’un « espace public local » (Noyer, Raoul, Pailliart, 2013) et révélés par le discours médiatique que la question territoriale est traitée, dans un contexte où « l’espace urbain apparaît des plus fertiles pour aborder les multiples formes de récits et leur rôle dans la patrimonialisation. » (Fourcade, Aubertin, 2013).
- 2 Suite à la restructuration de la filière textile de la part du groupe Rhône-Poulenc : conséquence d (...)
8L’usine Tase (Textiles Artificiels du Sud Est) se situe sur la commune de Vaulx-en-Velin dans ce que l’on appelle la première couronne de l’Est Lyonnais. Cette usine, achevée en 1925 par le teinturier Edmond Gillet, se nomme d’abord Sase (Soie Artificielle Sud-Est), puis Tase (Textiles Artificiels Sud-Est) en 1935, devient Comptoir Textile Artificiel (cta), et Rhône-Poulenc Textile (rpt) en 1969 (suite au rachat du groupe Gillet par le groupe Rhône Poulenc) est spécialisée dans les tissus synthétiques et la transformation de cellulose en soie artificielle (que l’on appelle viscose). Elle demeure encore aujourd’hui un exemple de « paternalisme industriel » et symbolise la notion de « quartier-usine » : lieu d’habitation associé à une zone d’habitation. L’usine de la soie emploie jusqu’à 3000 personnes en 1930. A partir de 1930, l’usine connaît un lent déclin et ferme en juillet 1980 suite au Plan Textile annoncé en décembre 1977 par la direction de Rhône Poulenc Textile2.
9A la fermeture, l’usine est vendue en 3 lots à d’anciens cadres de Rhône-Poulenc. Un de ces trois lots est encore aujourd’hui la propriété d’un ancien cadre. Les autres sont revendus par la suite à des promoteurs immobiliers. Le reste des bâtiments annexes est racheté par la ville de Vaulx-en-Velin pour un franc symbolique. Un des premiers magasins d’usine français fut créé en 1987 dans la friche (Société des Magasins d’Usines Réunies qui rachète la partie ouest de l’usine à ce moment-là), communément appelé le Second Marché. Il fermera en 1989 (les commerces ont périclité en son sein).
- 3 Classement de l’ensemble Gillet (usine et cités) labellisé patrimoine du xxᵉ siècle en 2003. Les fa (...)
10Mise à part, donc, la destruction en 2007 de l’aile ouest de l’usine, une part importante des bâtiments demeure toujours intacte et a fait l’objet de divers processus de réhabilitation et de protection3, tout comme le quartier ouvrier jouxtant l’usine, grâce notamment à l’action associative.
11La société Rodiaseta (du latin seta, soie) qui donnera naissance à plusieurs sites en Rhône-Alpes est créée le 23 juin 1922 par deux sociétés, le Comptoir des Textiles Artificiels (cta) et la Société Chimiques des Usines du Rhône (scur, ancêtre de Rhône-Poulenc) sur la base d’un protocole d’accord. Le site de Vaise (9ème arrondissement de Lyon), obtenu en 1924, vaste unité de production d’acétate et cellulose, sort le premier fil acétate le 17 septembre 1928. C’est dans cette usine que naît également le premier nylon européen. La raison sociale devient Rhodiaceta en 1934 pour faire disparaître toute allusion à la soie naturelle.
12Durant la Seconde Guerre Mondiale, la Rhodiaceta est le seul producteur de nylon en France ce qui explique un fort essor économique entraînant avec elle tout le quartier du 9ème arrondissement de Lyon. L’usine connaîtra son apogée en 1955 avec une production de 10 000 tonnes de nylon et des effectifs de personnel en progression constante jusqu’en 1966 (jusqu’à 7300-7400 employés, selon les sources). Elle devient une véritable « ville dans la ville » et sera même qualifiée de « Babylone de Vaise » tant sa participation à la vie du quartier est importante. C’est en 1967-1968, après l’annonce d’un nombre conséquent de licenciements, de retraites anticipées et de fermetures d’ateliers, que l’usine devient un symbole lyonnais de la contestation ouvrière. En 1969, la « Rhodia » fusionne avec cta, Rhovyl et Norsyntex pour créer la société Rhône-Poulenc Textile (rpt).
