1Les territoires industriels sont caractérisés par des risques nombreux qui sont des objets d’étude identifiables et mesurables. Pour autant, ces espaces, loin d’être homogènes et isotropes, sont des ensembles structurés, différenciés, tissés de continuités et de discontinuités, qui ne peuvent être réduits aux seuls éléments matériels observables. Parce qu’ils sont habités, vécus, ils constituent un champ où évoluent en permanence de multiples forces soumises à des tensions fluctuantes : conditions sociales, économiques, technologiques, naturelles, juridiques, psychologiques, politiques, historiques…
2Si la représentation sociale des risques peut être définie comme une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989), les études visant à en approcher la construction confirment qu’un objet « n’existe pas en lui-même, il existe pour un individu ou un groupe et par rapport à eux » (Moser, Weiss, 2003). La théorie culturaliste développée par Mary Douglas donne un cadre intéressant d’analyse de la logique du rapport des individus à la menace et au risque en mettant en évidence le rôle du lieu de l’engagement, c’est-à-dire la position sociale et l’insertion subjective et pratique dans les institutions (Douglas, Wildavsky, 1983). Cette approche permet de comprendre, par exemple, le fossé existant entre représentations des risques du public et des techniciens gestionnaires des risques.
3Ainsi, dans cet article, nous considérons que les risques industriels sont ainsi le résultat d’une construction sociale, ce qui permet de dire que dès que les individus ressentent des risques comme réels, ceux-ci sont réels aux yeux du géographe. De plus, l’étude des représentations des risques ne paraît pas dissociable de celle, plus large, de l’environnement (au sens spatial comme social du terme). La perception de l’industrie intègre en effet un ensemble plus vaste d’éléments qui actualise en permanence l’interprétation de la relation au milieu. La recherche d’une définition de la part sociale des risques ne peut ainsi se soustraire d’une approche territorialisée, contextualisée, considérant les risques comme l’une des composantes de l’environnement et de l’espace perçu.
4Pour étudier cette évolution, les représentations sociales sont envisagées sous l’angle des discours produits par les acteurs associatifs et la société civile en contexte conflictuel. Elles sont considérées comme des fonctions d’interprétation et de construction de la réalité (Abric, 1994). L’observation de conflits territoriaux portant sur l’aménagement industriel constitue un prisme d’étude riche et révélateur des aspects de cette construction sociale des risques. Ces conflits, qui témoignent d’oppositions et de négociations autour de la mise en œuvre de projets, sont vus ici comme la troisième voie décrite par Albert Otto Hirschman dans son approche « exit/ voice », correspondant à la prise de parole et à la contestation publique de la décision prise (Hirschman, 1970). Cette explicitation de l’opposition donne lieu à des expressions diverses et abondantes qui reflètent tant les représentations des groupes sociaux impliqués que les stratégies visant à ancrer et défendre leur point de vue dans l’espace politique.
5Nous nous posons alors la question des tenants d’une telle construction sociale des risques. Comment se définit ce qui fait danger, ce qui pose problème ? De telles représentations sont-elles évolutives et quelles trajectoires peuvent-elles suivre ? Comment les déterminants du territoire et les valeurs dont il peut être chargé interviennent-ils dans la définition sociale des risques ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous étudions ici le cas de la construction sociale des risques et de la notion de pollution industrielle à Fos-sur-Mer, petite ville des Bouches-du-Rhône jouxtant l’une des plus importantes zones industrielles de France. Nous recherchons, dans cette analyse, la possibilité d’un caractère évolutif de la perception des risques et les usages possibles de celle-ci dans les discours et stratégies des acteurs. Nous regardons, en particulier, le rôle joué par l’histoire locale et les relations entre industrie et société dans la construction sociale des risques.
6Cet article s’appuie sur un travail doctoral mené entre 2010 et 2015 et réalisé par des immersions auprès des acteurs locaux, par une série d’entretiens semi-directifs, une étude approfondie du corpus documentaire produits par ces groupes sociaux ainsi qu’une revue de presse locale exhaustive. Sur ce territoire marqué par une forte conflictualité au sujet des choix d’aménagement industrialo-portuaire, nous étudions dans un premier temps la façon dont est née et a évolué la question environnementale. Nous analysons ensuite ce qui fait risque, selon différentes séquences pouvant être identifiées depuis les années 1970. En nous basant sur une restitution des différents conflits marquant ce territoire, nous dégageons ainsi les représentations sociales des risques et qualifions les tendances de leur évolution et le sens qui peut leur être donné.
