- 1 « Une catastrophe sous silence », Lyon Capitale, décembre 2001
1Au lendemain de l’explosion de l’usine toulousaine d’azf en 2001, la presse lyonnaise s’empare de l’actualité pour explorer les risques industriels du Couloir de la Chimie. Elle revient en particulier sur les accidents survenus autour de l’usine Péchiney Ugine Kuhlmann de Pierre-Bénite, au milieu de la décennie 1970. En effet, à l’été 1976, un déversement d’acroléine dans le Rhône provoquait la mort de centaines de tonnes de poissons. En décembre suivant, l’atelier de fabrication d’acroléine était encore au cœur de l’attention en raison d’une explosion. Sollicité par les journalistes, l’ancien ingénieur de l’atelier et militant cfdt livre un récit alarmiste, soulignant le caractère mortifère de la substance incriminée et affirmant (à tort) que l’explosion de 1976 aurait été « gardée secrète jusqu’à ce jour1 ».
2La catastrophe de Toulouse ravive « les mauvais souvenirs » de l’ingénieur, tout en réactivant certaines caractéristiques du récit forgé par la cfdt dans ces années. Les deux accidents de l’année 1976 furent en effet un déclencheur d’une intervention syndicale visant à lier protection des salariés dans l’usine et protection de l’environnement, contribuant à la formation de collectifs d’acteurs autour des organisations syndicales. Ces initiatives s’inscrivent dans une période de « transition » (Fontaine, 2014, 47-77) pour un monde ouvrier qui, tout en souffrant des premiers maux d’un chômage en expansion, animait encore les derniers foyers « l’insubordination ouvrière des années 1968 » (Vigna, 2007). Interpellées par une série de mobilisations qui contestent les modalités classiques de l’action syndicale, refusant notamment la compensation financière des atteintes aux corps et à l’environnement (Marichalar, Pitti, 2013 ; Pitti, 2010 ; Duclos, 1980 ; Durand, Harff, 1977), les organisations syndicales furent contraintes à repenser leurs stratégies face à la pollution et aux risques industriels. Ces années sont également marquées par une mutation dans la relation du risque au territoire, à l’heure où « le modèle de l’invisibilisation » (Martinais, 2011) des nuisances souffre d’une contestation plus systématique par des coalitions à l’échelle locale. À travers l’Europe s’affirment des mouvements de protestation face à la « violence environnementale » (Barca, 2014) provoquée par l’expansion des activités pétrochimiques dans l’après-guerre. Cette réflexion profite de l’émergence de mouvements écologistes plus structurés (Vrignon, 2017), mais également de l’adoption de lois fondatrices du droit de l’environnement en France, à l’été 1976 (Lascoumes, 1994), lesquelles peuvent constituer un « stock d’équipements pour mettre en forme des problèmes en tant que risques » (Gilbert, 2003, 68).
- 2 Cet article s’appuie sur des archives préfectorales, ainsi que sur les documents conservés par la (...)
3Dans cet article, il s’agit d’étudier, en ce se focalisant sur cette période charnière des années 1970, les mobilisations syndicales autour de deux thématiques centrales : celles de la préservation de l’environnement et du cadre de vie. Cette séquence apparaît comme exceptionnelle. Les organisations de salariés sont en effet durant quelques années en situation de quasi monopole, à la fois dans la représentation des ouvriers à l’échelle locale, mais aussi dans leur capacité à énoncer les dangers liés à l’industrie et les moyens de leur maîtrise. Cette situation se termine en 1979 avec la mise en œuvre des premières mesures qui font suite aux lois du 10 juillet 1976 (relative à la protection de la nature), du 19 juillet 1976 (relative aux installations classées pour la protection de l’environnement) et à la parution du premier bulletin de l’entreprise rédigé par la direction qui vise à se réapproprier la propriété de la définition des risques et de leur gestion2.
4Dans un premier temps, nous reviendrons sur cette situation de monopole à énoncer le risque à partir des controverses et des conflits liés à l’organisation de la production d’acroléine dans une usine de Pierre-Bénite, puis nous expliciterons l’extension du répertoire d’action à l’échelle locale qui passe notamment par le recours aux voisins, aux médias et aux élus, enfin nous analyserons les raisons de l’épuisement de cette approche des risques et de l’environnement qui aboutit in fine à la disparition de cette définition ouvrière des risques.
5Élaborer un récit sur l’origine du risque
6Si la communication syndicale vise parfois à lancer des alertes à l’échelle nationale sur la réglementation des activités industrielles, elle constitue d’abord un outil pour affirmer la légitimité de l’organisation syndicale à s’exprimer comme représentante d’un monde ouvrier à l’échelle locale. Dans cette perspective, ces expressions sont élaborées pour faire sens dans un espace vécu (Bonny, Ollitrault, 2012), en s’inscrivant en écho des pratiques ordinaires d’une population accoutumée aux nuisances industrielles. L’insertion dans ce cadre spatio-temporel mène les syndicalistes à proposer une histoire dans laquelle se confondent la trajectoire de la communauté locale et de la formation d’un environnement industriel, l’identification de l’origine (présumée) des risques industriels et les possibilités de les limiter. En interrogeant ces récits comme autant de manière d’inscrire une action syndicale dans un environnement local ou de domestiquer les risques, nous suivons l’invitation de l’historien de l’environnement William Cronon à considérer que « we inhabit an endlessly storied world (…). Each told tales that embodied the values of a particular community » (Cronon, 1992).