13La disparition des protections brevets nylon début 1964, l’arrivée de la concurrence étrangère, le transfert de l’acétate vers le Péage de Roussillon (1966-1970), les chocs économiques nationaux et mondiaux et la perte de compétitivité face aux nouvelles usines mieux conçues, débouchent sur la crise du textile des années 1970 (chocs pétroliers et arrivée des produits textiles asiatiques bon marché) et l’annonce du « Plan Textile » de la part de la direction de rpt le 20 décembre 1977, plan qui signe l’arrêt définitif de l’usine de Vaise dont la fermeture est effective au 1er août 1980 (seul un atelier de transformation textile continue à fonctionner jusqu’au 1er juillet 1981). C’est un traumatisme pour un quartier dont la vie s’organisait autour de l’activité de l’usine ; de nombreux commerces mettent la clef sur la porte suite à la fermeture.
- 4 L’ancien centre de recherche de la Rhodiaceta (Gorge de Loup) et du second site construit dans les (...)
14Immédiatement après, divers processus de réhabilitation économique déboucheront sur la démolition des principaux bâtiments de l’usine entre 1986 et 1987. Deux sites4 ont été préservés et aujourd’hui totalement réhabilités dans une logique territoriale de palimpseste qui interdit tout maintien d’un continuum mémoriel.
15Il ne reste aujourd’hui comme unique trace physique « explicite » - c’est-à-dire dont la visibilité est immédiatement signifiante et facilitée par un dispositif (écriteau qui stabilise le sens de la « trace ») renvoyant au souvenir de la Rhodiaceta -, qu’un ancien volant de machine à vapeur érigé en monument dans l’espace public local à la demande d’une association au début des années 2000.
16Ces deux ensembles industriels retiennent l’attention du fait de leurs trajectoires convergentes (avant leur fermeture) puis divergentes (après leur fermeture).
17En effet, à partir de leur fermeture au début des années 1980, les deux usines connaissent un destin différencié du point de vue de la dialectique mémorielle de patrimonialisation-conservation/ démolition-effacement. En effet, ce n’est pas parce qu’on démolit que l’on oublie. Mais nous verrons que l’absence de « traces » influe sur la manière dont la presse quotidienne régionale (pqr) « se souvient ». Il est par conséquent intéressant de constater, dans chacun des deux cas, des modalités différentes d’évocation de ces usines dans les contenus du Progrès.
- 5 » Palimpseste » entendue ici comme une « dialectique entre le visible et l’invisible, entre des pr (...)
18La Rhodiaceta se situe sur un territoire qui dans les années 1980 a subi une pression foncière incitant l’institution municipale au palimpseste5 pour la friche laissée par l’usine.
19Touchant un territoire de la « ville-centre » Lyon (fig.1), la fermeture représente un échec économique de grande ampleur pour le quartier du 9ème arrondissement qui sombre avec l’usine : le quartier se paupérise et devient au milieu des années 1980 l’un des arrondissements de Lyon ayant le plus bas niveau de vie. En effet, outre la Rhodiaceta, le quartier de Vaise subit de plein fouet la désindustrialisation amorcée à partir de la fin des années 1970 si bien qu’en 1981, Vaise a perdu 60 % de ses entreprises.
- 6 Vaise, Guillotière et Croix-Rousse deviennent lyonnaises en 1852.
20Dans un contexte de décentralisation et de territorialisation croissante de l’action publique (lois Defferre 1982-1983), la compétition s’accroît entre des territoires devenus soucieux de leur « image ». Et c’est dans cet impératif d’« image recherchée » (Noyer, Raoul 2011) que la politique locale de la municipalité lyonnaise s’oriente vers la réhabilitation du talon d’Achille qu’est devenu le 9ème arrondissement pour le rayonnement de Lyon. Par ailleurs, la situation enclavée de ce quartier lyonnais6 (fig.1), occasionnant d’énormes problèmes de circulation, explique le nombre important de projets de réhabilitation (pas moins de 6 Zones d’aménagement concerté).