7L’histoire de l’aménagement industriel du petit village de Fos-sur-Mer s’est faite en deux temps auxquels correspondent les deux périodes majeures de con-flictualité locale. En effet, après la construction de la zone industrialo-portuaire dans les années 1960, les nouveaux projets des années 2000 voient l’opposition renaître rapidement pour évoluer vers une conflictualité soutenue qui se poursuit encore aujourd’hui.
- 1 Le golfe de Fos se situe en effet au carrefour d’espaces naturels remarquables (la Camargue, la pl (...)
- 2 Jusqu’en 1964, l’industrie fosséenne se résumait en effet à une petite cimenterie, encore en activ (...)
- 3 Sur une surface de 20 000 hectares, l’objectif était en effet d’implanter une industrie capable de (...)
8Jusque dans les années 1960, le petit village de Fos-sur-Mer, entre Crau et Camargue, installé face à la Méditerranée à l’ouest de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône), était une terre de pêcheurs et d’artisans tournés vers l’exploitation des ressources naturelles de cet espace à l’environnement exceptionnel1. Situé en bordure du delta du Rhône, ce territoire accueille aujourd’hui une zone industrialo-portuaire source d’emplois et de richesses et des milieux agricoles diversifiés. Le grand tournant de Fos, que certains auteurs qualifient de « damnation » (Paillard, 1981), se situe dans l’histoire du lancement du grand chantier du complexe de Fos-sur-Mer, qui fut d’abord celle du sauvetage du port de Marseille. En 1960, en plein éclatement de l’empire colonial français, les vastes étendues de Fos-sur-Mer représentaient en effet, aux yeux des édiles marseillais et de l’État, le « désert » inespéré2 pour construire les annexes du port phocéen, trop à l’étroit, et maintenir son rang européen. À partir de 1964, sous une impulsion nationale et marseillaise, le plus grand chantier du sud de la France, vaste projet de la technocratie gaullienne, a été ainsi lancé pour construire, sur une surface équivalente de celle de la ville de Paris3, un ensemble industrialo-portuaire dédié à l’industrie lourde : raffinage, pétrochimie, sidérurgie devaient ainsi cohabiter avec plusieurs terminaux méthaniers et maritimes.
- 4 Elle compte 15 usines (sidérurgie, raffinage, pétrochimie, énergie et gaz industrie, construction (...)
9La « zone de Fos » est aujourd’hui l’une des zones industrielles les plus importantes de France4. Son histoire industrielle a largement contribué à en façonner le paysage, l’aménagement, l’urbanisme, mais aussi l’économie et l’emploi. Il faut souligner en particulier le rôle majeur joué par le Grand port maritime de Marseille (gpmm), qui détient, aménage et jouit de plus des deux tiers de son territoire communal. Devenu port autonome en 1965, cet organisme directement soumis à l’État est un grand propriétaire qui étend son emprise sur 70 kilomètres de littoral. Le gpmm occupe aujourd’hui le quatrième rang européen, en particulier grâce à la prépondérance des hydrocarbures. Pour autant, malgré l’ambition de faire de Fos la Rotterdam du Sud, la crise liée au choc pétrolier de 1973 a marqué un coup d’arrêt au projet en mettant fin au processus de développement du complexe industrialo-portuaire. Au début des années 1980, la zone apparaissait alors comme un projet qui avait échoué : les emplois tant attendus n’étaient pas au rendez-vous et l’abandon du modèle de développement initial fut perçu pendant longtemps comme un échec par les acteurs politiques et industriels, nationaux comme locaux. Le territoire a ainsi été, jusqu’aux années 2000, figé dans son développement, sans création significative d’emplois.