7À certains égards, l’émergence d’une controverse autour de l’acroléine en 1976 peut surprendre. En effet, sa production est autorisée par décret préfectoral dès le 19 février 1965, l’entreprise profitant alors de la possibilité d’exploiter des produits pétroliers issus de la raffinerie qui ouvre ses portes à Feyzin en 1964, dont l’implantation sera l’objet de tensions durables (Le Naour, 2013). Les archives syndicales attestent que les accidents dans l’atelier de production d’acroléine sont fréquents dès 1970. La césure de 1976 ne s’explique donc nullement par un « tournant » lié à l’usage d’une nouvelle technologie, ni dans un accroissement rapide de la production, mais bien par la campagne de communication menée autour des accidents qui surviennent cette année. Cette évolution s’éclaire en comparant deux vagues d’accidents survenues à un an d’écart, en août 1975 et à l’été 1976.
- 3 A cfdt, 17fce97. Tract cfdt pcuk, « Les leçons d’une explosion », 8 septembre 1975
- 4 La ssecgt récolte ainsi des signatures pour une pétition à l’intérieur de la seule entreprise. Acf (...)
- 5 Acfdt, 17fce97. Tract cgt pcuk, 29 août 1975
8Le 24 août 1975 une explosion survient dans l’atelier d’acroléine, mais sans provoquer de victimes et sans déborder hors de l’espace productif. La cfdt et la cgt obtiennent la constitution d’une commission d’enquête, en soulignant la répétition de ces incidents (« le sixième pépin en cinq ans3 »). Malgré le constat d’un débordement des nuisances sur le territoire, les deux sections syndicales agissent strictement à l’intérieur de l’entreprise4. Les revendications avancées par les délégués du personnel portent avant tout sur des mesures internes à l’usine, à commencer par la sécurité des installations et les moyens d’intervention du service de sécurité (la cgt revendique l’embauche de 35 pompiers). L’extérieur du lieu de production est envisagé uniquement au travers d’une demande d’élaboration d’un plan d’évacuation de la population. Seule une note de bas de page d’un tract de la cgt estime que « par rapport à la population de Pierre-Bénite, pcuk a montré son vrai visage […]. La Direction n’a même pas publié un communiqué pour expliquer cet incident5 ».
- 6 Idem.
- 7 Acfdt, 17fce97. Tract cgt pcuk, « Les leçons d’une explosion », 8 septembre 1975
9Un décalage est toutefois repérable entre les deux syndicats, qui s’approfondira par la suite. D’un côté, la communication cégétiste est imprégnée d’une idéologie scientiste. Fin août 1975, elle diffuse ainsi une résolution de la conférence internationale des syndicats des travailleurs des industries chimiques, organisée peu avant à Tarnow (Pologne), soulignant que « l’état actuel des sciences et des techniques et l’utilisation de toutes les possibilités qu’elles recèlent permettent d’écarter résolument l’idée du mal fatal6 ». La technique offrirait ainsi des garanties de sécurité, à condition que des investissements soient concédés. La cfdt dénonce, quant à elle, la gestion des risques industriels qui prévaut au sein de l’entreprise. Elle souligne que « pour la direction, la sécurité se marchande […]. Ne nous laissons pas entraîner sur ce terrain : si l’obtention d’une prime ou une augmentation de salaire peut s’obtenir par marchandage, il ne peut en être de même pour la sécurité7 ».
10Ce décalage est récurrent au cours de ces années (Vigna, 2007). Il est le premier moteur de la médiatisation de la pollution du 10 juillet 1976 et conduit à un renouvellement de la communication syndicale, qui s’orientera désormais vers l’extérieur de l’entreprise. La cfdt est la première organisation à publier un communiqué sur le sujet, le 13 juillet 1976. Alors que la Préfecture peine à identifier le responsable de la nuisance depuis trois jours, le communiqué est sobrement intitulé : « Le pollueur, c’est UgineKuhlmann : quelques questions après ‘‘l’accident’’ ». Ce communiqué fixe certains termes du débat pour les deux années suivantes, en utilisant le caractère spectaculaire de l’accident pour l’inscrire dans un contexte social et politique plus large.
- 8 Acfdt, 17fce97. cfdtpcuk PierreBénite, « Le pollueur, c’est UgineKuhlmann », 13 juillet 1976.
11En utilisant des guillemets pour qualifier l’accident, les cédétistes affirment d’abord que l’événement masquerait l’existence d’une pollution récurrente et tolérée depuis l’autorisation de production d’acroléine. Cette dénonciation vise particulièrement l’industriel pcuk, lequel s’employait à verdir son image en étant l’un des premiers groupes à signer un « contrat » avec le Ministère de l’Environnement en vue de réduire la pollution de ses usines (Boullet, 2006, 276277 ; Pezet, Loizon, 2006). En soulignant cette nuisance ordinaire, le communiqué esquisse un récit sommaire et désenchanté de l’industrialisation des années d’aprèsguerre. L’imbrication de l’innovation militaire et de l’industrie chimique est soulignée, dans la mesure où « l’acroléine [est] ce produit [qui] a été utilisé comme gaz de combat en 1914 et au Vietnam par l’impérialisme américain8 ». En outre, il est rappelé que le développement de cette production dans le Rhône est corrélé à l’installation d’une raffinerie déjà marquée par des accidents meurtriers.
