- 1 A propos du travail d’écriture de cette loi et de ces évolutions, voir Bonnaud et Martinais, 2008.
- 2 La classification Seveso est issue des directives européennes du même nom et de leur transcription (...)
- 3 Depuis cette loi, les clic ont été remplacés par les Comités de Suivi de sites (css) dont les préro (...)
1En septembre 2001, la catastrophe de l’usine azf à Toulouse est venue rappeler les dangers que peuvent représenter certaines industries « à risques » implantées en milieu urbanisé. Cette catastrophe a remis la problématique des risques industriels et de leur gestion au cœur de l’agenda politique national, la loi votée le 30 juillet 2003 suite à cet événement apportant des évolutions sensibles au contenu de ces politiques publiques1. En matière d’aménagement du territoire autour des établissements à risques dits « Seveso seuil haut »2, la loi prévoit l’élaboration de plans de prévention des risques technologiques (pprt). Ces plans ont pour objectif d’assurer la protection des personnes par la maitrise de l’urbanisation (future comme existante). L’autre nouveauté majeure de ce texte concerne la mise en place d’un dispositif de concertation autour de ces mêmes installations : le comité local d’information et de concertation (clic)3. Ce nouveau dispositif souhaite favoriser la concertation locale et permettre à des acteurs jusqu’alors exclus des processus décisionnels d’accéder aux scènes locales de gestion de ces risques, aux côtés des propriétaires historiques de ces politiques (Ferrieux, Le Naour, Martinais, 2010 ; Fournier, Mattina, 2013).
- 4 Cet article est issu d’une thèse en Science Politique soutenue en septembre 2015. Voir Le Noan, 201 (...)
2Dans cet article, c’est à partir d’une étude de cas, celle de la plate-forme chimique de Pont-de-Claix et du clic dit du « sud grenoblois », que nous souhaitons interroger le rôle et l’impact de cette réforme et du clic dans la conduite locale des politiques de prévention4. Certains travaux se sont intéressés à ce dispositif, notamment à son articulation avec les structures ou institutions préexistantes, pour mettre en évidence l’importance des espaces informels de négociation et de décision qui existent en parallèle (Flanquart et al., 2009 ; Gibout, Zwarterook, 2013). Dans les paragraphes suivants, nous souhaitons interroger le clic dans sa capacité à permettre à de nouveaux acteurs de peser sur la conduite locale de ces politiques, notamment grâce aux nouvelles formes d’expertises qu’ils sont susceptibles de produire. Pour cela, notre regard se porte sur l’Association des riverains de la plate-forme chimique de Pont-de-Claix (Ar2pc) créée en 2003, qui se présente dans le paysage local comme un nouvel acteur « post-azf » et qui souhaite profiter pleinement des opportunités offertes par le nouveau cadre réglementaire de juillet 2003. Par cette étude, nous cherchons à comprendre dans quelles mesures ces évolutions réglementaires autorisent une réelle concertation autour des risques à l’échelle locale ou si au contraire, cette concertation ne reste que théorique.
3En revenant sur l’histoire socio-industrielle de Pont-de-Claix, nous décrirons dans un premier temps le système local de gestion des risques industriels, ses principes de fonctionnement ainsi que sa remarquable stabilité depuis les années 1970. Cela nous permettra ensuite de revenir sur le clic et sa mise en place au milieu des années 2000 et de focaliser notre attention sur l’acteur émergent du territoire pontois qu’est alors l’Ar2pc.
- 5 De la création du site au milieu des années 1970, l’exploitant principal est la société Progil. En (...)
4L’histoire de Pont-de-Claix est intrinsèquement liée à ses industries (Brun, 1940). L’industrie chimique qui s’implante en 19155 joue un rôle majeur dans le développement de la commune (financement des activités sportives ou culturelles, gestion du patrimoine immobilier pour loger ses salariés, etc.) au cours du vingtième siècle (Domenichino, 1994). Illustration de cette omniprésence, l’emprise foncière de la plate-forme chimique occupe encore aujourd’hui près d’un quart de la surface communale. Loin de n’être qu’une usine implantée sur le territoire, l’industrie chimique pontoise construit, développe et façonne cet espace en y occupant une place centrale, notamment dans la vie socio-économique (emplois, taxes, financement d’infrastructures, etc.).