10Très tôt, la conflictualité liée à cet aménagement s’est développée dans le golfe de Fos. Les années 1960 connaissent déjà de vives contestations dans le territoire voisin de l’étang de Berre, en particulier des pêcheurs, portant sur la dégradation des milieux naturels par l’activité pétrolière. En 1972, Fos-sur-Mer est également le lieu de mobilisations qui convergent vers la contestation de l’ensemble des externalités négatives du bouleversement de l’espace, vers l’inquiétude pour le bouleversement des traditions et des conditions de vie locales. Entre 1970 et 1973, ces mobilisations, portant sur les pollutions de l’air et de l’eau, sont suivies de la normalisation de la régulation des pollutions industrielles, avec la création de plusieurs instances par l’État et les industriels eux-mêmes.
Fig. 1 : situation géographique du territoire industriel de Fos-sur-Mer (Osadtchy, 2015).
11Jusqu’aux années 2000, très peu de nouvelles industries s’installent sur le complexe qui reste figé dans son développement. À partir des années 2000, qui connaissent un regain industriel comme les autres grands ports européens, et jusqu’en 2010, le territoire de Fos est à nouveau le théâtre de très vives contestations : d’abord liées à un projet de terminal méthanier sur l’unique plage de Fos-sur-Mer, puis portant sur le projet de la Communauté urbaine de Marseille d’implanter son incinérateur d’ordures ménagères à quelques kilomètres des premières habitations. Pendant plus de dix ans, élus locaux, associations, syndicats et habitants mobilisent de nombreuses ressources pour contester les nouveaux projets industriels, dénoncer le niveau de dégradation environnementale et sanitaire de leur territoire et revendiquer une démocratie locale reposant sur la participation aux grands choix d’amé-nagement de l’espace portuaire.
12Ainsi, il faut rappeler que le mouvement de contestation encore actuel a été précédé, dans l’histoire locale, par des oppositions déjà vives dans les années 1960 qui ont fortement ébranlé la perception du développement industriel. La genèse de ces différentes mobilisations permet, nous allons le voir, de comprendre la construction des représentations sociales des problèmes posés par l’industrie.
13Qu’est ce qui fait alors que l’aménagement industriel va susciter des représentations et des discours cherchant à en démontrer les risques ? Ce qui fait « problème » dans la présence industrielle est évolutif. La pollution, terme générique dans les années 1960, devient une question de santé publique majeure dans les années 2000. Au cœur d’une stratégie d’opposition aux nouveaux projets d’aménagement, le problème industriel s’inscrit par la suite davantage dans une environnementalisation globale des discours.
14Lorsque le chantier du complexe industriel de Fos débute dans les années 1970, le contexte national est à l’émergence et la formalisation de la pensée écologiste et de grandes mobilisations sociales qui propulsent l’environnement sur la scène politique et sociale. Le terme même d’« environnement » apparaît, dans un sens relativement actuel, à la toute fin des années 1960 et concerne les « nuisances » et les « pollutions », c’est-à-dire l’ensemble des conséquences négatives du système industriel et technique des Trente glorieuses.
15Près de Fos-sur-Mer, l’étang de Berre connaît, depuis une dizaine d’années, une critique des pollutions de l’eau par les corporations vivant de la pêche. Elles dénoncent les conséquences de l’industrie des hydrocarbures sur leur principale ressource et refusent l’apport en eau douce dans l’étang occasionné par un aménagement hydraulique de la Durance. Ce mouvement de protestation constitue un socle qui est mobilisé quelques années plus tard, en pleine construction de la zone industrielle, lorsque des mouvements sociaux naissent à Fos-sur-Mer pour contester le projet gouvernemental de prononcer une déclaration d’insalubrité du golfe dans le but de le livrer aux rejets de la sidérurgie, comme l’avait été, dans une certaine mesure, l’étang de Berre aux pétroliers.
- 5 Le chantier a nécessité la présence de 18 000 ouvriers en 1973, alors que le village ne comptait q (...)