Fig. 1 : Situation Rhodiaceta
Source : <http://www.google.fr/maps>
21Cette nécessité de la réhabilitation économique produit un relatif effacement des mémoires de toutes les friches industrielles du quartier qui n’échappent pas à la pression foncière et à une politique de table rase pendant une période où la légitimité patrimoniale de ces friches ne s’est pas encore institutionnalisée. Aussi les principaux bâtiments de la Rhodiaceta sont-ils démolis sans heurts en 1986-1987.
- 7 » [...] il est des lieux tout à fait spécifiques, construits et identifiés par une société qui se (...)
22Comme la presse locale ne peut pas « parler de tout », Le Progrès semble faire de l’usine Rhodiaceta un lieu de « condensation », au sens de Bernard Debarbieux7, une synecdoque de l’ensemble des usines textiles de Rhône-Poulenc touchées par le « Plan Textile » de 1977 (dont l’usine Tase fait par ailleurs partie).
23L’analyse plus précise du discours du Progrès, montre que l’année 1980 est exemplaire et permet l’identification de deux périodes.
24La période de pré-fermeture du 1er janvier au 30 juillet 1980 est une période où la conflictualité sociale est très forte. Le discours du Progrès se fait le narrateur de cette conflictualité, qui apparaît dans ses contenus à partir de 1977 et l’annonce du « Plan Textile ».
25L’usine Rhodiaceta est souvent citée par Le Progrès, qui fait état de cette contestation à la fermeture souvent en tant qu’objet « premier » de discours : « rpt : Grève aujourd’hui à Vaise. Les témoignages de soutien se multiplient » (29/01/80), « rpt Vaise : La direction demande au tribunal d’interdire la “Journée portes ouvertes” (26/02/80), « Rhône-Poulenc-Textile Vaise : Le tribunal interdit la “journée portes ouvertes”… mais les syndicats la main-tiennent » (29/02/80), « rpt Vaise : “journées portes fermées” » (01/03/80), « Vaise dit non au déclin » (04/06/1980). Parfois c’est aussi en tant qu’objet « diffus » du discours que l’usine apparaît. La Rhodiaceta est alors évoquée au même titre que l’ensemble des usines touchées par le plan : « Rhône-Poulenc-Textiles : les syndicats se mobilisent » (26/01/80), « Rhône-Poulenc : Grève général à l’appel de la cgt » (03/06/80) etc.
- 8 » [...] les médias contribuent à construire au fil du temps et du traitement qu’ils font des événe (...)
26La notion de « mémoire interdiscursive »8 peut s’appliquer ici puisque la figure symbolique de la Rhodiaceta lors de la contestation ouvrière lyonnaise de la période 1967-1968 est pleinement réinvestie – même si de manière « suggérée » - dans une phase de tension sociale occasionnée par l’annonce de la fermeture de l’usine qui provoque donc une « remontée de souvenirs » (Moirand, 2007).
27L’hypothèse du lieu de condensation est cependant nuancée par le surgissement d’un événement qui déclenche un discours médiatique régulier à propos d’autre usine rpt de l’agglomération lyonnaise touchée par le plan : le « feuilleton » de l’occupation des locaux de l’usine de St Fons qui concurrence le statut médiatique de la Rhodiaceta.
28Par la mise en visibilité et l’agrégation des discours en contradiction circulant dans l’espace public local, et ce de manière dichotomique (direction vs syndicats), le discours du Progrès se fait le descripteur des rapports de force locaux au moment « crucial » que représentent localement les fermetures de ces usines textiles.
29Dans la période post-fermeture dans la seconde moitié de l’année, du 31 juillet au 31 décembre, l’exemple de la Rhodiaceta « parle » pour les autres usines et ce, de manière encore plus prononcée.
- 9 Cette fermeture sera progressive de 1980 à 1981.
- 10 Assimilable à un « récit à épisode » au sens de J.-F. Tétu (in Vitalis et al., 2000).
