1Les régimes de l’Est européen avaient prétendu réaliser le grand œuvre démocratique, au nez et à la barbe des « oligarchies bourgeoises ». « Démocraties populaires » ? Le pléonasme avait fait long feu. Avec la chute du mur de Berlin, le monde euro-atlantique mettait fin à la contrefaçon. Juste retour des choses aux yeux de beaucoup : l’Europe des Lumières n’avait-elle pas été la première à breveter la démocratie au tribunal de l’Histoire ?
- 1 Bien entendu, on peut penser comme Schumpeter que cette destruction est aussi le prélude à la créat (...)
2L’avenir se présentait alors sous d’assez bons hospices, notamment pour les Etats européens. Certes le premier choc pétrolier (1973), puis le second (1979), avaient contribué à entamer le capital d’optimisme des Trente Glorieuses. Mais d’un autre côté, avec la fin de la guerre froide et la réunification allemande, l’homo democraticus ressentait une espèce d’euphorie. L’autre monde s’était effondré sous le poids de ses propres contradictions, entraînant avec lui ce qui avait pu subsister en Europe de l’esprit de la iiie Internationale. La classe ouvrière qui avait été le moteur des luttes sociales se voyait laminée par une désindustrialisation soutenue, servie et accompagnée par les Etats nationaux1. On se mit à imaginer que, finalement, l’Etat démocratique pourrait surmonter les divisions et contribuer à créer une société dans laquelle, cahin-caha, chacun trouverait sa place.
3Les conflits survenus aussitôt après la fin de l’urss – la guerre dans les Balkans, les massacres en Bosnie, l’épopée de Sarajevo et l’éclatement de la Yougoslavie – furent mis au compte des pertes et profits d’une Europe en mutation. Certes, on entendait des eurosceptiques, voire europhobes, accuser l’ue de n’être qu’une manière d’impérialisme allemand, un gouvernement d’épiciers, de technocrates, au fond assez hostiles à la démocratie. D’autres pensaient que le « spectre du fédéralisme » et l’effacement des frontières intérieures allaient nous précipiter dans le chaos. Malgré tout, la démocratie restait plus que jamais un symbole fédérateur. Une fois libérée du spectre stalinien, la démocratie était supposée se rapporter à ce qui nous unit.
4La fin de l’urss ouvrait une page blanche. L’ue allait-elle en profiter pour écrire une partition démocratique inédite ? Elle était surtout occupée à élargir son marché intérieur. Les usa prirent donc à la volée cette parole qu’aucune démocratie ne leur disputait ; c’était une parole sans altérité qui débordait de partout. Certains commencèrent à s’inquiéter d’une rupture des équilibres de la terreur (nucléaire). D’autres évoquaient un impérialisme de toujours désormais en roue libre. L’opposition à la guerre au Vietnam – prélude à mai 68 – avait contribué à la politisation de la jeunesse occidentale. C’était fini. La chute du Mur de Berlin et la victoire de la démocratie – y compris en Russie, supposément gagnée à l’exercice démocratique – changeait la donne. Les temps étaient favorables au vieux rêve américain de contraindre le monde à se faire démocrate.
- 2 George W.Bush (fils) – Mars 2003 discours de George W.Bush le 17 mars 2003. In Monde Diplomatique – (...)
5Durant la guerre froide, le continent latino-américain avait été mis en coupe réglée. L’étau se desserrait partiellement. Les unes après les autres les dictatures tombaient. Des perspectives de coopération s’annonçaient. Bien sûr, il y avait les tentatives d’échapper à la tutelle américaine ; mais il viendrait bien un jour où l’intérêt prendrait le dessus... Restait le « Grand Moyen-Orient »2, vaste pourvoyeur d’énergie, mais sujet à des coups de sang incontrôlables. La real democraty allait donc, là-bas, s’imposer par les armes, Dieu en prime : le Tout Puissant étant, comme on le sait, américain, méthodiste et républicain. Opération Tempête du désert (1991), puis, après le 11 septembre, invasion de l’Afghanistan (2001-2014), guerre et occupation de l’Irak (2003-2010). Plus tard, et malgré la crise économique, intervention française en Libye (2011) : opération Harmattan, le vent du désert, les actions militaires, comme les cyclones, font dans la poésie.
- 3 Georges H.W.Bush (père) – 6 mars 1991 – Discours au Congrès. En ligne.
« Maintenant nous voyons apparaître un nouvel ordre mondial. [...] Un monde où les Nations unies, libérées de l’impasse de la guerre froide, sont en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs. Un monde dans lequel la liberté et les droits de l’homme sont respectés par toutes les nations. [...] Ce soir, en Irak, Saddam Hussein marche parmi les ruines, sa machine de guerre écrasée. [...] Le Koweït est libre, les États-Unis et leurs alliés ont réussi le premier test de l’après-guerre froide sur la voie d’un nouvel ordre international. »3
- 4 « Depuis 1990, forte baisse des inégalités économiques entre pays, mais inégalités croissantes à l’ (...)
6Dès 1991, on pouvait croire que l’affaire était dans le sac : la démocratie occidentale semblait devoir gagner la bataille de l’universel. Tandis que le capitalisme se présentait comme un horizon indépassable. D’ailleurs, le vocable capitaliste était tombé en désuétude. Il était trop lié aux luttes de classes et à l’oncle Picsou. Mais le libéralisme – terme noble par excellence puisqu’il porte l’onction de la liberté – se con/fondait avec plus de panache avec la démocratie. Démocraties libérales ou sociales libérales ? L’alternance politique pouvait se jouer sans à-coups, la différence entre sociaux et libéraux ne tenant qu’à un cheveu. Les noces du politique et de l’économie semblaient définitivement scellées. S’agissait-il de noces bancales destinées à fonder de façon définitive la domination de l’économie sur le politique ? Bah ! La mondialisation économique, forte de ses succès apparents, promettait la hausse du niveau de vie à l’échelle planétaire4. Les soulèvements altermondialistes de Seattle (1999), les émeutes anti G8 de Gênes (2001) n’allaient pas faire vaciller l’Empire. Quant à la Chine, dernier bastion du communisme, elle était entrée sans embarras dans le grand marché mondial – preuve, s’il en est, qu’il n’est pas nécessaire d’être démocrate pour faire bon ménage avec le marché…
7Côté européen, l’Allemagne déployait plus que jamais son talent pour la négociation. Au nom de l’intérêt général, le patronat montrait aux querelleurs de quelle manière la raison peut faire l’économie des luttes de classes. Que ce procédé délibératif, apparemment vertueux, se fasse au détriment des travailleurs les moins qualifiés ne semble pas avoir soulevé beaucoup de protestations. Cela donnait même au réformisme ouvrier un élan jamais connu, notamment en France. Le temps était au consensus, supposé consubstantiel à la démocratie. Dès lors, il devenait clair que la « sourde délégitimation de l’Etat redistributeur-providence » (Rosanvallon, 2011, 295) était à l’œuvre, notamment en France où l’énergie des syndicats les plus combatifs n’arrivait plus à mobiliser grand monde. Il fallait se faire à cette idée : les lois du global market s’imposaient à tous, partout. Le rêve néolibéral d’une gouvernance au service de la mondialisation financière était en voie de réalisation totale.
