1Le spiral (Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels dans l’agglomération lyonnaise) voit le jour en 1990, afin de promouvoir la concertation autour des risques et pollutions industriels et de développer des dispositifs d’information à destination des habitants de l’agglomération lyonnaise. Le spiral vient s’ajouter ainsi à la liste des spppi (Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles) existant déjà en France et qui ont mis en place des modèles de gestion concertée et territorialisée des risques.
2Mis en place à partir des années 1970, les spppi sont composés de quatre collèges d’acteurs (élus, industriels, administration et associations), et même si les modes de fonctionnement sont différents d’un territoire à l’autre, leurs actions sont semblables : élaboration et diffusion de l’information, mise en place ou soutien à des projets destinés à faire diminuer les pollutions ou limi-ter les risques majeurs, etc. La création des spppi intervient dans une période charnière de construction d’un droit environnemental, entre les années 1970 et 1990 (Boullet, 2006). Elle est d’ailleurs souvent mobilisée comme un exemple de l’intégration des défenseurs des intérêts environnementaux dans les politiques du risque. Néanmoins, pour l’administration qui pilote ces struc-tures, il s’agit avant tout de se doter d’un organe de soutien : les spppi sont clairement considérés comme des outils censés faciliter – sans s’y substituer – le travail d’information introduit par la réglementation. C’est le cas de Lyon où l’effet d’entraînement escompté se produit : d’abord réticents, les industriels ont rapidement « le sentiment de la durabilité de la question » (Boullet, 2012) et s’engagent alors pleinement au sein du spiral qui leur permet de satisfaire leurs obligations réglementaires en matière d’information. Au-delà de ces missions, le spiral constitue un nouvel espace de coopération où les acteurs du risque, reconnus comme tels, expérimentent de nouvelles pratiques, centrées sur la délibération collective. Au regard de la politique de prévention des risques, caractérisée par un confinement technocratique (Lascoumes, 1994), il s’agit là d’un changement majeur qui touche aussi bien les relations entre les acteurs – et affecte en ce sens les rapports de pouvoir – mais aussi à la définition du problème ‘risque’, qui déborde ainsi du seul cadre de la sécurité des installations classées.
3Cependant, la façon dont le spiral se construit invite à nuancer la portée de ce changement. S’il introduit effectivement une brèche dans la gestion confinée des risques dont sont dépositaires les industriels et les services de l’Etat, il ne constitue néanmoins pas une rupture avec les pratiques existantes qui font du risque l’affaire d’une poignée de spécialistes (Bonnaud, Martinais, 2010). Dans cet article, nous voudrions montrer comment, grâce à ce nouveau dispositif, les industriels et l’administration locale s’adaptent à de nouvelles pratiques de concertation tout en maintenant un modèle de gestion exclusif et industrialiste, qui postule le primat des intérêts industriels (Lascoumes, 1999 ; Massardier et al., 2012). Pour ce faire, nous nous pencherons plus particulièrement sur la création du dispositif au tout début des années 1990. Les industriels locaux et leurs organes de représentation, ainsi que les services déconcentrés s’engagent activement dans le processus de mise en place du dispositif, de manière à rendre conforme le dispositif à leurs intérêts (Offerlé, 1998 ; 2012). Ce travail de définition des contours et du contenu du spiral correspond avant tout à une sélection (Le Naour, Massardier, 2013) : sélection des participants, à travers la reconnaissance de certains acteurs au détriment d’autres, sélection des domaines d’action et enfin, sélection des thèmes de débat. En fin de compte, le spiral conduit à l’établissement d’un nouvel équilibre qui ne modifie pas fondamentalement les rapports de pouvoir entre les acteurs ni ne remet en cause la prééminence experte du duo Etat/industriels (Michel, 2012). Autrement dit, la création du dispositif entraîne un transfert des règles du jeu technocratique et à leur adaptation à de nouvelles pratiques d’action publique. Nous appuyons notre propos sur l’analyse des archives du spiral. Ces archives permettent de voir comment le dispositif, créé dans un contexte de crise, s’est finalement institutionnalisé dans le temps en transformant ses missions d’origine. On voit ainsi se former un collectif d’acteurs où les industriels jouent un rôle important dans la mise en place d’un mode de concertation particulier, consensuel mais limité à des sujets très précis. Finalement, l’émergence d’un tel collectif, composé des élus, des industriels et de l’administration, tient davantage d’un déplacement et d’une adaptation des règles technocratiques établies que d’une véritable ouverture des politiques du risque (Blin et al., 2001 ; Barbier, Larrue, 2011). A cet égard, l’objectif ici est de documenter la façon dont se met en place un collectif d’acteurs guidés par des intérêts particuliers tout en intégrant également à l’analyse la dimension territoriale. Le spiral s’ancre dans une réalité industrielle spécifique par ses situations de risque ou encore par son histoire accidentelle. Il est en ce sens construit par des acteurs locaux marqués par cette réalité mais aussi inscrits dans des configurations institutionnelles locales. Aussi, l’étude du spiral, même si celui-ci reste une expérience de concertation particulière, peut fournir les bases d’une réflexion sur les spppi, qui demeurent relativement méconnus malgré leur ancienneté, et contribuer aussi de manière générale aux travaux portant sur la démocratie environnementale (Barbier, Larrue, 2011).