12La critique du processus d’industrialisation conduit à dénoncer ce qui est présenté comme une passivité, sinon une tolérance, des pouvoirs publics. Les enquêtes préalables à l’ouverture des ateliers de dangereux sont qualifiées de « vastes fumisteries à l’heure actuelle9 ». Ce détail prend sens dans la mesure où cette période est marquée par un intense effort législatif en matière environnementale. Le jour de l’accident est également celui de l’adoption de la loi sur la protection de la nature. Le 19 juillet 1976 voit l’adoption de la loi sur l’encadrement des établissements classés, qui redéfinit les enquêtes préalables à l’installation d’infrastructures. Un décret de 1977 instituera les études de dangers comme document de base en vue de l’autorisation de l’activité dangereuse ou son extension.
13Enfin, ce communiqué se clôt par une série de propositions qui concordent avec le projet cédétiste de socialisme autogestionnaire, mais qui constituent des ruptures par rapport aux réactions syndicales des années précédentes. D’une part, les propositions réaffirment des revendications immédiates, dont le renforcement des effectifs chargés du contrôle des installations ou à renforcer la formation continue des personnels confrontés aux produits dangereux. D’autre part, elles invitent à s’interroger sur « l’utilité de produire tel ou tel produit ». L’acroléine constitue en effet un additif alimentaire utilisé par l’industrie agroalimentaire, dans le cadre d’élevages intensifs. Selon la cfdt, la définition de productions socialement utiles devrait s’accompagner d’une extension du pouvoir des communautés locales sur le choix des implantations industrielles, sur les investissements, ainsi que sur l’organisation du travail usinier.
14La fabrique du risque comme menace territoriale constitue une opportunité, par laquelle le syndicat aspire à un « gain de légitimité » (Gilbert, 2003, 69) auprès d’une communauté locale. La force du communiqué cédétiste réside dans sa capacité à inscrire l’accident dans un contexte où résonnent plusieurs débats sociaux et politiques, tout en se fondant sur des éléments qui tissent le quotidien des habitants concernés. En somme, le discours porté en juillet 1976 existe déjà parmi la population avant l’accident : la césure réside dans le fait de transposer dans l’espace public ce qui pouvait auparavant constituer un « texte caché » (Scott, 2008), c’estàdire exprimé uniquement dans l’entresoi de la communauté locale. En racontant une histoire sur l’industrialisation pétrochimique du Rhône et en interrogeant sa signification, le récit forge finalement un « régime d’historicité » (Hartog, 2003) dans lequel l’apparente fatalité des risques est présentée comme une construction historique réversible et permettant ainsi d’orienter l’action future des communautés locales pour réguler l’industrie.
15Durant ces deux années, la cfdt et dans une moindre mesure la cgt sont les seules organisations à élaborer un récit sur le risque. La direction de l’usine ne se situe pas sur ce terrain, seules des campagnes nationales de publicité sont menées. Elles ne cherchent ni à expliciter les « nuisances », ni à inscrire les risques dans une histoire locale. La légitimité des organisations de salariés est d’autant plus forte qu’elles s’appuient sur les connaissances des salariés de l’entreprise à l’origine du risque. S’ajoute à cette situation de monopole une extension du répertoire d’action qui passe prioritairement par la mobilisation des riverains (au sens large) de l’usine.
- 10 Dire interroge « estce que les indemnisations sont destinées à recréer la vie dans le Rhône ou à f (...)
- 11 » Éditorial », Lutte Santé Sécurité, n° 2, novembre 1976.
16Par la somme d’informations délivrées, mais également par la mise en récit du risque, le communiqué cédétiste connaît une diffusion importante dans la presse écrite. Il est intégralement reproduit par plusieurs publications écologistes ou de scientifiques critiques. En miroir de ce communiqué, ces militants extérieurs au monde ouvrier livrent leur analyse de l’événement et interpellent les organisations syndicales. Le journal écologiste rhodanien Dire épingle préventivement de possibles arrangements financiers entre industries polluantes et édiles, sans même mentionner l’hypothèse d’un règlement du litige négocié entre employeurs et salariés10. De la même manière, les médecins du Comité de liaison et d’informations sur la sécurité et l’amélioration des conditions de travail (Clisact) affirment que la réponse syndicale aux risques doit s’organiser à l’échelle d’un territoire, dans la mesure où ils perçoivent les nuisances industrielles comme « synonymes de maladies professionnelles pour les ouvriers et de dégradation de l’environnement, donc de la santé des habitants qui vivent autour des usines11 ». Sans être les opérateurs décisifs de l’évolution de la communication syndicale, ces écologistes et scientifiques incitent les organisations ouvrières à repenser leur répertoire d’action et à tisser des échanges entre salariés et riverains.
- 12 Acfdt, 17fce97. Tract cgt PierreBénite, « Acro, mesures de sécurité minimum », 2 février 1977.
- 13 Acfdt, 17fce97. Tract de l’uibcfdt Oullins, « Danger, acroléine », 23 décembre 1976.