- 5 « Sauver les banques ? Ce noble cri humaniste et démocratique jaillit de toutes les poitrines polit (...)
8On en était là lorsque survint la crise des subprimes (2007), puis la crise financière mondiale (2008). Ce n’était pas la première. Mais c’en était une fameuse. Une fois de plus, l’illusion d’un marché autorégulé volait en éclats. La crise mettait à nu, plus que jamais, l’esprit du libéralisme et la puissance des institutions financières au cœur de l’espace démocratique. « Pas de libéralisme sans culture du danger », observait Foucault en 1978. (Foucault 2004, 68) On ne peut pas mieux dire. Les uns après les autres, les Etats de la planète entraient en récession. Les télévisions diffusaient le spectacle de milliers d’Américains passés, en quelques jours, du confort petit bourgeois à l’errance sdf. A qui le tour ? Pour les gouvernements occidentaux, la priorité, c’était de sauver les banques. Elles furent sauvées5.
- 6 Election de Barak Obama (2009), de Hollande (2012), de Gordon Brown (2007), forte montée des gauche (...)
9En apparence, la crise avait eu pour effet de servir les gauches de gouvernement – si tant est que le terme signifie encore quelque chose6. Cependant des digues se rompaient. L’extrême droite – aux usa et en Europe – retrouvait des accents racistes et xénophobes que la culture démocratique avait jusque-là mis sous le boisseau. De leurs côtés, les mauvais élèves de l’Europe – Grèce en tête – semblaient incapables de réparer les dégâts d’une récession qui menaçait de s’éterniser.
10Désormais, la rhétorique démocratique tournait à vide. L’ordre démocratique est-ce l’Etat aux ordres ? Libéralisme et démocratie, est-ce la même chose ? Déjà, en 1978, Foucault avait posé la question en ces termes : « Est-ce que le marché peut avoir pouvoir de formalisation et pour l’Etat et pour la société ? » (Foucault 2004, 121). La question restait ouverte. Quelques années avant la crise, Joseph Stiglitz, prix de la banque de Suède et vice-président de la Banque mondiale, nous parlait « d’avidité comptable » et « d’infamie » (Stiglitz, 2003, 191). Le désastre travaillait maintenant le corps social. L’argent roi des années 80 ne faisait plus rêver personne. Mais la politique payait les frais de ses turpitudes. L’art de la parodie, notamment à la télévision, battait son plein : la politique spectacle donnait lieu à des shows télévisés où s’agitaient de tristes Guignols…
11Il était clair qu’une fois la démocratie libérale seule en lice dans l’espace euro-atlantique, la souveraineté semblait revenir bel et bien à l’homo œconomicus dont le politique se présentait comme le serviteur zélé. On entrait dans le grand Huit – grand Sept depuis la suspension de la Russie. Il n’y avait plus qu’à s’accrocher.
12Certes la fureur islamiste, née en partie de l’enfer des guerres menées par l’Occident, a pu servir – sert désormais – de contre-modèle radical. Cependant, à la différence du communisme, le djihadisme ne se réclame pas de la démocratie, fut-elle populaire. Il aspire à une révolution mondiale sur fond d’apocalypse. A chaque nouvel attentat, la communauté des égaux s’assemble sur les places. Entre larmes et sourires, on se jure fraternité pour toujours. Mais bientôt, la figure du faux frère vient menacer le nous inclusif de la veille. Indirectement, les effets sont désastreux : la droite extrême remet le « peuple » en selle en lui restituant le sens de communauté de sang qui avait fait les beaux jours du national-socialisme. En France, c’est un gouvernement ps qui projette la déchéance de la nationalité « à ceux qui bafouent l’âme de la France » (Manuel Valls, discours, 2016).
- 7 Bruxelles compte au minimum, 20 000 lobbyistes, en 2016. Chiffre imprécis et probablement sous-éval (...)
- 8 Autocratie élective d’un Orban ; avancées anticonstitutionnelles du gouvernement polonais, état de (...)
13Peu d’Etats échappent désormais au spleen démocratique. Il est vrai que les raisons ne manquent pas. Le vote reste une participation citoyenne a minima que nombre d’électeurs ne veulent plus cautionner. Le renouvellement ad vita aeternam des mandats électifs et leur cumul jettent le trouble sur les motivations véritables des élus : idéal démocratique ou main basse sur les restes du pouvoir ? Passe-murailles munis de leur carnet d’adresses et de leurs secrets, les retraités de la gouvernance se mettent au service des grands groupes, ce qui, en Europe du moins, aurait été autrefois impensable. Les lobbies imposent leur pouvoir d’influence sans que ni la volonté générale, ni l’intérêt collectif ne soient pris en considération7. Dans les Parlements nationaux, la porte est désormais ouverte à une corruption institutionnalisée. La parole politique est, dans le fond, si consensuelle qu’il n’est plus guère question d’alternative ou de véritables débats. Les ambitions personnelles laissent loin derrière elles l’intérêt général. Enfin, les autocraties électives et les régimes autoritaires gagnent l’ue8. Si bien que le déclin de la démocratie représentative est acté et l’idée d’une post-démocratie fait son chemin : « La notion de post-démocratie nous aide à décrire des situations où l’ennui, la frustration, et la déception se sont installés après un moment démocratique » (Crouch, 2013, 26).
- 9 Ce qui revenait à les contrôler et à les soumettre à l’autorité paternelle de l’Etat…
14L’Etat social s’est-il autodétruit comme le pense Negri ? Ou s’est-il laissé emporter malgré lui par la puissance déstructurante du libéralisme ? « Il prenait en compte plus largement et plus profondément les cycles de vie des populations9, ordonnançant leur production et leur reproduction dans le cadre d’un marchandage collectif fixé par un régime monétaire stable. » (Negri/ Hardt, 2000, 302) L’Etat libéral, lui, ne marchande pas les droits sociaux, il les arase. Si bien qu’aujourd’hui, la politique désigne, pêle-mêle, le déclin des services publics – notamment de l’école – des droits du travail, des corps intermédiaires – syndicats, partis, associations ; le chômage de masse, la menace sur la protection sociale (Assurance maladie, retraite), le contournement du vote populaire, les promesses non tenues, la justice aux ordres, et finalement, l’occupation du champ politique par une oligarchie certes élue, mais égoïste et trop souvent corrompue. Ce constat est partagé par un nombre croissant de citoyens, notamment par la majorité silencieuse des mécontents que courtisent les ventriloques populistes. Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon.
