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Exposer les arts de l’islam : défi culturel et patrimonial ou terrain d’expérimentation ?

Exposing Islamic arts: a cultural and heritage challenge or a testing ground?
Exponer el arte islámico ¿Desafío cultural y patrimonial o campo de pruebas?
Dominique Misigaro
p. 58-75

Résumés

Les arts de l’Islam couvrent un champ extrêmement large alliant objets d’art, peinture, sculpture, arts graphiques, matériel archéologique… Cependant, leur appellation laisse à penser qu’ils sont toujours liés à des aspects religieux et, dans un contexte politique et social qui brouille le message qui les entoure, il convient de s’interroger sur le type de médiation qui permet à un public occidental, peu familier des cultures et des langues véhiculées par ces œuvres, d’en comprendre la portée et la signification. Les arts de l’Islam peuvent-ils vivre avec les mêmes outils de médiation que les œuvres d’art occidentales ou nécessitent-ils une attention particulière ? Nous nous appuierons sur les approches très variées de trois grandes institutions – la Bibliothèque nationale de France, le musée du Louvre et l’Institut du monde arabe – qui ont choisi des options muséographiques et de médiation témoignant que la recherche est encore en cours d’expérimentation pour mettre en valeur le patrimoine des arts de l’Islam.

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Texte intégral

1Faut-il parler d’art de l’Islam ou d’arts de l’Islam ? La définition même des arts de l’Islam est complexe et reflète la largeur de ce champ patrimonial qui balaie une chronologie couvrant treize siècles, un territoire s’étendant de l’Espagne à l’Inde et de l’Afrique subsaharienne à l’Asie Centrale et une gamme d’œuvres touchant tous les domaines de l’art. De plus, l’« Art islamique ne s’applique pas aux formes artistiques d’une religion en particulier, car un grand nombre de ses monuments ont peu ou rien à voir avec la foi musulmane » (Grabar, 2000 :11-12). En effet, malgré la confusion portée par le terme « islam » qui renvoie à la fois à des notions religieuses et civilisationnelles, il existe, comme le souligne Oleg Grabar, un art « judéo-musulman », un art « islamo-chrétien » (2000) et surtout un art profane de l’Islam. Il est donc avant tout le produit d’une civilisation dont la population ou ses dirigeants sont majoritairement de confession musulmane.

2Cette opacité qui entoure la compréhension des arts de l’Islam en véhicule une perception cadrée par des a priori intégrés dans la pensée collective : les arts de l’Islam seraient religieux, aniconiques, centrés autour de la péninsule arabique et de l’Orient méditerranéen… Le contexte contemporain a renforcé cette perception en mettant en lumière l’islam en tant que religion liée au terrorisme ou aux questions sociales et sécuritaires. Comment faire en sorte de dégager les arts de l’Islam du tout religieux ? Comment faire adhérer à des œuvres dans un contexte social liant islam et violence ?

3Il nous faudra pour cela revenir sur les conditions de formation des collections d’art islamique en France et les objectifs premiers qui se sont imposés aux collectionneurs et institutions et ont conditionné leurs présentations. Au regard de cette histoire, il semble important de s’arrêter sur la manière dont muséographie, scénographie et médiation peuvent aujourd’hui mettre en valeur les arts de l’Islam et d’envisager les limites de ces outils. Enfin, l’apport de nombreux modes de médiation, dits innovants, semble pouvoir faire des dispositifs de présentation des arts de l’Islam un terrain d’expérimentation.

L’intérêt pour les arts de l’islam

La constitution des collections : un intérêt culturel puis patrimonial

4La présence d’œuvres d’art issues du monde islamique est attestée en France depuis le Moyen Âge, où elles entrent dans les trésors d’églises. Il s’agit alors majoritairement de textiles et de petits contenants utilisés pour accueillir les reliques des saints ou permettre de confectionner des vêtements pour les statues de dévotion. Même si certaines ont pu être obtenues dans le contexte des Croisades, l’intérêt pour ces œuvres est alors pleinement artistique, puisqu’il s’agit avant tout de choisir les objets et les matériaux les plus beaux afin de servir une cause divine.

5La Renaissance apporte une vision renouvelée des œuvres d’art islamique. Dès le xvie siècle, la Bibliothèque royale constitue une collection de manuscrits orientaux qui reflète l’intérêt des Occidentaux pour les écrits témoignant des sources de la religion chrétienne, mais également leur curiosité pour les littératures, pensées et langues de l’Orient.

  • 1 L’Ecole des jeunes de langues a été créée en 1669 à l’initiative de Colbert pour former les futurs (...)