17Encouragée par cette vaste diffusion, l’expression syndicale paraît se radicaliser encore au lendemain de l’explosion de l’unité d’acroléine, le 19 décembre 1976. Les destinataires des tracts syndicaux sont désormais les populations concernées par les risques et nuisances de l’usine pcuk à l’échelle du territoire et non plus dans les limites spatiales de l’usine. Ce tournant territorial s’accompagne de l’adoption d’un ton plus alarmiste dans la description des retombées de la production sur la population. La cgt réaffirme ses revendications quant au renforcement du contrôle des conditions de production, en insistant sur « cette forme de violence engendrée par le profit et qui fait chaque année plus de 4000 morts12 ». Plus catastrophiste, la cfdt dépeint la litanie des accidents survenus dans l’atelier incriminé, rappelle l’usage militaire de l’acroléine, alerte que « ça vous ‘‘bouffe’’ les poumons en un rien de temps » et affirme que la dispersion de cinq tonnes de la substance dans l’atmosphère constituerait une dose mortelle pour les habitants des communes riveraines. Ainsi se trouve convoquée la crainte d’un « Seveso français », l’accident italien étant survenu le jour même du débordement d’acroléine, avant d’être largement médiatisé en France. En évoquant ce précédent traumatique, les cédétistes considèrent que « comme pour tous ces accidents, on trouvera certainement des causes et donc des remèdes provisoires, mais demain ce sera un autre accident ayant d’autres causes exceptionnelles, imprévisibles et inconnues13 ». En orientant leur communication vers le territoire, les deux organisations pensent désormais le risque comme une violence environnementale (Barca, 2014), dont l’expansion serait corrélée à la croissance des activités pétrochimiques. Toutefois, la cfdt conteste implicitement l’approche cégétiste, puisqu’elle suggère que la multiplication des accidents disqualifierait un discours scientiste promu par une cgt postulant que des aménagements techniques autoriseraient à maîtriser les risques futurs.
- 14 bdic, F delta res 579/28. Bulletin de liaison aux adhérents (début 1979) et Rapport d’activité 197 (...)
- 15 Acfdt, 17fce97. Tract cgt PierreBénite, « Acro, mesures de sécurité minimum », 2 février 1977.
18Relativement silencieuse au lendemain du déversement d’acroléine dans le Rhône en juillet 1976, la cgt est pourtant interpellée par le courant d’opinion qui s’exprime dans la foulée de l’événement. Sous pression, elle s’interroge sur la conduite à adopter à l’égard d’acteurs extérieurs au monde ouvrier : ainsi, elle répond favorablement à la proposition des médecins du Clisact d’organiser une initiative d’information commune, avant de se rétracter14. Cette défiance se reflète également dans la difficulté à dépasser le répertoire d’action propre aux réseaux communistes, dans la mesure où la lutte contre les nuisances semble faire l’objet d’une division du travail militant. En effet, si les syndicalistes peuvent fournir une information technique sur les conditions de la production pour identifier l’origine des nuisances, ce sont fréquemment les élus communistes qui interpellent les autorités préfectorales ou médiatisent la nuisance. Lorsque la cgt de PierreBénite reprend la parole sur l’acroléine au lendemain de l’explosion du 19 décembre 1976, elle insiste ainsi sur son « action conjointe avec la municipalité de PierreBénite15 ».
- 16 Acfdt, 17fce97. Tract pcf PierreBénite, « A toi le profit, à nous les risques », 20 décembre 1976.
- 17 Acfdt, 17fce97. Tract cgt PierreBénite, « Acro, mesures de sécurité minimum », 2 février 1977.
19Néanmoins, la stratégie de communication cégétiste doit également se lire dans l’interaction avec l’Association pour la défense de la nature et la lutte contre la pollution de la vallée du Rhône, fondée par le sénateurmaire communiste de Givors en 1971. En se mettant à l’écoute des préoccupations écologistes exprimées pardelà le monde ouvrier et en les traduisant dans des grilles idéologiques se revendiquant du marxisme, les acteurs de l’Association sont des « entrepreneurs de morale » (Becker, 1985) écologiste au sein du pcf et de la cgt. Alors, par exemple, que la cgt se montrait initialement défavorable à l’éloignement des stockages d’acroléine de l’agglomération et que le pcf affirmait que la poursuite de la production nécessitait de simples arrangements techniques16, ces organisations s’ajustent sur la position de l’Association proposant d’éloigner la production et de l’interrompre temporairement17.
- 18 adRhône, 1914W7. Note de la direction centrale des renseignements généraux, 4 octobre 1977.
- 19 Ibid.