5Sur un autre plan, ces activités chimiques sont également la source de « débordements industriels » (Letté, 2009) dont les conséquences sont susceptibles d’affecter l’environnement et les populations voisines. Outre les pollutions et les nuisances liées au fonctionnement normal des ateliers (odeurs, bruits, etc.), ce sont les risques industriels générés par ces installations qui posent question et font l’objet d’une gestion spécifique. Sur ce site, les risques générés sont principalement des risques toxiques liés à l’utilisation du phosgène (gaz toxique) dans plusieurs ateliers du site. A l’origine produit comme gaz de combat par les ateliers pontois, le phosgène est resté un important intermédiaire de fabrication pour les différentes productions de la plate-forme chimique (engrais, polyuréthanes, chlore, etc.). C’est en raison de ce risque toxique que Pont-de-Claix est particulièrement concernée par la prévention des risques industriels. Dans ce contexte, les enjeux qui parcourent la conduite locale de cette action publique sont multiples. Au-delà de la protection des populations, ce sont aussi d’importants enjeux socio-économiques (maintien des emplois, préservation du tissu industriel local, etc.) qui contribuent à définir les positions des parties prenantes locales sur ces problématiques.
- 6 Pour une description de l’évolution des politiques de prévention des risques industriels depuis 181 (...)
6Outre ces éléments propres au contexte local, les modalités de la gestion des risques à Pont-de-Claix sont contraintes par le cadre législatif et réglementaire des politiques de prévention. Depuis leurs origines en 1810, ces politiques se basent sur une définition technique du risque industriel, ce dernier étant considéré comme un objet objectivé et défini sur la base de connaissances scientifiques et techniques6. De fait, la définition et la mise en œuvre de ces politiques se trouvent entre les mains des acteurs disposant de l’expertise et du savoir-faire technique, mais aussi de la légitimité à « dire le risque », à savoir les ingénieurs de l’Etat appartenant au service de l’inspection des installations classées et les industriels (Lascoumes, 1994 ; Martinais, 2007). Faute de posséder cette expertise scientifique, les autres acteurs locaux ne disposent que de moyens d’action limités pour peser face à ce duo.
7En définitive, l’analyse de ces différents aspects de la situation pontoise nous conduit à identifier un système local de gestion des risques industriels qui se caractérise par plusieurs éléments. Tout d’abord, l’ensemble des acteurs locaux impliqués (industriels, municipalités, salariés, population voisine, etc.) partage une même ambition pour le territoire celle d’un développement pensé à partir et autour de la plate-forme chimique, même si leurs intérêts respectifs peuvent se révéler (très) divergents par ailleurs. Le consensus existant sur cette place incontournable de la plate-forme dans la vie socio-économique locale conduit à une mise en œuvre des politiques de gestion des risques industriels guidée par cette volonté d’assurer le maintien, voire le développement, des activités de la chimie, tout autant que celle d’assurer la sécurité des personnes.
- 7 En 1977, une municipalité communiste (pcf), proche du syndicat cgt majoritaire sur la plate-forme c (...)
- 8 Direction régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (dreal). C’est au sein de la (...)
8Ce système local se caractérise également par la stabilité de ses membres et de leurs relations. Il existe ainsi une proximité importante entre les salariés de la chimie et la municipalité au travers des liens qui rapprochent la cgt du site, syndicat majoritaire, et les élus municipaux, communistes entre 1977 et 20087. Si elle est plus discrète, cette continuité existe aussi chez les responsables industriels de la plateforme. Ainsi, un ingénieur entré comme responsable d’atelier au début des années 1970 devient directeur de Rhône-Poulenc Pont-de-Claix entre 1990 et 1995. De la même façon, le service communication du site créé en 1984 n’a connu que deux responsables. Le premier – auparavant responsable d’ateliers dans l’usine – occupe ce poste entre 1984 et 1997. Son successeur est lui toujours en poste au sein de la société Vencorex. Enfin pour l’Etat, un seul inspecteur des installations classées a la charge du site pontois entre 1980 et le milieu des années 1990, puis il est remplacé par un inspecteur qui occupera le poste jusqu’en 2005, cette personne revenant par la suite en tant que responsable de la cellule risques accidentels de l’unité de la dreal8 en Isère – qui regroupe les inspecteurs des installations classées du département – entre 2009 et 2015.
- 9 Pour une présentation plus détaillée de ces changements, voir Le Noan, 2015, 175-287.