4Nous reviendrons donc sur le contexte dans lequel est créé le spiral. Alors que l’agglomération lyonnaise connaît à la fin des années 1980 des épisodes de pollution de l’air importants, Brice Lalonde, alors secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre chargé de l’Environnement et de la Prévention des risques technologiques et naturels, exige qu’un s3pi soit mis en place rapidement. Très réticents, les industriels acceptent finalement, sous l’impulsion de la drire (Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement) chargée de mener à bien ce projet, la création d’un tel dispositif à condition qu’il réponde à leurs conditions (i). Parmi ces conditions, le choix des partenaires invités à participer, ainsi que la délimitation des thèmes de travail, font l’objet d’une attention toute particulière. Si le spiral voit bien le jour en 1990, ses caractéristiques témoignent d’une confiscation du dispositif par le couple Etat/industriels (ii).
5Les conditions de création du spiral, voulu par le ministère de l’Environnement, sont révélatrices de la force d’opposition qui anime les industriels vis-à-vis de l’introduction d’un processus délibératif au début des années 1990. L’imposition d’un mode de concertation avec les associations de défense de l’environnement et avec les élus suscite en effet de vives réactions de leur part : la gestion des installations classées est encore largement confiné à la sphère technocratique caractérisée par l’opacité et le secret industriel, érigés en principes d’action. Les services déconcentrés sont d’ailleurs à peine moins sceptiques que leurs collègues industriels vis-à-vis d’une telle structure. Mais la pression ministérielle est forte (a). Les industriels négocient alors les conditions de leur participation (b) avec la drire dont le but est d’établir rapidement un compromis (c).
6La création du spiral est fortement encouragée au niveau gouvernemental par Brice Lalonde, qui fait de la lutte contre la pollution atmosphérique une priorité de son action ministérielle. Il rencontre ainsi plusieurs maires de grandes villes afin de réfléchir aux procédures d’alerte et aux possibles mesures à mettre en place afin de limiter la pollution de l’air. Une réunion entre le secrétaire d’Etat et Michel Noir, maire de Lyon, débouche sur la réalisation de plusieurs objectifs dont la création d’une structure permanente de concertation sur le modèle des secrétariats permanents pour la prévention des pollutions industrielles qui existent déjà dans certaines villes ou agglomérations. L’impulsion du gouvernement est forte et l’implication personnelle de Brice Lalonde équivaut à une injonction directe. Les services déconcentrés sont donc chargés de la mise en œuvre du futur spppi.
7Cette logique « top-down » ne doit pas faire oublier le contexte lyonnais qui s’avère plutôt favorable aux propositions ministérielles. Le tournant des années 1990 est en effet marqué par plusieurs événements qui concourent à créer un contexte de défiance vis-à-vis des activités industrielles. Le plus mar-quant est sans doute l’incendie du port fluvial de Lyon en 1987, provoqué par l’explosion d’une cuve d’hydrocarbure et qui entraîne la mort de deux per-sonnes. Pour Michel Noir, qui devient maire de Lyon et président de la communauté urbaine en 1989, les dépôts pétroliers doivent disparaître et laisser la place à de nouvelles activités, voire à des zones résidentielles. S’il ne parvient pas à mener son projet à terme, il empêche toutefois la recons-truc-tion des dépôts détruits dans l’incendie de 1987. C’est également sous sa pré-sidence que la communauté urbaine se dote d’un service d’écologie urbai-ne. Les positions publiques du maire laissent indiquer qu’il n’est certaine-ment pas insensible aux idées de Brice Lalonde quant à la mise en place de mesures de protection de l’environnement. Par ailleurs, l’application de la législation de 1987, relative à la prévention des risques industriels, rencontre de vives résis-tan-ces locales. Les maires des communes concernées par la présence d’ins-tal-la-tions à risques s’opposent à un durcissement des règles d’urbanisme qui gèle le droit de construction sur des zones étendues. Généralement débloquées par des projets d’intérêt général décidés par le préfet, ces situations conflictuelles sont révélatrices des tensions qui existent au niveau local quant au traitement des pollutions et des risques générés par les industries.