15La modernité n’a inventé aucun mot pour dire « démocratie ». Elle s’est contentée d’ajouter au substantif grec une série d’adjectifs : libérale, parlementaire, directe, indirecte, participative… Pourquoi ? δημοκρατία, est-ce un nom propre, sans traduction possible ? Un patronyme, matronyme en l’occurrence, que nous aurions tous en commun ; lequel serait notre Nom à tous ?
- 10 Sans vouloir faire de robinsonnade, nous pouvons tout de même rappeler que nombre de sociétés dites (...)
16Tout a commencé, nous dit-on, avec la démocratie grecque10 à qui la Révolution française a donné la dimension épique d’un mythe fondateur et Lincoln une définition adoptée par les dictionnaires : « Government of the people, by the people, for the people. » » La formule est belle. Elle fait consensus. Elle nous vient d’un locuteur légitimé par les institutions et par l’Histoire : Lincoln, 16ème Président des Etats-Unis d’Amérique, dont le visage monumental, taillé dans le granite du Mont Rushmore, reste à jamais dans la mémoire cinéphile le témoin impassible d’une Odyssée hitchcockienne (North by Northwest). Formule, disions-nous ? Non. Précepte. Et, comme tel, il appartient au patrimoine de la pensée politique occidentale. Toutefois, comment ne pas céder à la tentation d’examiner une parole fut-elle gravée dans le marbre ?
17Pour définir la démocratie, Lincoln met le gouvernement en place du kratos. Définition n’est pas traduction, c’est d’accord. Mais entre government et kratos (puissance), il y a tout de même un écart manifeste. Que désigne le gouvernement ? Un ensemble d’institutions, un système singulier et achevé, le pouvoir exécutif, l’Etat ? On ne sait pas. En revanche, le substantif grec, kratos , évoque le pouvoir, la puissance, la vaillance, la force. Le Dieu dont c’est le nom est un fort-en bras. Sa fratrie est du même acabit. Il ne faut pas s’étonner de le retrouver en « brute sanguinaire » dans les jeux vidéo de God of War… Et ce n’est pas un hasard si power appartient au champ lexical des mouvements sociaux américains : All power to the people ; des Black Panthers : Black power. Aujourd’hui, power, le mot favori de la scène Heavy Metal, etc.
18Aussi, du kratos, de ses ambiguïtés et de ses ombres, la formule de Lincoln creuse l’absence. Car « pouvoir » évoque l’exercice d’une puissance laquelle se réalise à travers de multiples possibles. Kratos désigne la souveraineté du débat, de la controverse, de la parole démuselée. Il fait du politique une arène. Il nous rappelle à l’histoire mouvementée des luttes passées et à venir pour qu’advienne ce quelque chose que nous appelons démocratie. Tandis que « Gouvernement » s’offre à nous sans le sombre des coulisses au sein desquelles, comme le dit Canfora, « la force est (souvent) le seul repère. » (Canfora 2010, 57) « Gouvernement » passe sous silence la manière dont le pouvoir se conquière, s’exerce et se partage. Pourtant, c’est bien la question qui nous hante et que nous faisons nôtre lorsque nous tentons de penser la démocratie.
« Quels pouvoirs devons-nous exercer, sur quoi devons-nous légiférer ensemble, quelles forces devons-nous faire plier à nos volontés pour pouvoir dire, même modestement, que nous gouvernons nous-mêmes et que nous légiférons nous-mêmes ? » (Wendy Brown, 2009, 69)
- 11 On aurait pu parler de « souveraineté du peuple » comme le fait Tocqueville. « De nos jours le prin (...)
19De ce questionnement rien ne transpire. Le pouvoir est comme absentifié – désigné comme objet manquant, dirait un lacanien… Il aurait été possible de choisir la forme verbale – gouverner. Hélas, gouverner, dans son sens le plus général, c’est exercer une puissance. Lincoln le sait, lui qui gouverne en maître, sous le régime de l’Etat d’exception11. Quand on a suspendu l’ordonnance d’Habeas Corpus, il vaut mieux ne pas trop s’appesantir sur la question de savoir qui exerce en réalité la puissance politique.
- 12 « Ils boivent, ils font ripaille et leur navigation est celle que l’on peut attendre de telles gens(...)
20Pour Platon, par exemple, la chose est claire. Gouverner, c’est tenir le gouvernail bien en main. Il compare l’exercice du pouvoir politique à l’art de piloter un vaisseau. (République vi, 488, 1068). Bien entendu, il y a pilote et pilote. Pensez à ces marins du genre Costa Concordia qui vous naufragent en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Ceux-là, Platon nous les décrits plus vrais que vrais : des imposteurs, des voyous, des alcooliques débrayés12. Tout le contraire du navigateur compétent (expert, dirait-on aujourd’hui) qui lui, outre ses qualités morales, connaît les vents et peut lire dans les étoiles. On l’a compris, la métaphore du vaisseau chez Platon ne signe pas une franche sympathie à l’égard de la démocratie. C’est même le contraire. Car si le pilote est en quelque sorte le grand Timonier, les rameurs, eux, n’ont d’autre fonction que de ramer.
- 13 Certes, il existe des Dieux dans la cité grecque. Mais ce ne sont pas des législateurs. Tout au plu (...)
21Il est vrai que, traditionnellement, le pouvoir ne va pas sans l’arkhé : le principe de l’autorité (de la légitimité) du commandement par les meilleurs. Cet ordre-là, la tradition nous dit qu’elle est dictée par la nature et par les dieux. Mais si les dieux s’étaient retirés en catimini ?13 Si les meilleurs en titre n’étaient plus en situation de prétendre incarner la souveraineté des dieux anciens ? Si le statut de Timonier ne permettait de rendre compte ni de la légitimité, ni de l’efficience du kratos ? Si – par un renversement de la hiérarchie et une révolution du langage – le pouvoir n’était plus la prérogative du tyran, qui donc gouverne en démocratie ?
22Est-ce le « peuple » trois fois répété en crescendo ma non tanto ? Bien entendu, c’est chez Lincoln une figure de style ; n’allons pas suggérer un bégaiement, une « tournure jugée fautive (redite, doublon). » (Larousse) Bien. Mais de quoi le peuple est-il le nom ? Est-ce une totalité singulière « introuvable » ? (Rosanvallon. 2008, 206) Si le peuple est introuvable, est-ce parce qu’il existe d’abord sur la scène qui le représente ? Si tel est le cas, il y a autant de peuples qu’il y a de scènes. L’embêtant, c’est qu’il s’agit de scènes inconciliables.