9La permanence des rapports de pouvoir entre acteurs illustre également cette stabilité de fonctionnement du système pontois de gestion des risques. Le duo Etat-industriel occupe ainsi une position dominante dans la conduite de l’action publique locale sur l’ensemble de la période étudiée, en s’appuyant sur une légitimité technique qui fait de ce duo le seul en capacité à « dire le risque ». Loin de remettre en cause cette position dominante, les évolutions et les changements que connaissent ces politiques publiques de prévention entre 1970 et 2003 viennent au contraire la renforcer. La loi du 22 juillet 1987 introduit deux nouveaux volets à ces politiques : la maîtrise de l’urbanisation autour des sites à risques et l’information des populations voisines. Il s’agit là de nouveaux objectifs, de nouveaux moyens d’action qui viennent s’ajouter aux pratiques ou procédures en place, sans pour autant modifier ces dernières9. Autrement dit, ces changements ne remettent en question ni le cadre général des politiques de gestion et de prévention des risques industriels, ni ses finalités (protection des personnes et préservation des activités industrielles), ni les procédures. Derrière des changements apparents, la gestion technocratique et la prédominance des experts techniques depuis la définition du risque jusqu’à celle des actions de prévention restent d’actualité (Bonnaud, Martinais, 2010).
- 10 Pour définir cette conception « souple » de l’institution, nous nous appuyons notamment sur les tra (...)
10Compte-tenu de ces multiples stabilités, le système pontois de gestion des risques industriels se comporte comme un système organisé, structuré, dont le fonctionnement se rapproche de celui d’une institution10. L’approche institutionnaliste de l’action publique et de ses changements offre un cadre pertinent pour penser comment, en définitive, ces changements, contribuent à la stabilité du système étudié. Avec le concept de « sédimentation institutionnelle », Kathleen Thelen soutient l’idée qu’il est possible de faire évoluer un système institutionnel en ajoutant de nouvelles institutions, de nouvelles pratiques, tout en laissant les autres, la majorité, inchangées. Ce sont ces ajouts qui viennent progressivement modifier l’édifice institutionnel global (Thelen, 2003). Pour notre étude, nous préférons toutefois le terme « d’adjonction institutionnelle » à celui de « sédimentation », dans la mesure où les évolutions observées en matière de gestion des risques industriels viennent se superposer, s’ajouter aux pratiques ou lieux d’échanges existant, sans affecter ces derniers. Ces évolutions représentent une adaptation de ces politiques aux changements de contextes pour répondre à de nouvelles attentes ou préoccupations, sans pour autant modifier les finalités et logiques fondamentales de ces politiques de gestion des risques (Lascoumes, 2006). Sur le territoire pontois, l’apparition de nouvelles pratiques ou de nouveaux lieux d’interaction s’inscrit ainsi dans une volonté des acteurs historiques du système de préserver les équilibres et rapports de pouvoir en place. Ces ajouts permettent aux acteurs dominants du système institutionnel de contrôler l’ouverture des scènes d’action ou les sujets qui y sont discutés. Ils peuvent ainsi répondre aux attentes nouvelles qui peuvent émerger tout en conservant intacte leur mainmise sur les procédures clés et les véritables lieux de pouvoir et d’influence de ces politiques.
11Ainsi à Pont-de-Claix au tournant des années 2000, la gestion des risques industriels se fait au sein d’un système institutionnel structuré depuis plusieurs décennies, ayant su s’adapter aux évolutions réglementaires comme à celles de la situation locale, tout en conservant ses logiques fondamentales d’action. C’est dans ce contexte que la loi du 30 juillet 2003 impose de nouvelles dispositions en matière de concertation au sujet de la prévention des risques industriels. En permettant à de nouveaux acteurs d’intégrer les scènes locales de gestion des risques dans un rôle légitimé par la loi, la mise en place des clic se présente comme une nouvelle évolution de ces politiques sus-ceptible de remettre en question les pratiques ou les rapports de pouvoir locaux.
- 11 Décret n° 2005-82 du 01/02/2005 relatif à la création des comités locaux d’information et de concer (...)