30C’est le cas lors de la fermeture9 de l’usine le 1er août 1980. Le Progrès consacre trois jours d’affilée à une rétrospective sur l’histoire de l’usine sous la forme d’un dossier-feuilleton10 intitulé « 1928-1980. La saga de la Rhodia » : « 1- Souvenirs d’usine » (31/07/80), « 2- La Babylone de Vaise » (01/08/80), « 3- Le début de la fin » (02/08/80). La thématique du souvenir imprègne fortement ce retour diachronique dans une évolution en trois temps (création-apogée-déclin) qui élabore un récit fataliste sur la fermeture de l’usine présentée finalement comme inévitable, malgré les mesures du « Plan Textile » considérées par le journal comme « sévères » : « Mais personne n’a pu enrayer la mise à mort de Vaise », « Rue Sergent-Berthet, sur les murs de ciment revêche est tracé un catégorique « Non à la fermeture ». Grandes lettres inutiles », « Exit rpt Vaise, la vieille Rhodiacéta » etc.
- 11 » La presse quotidienne régionale se fait souvent l’expression d’un point de vue ancré territorial (...)
31L’usine à peine fermée, la pqr se tourne donc immédiatement vers l’avenir. L’évocation du passé renvoie à un souvenir nostalgique et déconnecté du présent, dans une optique de préservation de ce qui constitue, pour le journal, l’intérêt collectif territorial11 : à savoir la réhabilitation urgente du secteur. Le Progrès confirme ensuite ce changement de perspective, dans un contexte discursif territorial – notamment politique – qui démontre une volonté d’« aller de l’avant », en se tournant vers un futur que l’on espère radieux et qui passe par l’injonction à la table-rase et par les processus de réhabilitation.
- 12 Mot préféré à celui de « relais » qui gomme la dimension du travail territorial des médias par la (...)
32La période 1986-1987 est marquée par la démolition progressive des principaux bâtiments de la Rhodiaceta qui s’achève en avril 1987 ; le discours du Progrès devient alors le prolongement12 du discours politique local.
33L’analyse de cette période dans les discours du Progrès rend compte d’un accompagnement médiatique du discours politique local, dans le contexte territorial décrit plus haut et qui aboutit à une injonction au palimpseste sur l’espace laissé en friche par la fermeture de l’usine.
34Ainsi, le discours du Progrès est orienté vers l’avenir (« Gorge de Loup. L’avenir du quartier en question », 29/01/86), attendu comme « radieux » (« Vaise. Le temps d’un monde nouveau va commencer », 19/03/87), dans une logique acceptée de table-rase (« Site Rhodia-Vaise. Une page est tournée », 22/07/86) mais avec son lot d’inquiétudes (« La zac en question », 15/10/86). Le Progrès se situe donc toujours dans une recherche de fabrique de consensus selon sa conception de l’intérêt collectif territorial.
- 13 Cette institutionnalisation semble effective à la fin des années 1990, même si la notion est en ge (...)
35Si nous regardons de plus près l’article évoquant la démolition du dernier bâtiment de la Rhodiaceta (09/04/87, voir fig. 2), la représentation médiatique de l’événement est très éloignée d’une tonalité grave que pourrait entraîner aujourd’hui ce genre de démolition au regard de l’institutionnalisation de la notion de « patrimoine industriel »13. Le ton de l’article est en effet assez léger, usant même d’humour en insistant sur les problèmes techniques dans le dynamitage des bâtiments :
« Après les trois coups de clairons donnant le signal du dynamitage, beaucoup d’applaudissements et un nuage de fumée qui dura bien dix minutes, on entendit un artificier dire timidement : “Chef, y’a un imprévu”. »
36Cette narrativisation de la démolition par sa mise en récit humoristique, symbolisée par la chute de l’article - « les pigeons ont désormais le réflexe de s’enfuir dès qu’ils entendent les coups de clairon de l’artificier ! », montre donc le désintérêt discursif à l’égard d’anciens bâtiments industriels dans une période où la notion de « patrimoine industriel » est, nous l’avons vu, en quête de légitimité.
Fig. 2 : Le Progrès, 9/04/1987
37Ainsi l’évocation de la Rhodiaceta dans Le Progrès lors de cette période post-fermeture s’ancre dans la connotation négative d’un quartier laissé à l’abandon et qu’il convient de réhabiliter de manière urgente. La plupart des articles étant situés dans la rubrique « urbanisme », cette dynamique n’en paraît que plus consistante.
