- 1 Nous utiliserons ce terme de préférence à « recentralisation » dans la mesure, d’une part, où c’est (...)
1Avant d’être ballottées par les réformes inspirées du nouveau management public, les affaires culturelles ont suivi un chemin de déconcentration souvent difficile. Depuis 1959, le ministère de la Culture avait parié sur la régionalisation de l’organisation étatique. Mais cette déconcentration a été résolument combattue par ceux qui, en ce domaine, restaient attachés au maintien d’une forte centralisation. À l’orée des années 2000, la déconcentration semblait pourtant l’avoir emporté, donnant à l’État de quoi lui garantir son rang dans une gouvernance culturelle désormais nettement territorialisée. Cependant, à la fin de cette décennie, la mise en œuvre de techniques visant à soumettre les services déconcentrés à des contrôles plus étroits, ainsi qu’à des logiques de performance dans une perspective de réduction des charges publiques, met en question la régionalisation de son administration culturelle. Une reconcentration1 de l’État culturel, à travers un pilotage centralisé du comportement des agents de ses services déconcentrés, serait-elle à l’œuvre ? Dans cet article, nous soulevons, au-delà de l’analyse des réformes dans le domaine de la culture, trois hypothèses de recherche.
2La première met la fin de la déconcentration à l’épreuve des terrains. Nous savons combien le déploiement d’un dense réseau d’administration territoriale, accompagnant la décentralisation du système, est une spécificité française (Barone, 2011). Celle-ci s’évanouit-elle à l’occasion des réformes de l’État ? Un voyage au pays des drac permet de mesurer aujourd’hui combien est largement partagé le diagnostic selon lequel la montée en puissance de ces services appartient désormais au passé. L’heure est plutôt à un redistribution des rôles au profit des administrations centrales, voire des préfectures de région. S’agit-il d’une reprise de compétences autrefois déléguées ou d’une reconcentration plus subtile, passant par une normalisation nationale des pratiques sans rien changer formellement à la répartition des responsabilités ? Parlera-t-on ainsi de fin de la déconcentration, au sens de son achèvement (Epstein, 2005) ou bien des fins de la déconcentration, au sens d’une évolution de leur vocation ?
- 2 Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances.
- 3 Révision Générale des Politiques Publiques : programme de « modernisation » de l’action de l’État t (...)
3La deuxième hypothèse vise à approfondir la question du gouvernement des conduites administratives. Bien des auteurs privilégient le caractère massif et cohérent des dispositifs de réforme relevant d’un ensemble diversifié de techniques gouvernementales (Le Galès et Lascoumes, 2005). Mais ces processus, dont on peut douter de la légitimité « purement » technique (Reigner, 2007), sont-ils cohérents entre eux ? Les instruments dont nous allons parler ne sont pas spécifiques au domaine culturel et de natures diverses : une nouvelle organisation des lois de finances, la lolf2 ; une politique de réforme et de modernisation de l’État, la rgpp3 ; un logiciel, Chorus, permettant de gérer l’ensemble des processus financiers et comptables de l’État. La mise en œuvre de ces instruments se traduit par une diffusion à partir du pouvoir central de règles pratiques redéfinissant les activités et parfois même le métier – comme ensemble de pratiques professionnelles – des agents des services déconcentrés. Mais doit-on considérer que cet ensemble instrumental représente un tout cohérent (Patriat, 2010), une suite « normative » inéluctable ? Ou bien peut-on distinguer, et jusqu’où, les instruments entre eux ? (Bezes et Siné, 2011). C’est ce que nous verrons en distinguant la lolf et la rgpp, ainsi que la mise en place du progiciel Chorus.
4La troisième hypothèse vise enfin à mettre la cohérence de cette « suite normative » à l’épreuve des secteurs d’intervention publique. Parle t-on de la même transformation des rôles, des jeux et des capacités selon que l’on se trouve dans l’un ou l’autre des trois grands secteurs d’intervention du ministère de la Culture (Patrimoines, Créations, Transmission des Savoirs) ? Nous proposerons, pour étayer une réponse plutôt négative à cette question, trois types de recomposition des relations au sein du ministère.
- 4 Les entretiens cités dans cet article ont été réalisés par nos soins avec des personnels de ces deu (...)
5Deux drac nous ont permis de formuler des propositions sur ce point4. Il s’agit de « grosses » drac, dotées de budgets et de personnels relativement importants. Nous avons choisi de rendre anonymes les témoignages de nos interlocuteurs en évoquant deux régions fictives : Bretagne-Ardennes (ba) et Nord-Pas-d’Aquitaine (npa). La première partie traite de l’histoire, en partie singulière, de la déconcentration du ministère de la Culture. On y découvre combien ce processus, plus tardif que dans d’autres administrations, a aussi engendré des controverses et modes de résolution originaux. La deuxième partie analyse la mise en œuvre de la lolf au sein des drac, tandis que la troisième traite de la rgpp et de Chorus. Ces deux parties nous permettent d’apporter des réponses croisées à nos trois hypothèses.