12Pour assurer une concertation incluant un maximum d’acteurs, la réglementation de 2003 prévoit que cinq collèges d’acteurs, disposant d’un nombre égal de représentants, siègent au clic : l’Etat, les industriels à l’origine des risques, les collectivités, les représentants des salariés et enfin les riverains. Pour les quatre premiers, c’est en raison de leur statut professionnel que les membres assistent aux réunions. Les textes réglementaires précisent ainsi les institutions et représentants invités à siéger. En revanche, la situation diffère pour le collège riverain. Il est simplement précisé qu’il doit être composé « des représentants du monde associatif local, des riverains situés à l’intérieur de la zone couverte par le comité local et, le cas échéant, des personnalités qualifiées »11. Ces « riverains » siègent donc en raison de leur lieu de résidence, et non de leur statut professionnel (Nonjon et al., 2007). De plus et à défaut de candidature spontanée, il n’existe aucune « règle » permettant de désigner les membres de ce collège. Des préfectures en charge de la mise en place des clic se tournent alors vers les municipalités pour identifier parmi leurs réseaux locaux les personnes susceptibles de siéger à cette instance. A Pont-de-Claix, les « riverains » du clic sont ainsi des contacts privilégiés des élus locaux (associations de quartiers, associations environnementales, etc.) ou des personnes ayant un lien particulier avec les usines concernées. Pour le clic sud-grenoblois, ces membres se répartissent comme suit :
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un ancien salarié de l’usine aujourd’hui retraité et président d’une copropriété riveraine de la plate-forme,
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- 12 L’une d’entre elles apparaît dans les registres d’enquêtes publiques réalisées lors de procédures d (...)
deux personnes, habitants la commune d’Echirolles12,
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le principal du Collège le Clos Jouvin situé à Jarrie, commune limitrophe de Pont-de-Claix,
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- 13 adihce : Association de Défense des Intérêts des Habitants de Champ-sur-Drac et Environ.
- 14 Fédération Rhône-Alpes pour la protection de la nature.
l’adihce13, une association environnementaliste créée en 1975 et membre de la frapna14 Isère.
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l’Ar2pc.
13La place particulière du collège « riverain » au sein du clic résulte également du fonctionnement de ce dernier. Tout d’abord, les réunions se déroulent systématiquement en semaine et en journée. Justifié par la présence à titre professionnel d’une majorité de ses membres, ce choix représente une première contrainte pour des riverains qui siègent bénévolement, sans bénéficier de compensation. De la même façon, l’absence de formation spécifique, ou la non diffusion des documents en amont des réunions, réduit la capacité des rive-rains à intervenir face aux acteurs historiquement propriétaires de ces problèmes.
14Enfin, et conformément à la réglementation, chacune des entreprises à l’origine de risques présente en début de réunion son bilan annuel en matière de sécurité et d’environnement et systématiquement, cela occupe la majorité du temps de réunion. Loin de constituer un moment d’échanges ou de concertation, ces présentations se limitent à un monologue des industriels, les autres membres n’intervenant que ponctuellement. Une large majorité des « riverains » semble cependant se satisfaire de cette situation et se contente de demander quelques compléments d’informations, sans chercher à participer activement à la définition ou à la mise en place locale des actions de prévention. Seule l’Ar2pc adopte une posture plus « combative » (Ferrieux, Le Naour, Martinais, 2010) vis-à-vis de l’Etat et des industriels et cherche à profiter pleinement des nouvelles dispositions introduites par la loi de juillet 2003.
15Au sein du paysage pontois de la gestion des risques industriels, l’Ar2pc présente un profil et un positionnement particuliers sur lesquels il convient de revenir. Créée en juin 2003, cette association est l’unique « nouvel » acteur local sur ces thématiques depuis de nombreuses années. Toutes les autres parties intéressées par cette problématique des risques (industriels, Etat, municipalité, etc.) – y compris les associations locales (frapna, Amis de la Terre, adihce) – sont présentes dès les années 1970. Par ailleurs, l’Ar2pc souhaite s’inscrire dans une démarche partenariale dans la mise en œuvre des politiques publiques de prévention. L’émergence de cette nouvelle association pose donc la question de son intégration dans un système local déjà bien structuré.
- 15 Statuts de l’Ar2pc, juin 2003.
16Dans ses statuts, l’Ar2pc précise vouloir « rassembler […] toutes les volontés qui souhaitent militer pour la maîtrise des risques majeurs liés aux différentes activités de la plate-forme chimique de Pont-de-Claix ». En particulier, l’asso-ciation espère « œuvrer à la réduction des risques » et pour cela, « travailler avec les collectivités locales et les administrations compétentes »15. Dès sa création, l’association souhaite donc se construire en tant que partenaire, que co-gestionnaire des risques aux côtés des propriétaires historiques.
- 16 Source <http://www.insee.fr>.