16Le terme de pollution naît de ces différents mouvements sociaux et recouvre plusieurs fonctions. Avec l’arrivée de milliers de travailleurs pour le chantier de Fos-sur-Mer, il constitue tout d’abord une critique globale des bouleversements liés au gigantesque et irréversible chantier5. Car il faut imaginer ce qu’est la vie à Fos-sur-Mer avant le grand changement des années soixante-dix : des activités proches de l’environnement (chasse, pêche, artisanat) et la présence de deux seules petites industries. Fos, ville de traditions, connue pour ses manades organisées jusqu’à Port-Saint-Louis-du-Rhône, est un lieu de villégiature et de repos pour tout l’arrière-pays qui s’y retrouve le dimanche et pendant les vacances autour de sa plage, de ses cabanons et de ses guinguettes. Lorsque les habitants emploient le mot « pollution », celui-ci désigne alors tous les effets négatifs induits par le développement industriel et urbain, de l’arrivée massive des immigrés pour lesquels les infrastructures d’accueil manquent, à la déstructuration du tissu local (Paillard, 1981). Des voix inquiètes s’élèvent, élargissant la pollution à certains symptômes pour tous ceux dont le contact avec la nature est quotidien : dégradation d’un rapport à l’écosystème, d’un environnement dont on tire encore une partie de sa nourriture, dont on dépend affectivement, culturellement. La pollution vient souiller une quiétude et une culture locale : elle marque la fin d’une civilisation dans ses rapports avec le passé, la langue, les coutumes et traditions, les éléments naturels ainsi que les rapports interpersonnels et économiques qui la régissent. La notion de pollution vient ainsi nommer, dans cette période, la fin d’un monde naturel et social.
17La pollution représente aussi l’ensemble des rejets industriels, en particulier dans l’air et l’eau. À Fos-sur-Mer, l’écologie devient rapidement un enjeu électoral et le discours environnemental se répand et se généralise, y compris dans les milieux professionnels où la sensibilité à la santé des travailleurs et à la sécurité mobilise les syndicats, le parti communiste et différentes corporations. La création de collectifs d’habitants et d’associations environnementales se multiplie dans la période 1970-1972 et permet de véhiculer des représentations et des revendications en matière de pollution atmosphérique et de l’eau qui poussent le gouvernement à commanditer une étude, la mission Schnell. Ce rapport officiel formulera un certain nombre de recommandations en matière de gestion, de gouvernance et de réduction des problèmes environnementaux. Suite à ces mobilisations, l’État et les industriels mettent en place le premier spppi Fos-Berre (Secrétariat permanent pour la prévention des problèmes industriels) ainsi que l’association de surveillance de la qualité de l’air, Airfobep (Association des industriels de la région de Fos – étang de Berre pour l’étude et la prévention de la pollution).
18L’année 1973 est donc celle du début de la résorption, de la normalisation et de la régulation des multiples nuisances et perturbations. Elle voit l’apogée, puis le déclin de ce mouvement associatif et des mobilisations contestataires. À partir de 1973, des réformes environnementales sont prises, successivement, découlant de l’intégration d’une demande sociale montante en matière de protection des ressources naturelles. Désormais, les problèmes, les nuisances comme les pollutions sont majoritairement traités et discutés au sein des commissions du spppi, où des militants citoyens investis par leurs associations siègent à côté des élus locaux, des représentants de l’État et des industriels.
19Près de trente années s’écoulent avant que réapparaissent de nouvelles formes de conflictualité portant sur l’aménagement du territoire de Fos-sur-Mer. Le début des années 2000 correspond en effet à l’arrivée de nouvelles installations sur le territoire industriel qui suscitent une forte opposition de la part des Fosséens, mobilisés via des associations et par la voix de leurs élus.
- 6 Le terminal gdf doit permettre de répondre à 10 % de la demande nationale en gaz naturel et vient (...)
- 7 Association de défense et protection du littoral du golfe de Fos.
20Le premier projet contesté est celui de terminal méthanier Gaz de France6, perçu tout d’abord comme la privation d’un bien, la plage du Cavaou, et comme une verrue paysagère irrecevable. Lorsque la construction de ce terminal est annoncée en 2002, le lieu convoité est en effet l’objet premier du débat : la plage du Cavaou, longue de plus d’un kilomètre, est la seule partie de la ville propice à la détente en plein air et au tourisme. Réputée pour ses nombreuses activités nautiques, haut lieu de naturisme, elle fait la fierté des élus en obtenant chaque année le label touristique Pavillon bleu. L’association adplgf7, créée en opposition au projet, parle d’un « lieu sacré », d’une « terre de loisirs », d’un « patrimoine » dont la confiscation suscite une émotion rapidement généralisée et médiatisée.