6La « création » du ministère des affaires culturelles fut une question de circonstances, mais aussi le rassemblement de services disparates, un « patchwork, sans aucune unité » (Bodiguel, 2000 : 35) et, marginalement composé de postes à statuts divers, disséminés sur le territoire. Sa déconcentration ultérieure sera tributaire de trois caractéristiques : la faiblesse du ministère tout d’abord, qui le conduira à se saisir des réformes mises en œuvre au sein de l’État pour renforcer sa légitimité ; une forte centralisation de la gestion de ce domaine, ensuite, qui longtemps a contrecarré les velléités de territorialisation ; des capacités d’innovation, enfin, au travers d’une administration jeune et qui, en anticipant sur l’orientation de réformes à venir, cherchait à consolider sa position au sein de l’appareil d’État.
7La création des drac est profondément liée à l’émergence d’une nouvelle grammaire d’action publique au début des années 1960, articulant aménagement du territoire, planification et réforme administrative (Bodiguel, 2000 : 23). Une structuration régionale du ministère s’imposait d’autant plus qu’en manque de crédits à la hauteur de ses ambitions il cherchait à « jouer le plan » (Urfalino, 1996 : 76) et espérait ainsi bénéficier de l’inscription de ses projets non seulement dans le plan national, mais aussi au sein de ses « tranches » régionales. Par ailleurs, la structuration régionale des services de l’État consacrée par le décret de mars 1964, invitait ce jeune ministère à privilégier également cette échelle. C’est ainsi que furent créées à partir de 1963 les premiers Comités régionaux des affaires culturelles. De même, la création en 1968 et 1969 des premières drac pariait sur un renforcement de la régionalisation que de Gaulle inscrira dans le référendum de 1969. Son échec ne fera que reculer la date de réformes ultérieurement mises en œuvre. Après avoir été occultée par les politiques de décentralisation du début des années 1980, la déconcentration des affaires culturelles sera incluse dans le mouvement général du tournant de la décennie suivante (1992, Charte de la déconcentration), comme elle le sera plus tard dans les mises en œuvre de la lolf et de la rgpp. C’est donc désormais par le respect du droit commun organisationnel que le ministère entretient sa position au sein du pouvoir d’État.
8Durant ses premières années, le ministère de la culture a donc cherché dans l’accompagnement des changements institutionnels les ressources matérielles et symboliques qui lui faisaient défaut. Cette stratégie était toutefois passablement contredite par de fortes logiques centralisatrices sensibles dans les pratiques des principaux agents des services centraux. Ainsi, dès la création des crac, les rapports de force au sein du ministère conduisirent à ne leur accorder que des missions de coordination (Urfalino, 1996 : 35). Les réticences venaient d’ailleurs non seulement de la Centrale, mais aussi de certains agents des services extérieurs souhaitant conserver des relations fortes avec « leur » direction ministérielle. La structuration administrative des drac est une tâche à laquelle se sont attelés les premiers successeurs de Malraux. L’expérimentation qu’il avait lancée dura en effet près de 10 ans. Le décret de création des Directions régionales n’est publié qu’en février 1977 et celui concernant les directeurs en 1978. Si à la fin de cette décennie toutes les régions métropolitaines disposent d’une drac (Moulinier, 2002 : 147), il faut encore près d’une autre décennie pour qu’un décret, du 14 mars 1986, définisse les attributions de ces services. Mais tout au long de la mise en place de cette déconcentration culturelle, le « centre (a) fait de la résistance » (Moulinier, 2002 : 151). Les logiques sectorielles fortes au sein de ce ministère ont entretenu des liens puissants des directions centrales avec les conseillers correspondants au sein des drac. Ces derniers pouvant compter sur l’appui d’inspecteurs généraux spécialisés se réclamant des directions centrales et peu soucieux des responsabilités des directeurs régionaux (ibid. : 152).