17L’une des raisons de ce positionnement réside dans le profil socio-pro-fes-sion-nel de ses membres. Son fondateur et président est ainsi un docteur en mathématiques, directeur de recherches au cnrs à l’université de Grenoble alors que des adhérents parmi les plus actifs sont aussi des scientifiques qualifiés (ingénieurs, physiciens, etc.), dont un ingénieur retraité du cea de Grenoble. Durant sa carrière, ce dernier a participé à la création de modèles de diffusion de particules dans le domaine du nucléaire, des modèles proches de ceux utilisés pour définir les risques industriels toxiques tels que ceux de la plate-forme chimique pontoise. L’expertise de l’association est « ancrée dans l’expérience de ceux qui se mobilisent » (Lochard et Simonet, 2003). Le profil des membres de cette association se différencie donc du portrait généralement dressé des représentants « riverains » des clic, à savoir une personne retraitée ayant des liens professionnels ou personnels importants avec l’usine (Ferrieux, Le Naour et Martinais, 2010 ; Nonjon et al., 2007). Grâce au profil de ses membres, l’Ar2pc est en capacité d’échanger d’égal à égal avec les experts technico-scientifiques de l’inspection des installations classées et des industriels. C’est en premier lieu parce qu’elles possèdent ce savoir scientifique que ces personnes s’estiment légitimes à intervenir auprès des gestionnaires de ces politiques et à siéger au sein du clic. Par ailleurs, et contrairement à ce que laisse penser le nom de l’association, aucun des membres les plus actifs n’habite Pont-de-Claix. La majorité des adhérents réside sur la commune voisine de Claix, dont le profil sociologique diffère sensiblement. Pour marquer cette distinction, certains évoquent les « grands bourgeois » de Claix par opposition aux ouvriers ou classes populaires qui caractérisent la population pontoise. Le revenu net par foyer fiscal (2009) illustre cet écart : 18 847 € pour Pont-de-Claix ; 36 113 € pour Claix alors qu’il était en moyenne de 23 647 € sur le département de l’Isère16.
- 17 Lettre ouverte de l’Ar2pc au Préfet de l’Isère, 19/06/2004, <http://ar2pc.org.pagesperso-orange.fr/>.
- 18 Entretien membre de l’Ar2pc, ancien ingénieur du cea, février 2012.
- 19 Lettre de l’Ar2pc au Préfet de l’Isère en date du 25/06/2003, <http://ar2pc.org.pagesperso-orange.fr/>.
18Concernant son action et son positionnement, l’Ar2pc précise dès ses premiers mois d’existence, ne pas « [demander] la fermeture de l’usine et en particulier ne pas [refuser] a priori la production de Phosgène »17. Selon ses adhérents, « l’objectif essentiel de l’association était de s’informer des problèmes existants et de les rediffuser parmi la population mais aussi de faire éventuellement remonter les questions de la population »18. Autrement dit, l’Ar2pc se propose de faciliter la mise en relation de différentes sphères locales (gestionnaires des risques, populations) pour rendre intelligible par tous, les différents enjeux liés à la gestion et prévention des risques, répondant en cela à l’objectif de concertation affiché par la loi de juillet 2003. Au regard de ces quelques caractéristiques, l’Ar2pc présente un profil de « candidat idéal » pour intégrer le collège « riverains » du clic. Ainsi dès juin 2003, le président de l’association fait part au Préfet de l’Isère de son souhait d’intégrer un futur clic19, intégration qui sera effective au moment de la création du clic sud grenoblois en 2007.
19Au cours de ses premiers mois d’existence, cette association suscite l’intérêt des acteurs locaux. Un ancien directeur de la plate-forme, retraité et habitant Claix, participe aux premières réunions d’information organisées par l’Ar2pc sur les risques générés par la plate-forme chimique pontoise avant d’arrêter, regrettant une approche trop « politique » de la question. De son côté, un représentant historique du syndicat cgt de la plate-forme organise une réunion commune avec l’Ar2pc au sujet de la sécurité des salariés, réunion qui reste sans lendemain. Du côté des services de l’Etat, l’association est rapidement identifiée comme un nouvel interlocuteur. En plus des courriers qu’elle adresse au Préfet, l’Ar2pc rencontre le service en charge de l’inspection des installations classées. L’association multiplie ainsi les contacts avec les parties prenantes locales de la gestion des risques industriels, y compris les municipalités voisines de la plate-forme (Pont-de-Claix, Échirolles, Claix). Enfin, des relations sont aussi nouées avec les industriels, qui reçoivent l’association et l’invitent notamment à assister à un exercice d’application du plan d’opération interne (poi). Malgré ces premières prises de contacts positives, l’Ar2pc va prendre dans le même temps des positions qui vont l’empêcher d’intégrer complètement le système local de gestion des risques industriels.
- 20 Association grenobloise médiatisée en 2004 pour son opposition au projet de construction d’un nouve (...)