8La création d’une telle structure apparaît avant tout comme un outil de résolution de ces conflits. Pour les élus, la mise en place du spiral est salutaire car elle ouvre, pour la première fois, une brèche dans la gestion opaque des activités industrielles. Pour les milieux industriels, en revanche, le spiral est comparable à un tribunal qui jugerait en permanence le déroulement de leurs activités. Totalement réticents, ils engagent des négociations avec les services déconcentrés afin d’empêcher sa création mais celles-ci échouent rapidement suite à un rappel à l’ordre du cabinet de Brice Lalonde. Condamnés à accepter, ils soumettent leur participation à l’acceptation de leurs conditions.
9D’emblée, les industriels de la région lyonnaise se montrent réfractaires à l’idée d’une structure de concertation. En mars 1990, une rencontre a lieu réunissant des représentants de Rhône-Poulenc, un représentant de la mission écologie de la communauté urbaine et des agents de la drire. Cette première réunion est rapportée par le directeur de la drire qui fait état des fortes réticences des industriels dans un courrier adressé au préfet :
- 1 Archives spiral /côte 1862/31 « Commission permanente. Comité plénier ».
« 4-1-2. Je leur ai proposé une structure permanente calquée sur ce qui existe en Normandie et dans les Bouches-du-Rhône (spppi). Vous trouverez en pj le projet que je leur ai soumis. Les industriels se sont montrés fermement opposés à une telle structure s’agissant des problèmes qui les intéressent au premier chef, l’urbanisation autour de leurs sites et l’information des habitants du voisinage. Leurs raisons sont les suivantes :
sur ces sujets, ils ne veulent pas d’une structure permanente de grande ampleur. Ils ne veulent pas d’une grosse structure qui sera inefficace et où ils ne pourront pas se faire entendre.
Ils veulent :
- une structure dont la durée soit limitée à son objet
- une structure tripartite ce qui exclut les associations
- une représentation des industriels au moins égale au tiers des membres afin de pouvoir se faire entendre
- une structure de petite taille (12 personnes maximum) »1.
10Les conditions posées par les industriels sont draconiennes : une structure temporaire, tripartite (exclusion des associations), de petite taille et sans moyens matériels. Leur participation ne sera acquise que si le spiral est limité dans son contenu (lutte contre la pollution, information du public, etc.) et sa substance (la collégialité) avant même sa création. En ce début des années 1990, la position des industriels apparaît presqu’archaïque au regard des dispositions prises par le législateur depuis les années 1970 pour lutter contre les problèmes environnementaux et créer de nouveaux droits en matière d’information et de recours en justice (Frioux, Lemire, 2012). Ce passage d’une gestion des « voisins », plutôt confidentielle, à une gestion de « l’opinion » davantage publique suscite l’incompréhension (Boullet, 2006), voire la méfiance des industriels, incapables de fournir des réponses adaptées aux nouveaux enjeux engendrés par les problématiques environnementales. Plus encore, ils considèrent cette démarche comme une remise en cause du bien-fondé et de la qualité de leurs activités. Les stratégies adoptées sont de fait défensives et témoignent du rejet de l’environnement extérieur. Sur ce point, les demandes d’une forte représentation « afin de pouvoir se faire entendre » et de l’exclusion des associations montrent clairement l’inquiétude qu’ont les industriels d’être confrontés à des acteurs jugés de manière négative. L’équation entre association environnementale et hostilité est prégnante et conforte en tout cas les industriels dans leur conservatisme. Ce sont sur ces blocages que les négociations vont alors se concentrer. L’administration avance à pas mesurés, ne voulant pas brusquer les industriels. Dans un premier temps, elle propose une structure légère, « limitée aux décideurs », comprenant une commission permanente et des groupes de travail restreints. Plusieurs thématiques sont évoquées mais restent soumises à discussion. Mais en septembre 1990, constatant la tournure que prennent les négociations, le secrétariat d’Etat rappelle à l’ordre le préfet du Rhône en insistant sur la nécessité de développer rapidement une structure de concertation. Le ministre est ferme quant au format de la structure et tranche les atermoiements de l’administration locale : il n’accepte le projet qu’à condition qu’il soit élargi aux associations environnementales. Contrainte d’accéder aux demandes ministérielles, l’administration locale n’en demeure pas moins très souple. Si les associations seront intégrées comme partenaires, le projet reste sensiblement le même. Il stipule en effet que la structure est « sans murs et sans budget », limitant de facto ses capacités d’action et minimisant sa portée symbolique. Une commission permanente est constituée devant se réunir autant que de besoin mais au moins deux fois par an. Cette commission devra créer des groupes de travail dont les contours sont à ce stade encore flous et enfin, organiser un comité plénier une fois par an. L’organisation du spiral, qui prévoit quelques réunions par an, ne semble donc pas très contraignante ni très couteuse. Malgré tout, les représentants industriels restent campés sur des positions jusqu’au-boutistes et font des revendications diverses (nouvel allègement de la structure ou encore suppression du « i » du sigle, trop dénonciateur). Au sein de la drire, il s’agit donc de rassurer les industriels tout en les amenant à accepter le projet.