9La délégation de pouvoirs et la déconcentration de moyens humains et financiers, ont suivi un tempo beaucoup plus lent puisque c’est à la fin du siècle seulement, alors que la déconcentration de l’État était de principe depuis 1992, que sa traduction matérielle a pu être actée. En 1994, il avait été prévu de redéployer en 6 ans une part du personnel de l’administration centrale dans les drac à un rythme de 60 agents par an environ (Pontier et al., 1996 : 287). Mais la situation concrète de l’État culturel en région est restée fragile : sur des terrains artistiques où se multiplient les structures et initiatives, grandes ou émergentes, la plupart des drac agissent avec un seul conseiller sectoriel par grande discipline du spectacle vivant. Quant aux ressources financières, si on pouvait douter de la possibilité de réaliser une nette déconcentration des crédits (Pontier et al., 1996), J. L. Bodiguel (2000) indiquait qu’en 2000 l’attribution de subventions était désormais une activité nettement déconcentrée. Au terme de son analyse, le même considérait que l’organisation de ce ministère ne favorisait pas la déconcentration : des structures centrales avantagées en personnels et un déficit de fonction de coordination transversale, frappant également les drac, constituaient les moyens structurels d’une puissante résistance à la déconcentration. Une telle perspective n’était d’ailleurs pas plus soutenue par les services centraux que par les professionnels de la culture et leurs organisations soucieux d’entretenir des mécanismes de célébration croisée avec l’État central inventés avec la naissance du ministère Malraux. Ils étaient surtout particulièrement craintifs à l’égard de possibles pressions d’élus locaux éternellement suspectés de localisme borné. Au-delà, la technique des crédits fléchés, via notamment des conventions pluriannuelles, mettait en question la marge de manœuvre des drac sur la gestion des crédits qui leur étaient confiés.
10Très tôt, les services culturels extérieurs ont présenté un profil relativement innovant. D’abord pour partie liée au background d’un certain nombre de leurs premiers agents, issus de l’administration d’outre-mer et habitués à faire face aux difficultés matérielles d’une administration jeune et démunie (Rauch, 1998), cette culture de l’innovation devait aussi, on l’a dit, à la volonté des dirigeants de ce ministère d’opter pour la nouvelle grammaire d’action publique mise en place au début des années soixante. Par la suite, le développement d’une politique contractuelle, progressivement mise en œuvre dans un contexte de décentralisation et de déconcentration, permettra à ce ministère de se maintenir à la pointe des innovations administratives. C’est Michel Guy, alors secrétaire d’État à la culture dans les gouvernements Chirac de juin 1974 à août 1976, qui lancera une politique de chartes culturelles à la fois pour définir un cadre de coopération avec les collectivités locales partenaires, mais aussi pour « habituer les services centraux à travailler de concert » (Bodiguel, 2000 : 37 ; Dardy-Chrétien, 2007 : 84) et transcender les logiques sectorielles. La décentralisation culturelle, de plus en plus sensible à partir de 1977 avec l’arrivée à la tête de grandes villes de France d’équipes de gauche soucieuses d’investir ce champ d’intervention, puis la déconcentration structurée durant la même décennie, auront pour effet de donner aux drac une responsabilité accrue dans la mise en œuvre de cette politique contractuelle. La recomposition des logiques de travail au sein des drac, selon des modalités plus horizontales et moins sectorielles, est alors sensible.
- 5 Cf. Loi organique n° 2003-704 du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités t (...)
11Avec l’appui général des professionnels de la culture, ce ministère a freiné la décentralisation de ses attributions. Très peu de compétences ont été transférées en 1983 permettant ainsi aux services de l’État de maintenir leurs capacités d’intervention dans la plupart des domaines. Peu favorable aux drac, cette sourde hostilité rendra progressivement les armes avec la reconnaissance tardive (2002) de la décentralisation et de son nécessaire accompagnement étatique dans le décret de mission du ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon. Ses services déconcentrés étaient alors promis à un bel avenir dans un ministère qui semblait enfin s’orienter vers une territorialisation acceptée voire revendiquée. C’est sur ce terrain qu’il investira désormais ses talents d’innovation. Ainsi, avant que le droit à l’expérimentation ne soit inscrit sur l’agenda gouvernemental, dans la constitution puis dans la loi5, le ministère de la culture avait testé des « protocoles de décentralisation culturelle » qui constituaient une forme, expérimentale « progressive et prospective », de contractualisation entre l’État et des collectivités territoriales. Soumis à évaluation (Pontier, 2003), ils devaient en principe permettre de construire de nouvelles relations entre l’État et les collectivités territoriales et d’envisager leur généralisation. S’ils ont été prolongés par des expérimentations régionales menées en 2003 dans deux régions, les protocoles de décentralisation ont surtout permis de mesurer la résistivité des services centraux soucieux de borner le plus étroitement possible le champ des initiatives territoriales, y compris de celles auxquelles les drac pouvaient participer. De faible portée sur le moment, cette expérience a retrouvé une forme de crédit dans les préconisations du rapport rendu en 2010 par Jérôme Bouët (2010) concernant les relations avec les collectivités territoriales. Pour limitée que soit leur reconnaissance institutionnelle, ces relations nourrissent une grande part des politiques gouvernementales, notamment par le biais des cofinancements (Négrier et Teillet, 2011).