- 21 A propos de ce collectif créé à la suite de la catastrophe d’azf, voir notamment Suraud, 2007.
20A l’automne 2004, une réunion d’information sur les risques industriels dans l’agglomération grenobloise se tient à l’initiative des associations sos Parc Paul Mistral (sos ppm)20, Greenpeace et de l’Ar2pc. Le collectif toulousain « Plus jamais ça ni ici ni ailleurs »21, qui souhaite l’arrêt des productions utilisant le phosgène sur le pôle toulousain suite à la catastrophe d’azf (Chaskiel, Suraud, 2007), est également présent. Deux mois plus tard, des membres de l’Ar2pc assistent à une marche commémorative de l’accident de Bhopal, toujours aux côtés de sos ppm et Greenpeace. A cette occasion, ces associations demandent que « la plate-forme chimique du Pont-de-Claix s’oriente vers l’abandon progressif de ses productions les plus dangereuses, et que les procédés de production propres soient privilégiés ». Si dans ses statuts l’association dit ne pas souhaiter la fermeture de la plate-forme, c’est une impression inverse qui ressort de certaines de ses actions. En critiquant l’industrie et en demandant l’arrêt de certaines productions, l’Ar2pc va à l’encontre d’un principe fondamental du système institutionnel pontois de gestion des risques. De même, et bien que constituant un registre d’action habituel des associations environnementales (Lascoumes, 1994 ; Weisbein, 2001), la posture experte qu’adopte l’Ar2pc tranche avec les habitudes du système local et vient remettre en questions le statut des ingénieurs de l’ins-pection des installations classées et les industriels sur le terrain de l’expertise technique.
- 22 Statuts de l’Ar2pc, juin 2003.
21En février 2005, l’Ar2pc diffuse aux directeurs des établissements scolaires situés à proximité de la plate-forme industrielle une note technique sur l’efficacité des mesures de confinement des bâtiments face au risque d’accident toxique. Conformément à ce qui est affiché dans ses statuts, cette note traduit la volonté de l’association « d’informer librement et de façon responsable la population sur les risques […] et les démarches entreprises »22. Dans cette note, l’association précise qu’il est « important que ces responsables [d’établissements] sachent très précisément à quelles conditions ils seraient capables d’assurer la protection des enfants qui se trouvent sous leur responsabilité, en cas d’accident majeur sur la plate-forme. Actuellement, […] cette protection n’est pas assurée ». Par cette note, l’Ar2pc renvoie l’image d’un acteur revendicatif, qui n’hésite pas à questionner, voire à critiquer, certaines mesures de gestion des risques industriels, se démarquant alors nettement des pratiques en place au sein du système institutionnel pontois et du consensus qui y règne. Suite à ces premières actions, c’est principalement au sein du clic que ce décalage entre l’Ar2pc et les membres du système local de gestion des risques se fait jour.
- 23 cr réunion du clic Sud Grenoblois du 12/05/2009.
22Un épisode symbolise ce décalage entre les attentes de l’association et la réalité de la concertation au sein du clic. En 2009, en ouverture de la réunion, le président de l’Ar2pc évoque « l’absence de concertation dans la définition de l’ordre du jour ». En réponse, le préfet lui indique que « le simple fait que les membres du comité soient présents autour de la table et puissent s’y exprimer constitue une mise en œuvre de la concertation »23. Bien que bref, cet échange illustre la manière dont les attentes de cette nouvelle association peuvent se heurter au fonctionnement du système en place. Davantage que la concertation, comprise comme « la participation active des acteurs concernés à l’ensemble des processus de prise de décision » (Touzard, 2006, 71), le clic est perçu par les acteurs dominants de ce système comme un lieu d’une consultation qui consiste « à faire s’exprimer séparément des acteurs, individuels ou représentants de collectifs, [mais ces derniers] ne participent pas en commun à la prise de décision » (Touzard, 2006, p. 70). En ce sens, le clic semble rester un organe consultatif, sans réelle redistribution des pouvoirs entre parties prenantes (Flanquart et al., 2009).
- 24 Présentation de l’Ar2pc, réunion du clic du 17/06/2008.
- 25 cr réunion du clic Sud Grenoblois du 17/06/2008.