6Le xviie siècle est le terreau d’un nouveau type d’amateurs qui se développera véritablement au xixe siècle : les orientalistes. L’apprentissage des langues orientales - arabe, persan, turc… - à des fins de traduction et de diplomatie conduit à la création d’institutions comme les Jeunes de Langue1 et à des déplacements plus nombreux en Orient. Les érudits ont dans un premier temps vocation à y recueillir des textes manuscrits et des inscriptions pour leurs commanditaires, en même temps qu’ils constituent leurs propres collections.

7À ce goût pour l’Orient dicté par des intentions d’apprentissage et des préoccupations politiques vient s’agréger au xixe siècle une vague de voyages à des fins scientifiques, exploratoires ou de pur plaisir. Elle s’appuie le plus souvent sur la découverte de sites antiques. Les architectes, dessinateurs ou peintres qui accompagnent ces expéditions rendent autant compte de l’évolution des fouilles que de la vie quotidienne de cet Orient qui fascine de plus en plus d’Occidentaux, dans une vision quelque peu fantasmée. Car la période est aussi celle des orientalistes sédentaires, de ceux qui se nourrissent des récits de voyageurs et d’un imaginaire tiré des livres pour se créer leurs propres collections.

  • 2 Georges Marye est conservateur-administrateur du musée national des antiquités algériennes d’Alger.
  • 3 Gaston Migeon est le premier conservateur de la section « arts musulmans » créée au musée du Louvre (...)

8L’époque oscille donc entre intérêt scientifique et vision d’un ailleurs qui conduisent à la constitution de collections le plus souvent cumulatives présentées dans des reconstitutions « folkloriques » d’intérieurs orientaux qui fusionnent les mondes arabe, turc, persan ou indien. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle qu’une approche scientifique des arts de l’Islam voit le jour avec le travail de spécialistes comme Georges Marye2 ou Gaston Migeon3. L’art islamique commence à être étudié comme un répertoire nouveau de formes et de techniques, puis comme un art religieux, ensuite envisagé dans une perspective ethnique, avant d’être considéré comme le produit d’une civilisation et exposé comme tel.

9L’intérêt pour l’Orient se double à partir de la fin du xixe siècle d’une vision liée à la colonisation, en particulier de l’Afrique du nord. S’intéresser à l’art islamique est alors assimilé à s’intéresser à un art qui appartient à une France élargie. Cependant, les œuvres issues de ces régions sont au départ surtout vécues comme des éléments de curiosité et des objets ethnologiques qui viendront compléter les collections du musée de l’Homme et du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie.

10En parallèle, des voyages en Orient s’organisent pour acquérir des pièces pour les musées qui commencent à déployer leurs collections, ainsi que pour les amateurs et collectionneurs dont le goût pour ce type d’œuvres se développe. Néanmoins, le véritable essor des collections d’art islamique et de leur présentation au public date plus sûrement de la seconde moitié du xxe siècle. Les grands musées internationaux se dotent alors de départements consacrés aux productions artistiques des pays concernés, antiques comme médiévales et modernes, et des musées spécifiquement consacrés à l’art islamique voient le jour. Il aura donc fallu attendre le xxe siècle pour que les arts de l’Islam commencent à entrer dans le champ du patrimoine et ne soient pas considérés que comme des témoignages historiques, religieux ou littéraires d’un Orient réel ou imaginaire.

11L’ouverture des institutions patrimoniales à des publics toujours plus nombreux et divers à partir des années 1970 profite également aux arts de l’Islam qui trouvent là une opportunité de se faire connaître. Parallèlement, la médiatisation du Moyen-Orient et du monde iranien durant les chocs pétroliers et les divers conflits armés des décennies suivantes amène le public à s’intéresser à une région encore peu connue. Le Moyen-Orient affirme son poids sur la scène géopolitique internationale et les regards se tournent vers tous les aspects constitutifs de sa société et sa civilisation.

12Les arts de l’Islam ont donc joué au fil des siècles des rôles très variés. Tour à tour œuvres purement esthétiques, témoignages religieux, historiques, littéraires ou ethnographiques, ils n’ont finalement acquis leur statut d’œuvres d’art que très tard. Cette variété d’approche se ressent dans la nature des collections, mais aussi dans la manière dont elles ont été patrimonialisées. Aujourd’hui encore, les institutions qui les accueillent n’y portent pas toutes le même intérêt et ont parfois bien du mal à positionner ces collections, souvent assez récentes, dans leur parcours d’exposition.