12L’innovation administrative a donc plutôt constitué une ressource pour la montée en puissance des drac. Mais de façon plus générale, la déconcentration de ce ministère présentait une forte dimension conflictuelle impliquant tant ses agents que les milieux culturels dominants (rétifs à cette évolution). En outre, difficilement acquise, la reconnaissance de l’État culturel territorial paraissait fragile et mériter un militantisme de tous les instants. C’est au regard d’un tel contexte qu’il faut apprécier l’impact de la réforme de l’État, à l’œuvre depuis plus d’une décennie (Bézès, 2009). En s’appuyant sur des forces centralisatrices toujours actives, mettra-t-elle fin à cette évolution ?
13Dans un contexte financier de plus en plus difficile, la volonté de soumettre les services à des contrôles de plus en plus étroits et de leur imposer des normes de gestion inspirées du secteur privé, vise à restreindre la marge de manœuvre des services déconcentrés afin d’en redonner au centre. Cependant, cette inversion de tendance doit être considérée avec mesure. En effet, l’interdépendance territoriale demeure une clef des politiques culturelles, pour laquelle les drac restent un médiateur majeur, disposant de personnels, de ressources, de légitimité. Même amoindris, ces services sont difficilement contournables. D’autre part, comme nous allons le montrer, les réformes ne se résument pas à cette seule question du détenteur des marges de manœuvre. Enfin, les tendances au changement n’ont pas la même intensité ni le même contenu selon les cas. Plutôt que de verser dans une théorie du pilotage à distance des politiques culturelles, ou d’assumer celle d’une recomposition par le bas de la déconcentration à la française, il nous semble donc préférable d’opter pour une transformation qui épouse les deux tendances à la fois.
14La mise en œuvre de la lolf en Culture est une illustration exemplaire de la distance qui sépare l’esprit des réformes et leur traduction concrète. Elle est aussi, comme nous le verrons en comparant ensuite celle-ci avec l’application de la rgpp, une claire démonstration des nuances qui distinguent les instruments de réforme entre eux, au-delà de leur complémentarité. La lolf a initié ce processus de réforme. Elle semble à la fois avoir été relativement bien reçue par les agents des drac et leur poser principalement problème par l’écart entre ses objectifs affichés et ses réalités. Ceci est particulièrement sensible en Bretagne-Ardennes : la drac avait été un service expérimentateur de son application pour les crédits de fonctionnement. Or, les latitudes dont disposait cette direction régionale lors de l’expérimentation n’ont, par la suite, pas été maintenues. De même, si des agents reconnaissent à la lolf la vertu de changer la représentation qu’ils donnaient et, souvent, se faisaient, d’eux-mêmes, comme n’étant que des services dépensiers, ce jugement plutôt positif est vite contredit par une appréciation portée sur la traduction effective de la lolf relativement distante de ses principes originels : « … le rbop (Responsable de Budget Opérationnel de Programme) n’est pas vraiment responsable de son budget, la fongibilité n’est pas vraiment possible » (Entretien n° 1, Administration, Bretagne-Ardennes). Cette ambivalence des jugements se retrouve également à propos de la pratique des indicateurs que la lolf a promue.
15Dans un univers professionnel rétif à sa mise en chiffres, la culture des indicateurs ne passe pas bien, sachant par ailleurs que les drac ne sont pas des opérateurs culturels et que dans bien des cas les financements dont elles disposent participent de la coproduction de politiques culturelles. C’est ainsi que les indicateurs lolf relatifs à l’aménagement culturel du territoire peinent à être remplis dans la mesure où des déficits territoriaux en équipements culturels, comme les bibliothèques, ne peuvent être comblés par la seule volonté des services d’État parfois impuissants à mobiliser des collectivités territoriales qui devraient réaliser l’essentiel des investissements. C’est tout particulièrement le cas pour la mise en œuvre du programme 224 : Transmission des savoirs et démocratisation de la culture. La perception des indicateurs lolf est ici aussi médiocre que dans le secteur de la création. Ils impliquent de longues heures d’élaboration, de reporting, de justification sans qu’il soit évident que leur prise en compte motive les décisions les plus importantes qu’elles sont censées déclencher : les dotations budgétaires. Quelle que soit la réussite ou l’échec de telle ou telle sous-action, validée par un bilan portant sur l’action culturelle, celle-ci a subi en 2008 des coupes sombres hors de proportion. Mais surtout, c’est dans ce programme que l’écart entre le discours et la réalité atteint des sommets. C’est aussi dans celui-ci que les variations budgétaires sont les plus fortes d’une année l’autre, indépendamment des résultats objectivés par des indicateurs. Mais c’est aussi ici que les exigences de justification d’action sont les plus pressantes :
« C’est incroyable les comptes qu’ils nous demandent au sujet du programme transmission 224. Ce sont des actions moins définies (comme le seraient celles du patrimoine ou du spectacle par exemple). Les destinataires sont moins institutionnels. Ce n’est pas un hasard si c’est la partie qui remonte le plus, on n’arrête pas de nous demander des comptes-rendus, on centralise la décision (…) », (Entretien n° 1. Administration – Nord Pas d’Aquitaine).