23Ce constat se confirme à la lecture des autres comptes-rendus de réunions. En 2008, le président de l’Ar2pc fait une présentation intitulée « Une “étude” complémentaire, l’Ar2pc propose une réflexion sur la prise en compte d’un accident majeur à Pont-de-Claix »24. Cette présentation reprend, en la complétant, la note de février 2005 évoquée précédemment. Elle s’articule autour de trois éléments principaux : l’influence des vitesses de vent sur la propagation des nuages toxiques, l’efficacité des confinements et enfin les délais d’alerte et de réaction en cas d’accident. Dans sa présentation, le président de l’Ar2pc s’attache à démontrer la nécessité de prendre en considération les vents faibles (inférieurs à 1 m/s) dans les modélisations de diffusion de nuages toxiques, hypothèses absentes des modélisations réglementaires utilisées pour élaborer les études de dangers. Dans ses propos, il précise également ne pas remettre en cause « le travail réalisé dans les études des dangers mais souhaite juste soulever des points particuliers, dont la modélisation qui n’est qu’une partie des aspects abordés »25. Par son contenu comme par le langage extrêmement technique mobilisé, cette présentation traduit la volonté de l’association de se positionner sur le plan de l’expertise technique pour devenir un interlocuteur reconnu des services de l’Etat comme des industriels. L’Ar2pc souhaite ainsi profiter de l’opportunité que lui offre le clic pour participer à la co-définition des risques et des modalités locales de leur gestion. Néanmoins, et malgré les précautions de langage de son président, cette présentation suscite de vives réactions parmi ces acteurs historiquement en charge de « dire le risque ».
- 26 cr réunion du clic Sud Grenoblois du 17/06/2008.
24Si les représentants de l’Etat reconnaissent implicitement le positionnement et les compétences techniques de l’association en répondant sur ce même plan technique, les industriels sont eux fortement opposés au contenu de cette présentation. L’un des directeurs d’usines présents considère « qu’on ne peut associer aux éléments qui viennent d’être présentés la notion d’étude, et estime choquant qu’ils soient présentés comme telle ». Pour un second directeur « le travail d’estimation des effets est le résultat d’une longue expérience des professionnels dans le domaine, que des tierces-expertises sont financées sur le sujet et que l’administration a validé ces modèles »26. Autrement dit, pour les industriels de la plate-forme, l’Ar2pc n’a aucune autorité à remettre en question les modalités d’élaboration et de définition des risques. À leurs yeux, les seules parties prenantes compétentes restent donc les propriétaires historiques de ces politiques, à savoir eux-mêmes et les services instructeurs de l’État. Sans même évoquer le contenu de l’étude, c’est ici sa qualité de « riverain » qui disqualifie l’Ar2pc de toute légitimité à remettre en question les modèles jusqu’alors utilisés (Nonjon et al., 2007). Malgré des dispositions réglementaires en sa faveur, l’association doit donc faire face aux réticences vis-à-vis de son positionnement en tant « qu’expert associatif » (Lochard, Simonet, 2003) qui vient bousculer des équilibres établis. Ces réactions rappellent que si le clic est présenté comme un dispositif de concertation, tous ses membres ne bénéficient pas d’un statut et d’une légitimité équivalente (Ferrieux, Le Naour, Martinais, 2010).
- 27 Institut National de l’Environnement Industriel et des Risques.
- 28 cr réunion du clic Sud Grenoblois du 12/05/2009.
25En réponse à cette présentation, lors de la réunion suivante, en juin 2009, un ingénieur de l’ineris27 vient présenter au clic « les bonnes pratiques en matière de modélisation de la dispersion des polluants atmosphériques »28. Cette présentation constitue la réponse des administrations à l’Ar2pc et se positionne donc sur le même plan de l’expertise technique. Malgré cette description des « bonnes pratiques » visant à expliquer à l’association les raisons des hypothèses retenues par les services instructeurs pour la modélisation des nuages toxiques, l’Ar2pc campe sur sa position, son président rappelant qu’il considère que « les modes actuels de prise en compte de ces conditions particulières [vents faibles] ne sont pas satisfaisantes ».
- 29 Circulaire du 10/05/10 récapitulant les règles méthodologiques applicables aux études de dangers, à (...)
26Une double lecture peut être faite de la présence de l’ineris à cette réunion du clic sud grenoblois. D’un côté, cette présentation témoigne du sérieux avec lequel l’administration considère la position de l’Ar2pc. En effet, l’ineris est l’établissement qui intervient nationalement comme appui technique du ministère dans l’élaboration des études de dangers liées aux risques industriels. Il s’agit donc d’une reconnaissance par l’Etat des com-pé-tences techniques de l’Ar2pc, l’Etat mobilisant ses propres experts pour expliciter à l’association les hypothèses nationalement retenues pour la modélisation des risques toxiques, modèles définis par l’intermédiaires d’une circulaire ministérielle29. D’un autre côté, cette présentation vient réaffirmer la mainmise de l’Etat sur ces questions, sans autre alternative possible. Par cette présentation, l’Etat rappelle les règles du jeu en vigueur et adresse une fin de non recevoir aux revendications de l’association qui vise à modifier celles-ci.