- 14 Marine Le Pen – 2017 discours élections présidentielles.
- 15 Genèse.
- 16 Deutéronome 7.
- 17 St Paul aux Ephésiens 2, 12-22.
- 18 Coran, Sourate ii, 36, 26.
- 19 Machiavel – Le Prince, 318.
- 20 L’Internationale.
- 21 Mussolini – la doctrine du fascisme Charles Belin – en ligne.
- 22 La Marseillaise.
- 23 Victor Hugo, Ultima Verba, Les Châtiments, 2 décembre 1852.
23{Peuple : les habitants d’une terre circonscrite aux frontières d’une cité/ Etat – Nation dans sa version moderne/ Le peuple « propriétaire de son pays »14/ Les classes populaires – la plèbe, les Vilains, les sans-grades, la populace/ Le genre humain : « Et l’Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam et il s’endormit »15/ Le peuple de Dieu : « Car tu es un peuple saint à Yahweh, ton Dieu. »16/ Le peuple de Dieu (bis) : « Maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ. »/17 L’Oumma : « Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes. »18 / Les gouvernés : « Le peuple ne demande autre chose sinon qu’à ne point être opprimé. »19 / Les travailleurs et les travailleuses – ouvriers, paysans, prolétaires, damnés de la terre : « Nous ne sommes rien, soyons tout. »20 / La chair à canon des guerres – « La guerre, seule, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. »21;/ Les patriotes – « Tout est soldat pour vous combattre. »22/ Les combattants de la liberté : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »,23 etc.}
- 24 « Ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme parti (...)
- 25 L’annulation de l’esclavage pour dettes par Solon (-vie siècle) signe les débuts de la démocratie a (...)
- 26 A Athènes, le pouvoir exécutif est confié aux Archontes (tirés au sort) et à des magistrats élus (S (...)
- 27 Et c’est ainsi que la République parlementaire d’Islande a voulu procéder en 2009 afin que les Cito (...)
24De façon générale, lorsqu’il ne prend pas lui-même le nom de peuple24, le peuple désigne la masse, les ignorants, les dominés. Sur la scène athénienne et dans la plupart des cités grecques, le démos, ce fut en premier lieu la classe des paysans souvent pauvres, rarement propriétaires, menacés d’esclavage pour dettes,25 le sang chaud et la révolte facile. Mais dans un certain nombre de cités – Argos, Corcyre, et bien entendu Athènes dont l’histoire politique est la mieux connue – la démocratie invente ce que nous appelons le politique et avec lui, le démos en tant qu’il désigne une communauté de citoyens en capacité de faire les lois, de siéger dans les tribunaux et de désigner les membres de l’exécutif qui sont tirés au sort.26 « Démocratie du hasard ? » comme manière d’assurer une démocratie réelle ? (Rancière 2005, 53) Qui sait ? C’est après tout ainsi que sont choisis les Jurés d’Assises.27
25Dans tous les cas, aux yeux des adversaires de la démocratie, le scandale des scandales, c’est l’égalité de principe censée désarticuler la hiérarchie et la mettre à plat. L’horizontalité comme horizon ? La mise à l’épreuve de l’égalité ? Autant dire, la chienlit.
- 28 Sa conception tout à la fois tragique et héroïque du destin philosophique le porte à fantasmer une (...)
26Qu’est-ce que la démocratie ? s’exclame Platon. (Il s’exclame, car la démocratie lui sort par les yeux). Un « régime plein d’agrément, dépourvu d’autorité, non de bariolage, distribuant aux égaux aussi bien qu’aux inégaux une manière d’égalité ! » (République viii, 558 c, 1159) On croirait entendre les contempteurs actuels de la culture de masse. D’où l’hostilité de Platon au principe qui la fonde28. L’homme démocratique, l’égalitariste, nous dit-il, est rétif à toutes les formes d’autorité y compris à celle de la raison. Parricide forcément, il renie son père et ne songe qu’à consommer et à jouir. Son gouvernement est tout bariolé, autrement dit inconséquent et bâtard, inspiré par on ne sait quel poison étranger – Sparte peut-être ? Ayant goûté « au miel (?!) des bourdons », il est entré « dans la compagnie de ces terribles bêtes couleur de feu, capables d’apprêter une extrême variété de plaisirs, tout bariolés (…) ; c’est là sans doute le point de départ du changement qui le fait passer de l’oligarchie qui caractérise son for intérieur, à la démocratie. » (République viii, 559 d,1160) « L’égalitariste », ce n’est donc pas l’homme du peuple luttant pour son propre compte, mais l’aristocrate perverti (pervers ?). Il livre la cité au peuple et ouvre ainsi une voie royale à la démagogie. C’est un enfant gâté, un renégat. En refusant pour lui-même l’autorité hiérarchique, il abolit aussi – ô scandale des scandales – les lois du langage. Il appelle « la démesure, distinction élégante ; le refus de se laisser commander, dignité d’homme libre ; le libertinage, grandes manières ; l’impudence, virilité. » (République viii, 559/ 561, 1162)
27Cependant, que la démocratie résulte d’une stratégie de classes n’échappe visiblement pas aux Anciens. Pour Aristote, c’est ainsi que l’Aristocratie athénienne a voulu s’assurer la paix civile à laquelle elle avait tout intérêt et constituer du même coup une armée solide. Car « partout, nous dit-il, c’est l’inégalité qui donne lieu aux séditions. » (Aristote, livre iv, 178) Mais la démocratie propose-t-elle un remède au mal qui hante les sociétés ? Sa réponse est non. Car l’égalité politique, c’est bien joli, mais ça ne règle pas la question du nombre. Or quand Aristote parle de démocratie, il pense populocratie – la tyrannie des plus nombreux, autrement dit la masse des ignorants. Imaginons, nous dit-il, que tous les pauvres participent aux délibérations : il leur faudrait abandonner le travail de la terre pour courir à l’Assemblée. Adieu veau, vache, cochon, couvée ! La Cité n’aurait plus rien à se mettre sous la dent. Les agriculteurs ne seraient plus que des fainéants. Du coup, « l’Etat tombe sous la domination de la multitude indigente et se trouve soustrait à celle des lois. » Les démagogues pullulent et « le peuple devient tyran ». (Aristote, livre iii, 113)
28Les philosophes grecs n’ont pas tort de penser qu’une fois les vannes ouvertes au principe d’égalité, il faut s’attendre à tout. Au pire ? Et pourquoi pas au meilleur ? Que la communauté citoyenne soit celle du débat, voire de la confrontation, n’est-ce pas poser d’emblée – en théorie du moins – l’hypothèse d’une intelligence du collectif ? Pour les Sophistes, cela ne fait pas de doute. L’homme, nous disent-ils, est un être de langage. Ils en savent quelque chose, eux qui sont les as de la parole. Est-ce à dire que les Sophistes instaurent une aristocratie du bien parler ? C’est ce que leur reproche Platon. Mais en réalité lorsque les Sophistes disent « l’homme », ils désignent chacun de nous. Pour eux, le langage est le pouvoir de faire naître le nom de l’homme en lieu et place du nom de dieu… Et si la parole fait loi, nulle autorité ne peut se prévaloir d’une quelconque transcendance ou se réclamer d’un droit inamovible. « L’homme est la mesure de toutes choses », déclare Protagoras (Platon, Théétète, 152a, 97). A-t-on jamais touché d’aussi près l’idée que l’humanité est constituée de singularités parlantes ? Qui donc est sensé prendre la parole ? Le maître à penser, le savant, le sauveur suprême ? Les démagogues, répond Platon ; il s’agit aux yeux des Sophistes, nous dit-il, de bien parler et non de parler le bien. Mais en réalité, le bien parler – l’art de convaincre – n’est pour les Sophistes qu’affaire de technique. N’importe qui peut en apprendre les « ficelles ». On peut devenir bon parleur comme d’autres sont bons menuisiers. Rien n’empêche d’être en même temps menuisier et en capacité de convaincre du bien-fondé d’une proposition.