20Assurant une relative écologisation des revendications, l’Association s’impose également comme le principal stratège dans l’élaboration d’une communication des réseaux communistes dans « l’affaire de l’acroléine ». Elle s’appuie d’abord sur la judiciarisation du déversement d’acroléine dans le Rhône, où le procès offre l’opportunité de « mettre en visibilité [une] cause […] en tenant lieu de tribune publique » (Codaccioni, PuccioDen, Roussel, 2015 ; Codaccioni, 2012), selon une démarche classique des réseaux communistes dans l’aprèsguerre. Le procès est scandé par les interventions de l’avocat Ugo Iannucci (Carrez, Iannucci, 2010), alors membre du pcf, dénonçant la gestion d’une entreprise qu’il dépeint peu soucieuse d’éviter les nuisances et « ironisant sur la redevance annuelle de 800 francs payée à l’État par pcuk pour déverser chaque jour dans le Rhône 300 tonnes de sulfate de chaux, constatant par là même ‘‘la complaisance des Pouvoirs publics au niveau préfectoral’’18 ». Le procès d’octobre 1977 s’accompagne d’un rassemblement de militants cégétistes devant le tribunal, dans l’intention de prolonger la médiatisation du récit élaboré par l’avocat19. La disqualification de la gestion présente de l’entreprise se double d’une série de propositions, visant le futur, en faveur d’investissements dans les équipements de sécurité ou dans le recrutement de personnels chargés du contrôle des infrastructures. Profitant du contraste, la cgt valorise ainsi son propre projet d’une industrie chimique nationalisée, fondée sur le recours à une main d’œuvre stable et hautement qualifiée, laquelle serait supposée assurer une sécurité accrue des infrastructures. Dans cette perspective, le récit vise autant à emporter la conviction des acteurs judiciaires afin de modifier la jurisprudence, qu’à convaincre l’opinion publique de la nécessité d’agir face à une situation considérée comme injuste.
- 20 Acfdt, 17fce97. « Acroléine, le point », cfdtpcuk, 28 janvier 1977.
21Peu impliquée dans la démarche judiciaire, sans la désapprouver, la cfdt poursuit une autre stratégie afin de densifier le tissu d’échanges locaux entre les salariés de pcuk et les riverains. En premier lieu, elle conteste la conclusion de l’enquête, menée par le chs au lendemain de l’explosion de décembre, en refusant qu’une simple modification technique permette de reprendre la production d’acroléine rapidement. La section syndicale exige une réduction des capacités de stockage de la substance à PierreBénite. Elle conteste également la pertinence d’une reprise de la production avant l’adoption d’un plan d’évacuation des salariés et de la population. Sans illusions, elle ironise : « concernant le plan d’évacuation, le patron s’en occupe, cela fait deux ans qu’on entend la même chanson. La seule chose certaine, c’est les manches à air de l’usine nous indiquant dans quelle direction il faut se sauver si besoin est20 ».
- 21 Acfdt, 17fce97. « Acroléine, Danger ! », uibcfdt d’Oullins et sse pcuk, 8 février 1977.
- 22 Les élus « à l’écoute » mentionnés sont les maires de PierreBénite, Oullins, Irigny, le conseiller (...)
22La collecte d’une information technique fournit le fondement d’une communication commune de la section pcuk et de l’Union interprofessionnelle de base (uib) d’Oullins, assurant la diffusion d’une information auprès des populations et multipliant les liens avec des associations (familiales, écologistes, etc.)21. Les mesures avancées par la cfdt auprès de la population reprennent une partie de celles portées par la section d’entreprise et concernent les aménagements immédiats pour sécuriser les infrastructures (arrêt de l’extension, réduction du stockage, plan d’évacuation). Ce déplacement vers le territoire induit néanmoins un passage vers de nouveaux interlocuteurs dans la régulation des risques : alors que la section syndicale réservait prioritairement ses critiques pour la direction de l’usine, les expressions de l’uib interpellent également les autorités publiques. Les tracts décrivent ainsi les réactions des élus rencontrés par les délégations cédétistes en les divisant en deux courants : les maires et associations d’élus de gauche sont décrites « à l’écoute de l’exposé des faits » et promettent « d’intervenir auprès de la direction de puk et de la préfecture22 », se démarquant des élus classés à droite qui afficheraient « un scepticisme quant aux dangers encourus, une volonté de minimiser les risques et un refus d’intervenir ».
- 23 Acfdt, 17fce97. psu StGenisLavalOullins, « PUK nous menace ! », nondaté (estimé janvier 1977).
23L’entrecroisement des expressions cédétistes esquisse finalement un projet syndical global. Le récit sur le risque mène à réaffirmer les propositions immédiates en matière de sécurisation des sites de production existants, tout en amorçant une réflexion plus vaste quant à la pertinence d’une reconversion des infrastructures vers des productions décrites comme plus « utiles » socialement. Cette réflexion syndicale interagit avec un champ politique dans lequel des correspondances existent avec le psu local, lequel adopte des revendications radicales dont les justifications sont très proches des expressions cédétistes (refus de la compensation financière des risques professionnels, interrogation sur « la finalité des produits fabriqués », « développement de formes de contrôle populaire des investissements23 », etc). À l’instar du psu, les aspirations autogestionnaires structurent fortement la communication de la cfdt, dans la mesure où les salariés et les communautés locales sont invités à s’approprier le débat sur la finalité de la production ou sur la gestion technique des risques.
- 24 bdic, F delta res 579/28. Bulletin de liaison du Clisact, nondaté (estimé début 1978) ; Compterend (...)
- 25 bdic, F delta res 579/28. Rapport d’activité du Clisact pour 1977 ; Lettre aux adhérents, 2 janvie (...)
- 26 Acfdt, 17fce97. Réunions du 2 février et du 3 mars 1977, Région Chimie, Saint Clair.
- 27 Acfdt, 17fce97. Réunion du 2 février 1977, Région Chimie, Saint Clair.