21Pour autant, les finalités poursuivies par le projet de terminal ne sont pas contestées : le débat porte sur la localisation et la recherche de sites alternatifs sur la zone industrielle rendue possible par la disponibilité de nombreux espaces éloignés des habitations. La stratégie de mobilisation s’oriente par la suite vers une expertise lui permettant de développer un discours de recontextualisation du projet : la dimension environnementale apparaît alors autour des conséquences du projet pour la faune et la flore. L’environnement, comme ensemble de composantes physiques et naturelles (qualité de l’eau, sol, espaces naturels), fait ainsi son entrée comme troisième acteur du débat, représenté par les défenseurs de la plage du Cavaou. Les opposants au projet de terminal deviennent des porte-paroles qui vont pouvoir parler au nom d’entités muettes comme la plage, le littoral, l’eau ou les moules de Carteau. De façon concomitante, les risques industriels majeurs font leur apparition avec la mise en évidence, par les opposants, d’une faille sismique en activité située sous la presqu’île du Cavaou, absente des études de danger de l’industriel.
- 8 nimby est l’acronyme de l’expression américaine plébiscitée par les aménageurs “Not In My Back Yar (...)
22Soutenus par les élus locaux, les groupes sociaux opposés au projet de terminal déploient ainsi des arguments permettant de définir une valeur patrimoniale, identitaire et environnementale à la plage du Cavaou promise à la construction du site. L’enjeu est le maintien des caractéristiques naturelles, sauvages et récréatives de cet espace. Une stratégie de recherche de sites alternatifs voit le jour, venant conforter l’idée d’une opposition « constructive » et du développement d’une expertise qui recherche le compromis. Les opposants ne veulent pas apparaître comme des « nymbistes »8 dénués du sens de l’intérêt général : montrer que la recherche d’une solution consensuelle au conflit est possible vient donner force et crédit à leur argumentaire.
- 9 Le conflit montre en effet plusieurs niveaux d’échelle géographique, dont l’analyse des interactio (...)
23Quelques mois après le début de cette importante mobilisation, la contestation se déploie sur un second projet au sujet duquel la controverse va durer plus de dix ans. En effet, les années 2002 à aujourd’hui voient un conflit opposer les populations du golfe de Fos à la communauté urbaine de Marseille au sujet d’un projet d’incinérateur d’ordures ménagères. Nous assistons en réalité à un déplacement du conflit qui opposait les marseillais à leur agglomération, lorsqu’après deux tentatives de construction de l’incinérateur au sein de la capitale phocéenne, le projet arrive sur le territoire de Fos-sur-Mer avec l’accord du Port autonome de Marseille. Le sentiment d’injustice, l’incapacité de participer à la décision ainsi que les enjeux politiques de pouvoirs entre gauche locale et droite marseillaise sont alors constitutifs d’une mobilisation exceptionnellement longue contre l’incinérateur, nourrie, se plaçant tant sur la scène politico-médiatique que sur le terrain juridique et présentant des dimensions multiscalaires originales9.
- 10 Ce terme est emprunté à un praticien psychanalyste de Port-Saint-Louis-du-Rhône, qui l’employait p (...)
24Quelques remarques peuvent être faites sur cette conflictualité territoriale. Les mobilisations, fortement incarnées par les habitants, les associations et les élus locaux, recouvrent à la fois des dimensions socio-politiques, démocratiques et environnementales. Le discours des opposants vise en effet à refuser qu’un équipement polluant, ne relevant pas d’une activité industrialo-portuaire, vienne consumer les déchets de la ville de Marseille à quelques centaines de mètres des habitations de Fos-sur-Mer. Il importe également de comprendre que la force de la contestation de Fos-sur-Mer puise en partie ses racines dans l’histoire du territoire, de son aménagement industriel et du rôle joué par la ville de Marseille et son port dans les représentations symboliques et idéelles de ses identités. L’analyse du confit montre en effet comment un territoire, qui a perdu l’autorité sur une majeure partie de son espace et qui a connu des conflits liés à la pollution de l’environnement, présenterait une sensibilité particulière face aux questions de pollution industrielle et de liberté de prise de décision sur son espace, autrement dit « d’autonomie » territoriale. L’incinérateur agirait ainsi comme un révélateur de tensions latentes. Il participe à une forme de catharsis territoriale10, faisant tomber les barrières psychologiques pour réveiller des représentations sociales tues et générant une décharge émotionnelle à valeur libératrice qui va cristalliser autour des questions de santé. Ce qui est craint est en effet le déclassement symbolique du territoire, le sentiment de relégation ; il renforce l’idée d’un espace inféodé à l’agglomération marseillaise et entraîne une stigmatisation de ses habitants.