- 14 Ceci confirme ce qu’avait déjà souligné Jean-François Tétu en indiquant que la pqr « amplifie le m (...)
38L’intérêt collectif territorial que prend en charge la pqr consiste à défendre les emplois avant la fermeture, en donnant une visibilité médiatique importante au discours syndical, puis, une fois l’usine fermée, à relayer le discours des aménageurs urbains et politiques locaux14.
39A partir de sa fermeture progressive en 1980, sa vente à d’anciens cadres de Rhône-Poulenc, l’usine Tase connait une période de friche jusqu’au tout début des années 2000, sans que les politiques locaux ne se soucient véritablement de son sort (à l’exception de quelques tentatives de reconversion ratées). Une remise en contexte peut expliquer cette période d’« indifférence ». La principale raison est la situation géographique et socio-économique d’un territoire, l’Est Lyonnais, qui a longtemps été mis au ban du reste de l’agglomération.
- 15 Dérivation du Rhône sur un de ces anciens lits.
40L’échec économique représenté par la fermeture prend place en effet sur un territoire géographique à la fois isolé de la ville-centre Lyon qui lui tourne le dos mais également du cœur de la commune de Vaulx-en-Velin par l’obstacle « naturel » que constitue le canal de Jonage15 (fig. 3) et l’étendue du territoire de la commune en termes de superficie (21 km2). Ce double isolement géographique est renforcé par des représentations symboliques qui se constituent médiatiquement et institutionnellement à partir des années 1970 sur un territoire relégué au rang de « banlieue ». En effet, le discours médiatique local comme national qui s’élabore à partir de « modalités de désignation uniformisantes et négatives » (Bensoussan, Cordonnier, 2011), conduit à la stigmatisation de la ville de Vaulx-en-Velin devenue une synecdoque du « problème des banlieues » à partir de l’automne 1990 et les émeutes dans le quartier du Mas du Taureau et leur écho médiatique national. La « quasi-naturalisation » de la paupérisation de cet espace (Duchêne, Morel Journel, 2000) et plus largement de l’Est Lyonnais s’édifie donc sur la base de l’échec économique que représente la fermeture de l’usine en 1980. La friche industrielle qui en découle, ajoutera une strate sémantique supplémentaire à l’image négative de ce « construit social » (Di Méo, 2007).
Fig. 3 : L’usine Tase aux confins de 4 communes
Source : Duchêne, F., Morel Journal, C., 2000, 156
41L’isolement géographique et symbolique de la friche industrielle de la Tase expliquent en grande partie l’indifférence politique et médiatique dont elle fait l’objet jusqu’au début des années 2000, indifférence qui permet paradoxalement la préservation des bâtiments de l’usine dans un contexte où l’élargissement de la notion de « patrimoine » n’autorise pas encore la reconnaissance institutionnelle du « patrimoine industriel ».
- 16 Article « Rhône-Poulenc Textile ferme son usine de Vaulx-en-Velin (Rhône). Le personnel – avec les (...)
- 17 Article « A Lyon, Vaise et Vaulx-en-Velin, les usines de Rhône Poulenc Textiles deviennent des zon (...)
42Le Progrès est donc moins prolixe concernant la représentation de l’usine Tase de Vaulx-en-Velin, qui met la clef sous la porte en juillet 1980. Si l’usine est parfois un objet premier de discours de quelques articles, notamment ceux faisant état de la conflictualité pré-fermeture16, elle est souvent évoquée au milieu de l’ensemble des usines touchées par la restructuration de Rhône-Poulenc17 et disparaît peu à peu des contenus du Progrès après la fermeture. Il n’y a ainsi, par exemple, aucune mention de sa fermeture en juillet 1980. Cette invisibilité médiatique correspond ainsi au prolongement logique de l’invisibilité sociale d’un territoire de l’Est Lyonnais isolé du reste de l’agglomération.
43Plus tard, dans les années 1980, l’usine reste assez peu représentée dans Le Progrès ce qui confirme une fois encore, une certaine adiaphorie institutionnelle et médiatique vis-à-vis de ce territoire durement touché par la désindustrialisation.