11Pour la drire, l’exercice est inhabituel. Accoutumée à la relation feutrée de l’inspection, l’administration se retrouve ici hors de ses sentiers battus. Elle reprend d’ailleurs les codes de la relation technocratique établie avec les industriels pour mener à bien le projet du spiral. Alors que le préfet a été invité à rencontrer les représentants industriels à l’automne 1990, le directeur de la drire lui dresse un état des lieux des négociations dans une note interne :
- 2 Archives spiral/ côte 1862/31 « Commission permanente. Comité plénier ». Les caractères en gras et (...)
« – création de la structure de concertation – spiral
Ci-joint une notre plus complète sur le projet de création.
[…] Ce projet va très largement dans le sens souhaité par les industriels : structure de petite taille pour être plus efficace, sans murs et sans budget propre (contrairement aux autres spppi existant dans d’autres régions).
Une divergence subsiste cependant entre les industriels et la drir : les industriels auraient préféré une structure uniquement tripartite (Administration d’Etat. Elus. Industriels) alors que la drir propose d’y ajouter au même niveau les associations de protection de l’environnement. Cette présence des associations, instamment demandée par le Ministre de l’Environnement, a reçu l’accord de la courly. Elle est indispensable pour assurer la crédibilité, la transparence et l’efficacité du spiral. Bien évidemment, il s’agirait d’associations responsables (type frapna) et non pas de « comités de quartiers ».
– risques industriels et maîtrise de l’urbanisation
D’une manière générale, il est nécessaire de mettre en parallèle les efforts demandés aux élus en matière de maîtrise de leur urbanisation (depuis 1987) et ceux que les industriels doivent poursuivre en matière de réduction des risques (…)
– information du public sur la pollution et les risques
Divers événements récents ont mis en évidence la nécessité d’apporter au public une information complète et précise sur les pollutions et les risques industriels.
Cette information aura lieu notamment dans le cadre du spiral pour l’agglomération lyonnaise.
Les industriels de la chimie, autrefois réticents, semblent aujourd’hui décidés à prendre des initiatives dans ce domaine : il faut les en féliciter.
Cette pleine transparence, loin de créer des mouvements d’opposition ou d’inquiétudes parmi le public, est, j’en suis persuadé, de nature à faciliter l’intégration de l’industrie dans son environnement en mettant en lumière les efforts réalisés par les industriels en matière de réduction des pollutions et des risques et les résultats, parfois impressionnants, obtenus. »2
12Cette note met en lumière le principal ressort qui fonde la relation entre l’administration et les industriels, c’est-à-dire la recherche permanente d’un équilibre entre fermeté et concessions. L’obligation faite d’intégrer les associations environnementales et de développer l’information au public est immédiatement contrebalancée par la nécessité d’en féliciter justement les industriels. On retrouve le credo de l’administration, parfaitement résumé dans la conclusion de cette note où le directeur met une nouvelle fois en exergue les « résultats impressionnants » obtenus par les industriels dans le domaine de la sécurité industrielle. Pour les fonctionnaires de la drire, la création du spiral est difficile puisqu’elle oblige, dans une certaine mesure, à sortir de la relation confinée qu’ils entretiennent avec les industriels locaux. Néanmoins, leur capacité justement à établir des compromis entre des intérêts divergents permet d’aboutir à l’automne 1990 à un projet stabilisé du spiral. Dans une note adressée au préfet début décembre 1990, le directeur de la drire indique en effet qu’il lui paraît difficile de ne pas traiter des pollutions spécifiquement industrielles dans une structure qui aborde les problèmes d’environnement industriel (risques, nuisances, etc.). Cela n’empêche pas, selon lui, de mettre ce débat en perspective avec les autres sources de pollution. Il rappelle une nouvelle fois la nécessité « d’apporter quelques apaisements aux craintes des industriels de se voir accusés d’être seuls à l’origine de la pollution ». Il ajoute également que le projet d’arrêté stipule bel et bien que le spiral n’a absolument pas vocation à se substituer au pouvoir réglementaire.