25Les arguments déployés par les associations locales contre ce projet évoluent dans le temps vers les thématiques de santé-environnement et de démocratie environnementale. En effet, au début de ces mobilisations, le discours vise à la fois la contestation du projet (le recours à l’incinération pour traiter les déchets ménagers et produire de l’énergie) et le processus de décision (les conditions dans lesquelles le projet a été élaboré et porté par les autorités marseillaises). Afin de monter en généralité, les opposants cherchent à déconstruire le sens de l’intérêt général porté par le projet, montrant que quel que soit l’endroit où il soit construit, l’incinérateur possède des caractéristiques propres qui le rendent incompatible avec l’environnement et la présence humaine.
26À partir de 2006, les acteurs associatifs font ainsi émerger la santé-environnement comme argument nouveau et particulier du fait de son inscription territoriale (la santé des habitants d’ici) et de sa portée politique (la santé publique, l’intérêt général). La définition de ce qui fait problème fait écho au scandale juste antérieur de Gilly-sur-Isère en Savoie (2001), qui a vu des niveaux de dioxine très élevés et a nécessité la fermeture de l’incinérateur et l’abattage de plus de 7 000 bovins et ovins. L’apparition de la santé-environnement, fréquemment observée dans l’étude de tels confits, constitue de plus un argument très fort car il permet à des opposants à un projet d’échapper aux logiques de compensation environnementale développées par exemple dans le champ de la protection de la biodiversité (Maresca et al., 2012). Ce thème confirme les observations d’autres structurations de mobilisations contre des projets d’incinérateurs, qui regroupent à la fois des controverses épistémiques, portant sur les risques sanitaires et environnementaux, et des confits axiologiques au centre desquels des choix politiques sont discutés (Luneau, 2012).
27Ainsi, dans l’analyse de ces deux conflits, il n’est pas possible de dissocier représentations sociales des risques industriels des projets et représentations sociales du territoire, des acteurs en présence et du sens et des valeurs portées par ces projets. La construction sociale des « risques » opérée par l’action et le discours des associations locales permet d’opérer une lecture globale visant ainsi à reterritorialiser le processus d’environnementalisation, c’est-à-dire à attribuer des valeurs environnementales à ces infrastructures en fonc-tion d’une redéfinition de ce qui fait le territoire, ce qui fait l’identité locale et ce que ce sont les rapports de force entre acteurs investis dans le conflit.
Tabl. 1 : tableau synoptique de la construction sociale des risques de l’incinérateur de Marseille par les associations locales (adapté de Osadtchy, 2015)
Registre
|
Objets
|
Risques environnementaux et sanitaires
|
Pollution de l’air Pollution de l’eau et rejets maritimes Risques d’accidents NaTech (accidents technologiques majeurs occasionnés par des aléas naturels) Risques sanitaires Destruction d’espaces naturels patrimoniaux
|
Risques socio-économiques
|
Dépréciation territoriale : conséquences sur le développement du tourisme balnéaire, sur l’attractivité des villes et sur le bien-être des populations
|
Sentiment d’injustice
|
Passage en force, « déni démocratique » Perte d’autonomie territoriale : sentiment d’inféodation Fos sacrifiée par la politique nationale et départementale de gestion des déchets ménagers
|
28Si la période 2002-2010 est marquée par les conflits portant sur le terminal méthanier et l’incinérateur de Marseille, d’autres projets voient le jour sur la zone de Fos-sur-Mer, s’inscrivant en réponse à la mondialisation des échanges ou dans une stratégie portuaire de diversification énergétique. Ces nouveaux projets ne font pas l’objet d’une contestation aussi vive. Le réseau associatif local est néanmoins investi, vigilant et produit une critique qui va progressivement évoluer en approche transversale des problématiques de la zone industrielle et du territoire de Fos-sur-Mer.