16Censés permettre de porter un jugement éclairé sur l’action des services, ces indicateurs sont en réalité moins contestés dans leur principe qu’à travers leur faible pertinence (voire leurs contradictions). L’inattention des services centraux à l’égard des remontées des drac concernant les défauts ou limites de ces indicateurs, leur dimension exclusivement quantitative ou du moins le privilège accordé aux chiffres au détriment de bilans plus qualitatifs et plus fins, la dépendance sur ce point des services centraux à l’égard de Bercy, l’absence de corrélation entre les réponses données et les moyens accordés aux drac, sont autant de reproches adressés moins à la lolf qu’à ce qui en est souvent perçu comme son détournement. Il convient cependant de distinguer les indicateurs entre eux, selon deux catégories. La première est livrée par opus et concentre les indicateurs concernant l’ensemble des drac. De l’aveu général, leur intérêt est faible, dans la mesure où ils ont échappé (dans leur construction) à toute discussion réelle. Ces indicateurs servent au contrôle vertical que les drac subissent de la part de la Centrale (elle-même sous contrôle du budget), ainsi qu’à la présentation des bilans annuels devant le Parlement. Vus par les agents des drac, ils constituent un pur exercice de style. La seconde catégorie est celle que les services élaborent eux-mêmes à l’occasion de la définition de leurs objectifs. Ils sont présentés et discutés au sein des réunions bilatérales avec la Centrale et sont ensuite intégrés dans la « feuille de route », soit le « mandat relatif à la révision des critères d’intervention de l’État dans le domaine de la création, période 2011-2013 ». Ce document consigne jusque dans les éléments de diagnostic, les domaines à soutenir, les lieux et acteurs à financer, le montant des aides accordées et les modalités et calendrier de l’évaluation de l’ensemble. Un tableau financier y est annexé. D’un côté, la possibilité de participer à la définition du couple objectifs/indicateurs, pour nourrir ladite feuille de route, est valorisée par les agents. Elle donne à ces indicateurs un parfum d’utilité supérieure à celle des indicateurs opus. Mais d’un autre côté, ils sont aussi un vecteur d’intériorisation d’une hiérarchie qui se renforce vis-à-vis de la Centrale.
17C’est tout le paradoxe de la situation qui prévaut notamment pour le programme Création. La lolf semblait pouvoir accompagner une réelle déconcentration et donner aux directions régionales une véritable marge d’intervention territoriale autonome. Or c’est une reconcentration à laquelle on assiste, dans ce même secteur et à l’appui des mêmes instruments de gestion. Même si, au concret, la Centrale est dans l’incapacité de piloter réellement le contenu des dossiers, elle a fortement accru son ingérence, au point de modifier le comportement des acteurs culturels, et notamment les responsables d’institutions artistiques. La Centrale a en effet relancé un mécanisme d’aide exceptionnelle, ciblée, déclenchée directement depuis la Direction générale vers l’acteur individuel, sans passer par le « droit commun » de la feuille de route mentionnée plus haut. De la sorte, celle-ci devient, pour le bénéficiaire (une scène nationale, une compagnie conventionnée, un centre chorégraphique, etc.) une sorte d’ « ordinaire » qu’il convient d’enrichir par une stratégie spécifique, tournée vers l’administration centrale. De façon plus générale, les capacités de mobilisation et de médiatisation du spectacle vivant, au sein de ses institutions ou événements les plus emblématiques, justifient une attention particulière des pôles politiques de la Centrale (Directeurs généraux, secrétariat général, cabinet) qui souhaitent avoir la main sur la gestion des dossiers sensibles du secteur, tout particulièrement sur les questions financières. Formellement, la déconcentration reste donc acquise. Substantiellement, elle est écornée, puisque la part variable, qui mobilise les efforts des acteurs, échappe à la drac.
18Reste que la traduction de la lolf dans les pratiques des agents des drac ne suscite pas un rejet absolu. Les défauts des indicateurs – leurs impacts sur le temps de travail des conseillers des drac – sont soulignés. Mais la nécessité de rendre des comptes va de pair avec l’acquisition de nouvelles compétences telles que savoir jouer stratégiquement avec ces outils (au mieux de leurs intérêts ou convictions), et ce, tant vis-à-vis de la Centrale que de leurs partenaires territoriaux. Une certaine rationalisation de leurs actions est en outre souvent présentée comme un élément positif dont, sur la durée, les effets s’inscrivent dans les perspectives de missions de contrôle et d’expertise qui constituent leur cœur de métier. Ceci contrastant avec les effets bien plus contraignants et jugés plus souvent négatifs de la rgpp et de Chorus.