13L’administration est ici dans sa position d’entraînement qui consiste à amener les industriels à adopter de nouvelles pratiques destinées à répondre à des enjeux publics. Face à la prégnance des débats environnementaux et, surtout, rassurées par l’administration, les entreprises, rentrent dans une logique d’adaptation aux sollicitations extérieures. Cela ne signifie pas qu’elles abandonnent leur posture de méfiance. Il s’agit plutôt de répondre positivement aux demandes de l’administration locale tout en ménageant une marge de négociation sur le contenu et la forme du dispositif. Au demeurant, cette stratégie du blocage s’avère finalement être moins un blocage qu’une appropriation contrôlée du spiral. Les industriels se donnent ainsi non seulement les moyens de relégitimer leurs activités mais aussi de réintroduire leurs propres préoccupations – économiques avant tout – dans le traitement des enjeux environnementaux (Chaskiel, Suraud, 2009). Dans le cadre du spiral, l’accord donné par les industriels satisfait l’administration mais correspond aussi à une volonté de défendre les intérêts des entreprises, si ce n’est d’accoutumer les nouveaux partenaires à une vision orientée des risques et du fonctionnement des usines. L’arrêté de création du dispositif, qui obéit aux principales conditions posées par les représentants industriels en témoigne ainsi que les modalités de son exécution. C’est particulièrement frappant en ce qui concerne le choix des parties prenantes et la délimitation des missions.
14La confiscation du SPIRAL
15En tant qu’acteurs dominants de la politique de prévention des risques, la légitimité des industriels n’est pas questionnée. Les entreprises et les organisations patronales n’ont pas à faire la preuve ni de leur représentativité, ni de leur professionnalisme : leur présence va de soi. Cette évidence se nourrit bien sûr des relations établies depuis plusieurs décennies avec l’administration. Elle explique aussi leur intégration très en amont dans le processus de création du spiral tandis que les collectivités et les associations ont été simplement consultées. Ce droit de regard dont disposent les industriels se lit très concrètement dans les jeux sélectifs qui s’opèrent lors de la mise en place du dispositif : les associations sont triées sur le volet (a) tandis que les élus obtiennent une certaine reconnaissance (b). Néanmoins, la délimitation des missions montre comment les industriels et l’Etat s’assurent le contrôle du spiral (c).
- 3 Courrier du président du giccra au directeur de la drire en date du 12 novembre 1990. Archives spir (...)
16L’élargissement du spiral aux associations est très contrôlé. Les industriels acceptent la participation des associations « à condition que celles-ci soient soit locales, représentatives et fassent preuve d’esprit constructif en prenant en compte les aspects techniques, les données socio-économiques des problèmes posés »3. On retrouve ici l’idée, soutenue par les milieux industriels, que leur reconnaissance des enjeux environnementaux et des acteurs qui les portent doit passer en retour par une reconnaissance de leurs propres problématiques. Du côté de la drire, ces conditions sont parfaitement intégrées. Alors qu’elle juge la présence des associations « indispensable pour assurer la crédibilité, la transparence et l’efficacité du spiral », elle estime dans le même temps qu’il ne peut s’agir de « comités de quartiers ». Ne sont ainsi autorisées à participer que les associations dites « responsables », disposant d’une certaine envergure. On assiste à un véritable tri entre les « bonnes » et les « mauvaises » associations, c’est-à-dire entre les associations ayant fait la preuve de leur professionnalisme (entendu au sens de leur capacité à débattre) et celles jugées trop virulentes, voire immatures, qui n’ont donc pas droit de cité. Il faut, en outre, que les associations choisies prennent en compte tous les aspects de la vie industrielle, qu’ils soient techniques, économiques, sociaux et pas seulement environnementaux. En postulant la primauté des enjeux propres à l’industrie chimique, la parole associative est disqualifiée d’emblée. Dès lors, les relations qui s’instaurent au sein du spiral ne peuvent être qu’asymétriques ; la prééminence des acteurs industriels est admise, les partenaires associatifs devant eux faire preuve de discernement, si ce n’est d’empathie. L’idée générale est bien de garantir un climat neutre, épuré de toute forme d’opposition. D’ailleurs, l’administration ne se contente pas de sélectionner les associations mais elle soumet son choix à l’approbation des élus et des organisations patronales locales avant la création effective du spiral. Cette sélection est d’autant plus frappante que l’on retrouve la trace de candidatures inabouties, émanant d’organisations syndicales de salariés ou de petites associations environnementales. Ces candidatures, qui datent du printemps 1991, témoignent de l’opacité dans laquelle les collèges de participants ont été composés. C’est par exemple « incidemment » que la cgt apprend l’existence du dispositif. Souhaitant y participer, elle s’adresse au préfet dans ce qui est une véritable lettre de motivation :
- 4 Archives spiral/ côte 1862/31 « Commission permanente. Comité plénier ». La typographie est reprodu (...)