29De cette égalité foncière, (dont on voit bien qu’elle est scandaleuse dans son principe parce qu’elle délégitimise l’arkhé et ce faisant prépare, au moins en esprit, un nouvel âge à venir de la condition humaine), la formule de Lincoln ne nous dit rien. Si la démocratie est supposée instaurer l’égalité dans le champ du politique, pourquoi recourir au concept pré-politique de peuple ? Est-ce parce que précisément – dans nos démocraties – les citoyens ne gouvernent pas ? La démocratie serait-elle une construction imaginaire ? L’oligarchie est-elle, en réalité, le seul régime que nous ayons été capables d’inventer et, du coup, le « pouvoir du peuple » une formule purement décorative ? Quoi qu’il en soit, le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » nous laisse l’impression d’un signifiant inhabité.
« La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789)
30La Déclaration de 1789 se présente comme une aube nouvelle urbi et orbi. Elle proclame les Droits naturels et sacrés de l’Homme, plaçant ainsi l’égalité dans l’espace monde. Et à l’échelle de l’Etat, elle propose un nouveau pacte politique : la multitude transmuée en peuple souverain par la grâce de la volonté générale.
31« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » (Rousseau, i, 6). Chez Rousseau, le « nous » du corps politique, c’est le « moi commun à tous » ; le peuple principe en tant qu’il est composé d’individus égaux, librement associés dans la fondation d’une Res publica. Ne nous arrêtons pas sur cette composition et cette réunion du corps politique – scénario hobbesien tout à la fois repris et contredit, puisqu’il n’est plus question d’un Léviathan composé d’individus obtenant la sécurité au prix de la liberté. Passons même, pour l’instant, sur la question essentielle de savoir si les hommes souhaitent se confondre dans un tout – ce tout serait-t-il le Nirvana. Le politique est fondé sur un principe d’égalité, voilà ce que la Déclaration nous dit en premier lieu en reprenant à son compte les termes de Rousseau.
32« Egalité incluante, fondée sur la possibilité pour chaque individu d’être pleinement considéré dans son existence et sa dignité » ? (Rosanvallon, 2008, 209). On aimerait le croire. Mais ce serait sans considérer le point aveugle, cette zone du regard qui ne voit pas – cécité bienheureuse qui se confond avec le désir de ne pas voir. Car en second lieu, l’article 6 de la Déclaration précise : « Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux (la Loi) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
- 29 « La dignité consiste en une influence honorable, qui mérite les hommages, les marques d’honneur et (...)
- 30 « Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans (...)
33Il faut se rendre à l’évidence. En 1789, l’égalité de principe ne signifie pas la fin des inégalités. Nous ne parlons pas des inégalités de richesse, visibles et criantes, dont beaucoup espéraient qu’elles finiraient par être vaincues, ce n’était après tout qu’affaire de partage. Non. Il s’agit des inégalités logées au cœur du politique : celles qui fondent la division entre gouvernants et gouvernés. « Dignitas est laicujus honesta et cultu et honore et verecundia digna auctoritas »29 (Cicéron Inv. 2 166). Or, si la dignité appartient à tous, les dignités sont un apanage. Ces dignités – qui riment avec vanités et dont l’ancien Régime était si friand – n’ouvrent-elles pas la voie à la prise de pouvoir d’une nouvelle classe dirigeante laquelle forge elle-même les critères qui justifient par avance sa domination ? Porter culotte ne serait-il pas implicitement la première condition d’un accès aux places et emplois publics ? Nous sommes loin encore de St. Simon et de sa parabole des talents.30
34En 1789, le pouvoir change de mains, mais la verticalité de l’archos est préservée. Ce n’est pas exactement ce que l’on pouvait espérer : la fin des modèles de domination qui charpentent l’histoire politique. De fait, la prise de la Bastille aura été une fin de monde bon enfant – une page d’histoire inoffensive à fêter en fanfare de siècle en siècle. Deux ans plus tard, les Constituants, après avoir imposé le suffrage censitaire, donneront l’ordre de tirer sur la foule du Champ-de-Mars (17 juillet 1791). La Révolution sans les masses ? Une citoyenneté à la carte ? L’éligibilité contre un marc d’argent ? On comprend dans ce contexte l’apparition sur la scène politique des sans-culottes. Cependant, la tentative des classes populaires de lutter contre la confiscation de la Révolution par une élite bourgeoise est donnée par l’analyse dominante (celle de Furet notamment) comme une péripétie inopportune et sanglante. N’était-ce pas pourtant une manière de prendre la démocratie au mot, si tant est que la démocratie signifie que le pouvoir politique est partagé entre tous ? « C’est finalement le bourgeois qui a remporté la victoire sur le “citoyen” – encore heureux que ce ne fut pas le seigneur féodal ! » (E. Bloch en 1975 – 2016, 203).
35Certes, comme le rappelle Rosanvallon (2011, 80), dans les sociétés aristocratiques, le privilège « figeait le monde » dans la durée. Tandis qu’ici, personne n’est a priori assigné à une place – la dignité dépend désormais de la compétence avérée d’un sujet particulier. Ainsi dans la démocratie, il y aurait une « circulation » des conditions – à l’image de l’économie moderne. Au risque d’être accusé de partialité, nous pensons que l’accumulation du capital et le népotisme corrélatif de la démocratie indirecte reconstituent des distinctions figées dans la durée et, en fin de compte, les transforment en principes acquis d’avance.
- 31 « Sa Majesté a désiré que des extrémités de son royaume et des habitations les moins connues, chacu (...)