19Tandis que la lolf se présente comme une philosophie assez cohérente de redéfinition de l’action publique, les dispositifs de contrôle qui émergent depuis (rgpp, Chorus, nouveau rôle des préfectures de région) sont à la fois diversifiés et critiqués dans le cadre même de leur mise en œuvre. La rgpp suscite des sentiments ambivalents mais plus souvent critiques. D’un côté, les personnels des drac estiment avoir été épargnés. Leur autonomie structurelle a été conservée dans la refonte des services de l’État en région qui, depuis 2008, n’a laissé subsister de la petite vingtaine de structures étatiques préexistantes que 7 directions régionales (en plus des rectorats), aux périmètres de compétence correspondant globalement aux missions des ministères dans l’organisation gouvernementale. À la différence de la plupart des autres services, les drac n’ont donc pas eu à intégrer des directions régionales nouvelles, à régler toutes sortes de difficultés organisationnelles, voire identitaires. Plus encore, en sauvant leur intégrité, les drac se sont étoffées des services départementaux de l’architecture et du patrimoine (sdap devenus Services Territoriaux, stap). Ce changement est en général perçu positivement et semble avoir été correctement anticipé.
20Mais la rgpp se traduit aussi par des réorganisations et mutualisations de services, ainsi que par des tensions sur les emplois disponibles qui affectent très sensiblement et souvent négativement le travail des agents. Le changement principal se situe au sein des services financiers dans le traitement des opérations de paiement et, en particulier, dans la gestion des subventions que les drac attribuent. La nouvelle organisation limite en effet l’action des drac à l’instruction des demandes et décisions de subvention. Les opérations suivantes, en particulier le versement des sommes prévues (activité d’ordonnateur secondaire), sont désormais mutualisées dans le cadre de plateformes régionales :
« Les services prescripteurs, au total 31 pour Bretagne-Ardennes, sous l’autorité de la drfip, sont en lien avec deux plateformes Chorus : csp (Centre de Services Partagés) et sfac (Service Facturier). Il s’agit d’usines à traitement de factures qui comptent environ 30 à 35 personnes. Les services prescripteurs ont été ponctionnés (eu égard aux plafonds d’emplois) pour constituer ces plateformes. La drac a ainsi perdu 4,2 etp. Il y a eu un transfert complet et un emploi au sens budgétaire » (Entretien n° 2, Administration, Bretagne-Ardennes).
21Pour les responsables des drac, cette situation nouvelle paraît poser plus de problèmes qu’en résoudre. Les personnels précisent d’ailleurs que c’est la coïncidence de la mise en œuvre de la rgpp avec celle du logiciel Chorus, dont les défauts et difficultés d’application ont été officiellement et publiquement dénoncés6, qui est à l’origine des problèmes rencontrés. Loin de gagner en efficacité, on observe des retards de paiement plaçant les services des drac dans une grande difficulté : dépendant de la productivité des plates-formes, leurs performances sont menacées, pendant que les structures qu’elles soutiennent sont fragilisées par des délais de paiement sensiblement allongés. Les défauts de Chorus donnent lieu à de multiples arbitrages, corrections et rectificatifs. Les drac étudiées pour les besoins de cette enquête disposaient antérieurement de services financiers solides. Elles se félicitent de pouvoir encore compter sur ce personnel et, de cette façon, de limiter les problèmes posés par les nouvelles organisations financières.
22La rgpp se traduit également par une politique de gestion des ressources humaines visant la réduction des emplois d’État tout en prétendant assurer une meilleure qualité des services rendus. Des doutes sérieux existent quant à la capacité des drac à maintenir les ressources humaines dont elles ont besoin. Dans un tel contexte, la publication par le ministère de la culture d’une étude de prospective concernant les politiques culturelles à l’horizon de 2030 (Ministère de la Culture et de la Communication/deps, 2010), est venue nourrir nombre d’inquiétudes sur le devenir de long terme des drac. Leur disparition est annoncée ou probable dans tous les scénarios envisagés dans cette étude.
23La nouvelle organisation des services financiers s’est soldée, nous l’avons vu, par des pertes d’emplois au profit des plates-formes mutualisées. Parallèlement, les difficultés de mise en œuvre de cette organisation ont nécessité, là où ils existaient, le maintien de personnels assez nombreux dans les services financiers. En somme les réductions d’effectifs attendues ne sont pas au rendez-vous et les performances sont plus faibles. Le transfert des sdap a alourdi le travail des services des ressources humaines sans création de postes. Le contrôle de gestion et les performances attendues, ont transformé le travail des personnels scientifiques et des conseillers sectoriels. L’ensemble de ces faits est constitutif pour les personnels des drac d’un contexte à la fois stressant et peu gratifiant. Chorus et ses défauts ont une part de responsabilité dans les désarrois des personnels des drac. Mais, dans leur esprit, c’est la rgpp qui paraît en porter la plus importante. Ceci témoignant d’un déficit d’accompagnement des personnels concernés et du fait que la Centrale ne s’est pas plus souciée d’assurer l’acceptabilité des réformes qu’elle impulsait que de donner aux agents des drac les moyens de se saisir de ces nouveaux outils plutôt que de les subir.