Un florilège d’institutions

13Les collections historiques d’arts de l’Islam se sont formées autour des collections royales et sont aujourd’hui principalement conservées à la Bibliothèque nationale de France et au musée du Louvre. Ce dernier a vu son fonds augmenté de l’important dépôt des collections de l’Union Centrale des Arts Décoratifs qui provenait pour sa part principalement de donations de collectionneurs. On peut ajouter à ces institutions historiques la collection plus ciblée du musée de la Cité de la Céramique de Sèvres. D’autres collections se sont constituées dans des institutions plus jeunes comme l’Institut du monde arabe, le musée du Quai Branly-Jacques Chirac ou le mucem. Enfin, les musées et bibliothèques de nombreuses villes de province forment très certainement la partie la moins connue et la plus inexplorée des collections d’arts de l’Islam françaises. Ils témoignent principalement de l’intérêt pour l’Orient qu’avaient au xixe siècle les amateurs et collectionneurs issus de la bourgeoisie et des milieux artistiques, qui ont donné ou légué leurs collections personnelles à leur ville de naissance ou de résidence.

14Au-delà de la constitution des collections, les institutions patrimoniales sont confrontées au défi du positionnement de ce patrimoine dans leur parcours muséographique. Elles doivent intégrer des œuvres atypiques en termes de largeur géographique, chronologique et typologique, dans des collections de nature et d’histoire variées. Il n’est qu’à examiner comment les œuvres d’art islamique ont été déplacées au sein du musée du Louvre pour comprendre cette schizophrénie des arts de l’Islam : n’ayant une existence indépendante de département que depuis 2003, la collection a tout d’abord été accueillie dans la section « arts musulmans » créée en 1893 au sein du département des objets d’arts, puis est passée en 1932 au sein du département des arts asiatiques et devenue la section d’art islamique du département des antiquités orientales en 1945 (Makariou, 2012). Le positionnement patrimonial de ces œuvres a donc été mouvant et repose aujourd’hui sur un fondement civilisationnel qui fait de ce département une entité à part au sein du musée, dont toute la collection est organisée autour de quatre départements typologiques – peintures, sculptures, objets d’art, arts graphiques – et trois départements d’antiquités – orientales, égyptiennes, grecques, étrusques et romaines. La singularisation spatiale des arts de l’Islam démontre une volonté de les mettre en valeur mais en fait, paradoxalement, des arts à part, qui ne viennent pas s’inscrire dans le déroulé général de la muséographie et pour lesquels il faut envisager une mise en valeur spécifique.

15L’Institut du monde arabe propose une approche très différente, centrée sur une approche culturelle du monde arabe. Bien que celui-ci ne soit pas forcément plus simple à définir pour les publics que le monde de l’Islam, il semble spontanément plus facile d’apporter une réponse muséographique cohérente à cette collection, dans la mesure où elle s’articule dans son intégralité autour de cette aire géoculturelle. Cependant, l’Institut du monde arabe a fait le choix d’intégrer dans sa collection un ensemble d’art islamique, un ensemble d’ethnographie et un ensemble d’art contemporain. Son défi porte donc plutôt sur l’imbrication de ces trois familles d’œuvres.

  • 4 Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, Le plateau des collections, l’exposition permanente, <http://w (...)

16L’approche géoculturelle ou géocivilisationnelle est celle qui préside également, sous des formes diverses, dans des institutions comme la Cité de la Céramique de Sèvres, le musée du Quai Branly, la Bibliothèque nationale de France et certains musées de province. L’organisation des collections se fait alors selon de grands repères géographiques – européen/ extra-européen, Occident/ Orient, Amérique/ Afrique/ Asie/ Océanie – puis par pays ou par langue. Cette entrée en entonnoir a le mérite de simplifier l’approche de ces collections, mais pose des barrières là où il n’y en a pas forcément. Le musée du Quai Branly semble avoir pris conscience de cette difficulté en sortant de son cadre organisationnel autour de quatre continents et en créant un cinquième espace intitulé « L’Afrique du nord et le Proche-Orient », à la jonction des espaces entre Afrique et Asie, afin de pouvoir y regrouper toutes les œuvres liées aux arts de l’Islam4. Mais la solution n’est jamais parfaitement acceptable : comment expliquer, par exemple, la présence d’œuvres iraniennes sous cet intitulé.

17En ce sens, la présentation géochronologique adoptée par le musée des Beaux-Arts de Dijon ou la galerie du Temps du Louvre-Lens ne semble pas plus incohérente que les précédentes. Elles placent les arts de l’Islam dans la même séquence temporelle que leurs contemporains européens, sans en faire un domaine spécifique de l’art.

18Il nous semble enfin essentiel de ne pas passer sous silence l’immense majorité des collections d’arts de l’Islam qui sommeillent dans les réserves de très nombreux musées français. Car là est probablement la véritable spécificité muséographique de ce domaine. Par moindre intérêt supposé du public, manque de spécialistes, méconnaissance de leur histoire, il est souvent remisé dans les profondeurs de réserves que seules les opérations de récolement viennent réveiller. Les occasions de voir ces œuvres se présentent le plus souvent uniquement lors d’expositions temporaires qui abordent une vision choisie et spécifique de cette production artistique autour d’une époque, d’un pays, d’une technique, d’un collectionneur.