36L’innovation démocratique consiste-t-elle à instituer la domination d’une oligarchie validée par les électeurs ou le cas échéant par un blanc-seing référendaire ? Enfin, quoi ! L’Ancien Régime aussi organisait des consultations populaires étendues : élections des représentants des trois ordres, élections municipales, convocation des Etats Généraux, rédaction des Cahiers de doléances31. Durant l’hiver et le printemps 1789, cette procédure avait rendu possible des assemblées locales, des réunions populaires – un ça en goguette qui continuera à prendre des libertés bien après la Révolution. Ça discute, ça dispute, ça propose, ça invente, ça rouspète – bourgeois, paysans, curés de campagne, tous enfants des Lumières.
- 32 Par exemple le Testament de l’abbé Meslier – athée, communiste, révolutionnaire et de fait égalitar (...)
- 33 A noter les camelots, les comédiens ambulants et les copistes qui jouent un rôle capital au XVIII d (...)
37Ainsi, même dans les régimes absolutistes, une parole circulante est possible – plus libre parfois qu’en liberté… Quand la censure s’exerce, il y a mille et une façons de la déjouer. Pamphlets, caricatures, manuscrits subversifs32, ouvrages indésirables, publiés tous au long du xviiie par les imprimeries d’Amsterdam. L’exercice d’une parole libre, populaire et/ou savante précède de loin les épisodes de prise du pouvoir en France33. Mais n’allons pas faire l’apologie de la monarchie, sous prétexte qu’il se produit aussi sous les régimes autoritaires des instants où la parole s’invente !
38De fait, si vous posez l’égalité citoyenne comme préalable à l’exercice de la démocratie, il faut que tous les membres de la Cité soient concernés. Tous, cela fait beaucoup ! Surtout si l’on espère in fine bâtir sa légitimité sur une épreuve électorale dont les résultats ne sont jamais assurés. Quand vous acceptez au minimum le principe égalitaire – un homme/ une voix – vous avez donc tout intérêt à limiter le nombre de ceux qui vont donner de la voix. D’où l’effort constant des régimes démocratiques – dans la Grèce de l’Antiquité et plus tard, dans les démocraties modernes – pour exclure ou décourager les indésirables et naturaliser cette exclusion. Il s’agit tout simplement de limiter les inconvénients de l’égalité politique tout en se réclamant d’un principe égalitaire. « Dans le dernier quart du ve siècle avant j.c., sur quelques 30 000 citoyens de sexe masculin, adultes, en âge de remplir leurs obligations militaires, libres et de sans pur, jamais plus de 5 000 ne participaient effectivement à l’assemblée » (Canfora, 2006, 54).
- 34 En France, pour les élections législatives de 2017 : 57,4% d’abstention ; les ouvriers représentent (...)
39Dans les états modernes centralisés, le prétexte du nombre a donné lieu à une stratégie d’endiguement qui a consisté aussi longtemps que possible à priver de la citoyenneté réelle un nombre conséquent de membres du corps social. Si bien qu’une majorité de citoyens ont été et restent comme néantisés par des Institutions censées les représenter. Le suffrage universel a été vidé de son contenu par le système censitaire, l’absence des femmes, l’esclavage, et la ségrégation : aux usa, le droit de vote est garanti aux Noirs en 1870, mais l’accès aux urnes, est effectif seulement à partir de 1965 (Zinn, 2002). De plus, la certitude pour les plus pauvres que les élections ne changeront rien à leur condition, produit une autocensure qui aboutit à ce que près de 50% des citoyens ne votent jamais34.
- 35 Comme Machiavel l’a si bien compris, la discorde appartient au régime de la liberté. « Les bonnes l (...)
40Or l’égalité, théorisée par les philosophes modernes et proclamée par la Révolution française aurait pu sceller un pacte sans conditions d’exclusion. Quelque chose comme l’expression possible des différences35 ; un concert non pas unanimiste, mais impétueux, dissonant, libre, créatif, etc. Des voix se sont exprimées dans ce sens, tout au long de l’époque moderne et après. Telle était pour beaucoup l’espérance démocratique. Mais le centralisme démocratique a balayé les différences, tarit les flux, imposé sa norme sur les êtres et les choses. Les dissidences n’ont pas fait long feu. Si bien que la geste politique qui aurait pu ouvrir sur d’autres options que celle d’un Etat centralisateur et d’une société oligarchique a été constamment mise en échec.
- 36 « Il s’agissait d’un vrai Pacte ou « Contrat Social » forme symétrique du Covenant presbytérien, ma (...)
41Dès le xviie siècle, les Levellers avaient repris la lutte contre la suppression des enclosures et la défense des droits communaux. Ils s’opposaient au prélèvement de la dîme, dénonçaient la concentration capitalistique, l’esclavage, exigeaient des impôts sur le capital (!), la nationalisation des terres, la suppression des privilèges juridiques, la liberté religieuse, la liberté de la presse, l’émancipation des femmes (Lutaud, 1993). La première version de l’Agreement of the people (1647)36 avaient proclamé un suffrage universel (masculin) qui ne verra jamais le jour. La Chambre des représentants devait être renouvelée tous les deux ans. La liberté de conscience était assurée (Lutaud, 1993, 83). La révolution anglaise, confisquée par Cromwell, a mis fin à ses aspirations égalitaires souvent inspirées par le mysticisme puritain.
- 37 Qui se souvient que la première République à accorder le suffrage universel masculin et féminin fut (...)
- 38 La Constitution se prononçait aussi pour la limitation du droit de propriété. Depuis 1790, la confi (...)
42En France37, la Constitution de Robespierre, approuvée le 14 juin 1793, « abrogeait l’élection indirecte et supprimait les limitations censitaires et sociales au droit de vote » (Canfora, 2006, 124)38. Mais cette Constitution s’est perdue dans le tourbillon de la guerre. Et d’ailleurs, en 1793, Olympe de Gouges, militante féministe et partisane de l’abolition de l’esclavage, est guillotinée. Mauvais signe ! Cependant, en février 1794, la Convention nationale vote tout de même l’abolition de l’esclavage sous la pression de quelques députés dont l’Abbé Grégoire. Il faut dire que là-bas – notamment à Saint Domingue – les esclaves font aussi la révolution… Que seraient les droits de l’homme et du citoyen dans une société esclavagiste ? Nos « frères des colonies », huit ans durant, accèdent au statut d’individus à part entière. Pas une année de plus. Bonaparte, en effet, rétablit-il l’esclavage en 1802.
- 39 Il faut lire Howard Zinn, une histoire populaire des Etats-Unis – 2002.