- 7 Prochainement, l’Opérateur National de Paye (onp), service à compétence nationale créé en 2007 et q (...)
24Par delà leurs impacts en termes de productivité financière, l’application de ces réformes se traduit aussi par la multiplication de contacts avec la Centrale. Des conférences téléphoniques permettent d’échanger sur des difficultés rencontrées et de partager des solutions sur les questions financières. Il existe aussi une mission Chorus au sein du ministère comme il existe des conférences « Ressources humaines » sur les problèmes de personnels. L’accompagnement des services centraux semble réel et conduire à des échanges relativement inédits. Il en va de même avec les services d’État en région. Ainsi, les problèmes posés par la mise en œuvre simultanée de ces réformes favorisent une meilleure intégration verticale et horizontale des services de l’État, une forme de connaissance et de reconnaissance de la situation des uns par les autres, voire une certaine solidarité dans l’épreuve7.
25Dès lors, si la lolf, la rgpp et Chorus semblent relativement bénéficier aux services centraux qui seraient ainsi dotés de capacités accrues de pilotage, on observe aussi à cette occasion les effets sensibles de la structuration régionale de l’État territorial. En ce sens, il y aurait une reconcentration régionale du pouvoir d’État marquée par une intensification des relations entre préfectures de région et drac. Cette intensification fait réellement entrer l’administration préfectorale dans un jeu à la fois horizontal (avec la drac) et vertical (avec les instances centrales de ministères ou les préfectures de département) qui n’est pas exempt de rapports de force. Complétée par les mobilités accrues des personnels vers d’autres services territoriaux de l’État, on voit donc émerger, en matière culturelle, une autre forme, régionale cette fois, de reconcentration ou, pour utiliser un terme encore plus barbare, de « re-déconcentration », marquée par un redéploiement de ressources entre acteurs déconcentrés, qui peut donner aux préfets de région une capacité d’influence plus nette sur les politiques du ministère lui-même.
26Le programme « Transmission » témoigne d’un processus spécifique, se traduisant également par une perte de responsabilité des drac, celui de l’appel à projets. Ce programme correspond à des domaines d’action très divers. On y trouve d’abord ce que l’on nomme aussi l’action culturelle, qu’il s’agisse des relations avec les acteurs de l’Éducation populaire, de l’intervention culturelle en milieux sociaux, zones sensibles, hôpitaux, prisons. On y trouve aussi tout ce qui concerne l’éducation artistique, soit les interventions en milieu scolaire. Parallèlement, figurent le financement des pratiques amateurs, des conservatoires, des arts de la rue, des résidences artistiques, le fonctionnement général de la direction régionale. C’est donc un domaine particulièrement diversifié.
27La lolf puis la rgpp ont été ici l’occasion d’instiller de nouvelles modalités au sein de certaines actions. L’un des grands chantiers du service chargé de l’action culturelle est de faire persister la culture, comme dimension, dans les nouveaux axes de la politique de la Ville, c’est à dire des Contrats Urbains de Cohésion Sociale. Le volet culture ayant disparu des priorités en 2006, la présence de financements en sa faveur dépend de la lecture qu’en font les acteurs sur le territoire. Ce contexte renforce la recherche, à l’extérieur, des ressources et de la légitimité pour l’action culturelle, auprès des acteurs du social, de la santé ou de l’administration pénitentiaire, par exemple. Il est l’occasion d’assister à une inversion complète de logique, dans la séquence lolf Objectif/Indicateur.
« Il y a cinq axes dans les cucs (éducation, citoyenneté, prévention de la délinquance, santé, qualité de la vie) avec un référent pour chacun. Or, Aucun référent n’intègre d’indicateur culture, et donc les porteurs de projets culturels se font laminer. D’où mon effort constant pour inscrire, sur chaque axe, un indicateur « culture ». Je me dis évidemment que s’il y a un indicateur, il va falloir définir un objectif, ce qui veut dire des financements (…). » (Entretien n° 6. Transmission – Nord Pas d’Aquitaine).