- 28 Acfdt, 17fce97. Lettre de Noël Mandray (fuccfdt), 22 juin 1977.
- 29 Acfdt, 4F34. Compterendu des réunions du 19 décembre 1978 et du 7 février 1979.
- 30 bdic, F delta res 579/28. Lettre de Jean Metzger au bureau de la fuccfdt, 8 mars 1977.
24Cette dynamique mène les cédétistes à établir des échanges réguliers avec des groupes extérieurs au monde ouvrier, à commencer par le Clisact24, en organisant plusieurs réunions d’informations sur les substances utilisées par pcuk. À partir du milieu de l’année 1977 sont également organisées des projections d’un documentaire vidéo sur la production d’acroléine réalisé par le Clisact et intitulé « Ni chômage, ni pollution25 ». Ces échanges avec les médecins militants, comme le recours aux compétences de l’ingénieur chargé de l’unité d’acroléine (syndiqué à la cfdt), interpellent finalement l’organisation syndicale ellemême puisque la cfdt organise deux rencontres régionales des sections syndicales de la chimie pour retracer l’organisation et les risques dans la chaîne de production de l’acroléine26. Ces réunions identifient une incertitude sur les conséquences sanitaires de la substance, alors que les salariés de l’unité d’acroléine sont soumis à deux visites médicales par an et « quittent volontairement cette fabrication par appréhension27 ». Cette méconnaissance conduira le groupe produits toxiques de la fédération chimie de la cfdt (gpTox) à conclure un accord avec le Centre international de recherche sur le cancer (circ), en vue d’identifier « les conséquences sur la santé des travailleurs de [trois substances, dont l’acroléine, qui] peuvent probablement aller jusqu’au risque cancérigène28 ». Les échanges favorisent finalement l’élaboration d’une communication plus minutieuse sur les risques, conduisant ultérieurement le gpTox à élaborer un « livre noir de l’acroléine ». La rédaction est confiée à l’ingénieur de l’unité, Jean Metzger29, lequel nourrit un dialogue régulier avec le Clisact en participant notamment à leurs Assises contre la pollution industrielle et les maladies professionnelles en février 197730.
25À l’échelle locale, deux stratégies de communication syndicales distinctes sont donc perceptibles. Sans entrer brutalement en conflit, leurs points communs pourraient se réduire à la prétention de construire un récit au travers duquel la gestion du risque constituerait un levier pour conforter leurs projets syndicaux respectifs. En disqualifiant la gestion de pcuk par la direction, la cgt accrédite ses aspirations pour une industrie chimique sous contrôle du secteur public, lequel serait supposé renforcer la sécurité des installations. Dans cette approche, la domestication des risques serait possible à condition de concéder des investissements suffisants. La communication de la cfdt envisage également la domestication des risques mais selon une logique différente, dans la mesure où celleci serait possible à condition d’une appropriation de la réflexion sur la chaîne de fabrication par les salariés et les communautés locales, afin de repenser la finalité de la production. Dans l’approche cédétiste, la maîtrise du risque implique une transformation du système sociotechnique existant.
- 31 Archives ina. « La mort qu’on respire », Les dossiers de l’écran, 19 avril 1977.
- 32 » L’eau de pcuk et la cuisine de Jouven », La voix des industries chimiques, n° 261, mai 1977.
- 33 » pcuk Acroléine, Circonstances aggravantes », La voix des industries chimiques, n° 258, Février 1 (...)
26La répétition d’accidents au sein d’un groupe industriel perçu comme le « premier pollueur de France » (Beaud, Danjou, David, 1975) favorise la médiatisation des événements de PierreBénite, y compris à l’échelle nationale. Ils sont fréquemment évoqués en parallèle d’un ensemble d’accidents qui affectent les classes populaires dans le Sud de l’Europe des historiens dépeindront ainsi une « décennie de terreur environnementale » (Corral Broto, 2015, 51). En avril 1977, à une heure de grande audience, la télévision française diffuse ainsi le film Rage qui raconte deux décès provoqués par l’expérimentation militaire d’un produit chimique. La fiction est immédiatement suivie d’un débat où se confrontent notamment un représentant du groupe puk, une élue opposée à l’implantation d’une usine dans le Morvan et le responsable du Groupe Produits Toxiques de la cfdt (Noël Mandray). Ces différents intervenants évoquent aussi bien les conséquences du drame de Seveso que le conflit de l’acroléine31. La controverse s’inscrit dans un cadre qui désingularise PierreBénite. Bien que la cgt ne participe pas à l’émission d’avril 1977, la Fédération des industries chimiques épingle les propos du représentant de pcuk et dénonce une volonté de minimiser les risques de l’acroléine32. Plus généralement, les prétentions de l’industriel à se parer d’une image « verte » focalisent les critiques des deux organisations syndicales. Soulignant la contradiction entre la signature d’un contrat avec le ministère de l’environnement en 1975 et les épisodes de pollution récurrents, la cgt reste particulièrement attentive aux campagnes publicitaires. En décembre 1976, elle relève par exemple la parution d’une publicité pour laquelle l’entreprise utilise l’image de poissons morts au lendemain du déversement d’acroléine, afin de « vanter un produit sortant de ses usines – un polychlorure d’aluminium – particulièrement efficace et pratique pour épurer les eaux polluées33 ».