29Les trois débats publics organisés à l’occasion des projets Fos 2xl (porte-conteneurs, 2004), Fos Faster et Fos Tonkin (terminaux méthaniers, 2010) constituent, pour le géographe, une ressource riche pour l’analyse des discours, des stratégies et des représentations sociales. Ces traces montrent la façon dont se construit, socialement, l’environnement du territoire et de la zone industrielle. Les séquences montrent en particulier un élargissement thématique dans la représentation de cet espace soumis à des pollutions diverses et à un regain dans le développement relativement important en comparaison des vingt dernières années.
- 11 En particulier le wwf, nacicca (Nature et citoyenneté en Crau Camargue Alpilles) et les Amis des m (...)
- 12 Les associations investies localement contre les projets de terminal méthanier et d’incinérateur o (...)
30Ainsi, le projet de porte-conteneurs Fos 2xl permet de faire émerger des inquiétudes liées au transport sur le territoire et au trafic, ainsi qu’à la qualité de l’air dégradée par la multiplication des transports de marchandises par camion et au bruit qui en résulte. À partir de 2006, la découverte du lys maritime, espèce protégée, sur le futur site de l’incinérateur, permet de faire entrer la protection de la biodiversité comme nouvelle revendication et produit un élargissement de la mobilisation aux associations naturalistes11, jusqu’alors absentes des conflits du territoire12. En 2007, le projet de plateforme logistique d’Ikea, qui concerne une zone naturelle aux caractéristiques écologiques remarquables, permet aux associations produisant un discours sur l’industrie et ses conséquences de s’enrichir d’une expertise de ces nouvelles associations dans le champ de la production de revendications.
31Cet enrichissement et la montée en expertise des associations locales sont en particulier à leur apogée en 2010, à l’occasion des débats publics Fos Faster et Fos Tonkin. Refusant de participer au débat, les militants associatifs investissent pourtant l’espace public et font preuve d’une capacité importante d’analyse des projets et de leur future inscription territoriale au regard des enjeux environnementaux et sanitaires. Les externalités des projets sont ainsi discutées sous tous leurs angles, y compris en termes de sécurité portuaire et de trafic. Après huit années de mobilisation contre l’incinérateur, les associations et les élus contribuent ainsi aux débats publics en apportant une analyse territoriale riche et transversale ; ces acteurs font preuve d’une expertise proche de la professionnalisation qui pousse les industriels à apporter des réponses étayées et à consolider les champs argumentatifs de leurs projets. La confrontation entre les représentations techniciennes et bureaucratiques et celles d’acteurs et de personnes vivant cet espace doté de valeurs symboliques et affectives est tangible pendant ces trois débats publics.
32L’élargissement des discours des associations locales vient également s’inscrire dans une stratégie de « désingularisation » de leur cause, en cherchant les justifications en toute généralité de leurs revendications. Ainsi, en diversifiant les champs argumentatifs (santé, biodiversité, politique nationale énergétique), ces habitants échappent à la critique Nimby et se positionnent peu à peu comme défenseurs d’intérêts généraux, voire comme citoyens. La production d’analyses contradictoires sur le projet de développement du port autonome permet, par exemple, de formuler une autre vision du territoire qui consiste en la mise en forme d’un bien commun universalisable (Trom, 1999), susceptible de concurrencer l’intérêt général défini par les autorités traditionnellement habilitées à le déterminer. Ce type de stratégie, qui vise à constituer des associations permanentes défendant des intérêts diversifiés et spatialement étendus, permet en effet de présenter un visage désintéressé (Lascoumes, 1994).
33Les débats publics Fos Faster et Fos Tonkin mettent de plus en évidence l’ambivalence d’une utilité sociale déclarée (l’indépendance énergétique, l’emploi) qui se heurte à des intérêts locaux tout aussi généraux (la santé, l’environnement) et pose donc la question des légitimités. Les acteurs locaux sont conscients des enjeux économiques et financiers qui se jouent dans le développement de l’industrie du gaz naturel, et la difficulté de lecture entre mise au service de l’intérêt général et mise au service de l’intérêt privé (grands groupes économiques) entretient une méfiance qui favorise la remise en cause du bien-fondé de ce mode de développement industriel.
- 13 Il faut noter en particulier le succès de la mise en relation des ong nationales avec les associat (...)