« Nous avons appris incidemment, par une information émanant de la Direction Régionale de l’Industrie et de la Recherche, la mise en place d’une Secrétaire Permanente (sic) pour la Prévention des Risques Technologiques et des Pollutions Industrielles. Ce secrétariat a pour but de réunir tous les acteurs qui ont un rôle à jouer dans ce domaine et qui interviennent tous les jours dans les entreprises de la Chimie.
Nous nous félicitons d’une telle démarche et, en ce sens, nous vous demandons, en tant que Structure représentant les Salariés qui travaillent sur ces sites, la possibilité de participer aux travaux de cette Commission, en y apportant notre contribution.
En effet, en 1990, nous avons réalisé une étude sur les 13 SITES qui tiennent une place importante dans la Région Rhône-Alpes dans laquelle nous apportons un certain nombre de propositions (…).
Le 19 juin 1990, nous avons organisé un Colloque à PIERRE BENITE sur ces questions (problème des déchets). Y étaient présents : la D.R.I.R., la Direction Sanitaire, le S.G.A.R., la Direction Environnement du Groupe Rhône-Poulenc, le, Président de la Chambre Patronale de la Chimie, le Directeur de ATOCHEM Pierre Bénite, les Maires de PIERRE-BENITE et de PONT DE CLAIX, des Elus de St-Fons-Roussillon-Feyzin-Ternay-Givors, ainsi qu’une dizaine d’Associations, avec bien entendu 110 de nos Syndicats C.G.T.
Le 5 Juillet, nous avons été reçus au Conseil Régional par (conseillers régionaux) afin de leur remettre nos propositions et en expliciter les grandes lignes.
Enfin, le Mardi 16 avril 91 nous avons reçu en nos locaux pendant 2h30, à leur demande, Trois Fonctionnaires de Police (…). La discussion a porté essentiellement sur la politique revendicative de la C.G.T., en matière d’environnement, de nos propositions concernant les entreprises, mais aussi les Localités, de l’Aménagement du Territoire, des Plans d’Occupation des Sols, ainsi que du contenu des P.O.I et P.P.I.
A chaque fois, nos différents interlocuteurs ont reconnu le sérieux de nos approches, ainsi que le contenu de nos propositions.
Nous pensons que ces faits militent en faveur d’une participation de notre organisation à cette Commission.
D’ailleurs, dans d’autres Régions (comme la Seine Maritime, Provence Côte d’Azur – zone Lavera-Berre et la Région Toulousaine), la C.G.T. est représentée dans ces Commissions.
C’est donc avec l’espoir d’une réponse favorable de votre part que nous vous présentons, Monsieur le Préfet, etc. »4.
17La cgt ne peut se contenter d’une simple demande de participation, il faut qu’elle en prouve la légitimité. A cette fin, elle mobilise plusieurs éléments censés jouer en sa faveur : son expertise en matière environnementale (étude, colloque), ses relations avec une multitude d’acteurs, sa capacité à prendre en charge des problèmes extérieurs à l’usine (plan de gestion de crise, aménagement du territoire). La cgt cherche ainsi à démontrer qu’elle est une organisation sérieuse et se plie, en ce sens, aux règles tacites de la gestion technocratique des risques. Malgré cela, la demande de la cgt sera refusée. Pour les industriels, la présence des salariés ou de leurs représentants au sein du spiral n’est absolument pas envisageable, sauf à remettre en cause leur propre participation. Toutefois, l’opposition des dirigeants n’est sans doute pas la seule explication à cette entrée manquée des salariés et des organisations syndicales dans le dispositif (Bécot, 2015). Cette volonté d’engagement dans un dispositif extérieur n’a rien d’évident, bien au contraire. Les questions de risque et de pollution relèvent du domaine de leurs activités professionnelles et concernent par conséquent le seul espace de l’usine, voire de l’atelier. Dès lors, toute forme de revendication civique extérieure n’a pas lieu d’être puisqu’elles sont susceptibles de remettre en cause les savoirs professionnels établis (Chaskiel, Suraud, 2007). Ce rejet s’explique aussi par le besoin plus général de défendre l’activité chimique – et donc les emplois - face à ce qui peut être considéré comme une attaque. En l’absence de toute forme de promotion de la participation salariale à des dispositifs de concertation et de mobilisation extérieure, ces raisons renforcent les difficultés des salariés et de leurs représentants à envisager une forme d’engagement dans l’espace public (Chaskiel, 2007).