44Les configurations territoriales des espaces étudiés jouent donc sur les contenus de presse locale. Dans la période immédiate post-fermeture, alors que les usines sont reléguées à l’état de friche selon des modalités différentes que nous avons vues, leur évocation dans la presse locale diffère également.
45Ainsi, le récit médiatique du Progrès privilégie l’usine Rhodiaceta comme « vitrine » locale. Elle « représente » de manière métonymique, l’ensemble des usines concernées par la restructuration de Rhône-Poulenc dans les contenus médiatiques. C’est donc par sa situation géographique – sur la ville-centre Lyon dans un contexte de concurrence accrue entre territoires – et son importance pour le tissu industriel local que l’usine fait l’objet d’un discours médiatique qui ne fait donc ici que reproduire ce contexte territorial et ses représentations, tout en consolidant ces dernières.
46La longue période de friche et d’indifférence que connaît l’usine Tase à partir des années 1980 prend fin au début des années 2000 par le jeu de deux facteurs : le projet urbain Carré de Soie qui se déploie dans l’Est Lyonnais et l’institutionnalisation de la notion de « patrimoine industriel ».
- 18 Communauté de communes, communauté d’agglomération, communauté urbaine.
47Dans un contexte d’action publique territorialisée, renforcée par la loi d’orien-tation l’aménagement et le développement du territoire (1995), la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire (1999), et celle relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale (1999) avec la création de trois Etablissements Publics de Coopération intercommunale (epci)18, la communauté urbaine du Grand Lyon entend redynamiser le secteur est de l’agglomération et met en place à partir du début des années 2000 un projet urbain, dit du Carré de Soie. Ce projet vise la mutation urbaine du secteur située sur les villes de Villeurbanne et de Vaulx-en-Velin (500 hectares) en plusieurs étapes jusqu’à l’horizon 2030 : lutter contre l’étalement urbain, renforcer l’attractivité et le dynamisme de la 1ère couronne Est, apporter de nouvelles opportunités de logement aux Grands Lyonnais, et favoriser l’implantation d’entreprises. L’amé-na-ge-ment prévoit entre autres, un pôle de loisirs et d’activités économiques, une zone d’habitat intégrant les principes du développement durable, des transports en commun qui relient le centre de Lyon.
48On est donc bien ici dans des enjeux d’agglomération pour un projet dont la focale est la ville-centre Lyon. L’appellation Carré de Soie renvoie d’ailleurs davantage à la Fabrique lyonnaise de soie naturelle, image de marque de la ville de Lyon, qu’aux usines textiles de soie artificielle. Il y a ainsi convergence de l’identité lyonnaise et du projet d’agglomération (Ben Ameur, 2008).
49Ce projet urbain qui, à ses prémices, remettait en question la survie physique des bâtiments de l’usine Tase, va finalement tenir compte, grâce à plusieurs associations locales, de la dimension mémorielle et du patrimoine industriel du secteur. C’est ici la mémoire du territoire se recomposant par l’intermédiaire d’un projet urbain qui provoque un remaniement de souvenirs (Halbwachs, 1925). Et c’est la menace de l’oubli qui est un élément déclencheur des revendications patrimoniales (Veschambre, 2008).
- 19 Par exemple, un collectif d’association se crée suite à la démolition d’une partie importante de l (...)
50Cette forte mobilisation associative19, véritable aiguillon mémoriel relatif au patrimoine industriel du secteur, a été à l’origine du classement de l’ensemble Gillet (usine et cités) labellisé patrimoine du xxe siècle en 2003. Les façades sud et ouest de l’usine seront quant à elles sauvées de la démolition et inscrites à l’inventaire des monuments historiques en 2011. L’association est donc un acteur décisif dans la préservation de bâtiments patrimoniaux.
- 20 L’année 1980 a été décrétés par le gouvernement Français de l’époque, « année du Patrimoine » et a (...)
51La prise de conscience par les acteurs associatifs, élus et aménageurs a été en grande partie facilitée par un contexte institutionnel désormais propice à la conservation légitime d’anciens tènements industriels malgré l’élargissement de la notion de patrimoine dès l’année 198020 à d’autres formes patrimoniales moins évidentes. Mais c’est aussi par cette institutionnalisation de la notion de patrimoine industriel que les associations locales sont aujourd’hui plus attentives aux problématiques de mémoire de l’industrie, un contexte favorable dont a profité la Tase.