43Méfiance à l’égard de la classe ouvrière, exclusion des femmes et racisme généralisé, voilà les constantes en Europe comme aux Etats-Unis39. Actuellement, en France, les travailleurs étrangers, pourtant partie prenante de la vie de la cité, sont privés du droit de vote promis aux Municipales. « Le suffrage universel inscrit l’imaginaire collectif dans un nouvel horizon : celui d’une équivalence à la fois immatérielle et radicale entre les hommes » (Rosanvallon, 2001, 57).
- 40 Il est de bon ton, par exemple, de considérer les militants de Notre-Dame des Landes comme des hurl (...)
44Hélas ! Les autocraties électives reprennent aussi à leur compte ce bel argument. La participation citoyenne à l’épreuve électorale est-elle une garantie de démocratie ? Celle-ci suppose, pour les plus optimistes « une épreuve publique de validation. » (Rosanvallon, 2008, 150). L’histoire démontre le contraire. Aujourd’hui comme hier, la démocratie s’exprime plus volontiers hors des espaces publics. Là peuvent s’organiser des contre-pouvoirs actifs. Mais ils n’ont pas bonne presse.40 Enfin, que dire des mensonges, des manipulations, des chantages (par exemple celui du vote utile) qui s’exercent sur ce qu’on appelle désormais l’opinion publique ? Opinion publique ? A l’ère de la communication, et dans des contextes de crise économique et/ou politique, une opinion publique peut se fabriquer à peu de frais. Car l’opinion publique, ce n’est pas le démos parlant, c’est ce qu’on lui fait dire.
- 41 Durant les 30 Glorieuses, le choix en France d’exploiter les travailleurs étrangers (Algériens, Esp (...)
45Les démocraties contemporaines inscrivent donc une égalité civique supposée dans des sociétés de plus en plus inégalitaires et qui comptent bien le rester. La démocratie, nous dit Rancière, « c’est l’égalité déjà là au cœur de l’inégalité » (Rancière 2009, 97). On s’en était aperçu : les inégalités sociales ne sont pas solubles dans la démocratie. Dans un contexte de croissance, l’Etat-providence menait une politique sociale relative. Relative, puisque les travailleurs immigrés eux, bataillons d’O.S. surexploités, vivaient alors dans les bidonvilles et travaillaient pour presque rien41. L’Etat libéral a mis tout le monde à égalité dans l’inégalité. Qu’on se le dise : sont pauvres, ceux qui n’ont pas la volonté ou le talent d’être riches. Le succès fulgurant d’une poignée de créateurs de start-up fait écho à cette philosophie à la Scorsese…
46Pourtant la conviction que les inégalités sont un obstacle à la réalisation d’une société démocratique ont hanté les modernes – bien avant Marx – de Thomas More à l’abbé Meslier, de Jean-Jacques Rousseau, à Gracchus Babeuf… Et, nous l’avons vu plus haut, cette question ne laisse pas insensibles les Anciens qui savent que le politique ne peut s’abstraire du social et qu’une philosophie politique est forcément une philosophie de l’action.
« Dans un Etat qui doit ne pas être la proie d’une maladie, grave entre toutes, celle qu’il serait juste d’appeler “une désunion” plutôt qu’une “sédition”, il ne doit y avoir, ni chez quelques-uns des citoyens une intolérable pauvreté, ni chez d’autres une trop grande richesse, attendu que cette double cause produit ce double effet » (Platon, Les Lois, v, 744d, 804).
- 42 Se reporter notamment au chapitre « Les sciences de l’inégalité » Rosanvallon 2011, 139.
- 43 C’est ce genre de bien-pensance que Bourdieu a voulu dénoncer. Le procès qui lui est fait d’incarne (...)
47Au cours du xixe siècle, une anthropologie réactionnaire aux relents racistes a voulu nous faire croire à des inégalités naturelles dont les inégalités sociales seraient l’émanation42. Preuve s’il en est qu’on peut toujours tenter de raturer les prémices qui fondent la démocratie. Il n’est pas interdit de penser que l’idéal méritocratique développé par l’Ecole républicaine présuppose que le succès relève de la volonté.43 Doctrine aristotélicienne reprise à l’envi par la théologie chrétienne au cœur même de l’Ecole laïque ? Quel méli-mélo !
- 44 Il est intéressant d’observer que ce mythe de la réussite à portée de tous est désormais largement (...)
48Mais aujourd’hui, la pensée libérale retourne l’égalité anthropologique contre les peuples, responsables de leur sort, et ce faisant, dédouane l’Etat de la responsabilité sociale que l’Etat-providence avait assumé en partie, en échange d’une paix sociale relative44. Si bien que la disparition de l’Etat, que les socialistes avaient rêvée, est en passe d’être réalisée par un capitalisme bien plus internationaliste que ne l’a jamais été la classe ouvrière. Les multinationales, sont des passe-murailles. Ils traversent sans encombre l’obstacle des lois.
- 45 Le Président français F.Hollande pouvait confier complaisamment à des journalistes qu’il lui est ar (...)
49Reste que l’Etat moderne n’est pas seulement le porte-faix de la mondialisation libérale. Il conserve le monopole de la police – surveillance de chacun et de tous sous prétexte d’hygiène et de sécurité – celui de la guerre, de la violence légale.45 Ce n’est pas rien. En France, c’est le Président, sans l’accord du Parlement, qui décide des interventions armées. Et les mesures de l’état d’urgence sont en passe d’entrer dans le droit commun. Les velléités totalisantes de l’Etat survivent à son déclin. Preuve, s’il en est, que les esprits restent largement soumis au modèle de l’Un.
50En réalité, libéral ou social, l’Etat est congénitalement hostile « au mouvement qui déplace les lignes » (Baudelaire - La Beauté). L’ordre est son mot d’ordre. La discipline son credo. Docile aux lois pourtant capricieuses du marché, il fait de la docilité une valeur civique. Mais la docilité n’est-elle pas en soi une vertu anti-démocratique ? On en revient toujours là : le désordre social dé/range. Il aspire confusément ou non à la disparition de l’Un « en tant que forme totalisante et unificatrice » (Abensour, 2014, 130). Il est imprévisible, spontané, paradoxal, toujours inconfortable, parfois violent. On sait où il commence ; mais ensuite ? Personne ne peut le dire, pas même les insurgés. De Gaulle, désormais égérie de la quasi-totalité des partis politiques, n’a pas craint de prendre l’Histoire à bras le corps durant toute la guerre mondiale. Il perd pied, cependant, lorsqu’en 68, la rue s’éveille. Est-ce à dire que la guerre n’est pas un désordre terrifiant, tandis que la grève générale, oui ?
- 46 A Paris, la Basilique du Sacré-Cœur, construite pour effacer le souvenir de la Commune, avait été d (...)