27Si la loi de juillet 2003 ouvre les scènes locales de gestion des risques à un nouvel acteur tel que l’Ar2pc en créant les clic, elle ne modifie donc aucunement les principes fondamentaux antérieurs de ces politiques et octroie toujours une position dominante aux représentants de l’Etat et des industriels dans la conduite locale de l’action publique. Au-delà des multiples limites déjà identifiées du clic et de son fonctionnement, l’Ar2pc se retrouve donc confrontée à un cadre réglementaire sur lequel peuvent s’appuyer les services de l’Etat pour s’opposer à ses demandes. C’est en substance ce qu’expriment les propos de cet élu local quant au fonctionnement du clic et des asymétries de pouvoir qui y règnent :
- 30 Entretien élu de la commune de Pont-de-Claix (2008-2014), ancien salarié de l’usine chimique, janvi (...)
« C’était des batailles d’experts entre la dreal et l’association. (…) [Les membres de l’association] arrivaient avec leurs calculs à eux, basés sur un modèle de calcul qui n’était pas celui de la dreal. (…) On en a parlé au clic, mais bon, la dreal l’emporte sur tout. S’ils ne sont pas d’accord, ce sont eux les experts. De toute façon une association, ça ne fait jamais beaucoup de poids contre l’Etat. »30
28En définitive, il ressort de cette étude de l’action de l’Ar2pc au sein du clic que malgré un profil a priori idéal pour intégrer ce nouveau dispositif censé favoriser la concertation locale, l’association ne parvient pas à modifier certains principes de fonctionnement du système en place. Par la suite, si l’association reste présente aux réunions, son action et son investissement semblent décroître progressivement, les interventions de ses membres se rapprochant davantage de la posture des autres « riverains », à savoir des demandes de complément d’informations ou soulever des points de vigilance, sans pour autant produire de nouvelles expertises. Sous la double contrainte d’un cadre réglementaire octroyant un quasi-monopole dans la définition du risque au duo Etat-industriels et d’un système local structuré depuis de longues années dont elle n’intègre pas tous les codes et principes de fonctionnement, l’Ar2pc se retrouve finalement marginalisée, voire exclue, de la gestion des risques à Pont-de-Claix.
29Par l’intermédiaire du clic, la loi du 30 juillet 2003 présente une évolution majeure dans la gestion locale des politiques de prévention des risques industriels en imposant ce dispositif de concertation et son format qui permet l’intégration de nouveaux acteurs. Comme nous l’avons prouvé, à Pont-de-Claix, ce nouveau cadre conduit à l’émergence d’un nouvel acteur associatif, l’Ar2pc. Association « experte » et volontaire pour intégrer le clic, l’Ar2pc présente un profil idéal pour profiter de cette nouvelle réglementation. En ce sens, celle-ci constitue une avancée notable dans la visibilité de ces questions et l’implication de parties prenantes jusqu’alors absentes ou marginalisées. Pourtant, comme nous l’avons vu, ce nouveau cadre ne résiste pas à « l’épreuve du territoire » et est rapidement réapproprié par le système local en place. Dans cette situation, l’émergence puis le déclin de l’Ar2pc et de ses actions se fait le symbole de la prégnance et de la permanence de ce système, l’association n’ayant aujourd’hui plus d’actions visibles sur ce territoire.
30La mise en place du clic à Pont-de-Claix donne à voir la capacité d’un système local à remettre la main sur un dispositif que lui impose une nouvelle loi et qui est pensé pour redistribuer, au moins partiellement, les rôles dans la conduite locale des politiques de gestion des risques. En définitive, le clic est une nouvelle « adjonction institutionnelle » dans la mise en œuvre locale des politiques de gestion des risques, un nouvel instrument réapproprié par le système pontois qui lui permet d’assurer sa stabilité ainsi que de préserver sa finalité industrialiste (Thelen, 2003). Davantage qu’une nouvelle scène locale qui redéfinit les rapports de pouvoir et les relations entre parties prenantes, le clic se fait l’illustration de la permanence des asymétries entre acteurs. Il s’y développe une participation « en trompe-l’œil », contrainte par le cadre réglementaire existant mais également par l’histoire et le contexte socio-économique locaux qui conditionnent l’action du système pontois.