52Par conséquent et selon la typologie du « marché des lieux » proposée par Jean-Marc Offner (Offner, 2001), l’espace occupée par l’usine Tase est à la fois un « lieu de mémoire » (dimension mémorielle de l’ensemble usine et cités) et un « lieu spécialisé » (centre de consommation du Carré de Soie). On comprend alors mieux l’effervescence discursive qui entoure l’usine à partir du début des années 2000. Il existe donc deux éléments cruciaux à la conservation des bâtiments : un contexte institutionnel (élargissement du « patrimoine ») et un contexte territorial (projet urbain).
53Cette évolution contextuelle joue sur les discours de presse locale. Si nous observons Le Progrès pour la période 1997-2013, nous constatons en premier lieu, que la hiérarchie discursive entre les deux usines s’est complètement inversée par rapport à la précédente période (décennie 1980). La Tase devient ainsi présente dans l’espace médiatique local, contrairement à la Rhodiaceta dont les occurrences faiblissent d’année en année (voir fig. 5).
Fig. 5 : Nombre annuel d’articles évoquant les usines Tase et Rhodiaceta dans Le Progrès entre 1997 et 2013.
54L’analyse des pics discursifs s’explique par une mise en relation contextuelle plus précise. L’envol de la courbe de la Tase à partir de 2007 correspond à un moment important dans la réalisation du projet urbain Carré de Soie. En effet, les travaux du pôle commercial et de loisirs et la rénovation de l’hippo-drome débutent. De plus, durant l’été, l’aile ouest de l’usine Tase est démolie. En fin d’année, le pôle multimodal « Vaulx-en-Velin la Soie » est opération-nel.
55Ces évolutions urbaines sur le secteur créent un fourmillement de discours, notamment médiatique. La mémoire de la Tase, régulièrement évoquée dans les contenus du Progrès durant cette période, revient donc par l’intermédiaire de ce projet urbain suscitant par-là une « remontée de souvenirs ». Le pic discursif de 2011 incite de la même façon à considérer une série d’événements qui prennent l’usine Tase comme cadre et qui occasionnent un discours médiatique.
56L’usine fait partie des quatre lieux d’accueil de la Biennale d’Art Contemporain (« Vaulx-en-Velin accueille l’art contemporain », Le Progrès, 15/06/2011) ; la façade sud de l’usine est inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques : « Vaulx-en-Velin : L’usine Tase est un monument historique », Le Progrès, 03/06/2011). Comme tous les ans, par ailleurs, des visites de l’usine sont organisées dans le cadre des Journées du Patrimoine par le tissu associatif local : « Colette et Yvonne, filles de l’architecte méconnu de la Tase », Le Progrès, 06/10/2011. Rencontre effectuée lors des Journées du Patrimoine au sein de la Tase.
57Ainsi, l’existence physique des lieux permet une pratique de l’espace conservé et rend possible un discours médiatique à son égard. La visibilité « physique » entraîne donc une visibilité médiatique. Outre les événements ponctuels, la régularité d’événements tels que les Journées du Patrimoine permet également d’assurer des occurrences médiatiques régulières.
58La Rhodiaceta, quant à elle, n’a pas pu profiter de l’institutionnalisation du patrimoine industriel puisque les éléments « physiques » et donc poten-tielle-ment « patrimonialisables » ont été détruits en 1987 dans un contexte de pression foncière locale déjà décrit. Or quand le bâti, la « trace » n’existent plus, les processus mémoriels sont plus difficiles à déclencher (Veschambre, 2008).
59C’est aussi pourquoi il existe très peu d’associations actives autour de la mémoire de l’usine. Une association de retraités de la Rhodiaceta contactée à ce sujet concédait, à propos des activités autour de la mémoire de l’usine :
« On en a eu par le passé, mais il n’y a plus grand monde maintenant. Et les documents que nous avions en notre possession sont passés aux oubliettes. »
60De plus, le projet urbain « Quartier de l’Industrie » qui se déploie sur le secteur du 9ème arrondissement à partir du milieu des années 1990 et qui prend en compte, sous l’action de certaines associations locales, la dimension mémorielle d’anciens tènements industriels, ne comprend pas dans ses limites géographiques le territoire où se trouvait la Rhodiaceta disparue. D’où des difficultés dans un tel contexte, à créer une émulation discursive autour de la mémoire de l’usine.