51En réfutant le droit des gouvernés à porter la contestation hors de l’enceinte des parlements, la démocratie renie sa généalogie – son lien de filiation avec les révolutions. D’où son révisionnisme en matière d’enseignement de l’Histoire. Ce révisionnisme s’accompagne bien souvent d’une nostalgie de l’Etat fort qu’illustre la splendeur des reliques urbaines – palais, immeubles de style, grandes avenues, arcs de triomphe46 – et le recours perpétuel aux cérémonies pompeuses qui font toujours leur effet. La démocratie serait-elle un signifiant creux, un fourre-tout, un attrape-nigaud, au mieux un spectre condamné à hanter le politique sans jamais l’incarner ?
52Que la démocratie, comme le dit Badiou, soit un emblème, « l’emblème politique de la société contemporaine » (Badiou, 2009, 15), c’est dire que tout le monde s’y réfère – ceux qui s’en réclament, ceux qui la combattent ou ceux qui se battent en son nom. Emblème, puisque le signifiant démocratie est supposé se rapporter partout à un sens immédiat, celui que l’aire occidentale a forgé et au-delà, dans les contrées où la démocratie reste un produit exotique, un objet d’importation, une espérance hors d’atteinte ou une potion avalée de force. Bref, démocrates ou pas, nous semblerions en mesure de reconnaître universellement la symbolique de l’emblème.
- 47 Pour les seules années du xxie siècle : révolte des parapluies à Hong Kong (2014…), haut le cœur an (...)
53Pourquoi alors tant de théories, de débats, de controverses, de discours et de discordes, cela depuis les origines grecques et tout au long de la modernité jusqu’à aujourd’hui ? Tout se passe comme si la démocratie portait en elle une propension à produire du désordre. Ainsi, depuis plus de 2000 ans, la parole démocratique compose une partition atonale, déconstruit les hiérarchies, s’autorise les dissonances, flirte avec la cacophonie, s’émancipe des modèles autoritaires. Il lui arrive de se laisser capturer par eux ou de sombrer dans la mélancolie, s’empâte, se boursoufle, se soumet à l’injonction bureaucratique des Etats ou à celle de l’économie mondialisée, mais soudainement renaît, pour s’inventer à nouveau. Elle taraude l’esprit des Modernes dès la Renaissance, éclaire le xviiie siècle, s’exalte durant la Révolution des Sans-Culottes, s’exténue avec la Commune de Paris, anime les grandes utopies du xixe, continue de tracer des chemins inédits partout dans le monde – y compris dans les Etats supposément démocratiques : luttes tout à la fois intenses et minoritaires, si bien que le sacro-saint principe majoritaire des régimes parlementaires finit par apparaître comme le cache-misère de l’état de droit47.
54Est-ce à dire que la démocratie n’est pas seulement un emblème mais une dynamique qui ne peut prétendre au régime de l’achevé ? Sans doute, en effet, faisons-nous l’erreur de penser une fin de l’histoire en définissant la démocratie en termes de réalisation définitive. La Grèce antique, en forgeant ce mot singulier – singulier à tous les titres – nous a-t-elle prédestinés à espérer le plus-que-parfait d’un système abouti ? Jean-Jacques Rousseau lui-même n’y croyait pas. « A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, et il n’en existera jamais » (Rousseau cs iii, 4, 404). Dans ce cas, pourquoi voudrions-nous prétendre lui avoir assigné une forme achevée ? La démocratie n’est pas un système ou une forme de gouvernement dont le modèle pourrait être dupliqué à l’infini. Ce n’est pas non plus l’étant dont nous connaissons tout à la fois les contradictions et les vices. Encore une fois, nous la définissons plutôt comme un « processus dynamique » (Abensour, 2014, 369) Et si le champ que nous avons à cultiver n’est pas le jardin enclos de Voltaire, que pourrait-il être sinon celui d’un commun où la chose politique ne serait plus dominée par les intérêts particuliers et la croyance en un horizon indépassable ?
- 48 Lorsqu’elle relève d’une initiative hors système, la solidarité peut même devenir un délit. En août (...)
55Car les raisons ne manquent pas de vouloir faire démocratie contre la démocratie : domination des multinationales, mise en péril des acquis fondamentaux par des Etats minés par l’ambition de perpétuer leur domination sur des foules tranquilles, discriminations, iniquités, censures, mensonges, mépris de l’environnement et des droits de l’Homme… Or tandis que la globalisation transcende les frontières et soumet le monde à la loi du plus fort, des hommes et des femmes livrent des combats singuliers, inventent des processus créatifs qui mettent à mal la domination des uns sur les autres, relèvent des défis démocratiques locaux, inventent des alternatives, déjouent les fatalismes. Pour l’instant, ces expériences peinent à franchir les limites de l’exception. Car tandis que les nations, hostiles les unes aux autres, s’exténuent dans des guerres fratricides, la solidarité est devenue la chasse gardée des ong. Cette privatisation de la conscience universelle est un mauvais signe : la solidarité est déléguée à des organisations qui fonctionnent comme des entreprises et l’internationalisme est devenu un métier.48
- 49 Actuellement les multinationales ne sont contraintes par aucun instrument juridique international. (...)
56Faut-il pour cela se contenter du présent et faire de la politique un entre soi égoïste ? Devrions-nous renoncer au devenir sous prétexte que nous aurions inventé « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres » ? Ce serait ignorer la capacité des hommes à cultiver l’inédit, à faire surgir des désordres féconds, des moments improbables et non conformes, d’où naissent d’autres logiques que celles des modèles dominants. Expériences marginales ou marginalisées par la critique ? Expériences démocratiques en tout cas ; démocratiques à toute force. Car c’est bien la mystérieuse alchimie entre le chacun et le commun qui s’exprime dans les projets alternatifs, les combats juridiques49, les résistances, des rassemblements populaires au nom de la démocratie : ni renoncement à l’altérité, ni domination de la parole unique… Ces luttes sont-elles susceptibles de s’articuler les unes aux autres, de se constituer en réseaux, de dépasser le terrain de l’improvisation pour s’imposer en actions susceptibles de transformer l’état de fait ?
- 50 « Je préfère la périlleuse liberté à l’esclavage tranquille. » (Rousseau, Du Contrat social III,4, (...)
57En définitive et quelle que soit notre vision du commun, nous savons qu’il n’y a pas de recours possible au surplomb – fut-il Dieu, le leader, l’Etat, le Parti, ou le grand manitou. « Tout chef devient un despote » déclarait Louise Michel lors de son procès. Démocratie signifie qu’il n’y a pas de pouvoir légitime hors de nous. Seuls au monde, dans ce monde, si nous voulons que vive ce quelque chose que nous appelons démocratie, nous n’avons d’autre recours que de prendre à bras le corps cette liberté. « Malo periculosam libertatem quam quietum servitum. »50