18D’autres candidatures, comme celle du Mouvement National de Lutte pour l’Environnement (mnle) qui fédère localement plusieurs associations environnementales, seront également refusées. Au final, ce sont donc bien de grandes associations institutionnalisées, régionales ou nationales, qui pourront participer au spiral, et ce au détriment des petites associations ou d’autres acteurs comme les salariés. Cette sélection des membres pose les bases d’une participation qui se veut apolitique, consensuelle et désintéressée. C’est d’ailleurs en se conformant à ces principes que les élus locaux réussissent leur intégration au sein du spiral.
19Le traitement réservé aux élus locaux est complètement différent même s’il souligne également, par certains aspects, la profonde méconnaissance des in-dus-triels et de l’administration locale de leur environnement sociopolitique immédiat. Depuis la loi de 1987, les élus bénéficient d’une plus grande recon-naissance de leur rôle en matière de prévention des risques, en particulier sur le volet de l’information. Dans l’agglomération lyonnaise, des maires, com-me Michel Noir à Lyon ou Franck Sérusclat à Saint-Fons, ont investi cette politique en engageant parfois une confrontation directe avec les services déconcentrés et les industriels. Cette implication coïncide par ailleurs avec la création de la mission écologie de la communauté urbaine de Lyon qui va prendre en charge les questions environnementales. C’est elle également qui se fait le porte-parole des communes lors de la création du spiral. Les élus, à condition que leur présence ne soit pas seulement cosmétique, considèrent le spiral comme une nouvelle entrée dans les politiques du risque. Dans le contexte conflictuel du début des années 1990, le spiral apparaît aux yeux des élus comme un instrument de pouvoir et de légitimation considérable. Par conséquent, les élus vont essayer d’élargir la portée du dispositif en militant, notamment, pour la création d’un groupe de travail spécifiquement dédié aux risques industriels. Les ambitions des élus ne sont cependant pas du goût des industriels qui s’efforcent de leur côté de restreindre au maximum les prérogatives du spiral. Mais il leur est difficile de contrevenir aux intentions des élus qui ne sont plus de simples destinataires de la politique de prévention des risques. Cette prise de conscience révèle la faiblesse des relations entretenues avec les élus. Sous la houlette de la drire, les industriels s’engagent donc à nouer des contacts avec les élus.
20Dans cette optique, l’angle d’approche est celui de l’information sur les acti-vités industrielles. Les industriels, progressivement, vont établir une relation d’échange d’information avec les élus dont les demandes en la matière sont fortes. L’administration encourage dans ce sens les initiatives des industriels en montrant les avantages qu’ils peuvent en tirer en termes de valorisation de l’industrie : informer, ce n’est pas seulement communiquer sur les dangers et les pollutions, c’est aussi communiquer sur les produits issus de l’industrie chimique, sur les efforts réalisés dans le domaine de la sécurité ou encore sur les aspects économiques (emploi). La drire obéit à sa logique d’entraînement et fait ici le jeu des industriels pour qui elle constitue un appui important dans leur conformation aux obligations réglementaires. Formulée ainsi, l’information n’est alors plus une simple obligation. Les industriels le comprennent bien et investissent rapidement un domaine d’action auparavant délaissé. Le spiral devient alors un des lieux principaux d’expression de cette information. En orientant le dispositif dans cette direction, les industriels ont l’opportunité de remplir plus facilement leurs obligations, tout en répondant à un besoin fondamental des élus. Ce compromis explique en grande partie pourquoi le dispositif, créé dans un climat extrêmement conflictuel, devient le lieu d’une concertation consensuelle.