61Ce constat se confirme par le nombre très faible d’occurrences médiatique (cf. fig.5) et renforce l’idée de l’importance du bâti comme condition d’un discours médiatique.
62La pratique de l’espace n’étant plus possible, il ne reste que la mémoire individuelle comme seul ressort de la mémoire collective. Le Progrès évoque ainsi la Rhodiaceta dans ses contenus à partir de portraits et de récits individuels avec un registre nostalgique qui enjolive le passé :
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« Pour ses 100 ans, Yvette Diguer retrouve la forme », Le Progrès, 03/08/2011.
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« Marie Benmaza, la mémoire de la Rhodiaceta de Vaise », Le Progrès, 14/08/2011.
63Nous retrouvons une logique de synecdoque mais, cette fois, dans le récit individuel (Wrona, 2005). L’absence physique de lieu remémorant le passé de l’usine par son existence même, réduit la presse locale à des évocations sporadiques de l’usine dans ses contenus.
64C’est là la différence « entre ceux qui possèdent une « mémoire morte », c’est-à-dire dont le passé s’est inscrit dans les espaces matériels, dans les choses et même les écrits, et ceux qui n’ont qu’une « mémoire vivante », dont le passé ne peut s’inscrire que dans les corps, qui n’ont que leurs paroles et leurs gestes pour manifester leur existence. » (Gravari-Barbas, Veschambre, 2004, 71).
65En nous intéressant à la période post-fermeture des usines Tase et Rhodiaceta, nous remarquons donc une trajectoire opposée dans l’espace et dans les discours. Les raisons à ces évolutions différenciées sont à rechercher dans les contextes territoriaux.
66L’analyse des destins post-fermeture de ces deux usines confirme ainsi la thèse défendue par Jean Chesneaux (Chesneaux, 2001) qui soulignait l’ambi-güité même des logiques urbaines, entre « ville-mémorielle » (fonction mémo-rielle) et « ville-artefact » (fonction projective). Ce rapport au temps est conditionné d’une part par la survie « physique » du bâti, d’autre part par les configurations territoriales et institutionnelles de l’« instant » discursif étudié (Moirand, 2007) qui infléchissent donc les discours de la pqr.
67Les discours du Progrès consacrés à l’usine Tase sont fortement imprégnés de son contexte territorial. Une première période d’indifférence discursive, liée à la relégation médiatico-institutionnelle d’un territoire excentré de l’est lyonnais et plus particulièrement de la commune de Vaulx-en-Velin, a paradoxalement favorisé la conservation du bâti. Dans une période plus récente, la conjonction d’un contexte institutionnel avec l’institutionnalisation de la notion de « patrimoine industriel » et d’un contexte territorial avec le projet urbain « Carré de Soie » au début des années 2000 ont été le terreau idéal pour la conservation et la préservation de l’usine, condition d’un discours de la presse régionale.
68Rhodiaceta a une trajectoire discursive médiatique inverse, corrélée là-aussi à son devenir dans l’espace (démolition en 1987). Après avoir été le lieu de « condensation » de l’ensemble des usines Rhône-Poulenc-Textiles touchées par les fermetures, nous avons constaté une progressive disparition des contenus du Progrès après sa démolition dans un contexte territorial d’injonction au palimpseste de la part de la ville-centre lyonnaise.
69Ainsi, une remise en contexte spatio-temporel est nécessaire pour saisir tout discours médiatique local qui est par définition « situé » dans un espace géographique et qui en produit des représentations. De même, la dialectique suivante s’impose comme résultat : le contexte territorial conditionne la préservation du bâti qui lui-même circonscrit le discours médiatique ; la production mémorielle du territoire se comprend par ailleurs comme un processus complexe, où s’entremêlent les discours, les bâtiments et les jeux d’acteurs.