19La variété des institutions qui accueillent des œuvres issues de la civilisation islamique engendre une multitude de réponses face aux choix et aux modalités de leur mise en valeur. Elles contribuent à complexifier la perception que les publics se créent de cet art.

La vision du public

20L’orientalisme du xixe siècle a longtemps eu un fort impact sur l’image des arts de l’Islam proposée aux publics occidentaux. La vision rêvée d’un Orient des Mille et une Nuits vient, pour ce qui est du public français, se mélanger à l’impression de familiarité liée à la présence coloniale et postcoloniale au Maghreb. Cependant, au-delà de cette vision contemporaine, on peut s’interroger sur le niveau de connaissance des territoires et de l’histoire de la civilisation islamique. Ses grandes étapes sont-elles connues ? À l’exception des Ottomans, dynastie probablement la plus « médiatisée », les autres dynasties sont-elles identifiées à une région et une époque ? Quel est le rôle de la religion dans le développement de cette civilisation ?

21Ces sujets sont peu présents dans le terreau commun occidental. De plus, la médiatisation du monde islamique se fait depuis une quarantaine d’années autour de questions géopolitiques liées aux conflits armés et aux ressources énergétiques et depuis vingt ans autour des questions de terrorisme islamiste. La puissance des médias entoure ainsi le monde l’Islam, au sens civilisationnel, d’une aura négative faite de violence, reliée au monde de l’islam, au sens religieux. Le mot « islam » est alors largement et pratiquement uniquement assimilé à la religion, rendant ainsi complexe la volonté d’en montrer d’autres facettes.

  • 5 Nous utiliserons le mot « scénographie » pour évoquer les aspects pratiques de la mise en expositio (...)

22Dès lors, on peut s’interroger sur la manière dont la muséographie, la scénographie5 et la médiation peuvent répondre ou à tout le moins minimiser les écarts culturels d’approche de cette civilisation, à la fois mal connue et à la vision déformée par l’actualité médiatique.

23Certes, les arts de l’Islam ne sont pas uniquement liés au domaine religieux. Mais même dans le domaine religieux, leur perception est faussée, car uniquement reliée à la foi musulmane, alors que les productions des régions et des artisans concernés intègrent également des œuvres liées au christianisme, au judaïsme, à l’hindouisme, ou des références au zoroastrisme ou au bouddhisme. De plus cette prévalence supposée du religieux dans l’art islamique amène à l’incompréhension aujourd’hui encore la plus manifeste dans les arts de l’Islam : la tentation de l’aniconisme.

24Ces constatations suggèrent que l’approche d’une civilisation dont la majorité des publics est culturellement éloignée constitue un handicap préalable à sa bonne appréciation. Cela est certes exact, mais il convient de ne pas trop exagérer ce facteur géoculturel car les mêmes publics n’ont probablement pas plus les codes de déchiffrage d’une œuvre religieuse du xviie siècle européen qui manie l’iconographie des saints dans le contexte de la Contre-Réforme. Cependant, remettre en cause la vision biaisée des arts de l’Islam par les outils muséographiques semble nécessaire.

Muséographie, scénographie et médiation des arts de l’islam

Un choix d’œuvres signifiant

25La vision biaisée et les a prioris sur les arts de l’Islam font du choix des œuvres présentées la première étape d’une appropriation de ce domaine patrimonial.

26L’habitude des institutions patrimoniales de ne présenter que les œuvres les mieux conservées, les plus extraordinaires ou les plus visuelles éclipse une grande partie des productions artistiques et détourne l’attention sur une sélection forcément contraignante en matière de signification. Dans le domaine des arts de l’Islam, cela se traduit avant tout par la présentation d’un art princier, certes représentatif de la puissance de commande des cercles officiels, mais limitatif quant à l’envergure des productions. Les artefacts plus ordinaires, considérés comme de moindre valeur artistique et esthétique, sont plus facilement laissés de côté, à moins qu’ils ne témoignent de fouilles archéologiques. Ils représentent pourtant un art du quotidien, de différents niveaux de l’échelle sociale, que les institutions ont tendance à reléguer au domaine de l’ethnologie. Ainsi s’opère par exemple de manière presque naturelle une répartition des œuvres d’arts de l’Islam entre le musée du Louvre et le musée du Quai Branly, ce dernier s’intéressant avant tout à la vie quotidienne des populations concernées, via les productions intervenant dans les domaines de l’habillement ou de l’aménagement de l’habitat, alors qu’il ne se définit pas spécifiquement comme un musée d’ethnologie. De son côté, le musée du Louvre s’affiche avant tout comme un musée de Beaux-Arts et met en avant, au sein de sa large collection d’arts de l’Islam, des œuvres qui viennent appuyer cette conception de l’institution.