27Pour autant malgré la réussite de la médiatisation autour de ces pollutions, ces récits autour des risques et des méthodes pour les réguler vont progressivement être partiellement remis en cause via notamment les instruments d’action publique qui vont entourer les installations classées pour l’environnement à partir de 1977 (par les décrets d’application qui suivent le vote de la loi n° 76663 du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement).
28Parmi ces instruments d’action publique, les études de danger, notamment, donneront un poids déterminant aux industriels et aux services de l’Etat concernant la bonne définition des risques et de leur contrôle. Ce sont des documents qui informent des risques mais qui sont rédigés par les industriels et contribuent autant à fabriquer des connaissances qu’à en omettre. Elles construisent donc des zones d’ignorance concernant les risques. La question des produits, et de leur danger pour ceux qui les manipulent, est soustraitée à d’autres organismes et n’est pas considérée comme centrale dans les études de danger au point qu’il n’est parfois ni expliqué à quoi servent ces produits toxiques utilisés, ni leur nocivité éventuelle en cas d’exposition répétée (Boudia, Jas, 2014 ; Jouzel, Dedieu, 2013).
- 34 Classiquement se trouvent renvoyés dos à dos la direction de l’entreprise, chargée de l’organisati (...)
29Au côté de ces instruments qui produisent des discours visant à délimiter les risques et à le techniciser pour le dépolitiser (Robert, 2008), la question de la causalité des accidents potentiels ou avérés devient centrale. Alors que les discours syndicaux convergent pour mettre l’accent sur les défaillances organisationnelles dont témoignerait la répétition des accidents, les cadres dirigeants de l’entreprise et dans une moindre mesure les services d’inspection mettent l’accent sur « l’erreur humaine » et donc sur la responsabilité de tel ou tel individu dans la survenue d’un danger34. Les récits syndicaux sur les risques de l’acroléine sont ainsi mis fortement à l’épreuve à l’automne 1978. Le 12 octobre, un dégagement d’acroléine incommode le voisinage et l’entreprise décide de sanctionner un salarié, présumé responsable de l’incident. L’activité de l’atelier est interrompue puis, le 19 octobre, une grève paralyse tout le site de pcuk.
- 35 adRhône, 1914W7. Lettre du Comité de lutte pour l’emploi, la santé et la sécurité au Préfet, 6 déc (...)
- 36 » Acroléine : plus d’un millier de personnes manifestent », Le Progrès, 18 octobre 1978.
- 37 » Le conflit à l’usine UgineKuhlmann de PierreBénite », Le Monde, 2 novembre 1978
- 38 » pcuk PierreBénite : pas d’accord syndicatsdirection », Le Progrès, 27 octobre 1978.
30Le conflit met à l’épreuve le récit forgé dans les années précédentes et qui permettait de lier salariés et riverains. Ces échanges préexistants constituent le terreau pour un éphémère « Comité de lutte pour l’emploi, la santé et la sécurité » formé à l’automne 1978, qui se donne pour mission d’assurer un suivi sanitaire de la population35. Ces échanges contribuent également à la convergence lors de manifestations, comme celle du 17 octobre 1978, lorsqu’un cortège d’un millier de personnes s’élance au départ d’Oullins jusqu’aux portes de l’usine, derrière une banderole « Oui à l’emploi et à la sécurité, Non à la pollution et au chômage36 ». Mais face aux arguments sur l’erreur humaine et aux sanctions prises à l’encontre d’un salarié, la communication syndicale est contrainte de ne pas délaisser l’espace usinier et les thèmes plus classiques de l’intervention syndicale visant prioritairement à faire respecter les droits des salariés sanctionnés. Fin octobre 1978, un appel à interrompre le travail dans toutes les usines du groupe puk est suivi, mais il constitue d’abord un geste de solidarité envers le salarié sanctionné37. Dans le Rhône, la cgt envisage l’extension de la mobilisation aux entreprises chimiques fin octobre, mais elle évoque uniquement des revendications liées aux politiques salariales et au droit du personnel38. Au fil des semaines, la communication syndicale se fait plus défensive, en réaction aux discours qui mettent au centre l’erreur humaine pour expliquer l’accident.
31Ce discours sur « l’erreur humaine » apparaît particulièrement efficace pour accréditer la thèse défendue par les dirigeants de l’entreprise selon laquelle le risque est inhérent à leurs activités du fait de la présence d’hommes et de femmes au sein des ateliers et qu’il est réductible mais pas totalement évitable et ce malgré les investissements pouvant être consentis. Cette démarche présente des résonances avec les dispositifs passés en matière de régulation de l’industrialisation. Ainsi Thomas Le Roux souligne que, dans la première moitié du xixe siècle, les courants de l’hygiène industrielle apportèrent « une justification idéologique au développement économique, en minimisant les souffrances physiques du travail » (Le Roux, 2011, 119). JeanBaptiste Fressoz indique par ailleurs que l’adoption de la loi sur les accidents du travail au cours des décennies suivantes (1898) consacre le paradigme de la compensation financière des risques affectant les salariés, au détriment d’une logique de prévention (Fressoz, 2012, 274281). Un processus similaire serait alors observable à la fin des années 1970 avec l’adoption de nouvelles règles administratives. Cellesci tendent à favoriser une interprétation des accidents en termes de responsabilité individuelle et rendent inopérantes une discussion sur la pertinence des produits toxiques utilisés et l’exposition des travailleurs à ces produits, ainsi que sur les facteurs organisationnels (statut de l’entreprise, nombre de salariés, mesures de prévention des accidents via des bassins de rétention ou des systèmes d’alerte, etc.). Les deux revendications des centrales syndicales sont alors délégitimées au profit des interprétations fournies par l’industriel et partagées par les ingénieurs des mines désormais chargés de l’inspection des icpe.