28La procédure comprend le lancement de l’appel à projet régional, la sélection des réponses en région, l’instruction des réponses en transversalité avec les autres services en région, la remontée puis le traitement en Centrale des dossiers, enfin, la redescente des crédits sur dossiers acceptés. Tout ce processus aboutirait à peu près aux mêmes résultats si le conseiller à l’action culturelle était chargé de répartir directement l’enveloppe. Le coût de traitement du projet serait ainsi fortement diminué. La question de l’efficience n’est donc pas prioritaire. Bien au contraire, cette centralisation des dossiers induit des modes de régulation proprement nationaux, qui se détachent nécessairement des terrains. Par exemple, s’agissant d’un dossier pour lequel le conseiller de l’action culturelle demande 11 000 €. S’il les demande, c’est qu’il a conclu un accord avec les partenaires – des collectivités territoriales – sur la répartition des soutiens. La Centrale examine l’affaire en commission, mais ne lui accorde que 8000€. Pourquoi ? Pour des raisons qui sont extérieures au dossier : il y avait trop de dossiers en spectacle vivant, donc on les aura tous baissés de 30%. Cela n’a rien à voir avec le dossier en propre, mais ça le compromet en totalité, puisque ces 11 000 € étaient cruciaux pour en garantir la mise en œuvre ! La reconcentration (axe vertical) a pour conséquence d’induire un resserrement (axe horizontal) du ministère sur lui-même, y compris dans les domaines où il s’appuie pour exister sur une interdépendance avec d’autres administrations ou les collectivités territoriales. On ne peut plus claire contradiction entre objectifs, modalités de mise en œuvre et principe d’efficience.
29Le diagnostic fortement répandu dans les drac, d’une reconcentration des pouvoirs au sein du ministère de la culture, repose largement sur une transformation à marche forcée de leurs pratiques. Après avoir pu bénéficier d’une certaine reconnaissance de leur légitimité, la suite de réformes ici étudiée (lolf, rgpp, Chorus) est perçue comme la mise en cause de ces fragiles et récents acquis. Toutefois, ce gouvernement des conduites ne parvient pas à écarter tout jeu, voire toute réappropriation de ces instruments, une forme de latitude permettant à certains agents de retrouver un espace d’autonomie. Ce n’est pas tant le cadre normatif et financier de la déconcentration qui est remis en cause, que la manière dont sont encadrés les moyens, les procédures et les agents. Cette recomposition repose à la fois sur la politisation et la dépolitisation de certains enjeux. C’est le « contrôle orienté ». Les secteurs très professionnalisés (et ainsi relativement dépolitisés, comme le patrimoine) peuvent être épargnés par cette rationalisation. À l’inverse, la médiatisation des grandes crises marquant le spectacle vivant lui garantisse un interventionnisme beaucoup plus clair du pôle politique de la Centrale.
30Le « contrôle orienté » permet également de souligner des différenciations fines dans la mise en œuvre des instruments de rationalisation de l’action publique au sein d’un même département ministériel. D’autres différenciations ont déjà été présentées à ce sujet. On pense aux travaux de Christopher Hood, montrant qu’il existe une distinction entre instruments selon les ressources d’autorité qu’ils mobilisent (Hood, 1993), et à ceux de Pierre Lascoumes, montrant que ces instruments se distinguent aussi selon le type de rapport politique qu’ils organisent et le type de légitimité qu’ils supposent (Lascoumes, 2004). Nous avons ajouté une dimension qui est plus explicitement politique et qui touche au domaine précis où cette rationalisation opère. Ainsi, nous avons révélé la présence de trois mécanismes distincts. Le premier, que nous avons vu s’illustrer dans le Patrimoine, est celui de la « gouvernementalité », au sens foucaldien du terme. Point n’est besoin de piloter à distance un secteur où la reconcentration est dans les mentalités, dans le réseau diversifié des procédures et valeurs communes. Le deuxième mécanisme est celui du « gouvernement à distance », où la décision elle-même est déportée d’un lieu à l’autre du spectre d’action publique, aux fins de contrôle de la substance en question. Il est caractéristique de ce qui s’opère en matière de Transmission des savoirs. Le troisième mécanisme celui de la « bipolarisation », où une différenciation s’institue entre une gestion déconcentrée des ressources ordinaires et l’activation centrale de ressources sélectives, de primes, de fonds ciblés, etc. Cette « bipolarisation », plus spécifique au domaine de la Création, est justifiée, comme les précédentes, par la singularité politique du secteur lui-même, et l’influence qu’on lui prête dans la société. Il n’est pas interdit de penser que la coexistence, au sein d’un même ministère, de plusieurs orientations du contrôle, soit applicable à d’autres administrations que celle de la Culture.
31Que nous enseigne au final cette enquête ? Elle nous montre que la fin de la déconcentration oscille entre un regain de puissance des échelons centraux – qui paraît signaler l’achèvement d’une structuration originale des politiques culturelles – et une redistribution des cartes qui implique autrement les cadres territoriaux, qui semble plutôt plaider pour un changement de vocation du modèle déconcentré, une autre « fin », donc.