  • 6 Georges Marye organise en 1893 la première « exposition d’art musulman » au palais de l’Industrie, (...)
  • 7 Gaston Migeon organise l’« exposition des arts musulmans » de 1903 à l’Union Centrale des Arts Déco (...)

27Au-delà des commanditaires qui ont imprimé leur marque sur la production des arts de l’Islam, il est essentiel d’en montrer la diversité de contexte d’utilisation. Si les productions regroupées sous ce vocable sont encore bien souvent assimilées à un art religieux, la faute en revient très certainement à la fois à la méconnaissance des publics sur cette civilisation, mais aussi à la confusion entretenue par les professionnels. Des « arts musulmans » de Georges Marye6 et Gaston Migeon7 aux arts « arabe », « persan », « turc », l’appellation est devenue « arts islamiques » ou « arts de l’Islam » dans la seconde moitié du xxe siècle. L’intention louable de ne pas vouloir enfermer ces productions dans un vocable entièrement lié à un aspect religieux ou ethnique ne tient plus aujourd’hui où le mot « islam » s’inscrit dans le quotidien international. De plus, la subtile différence sémantique entre « islam », représentant les aspects liés à la religion, et « Islam », touchant à ceux de la civilisation, n’est connue que des historiens d’art et, qui plus est, des spécialistes francophones, puisque la distinction ne se fait pas en anglais. Ainsi, la question de l’appellation de ce domaine artistique reste problématique et n’arrive pas à s’extraire de notions religieuses. Mais qu’en est-il alors des œuvres à caractère chrétien ou juif produites dans des régions sous domination musulmane, ou de la grande production d’œuvres profanes ?

  • 8 “The term Islamic art not only describes the art created specifically in the service of the Muslim (...)

28Les institutions patrimoniales cherchent à expliquer ces notions par le discours8, mais la visualisation concrète de cette variété matérielle est probablement la meilleure médiation qui soit pour leurs publics. Consacrer un espace d’exposition à la thématique « Que sont les arts de l’Islam ? », qui vienne poser les bases de ces productions, pourrait constituer une approche immédiatement parlante et serait une manière simple d’entrer dans cette civilisation islamique que les institutions cherchent à promouvoir aux dépends d’un art du tout religieux, que certains groupes politisés extrémistes cherchent actuellement à mettre sur le devant de la scène. L’Institut du monde arabe a tenté une approche allant dans ce sens en débutant son parcours des temps de l’Islam par une thématique « Sacré et figures du divin » qui met en parallèle les Livres des trois religions monothéistes. Cependant il ne s’agit pas véritablement d’œuvres qu’on peut qualifier d’« islamiques », en ce qu’elles n’ont pas été produites dans des régions et à des périodes qui s’inscrivent dans la civilisation islamique.

29La première médiation des arts de l’Islam s’inscrit donc avant tout dans le choix d’œuvres réalisé, dans sa variété géographique et historique, mais surtout dans une variété signifiante en termes de commanditaires et de domaines d’utilisation des œuvres.

Les limites de la scénographie

30Les arts de l’Islam sont aujourd’hui abordés par les grandes institutions patrimoniales internationales soit comme un département à part entière, soit dans des musées dédiés à l’art islamique. La scénographie qui leur est appliquée s’inscrit donc dans des contraintes qui peuvent être liées à l’établissement qui les accueille, par exemple dans une volonté d’homogénéité de la scénographie de l’ensemble des collections de l’établissement ou dans l’intention de participer à son image globale. Ainsi, si un dispositif de présentation spécifique aux arts de l’Islam semble possible à mettre en place dans les musées qui leur sont dédiés, il l’est moins dans les musées généralistes. Il n’en reste pas moins que les œuvres qui relèvent de ce domaine obéissent à des particularités.

31L’une des caractéristiques premières des arts de l’Islam est leur largeur de spectre : de la céramique à la sculpture, de l’orfèvrerie à la peinture, de l’architecture à l’art du livre, ils font la synthèse de ce que de nombreux établissements patrimoniaux séparent parfois, pour des raisons de clarté supposée de présentation, mais aussi pour des raisons de conservation. La variété est à la fois une opportunité et une difficulté. La présentation faite par le musée du Louvre en est un témoignage éloquent puisque dans un même espace complètement ouvert sont présentés des céramiques, œuvres en bois, tapis, manuscrits, objets en métal… La contrainte de conservation est donc prégnante, surtout lorsque le choix de vitrines fait par le muséographe au départ du projet n’est plus modifiable dans le courant de la vie de la collection.