- 39 adRhône, 1914W7. pcukPierreBénite Informations, n° 1, juin 1979.
- 40 Cécile Ferrieux décrit un processus similaire dans les années 1990 et 2000. Les industriels de la (...)
32Parallèlement à cette redéfinition de la causalité des accidents, l’année 1979 voit l’élaboration d’une communication locale de l’entreprise. La direction de pcuk lance en juin son premier bulletin à destination des riverains. En informant sur le fonctionnement de l’usine, la direction de l’entreprise entend reprendre la main non seulement sur la définition des risques mais aussi sur l’histoire du territoire. En juin 1979, ce premier bulletin décrit une « usine née avec la chimie lyonnaise […]. L’usine a grandi au rythme des progrès d’une science qui a connu, depuis un demisiècle, un développement extraordinaire et des applications souvent insoupçonnées du public […]. Créée sur un banc de sable et de galets au début du siècle, elle a vu la géographie humaine et économique évoluer beaucoup et transformer complètement l’environnement39 ». Ce bulletin conte ainsi le récit de la conquête glorieuse d’un environnement auparavant improductif, transformé en espace de prospérité grâce à l’implantation d’une industrie guidée par les lumières de la science. Ce discours de conquête ravive un registre discursif propre à la valorisation des grands projets d’aménagement du territoire (ou d’aménagement colonial), au travers duquel ces projets deviennent des opérations de mise en culture d’espaces auparavant laissés à l’abandon par une population indigène aux savoirs présumés inadaptés à la valorisation du territoire (Frost, 1985 ; Pritchard, 2011). La réactivation de ces lieux communs peut également apparaître comme une réponse au récit forgé par les organisations syndicales pour dénoncer les accidents liés à la fabrication d’acroléine. Alors que ces dernières élaboraient un récit désenchanté de l’industrialisation, l’entreprise reconnaît le bouleversement de l’environnement pour mieux valoriser ses effets économiques. Le récit de la conquête du territoire par l’industrie permet enfin d’imputer la cause des risques non pas aux usines mais à une urbanisation qui serait mal ou non contrôlée40.
33Entre 1976 et 1978, les récits syndicaux proposent une définition spécifique des risques, la cfdt évoquant tant les risques sanitaires immédiats que les risques écologiques sur l’ensemble de la chaîne de production de l’acroléine, alors que la cgt se cantonne aux préjudices les plus sensibles pour les salariés et riverains de l’usine. Les organisations proposent également deux versions distinctes de la domestication des risques, dans la mesure où la cgt réaffirme une croyance scientiste dans la possibilité de sécuriser la fabrication. Sans s’opposer aux aménagements techniques, la cfdt estime que la domestication du risque serait d’abord conduite par un processus de démocratisation, induisant une réflexion sur la finalité de la production.
34La principale force de la communication syndicale autour de l’acroléine réside dans la capacité à élaborer un récit constituant une synthèse de fragments exprimés par les salariés et riverains. Plus spécifiquement, ce discours se nourrit d’un imaginaire historique, partagé par une population qui ne dispose pas d’espaces pour l’exprimer publiquement. En donnant forme à ces mémoires latentes et en ravivant le souvenir d’événements traumatiques, le récit syndical parvient à formaliser un « texte caché » pour l’imposer dans l’espace public. Il forge ainsi une explication de l’origine du risque, en identifiant des facteurs qui entrent en écho avec l’espace vécu des salariés et riverains, tout en inscrivant cette situation dans un contexte politique national et transnational. En considérant que la construction historique du risque permet de souligner sa réversibilité, le récit syndical ouvre également des pistes pour le maîtriser à l’avenir : en ce sens, le récit devient vecteur de mobilisation.
35L’extinction du récit syndical s’inscrit dans un contexte historique particulier. D’une part, l’année 1979 marque l’entrée en crise « des organisations politiques et sociales qui avaient constitué et relayé la centralité ouvrière » (Vigna, 2007, 329). D’autre part, 1979 est l’année de publication de l’ouvrage de Jean Fourastié, érigeant les « Trente Glorieuses » en âge d’or. De fait, les récits d’une conquête des territoires par l’industrie, qu’ils émanent d’entreprises ou de hautfonctionnaires, installent un silence commun sur les retombées environnementales de la croissance des années d’aprèsguerre. Ces récits deviennent des contributions au travail d’oubli des expériences environnementales entreprises par les organisations syndicales dans les années 1968. Ils accompagnent finalement la réactivation d’un discours industriel sur la responsabilité humaine dans l’expansion des risques, ainsi que la rénovation du droit des ipce. À l’instar des dispositifs forgés depuis le décret de 1810 sur les établissements insalubres, la loi du 19 juillet 1976 renouvelle un désintérêt pour la santé des salariés ou les risques professionnels dans l’espace de travail.