34De plus, l’étude des projets contestés par les associations permet d’élargir le référentiel des représentations sociales majoritairement focalisées sur le fait local. Ainsi, les discours évoluent vers la redéfinition de ce qui pose problème, remettant en discussion ce qui fait l’objet de la contestation, ce qu’est une politique de gestion des déchets, une politique énergétique, un mode de transport, témoignant d’une capacité de « déconstruction et de reconstruction de l’objet de la décision » (Mormont, 2000). Elle procède à une mise en discussion de l’utilité publique de l’aménagement par l’élargissement de la problématisation des objets en débat : les opposants délocalisent le débat en cherchant à le situer au plan national13 (politique de gestion des déchets). Ce faisant, ils élargissent le registre des justifications qu’ils exigent de voir discutées aux différents niveaux de décision. Par exemple, la mise en débat des terminaux méthaniers fait l’objet d’une remise en cause des référentiels de l’action publique qui ont recours à des ressources fossiles dans un contexte de transition énergétique et soutiennent le développement de quelques grands groupes économiques. Là où la légitimité du type de développement industriel est questionnée (énergies fossiles, transport de marchandises dans un contexte mondialisé), les acteurs associatifs laissent entendre, encore timidement toutefois, que d’autres modes de développement économique sont possibles et souhaitables.
35Ainsi, avec l’arrivée de nouveaux projets et l’organisation des débats publics, le développement portuaire intéresse de nouveaux acteurs environnementaux et favorise une forme de réseau de vigilance citoyenne, raisonnante et critique. Cette évolution des représentations vers une définition globale et territorialisée de l’environnement et des problèmes industriels, ainsi que la capacité à déconstruire et reformuler les cadres dans lesquels l’aménagement du territoire est pensé, permet de tracer des pistes de recherche sur l’émergence effective d’une éco-citoyenneté, prise dans le sens d’enjeux de proximité qui poussent à « repenser les liens entre le local et le global » (Jobert, 1998).
36La reterritorialisation des risques vise ainsi à chercher les tenants sociaux, historiques et territoriaux des représentations et de la construction sociale de ces risques. Lorsqu’un projet industriel suscite l’opposition de la population ou qu’une installation pose problème à son voisinage, l’adoption d’une démarche systémique donne à voir tout le rôle de l’interaction des groupes sociaux entre eux et avec leur espace de vie. À Fos-sur-Mer, cette restitution est facilitée par l’abondance des discours, caractéristique des conflits portant sur l’aménagement. Ici, les risques posés par les projets industriels se situent autant dans les externalités physico-chimiques et sanitaires que dans les conséquences socio-économiques et l’accélération du processus de relégation territoriale qui fonde le sentiment d’injustice des groupes sociaux mobilisés. Ainsi, les nuisances olfactives, les panaches de fumées, tout comme la crainte d’une répercussion pour l’attractivité de Fos-sur-Mer, sont à prendre en considération avec la même importance que la perception de risques prédéfinis par l’enquêteur.
37Notre analyse tend aussi à dégager des lignes évolutives dans la construction sociale des risques. Ici, le refus des nouveaux projets nécessite de définir les risques le plus largement possible et de chercher à légitimer cette définition comme relevant d’un savoir local revendiqué comme tel. L’étude des discours et des stratégies des associations locales montre ainsi qu’elles suivent une évolution marquée par une montée en généralité. Celle-ci est caractérisée par l’expertise territoriale, l’approche en termes de santé-environnement et la déconstruction/reformulation du développement industriel et de l’aménagement du territoire. Ces stratégies constituent une forme d’environnementalisation du territoire qui le dote de valeurs patrimoniales et de moyens sociaux pour porter des imaginaires de l’aménagement différents et susciter une réflexion sur l’avenir de cet espace. Ainsi, partant d’une perception sociale des risques tournée vers l’eau, l’air ou les nuisances en 1960, la recherche d’une définition experte, élargie et partagée dans les années 2000 caractérise une construction sociale des risques au service d’une opposition et d’une revendication d’un autre futur.
38En reterritorialisant l’analyse de la construction sociale des risques, c’est-à-dire en recherchant le rôle du territoire, de son histoire et de ce qui est en jeu, nous avons cherché à donner couleur, relief et complexité à la part sociale du risque. Cette contribution s’inscrit ainsi dans la perspective de pensée qui montre que la notion de risque tout comme celle d’environnement, objets portés par la pensée sociale, ont une histoire, qui est celle de leur construction, de leur diffusion et de leur légitimation.