32Cependant, cette variété constitue également une véritable opportunité de mise en contexte des objets, voire de mise en situation des œuvres. Si, comme le soulignait en 1903 Gaston Migeon évoquant l’exposition d’art musulman de 1893, on n’en est plus au pittoresque d’un « Orient pour touristes peu curieux » et de pièces drainées au cours des « flâneries dans les bazars de l’Orient » (Migeon, 1903 : 3 ; Saladin, Migeon, 1907), la récurrence de certains thèmes iconographiques entre les différents supports ou la mise en abyme de certaines œuvres dans d’autres œuvres sont une occasion inouïe d’apporter une démonstration par l’objet : de nombreuses miniatures illustrent par exemple la présence de tapis ou céramiques dans les intérieurs palatiaux, tandis que l’on retrouve les mêmes formes dans des supports en métal, céramique ou verre. La mise en parallèle de ces œuvres est alors probablement le meilleur outil scénographique d’explication du mode d’utilisation d’un objet ou de sa déclinaison matérielle.

  • 9 Le Metropolitan Museum de New York présente une Damascus Room de l’époque ottomane, identifiée comm (...)

33En revanche, comme l’évoquait Gaston Migeon, il peut s’avérer dangereux de vouloir recréer des environnements complets dans l’esprit de period rooms, au risque de tomber dans la caricature orientaliste du xixe siècle et d’une vision fantasmée de l’Orient qui ne participe pas d’une démonstration véritablement scientifique. Certaines institutions utilisent néanmoins cet outil de manière parcimonieuse9. Pour les époques les plus récentes, la photographie et les dessins réalisés par les voyageurs des xixe et xxe siècles constituent cependant des apports essentiels en matière de compréhension et de remise en contexte d’objets qui, comme toutes les œuvres patrimonialisées, perdent de leur sens lors de leur « mise en musée ».

  • 10 Davallon utilise le terme « muséologie » au sens de « technologie de mise en exposition », que nous (...)

34De la variété des arts de l’Islam émerge une singularité liée à leur matérialité. D’un Coran miniature à une reconstitution architecturale, ils naviguent de l’infiniment petit au magistral. Cet atout est néanmoins complexe à mettre en valeur dans des espaces d’exposition où les œuvres se concurrencent entre elles. Un panneau de céramique haut en couleur ne sera-t-il pas toujours plus attirant à l’œil – le premier sens mis en action dans une institution muséale – qu’une page de Coran ? Une stèle funéraire pourra-t-elle facilement concurrencer une lampe en verre émaillé et doré ? Variété et singularité sont des axes de mise en valeur la muséographie vient soutenir. Les muséologies « de l’objet », « du savoir » et « de point de vue » analysées par Jean Davallon (2006)10 représentent ainsi différentes options de valorisation des collections.

35Dans une muséographie de l’objet, faire expérimenter la variété des arts de l’Islam peut s’entendre, d’un point de vue scénographique, par la mise en relation de divers objets de nature différente dans des unités d’exposition communes. Au contraire, singulariser revient à isoler. Une œuvre dont on ne connaît que quelques exemplaires similaires ne peut qu’être présentée isolément pour en communiquer l’originalité. A contrario, lorsque l’Institut du monde arabe choisit de confronter une dizaine de Corans ou de feuillets de Coran dans une même vitrine, ce n’est pas tant pour attirer l’attention sur chacun d’entre eux en tant qu’œuvre singulière mais plutôt pour afficher la diffusion de l’islam via son Livre à travers tout l’empire islamique.

36Dans cette multitude d’options de scénographie, le risque est réel d’aller vers la facilité, en l’occurrence vers ce qui est considéré comme beau ou visuellement spectaculaire, particulièrement dans un monde muséal où les œuvres se font concurrence entre elles. Ce risque, que souligne Jean Clair, s’incarne pour lui dans le travers de la mise en avant de la délectation, qu’il considère comme superflue car « l’étude même de l’objet contient en soi sa récompense et son plaisir » (Clair, 2007). Cette vision intellectuelle, qui conduirait les seuls scientifiques et amateurs avertis à apprécier une œuvre, exclut l’immense majorité du public, qui se satisfait d’un plaisir peut-être plus modeste, mais cependant bien présent. Comment expliquer sinon les centaines de millions de visiteurs des institutions culturelles ? Ne pratiqueraient-ils qu’une déambulation visuelle et dénuée de sens dans ces espaces de culture ? Néanmoins, la réflexion de Jean Clair incite à s’interroger sur le pourquoi et le comment de la délectation qui conduit à présenter, par des moyens parfois outranciers, ce qu’on a renoncé à faire comprendre ou, à tout le moins, auquel on n’a pas réussi à apporter une explication satisfaisante. Cette situation se présente de manière particulièrement aigüe dans le domaine des arts de l’Islam, dans la mesure où de nombreuses œuvres comportent des inscriptions que, pour la plupart, nous ne déchiffrons pas. La tentation de la séduction visuelle est alors forte car elle peut compenser la difficulté à expliquer. La balance du beau et de l’utile est un équilibre difficile à gérer pour tous les types de présentation.