21Dès son lancement début 1991, les membres du spiral orientent leurs travaux autour de l’organisation des campagnes d’information quinquennales à destination des populations riveraines, la première étant prévue pour 1993. La deuxième mission qui consistait « à orienter et suivre les actions de réduction des risques dans les installations les plus dangereuses » ne sera plus évoquée. Dès lors, la mise au point d’une stratégie d’information préventive est l’unique mission du groupe. Cette spécialisation n’est pas anodine : elle permet de consolider le processus participatif lancé par le spiral tout en satisfaisant les intérêts propres à chaque membre du groupe. Pour les élus, l’information constitue une porte d’entrée dans la prévention des risques. Aussi ne cherchent-ils pas à élargir le champ d’action du groupe de travail, préférant conforter un système partenarial encore balbutiant. Par ailleurs, si la nécessité d’une stratégie d’information leur apparaît primordiale du point de vue de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs administrés, elle l’est aussi pour eux-mêmes : leurs connaissances du monde industriel et de ses dangers est, au début des années 1990, également parcellaire. En ce qui concerne les industriels, ce cantonnement à l’information offre plusieurs avantages. Sur un plan pratique, il leur permet de déléguer en partie une obligation réglementaire jugée encombrante. Surtout, il permet d’évacuer les sujets plus sensibles. L’information est un sujet qui, tout en impliquant les industriels, relève aussi de la responsabilité d’autres acteurs, à commencer par les pouvoirs publics. Elle permet ainsi d’assurer un minimum d’ouverture tout en maintenant imperméable une frontière entre l’usine et l’extérieur d’autant plus que les industriels gardent la maîtrise des informations qu’ils veulent diffuser. Sur ce dernier point, le contenu de l’information dont il est question ici permet de comprendre le positionnement ouvert des industriels. L’organisation des campagnes d’information s’articule en effet essentiellement autour de la gestion de crise : comment expliquer les différents plans de secours existant ? Comment informer des gestes à faire et ne pas faire ? Comment informer sur les possibles accidents sans pour autant dramatiser ? Envisagée sous cet angle, l’information concerne avant tout la gestion publique de la sécurité et permet donc une responsabilité partagée.
22De ce point de vue, les industriels sont davantage sensibles aux pratiques qui se mettent en place au sein du groupe. L’usage et la diffusion de documents au sein du spiral en sont un bon exemple dans la mesure où ceux-ci cristallisent les attentes différentes qu’ont les participants envers le dispositif. Pour les élus, le spiral ne saurait bien fonctionner sans une égale connaissance des enjeux traités. Très demandeurs d’information, ils réclament donc à l’administration et aux industriels la transmission de documents (état des lieux des risques ; process industriels ; textes juridiques et réglementaires ; état des lieux des dispositions sécuritaires, etc.). Le travail collectif justifie les revendications formulées. Cependant, ce n’est pas tant la technicité des dossiers, ni le travail fourni par le duo Etat/industries qui sont remis en cause, que l’opacité qui les entoure. Cette demande émanant des élus provoque immédiatement l’inquiétude des industriels qui posent la confidentialité des données industrielles comme un prérequis. L’administration est embarrassée, mais contrainte d’accéder aux demandes des élus pour assurer le bon fonctionnement du dispositif, elle laisse cependant aux industriels le soin de choisir la nature et le contenu des documents diffusés. Par ailleurs, la spécialisation autour des campagnes d’information résout en grande partie le problème. Puisque les questions relatives au contrôle des activités dangereuses ont été exclues des missions du groupe, rien ne justifie alors la diffusion de documents considérés comme sensibles.
23Les premières années du spiral sont capitales dans la mesure où elles conditionnent son fonctionnement futur. De ce point de vue, elles permettent de voir comment des acteurs participant au dispositif se sont appropriés le dispositif donnant un sens spécifique au partenariat et à la pratique de concertation. Ce temps de construction voit en effet se confronter des intérêts divergents quant au rôle du spiral. D’une part, les élus locaux investissent pleinement le dispositif. Comment tout simplement ne pas saisir l’opportunité d’affirmer sa légitimité d’acteur des politiques de prévention du risque ? L’attitude des industriels est plus ambigüe. Leur rôle consiste surtout à veiller au respect des règles et à contrôler le déroulement des activités du spiral. Les industriels parviennent ainsi à évacuer toute forme de conflictualité du spiral, rendant ainsi, paradoxalement, possible la pérennisation du dispositif dont ils ne voulaient pas. Les années suivantes ne remettent pas en cause ces choix initiaux. Elles confortent au contraire la centralité des campagnes d’information autour desquelles se routinise une participation consensuelle. Se met alors en place un collectif d’acteurs du risque, restreint et stable dans le temps, où les exploitants locaux, l’administration déconcentrée et les élus jouent les premiers rôles, tandis que les membres associatifs sont marginalisés. En ce sens, le spiral propose une forme de concertation conforme aux relations préexistantes entre les acteurs qui renforce en fin de compte une approche industrialiste du traitement des pollutions et des risques.