Des moyens de médiation encore sous-exploités

37La médiation constitue un facteur majeur d’appropriation de l’œuvre par le public. Le discours expographique écrit, oral ou visuel, ajouté au dispositif de présentation, assure à l’exposition un rôle de médium qui « constitue le maillon indispensable entre le milieu producteur et les publics » (Poli, 2003). Toutefois, les institutions patrimoniales pâtissent de la discordance entre la médiation qu’elles proposent et ce que les visiteurs attendent.

38L’écrit est encore aujourd’hui le moyen de médiation le plus plébiscité par les institutions patrimoniales dans tous les domaines de l’art. Il s’avère absolument indispensable pour reposer les cadres de l’aire géoculturelle d’où sont issues les œuvres exposées et pour les inscrire dans une époque. Il permet également d’aborder certaines notions techniques. Le panneau de section, de vitrine ou le cartel semblent donc les outils de médiation les plus immédiatement logiques pour porter une information concernant une œuvre ou une famille d’œuvres. Cependant, les encarts écrits, le plus souvent normalisés pour assurer l’unité d’une institution culturelle et les prescriptions en matière de langues proposées au public, ne permettent pas fréquemment de communiquer une information très longue.

39Or, dans un domaine culturellement éloigné de la majorité des publics, il est nécessaire d’apporter des informations additionnelles, sur la culture, la société, la religion, les influences iconographiques… Mais un cartel ne peut pas tout dire : ce que le visiteur voit ou lit en premier est ce qui va l’accrocher et lui donner envie de lire la suite, soit parce qu’il cherche une information et comprend qu’il va la trouver, soit parce que quelques mots le retiennent. Il est donc presque étonnant de débuter un cartel par des notions techniques, parfois très rébarbatives. Le cartel ne devrait être construit que sur un seul argument et toutes les informations supplémentaires traitées de manière détachée. À cet effet, il est d’ailleurs intéressant de voir l’importance relative des éléments communiqués dans les cartels selon les institutions. Quand le musée du Louvre choisit de commencer par un bloc identificatoire, suivi d’un bloc d’éléments supplémentaires dans une typographie plus fine et petite, l’Institut du monde arabe a la démarche inverse et met d’abord en avant des éléments de contextualisation et d’explication, puis le titre de l’œuvre, avant de reléguer les éléments techniques en plus petit et dans une couleur différente. Même si les informations présentées peuvent globalement être les mêmes, la différence de démarche dénote une approche qui se centre sur l’œuvre présentée au musée du Louvre alors qu’elle s’ouvre immédiatement sur le contexte de l’œuvre à l’Institut du monde arabe. Cela traduit la volonté de ce dernier d’intégrer chaque œuvre dans une histoire. Cette approche est particulièrement utilisée pour les œuvres qui n’attirent pas spontanément l’œil, qui ne parlent pas d’emblée au visiteur ou pour lesquelles il y a un effort intellectuel à faire (feuillet manuscrit, tesson de céramique…). L’objectif est alors que le cartel soit le point d’appel et que le visiteur retourne ensuite vers l’œuvre. Nous sommes là dans une démarche très spécifique, peu assumée dans les musées, qui n’admettent pas, pour la plupart, qu’on doive passer par le cartel pour arriver à l’œuvre. Cependant, c’est une tendance qu’il faut prendre en considération car, même si elle reste limitée à certains types d’œuvres dans le cas de l’Institut du monde arabe, elle reflète néanmoins la façon dont une partie croissante du public des musées aborde les œuvres.

40La médiation audiovisuelle représente un complément intéressant à la médiation écrite dans la mesure où elle peut traiter de sujets beaucoup plus vastes, éventuellement laissés au choix du visiteur, mais surtout de manière illustrée. Dans une société du son et de l’image, l’audiovisuel est un outil d’information adapté à de nombreux publics : enfants, adolescents, personnes peu familières de l’écrit, personnes âgées, déficients visuels… Cependant, cet outil présente deux difficultés majeures : la possibilité de se perdre dans les informations fournies et surtout celle d’éloigner le regard de l’œuvre. Or, dans le parcours d’exposition, la médiation s’impose pour amener le public vers l’œuvre en posant les cadres de ce domaine particulier que sont les arts de l’Islam. Elle le guide en sélectionnant l’information mise à sa disposition en regard de chaque œuvre et en lui permettant de faire des liens avec un contexte de création ou un contexte culturel. La médiation autorise aussi à ouvrir la réflexion et à construire des ponts vers un approfondissement de certains sujets, vers d’autres domaines de l’art ou d’autres cultures. Quel que soit l’outil utilisé – écran, borne multimédia, projection, application mobile – la souplesse de l’audiovisuel en termes de quantité et de nature d’information disponible – photo, vidéo, animation, graphique, schéma… – apporte une information inédite et presque illimitée. Mais elle est physiquement le plus souvent détachée des œuvres et traite de sujets qui apportent certes une information, mais ne focalisent pas forcément l’intérêt sur l’œuvre, dans la mesure où ces outils sont en général développés pour être pérennes et perdurer au-delà des rotations d’œuvres.

41Dans un domaine où la sensibilité se porte parfois à fleur de peau quand il touche à des questions d’actualité ou de religion, la médiation humaine semble finalement la plus subtile et la plus facilement modulable pour pouvoir traiter de manière nuancée des sujets liés à une distance culturelle entre les œuvres et les publics. Aborder des sujets qui peuvent soulever la polémique nécessite la sensibilité de la présence humaine, qui fait passer le discours par le verbe aussi bien qu’une médiation écrite, mais qui peut y ajouter la tonalité, le rythme, le silence et surtout la réponse au questionnement.

Repenser les moyens de médiation

42Il semble complexe de faire endosser aux formes traditionnelles de médiation la mission d’apporter les clés de lecture des arts de l’Islam, de par la variété et la complexité apparente de ce domaine patrimonial. Dès lors, interrogeons-nous sur l’opportunité de privilégier une nouvelle utilisation des moyens de médiation existants ou le développement de nouveaux moyens.

  • 11 Shahnameh (« Livre des rois ») : épopée épique persane écrite par Ferdowsi (vers 940-vers 1020) rel (...)

43La nécessité de faire passer des messages très variés sur les œuvres qui composent le domaine des arts de l’Islam semble favoriser la mise à disposition d’une information large, mais diffusée en fonction de chaque œuvre ou groupe d’œuvres présenté. Un encart sur la littérature persane viendra appuyer la présentation d’un manuscrit du Shahnameh11 ; une explication sur la technique du verre émaillé et doré complètera la présentation d’une lampe de mosquée réalisée dans cette technique. Dans cette volonté d’apport de matière signifiante pour le visiteur, l’importance est cependant autant le fonds communiqué que son séquençage et son juste positionnement dans le parcours de l’exposition. L’impact de l’information apportée sera fortement augmenté si elle se trouve près d’un exemple concret de son application : que se rappelle un visiteur d’un long texte d’introduction à orientation littéraire, politique, religieuse ou historique, une fois qu’il a parcouru une cinquantaine d’œuvres dans une galerie d’exposition ? En revanche, lui proposer une explication argumentée sur l’« interdit de la figuration en Islam », en regard de la première œuvre figurée d’envergure de l’exposition, dont on est certain qu’il va s’y arrêter car la scénographie l’aura mise en valeur à ce dessein, est probablement la meilleure opportunité de revenir sur ce poncif. Il n’est d’ailleurs pas inutile d’envisager une thématique récurrente sur « les idées reçues des arts de l’Islam », attachée à une série d’œuvres qui jalonnent le parcours d’exposition.

  • 12 De manière stricte, la translittération est un procédé qui consiste à transposer mécaniquement, let (...)
  • 13 La transcription restitue, en plus de la transposition lettre à lettre, la prononciation en ajoutan (...)

44Il semble également essentiel de poser la question spécifique du verbe dans le domaine des arts de l’Islam. Les inscriptions constituent pour tous les supports de cet art des véhicules essentiels d’information sur la réalisation de l’œuvre et d’identification de ses références littéraire ou historique. Or cet écrit n’est déchiffrable que par une infime minorité des publics et laisse aux autres un sentiment d’inachèvement face à la compréhension de l’œuvre. On peut donc envisager que la translittération12, mais plus sûrement la transcription13 et la traduction des inscriptions et des textes, soit une option à développer. Elle l’est assez facilement pour les courtes épigraphies qui figurent sur la majorité des objets, beaucoup moins pour les textes littéraires ou poétiques qui jalonnent l’art du livre ou les éléments d’architecture. Les outils multimédias et la médiation orale sont alors probablement la meilleure option de dévoilement des textes qui fondent certaines œuvres et font entrer dans le cœur des autres.

45La médiation écrite a effectivement un rôle de passeuse de clés culturelles, cependant de manière limitée dans la mesure où elle n’est pas démultipliable à l’infini pour des raisons d’espace et de capacité de lecture des publics. De plus elle conduit le visiteur à éloigner son regard de l’œuvre. Toute la subtilité de sa rédaction consiste donc à en doser la longueur afin qu’elle soit lue, tout en incitant le visiteur, dans sa formulation, à la quitter pour déplacer son regard vers l’œuvre. Elle relève donc d’un travail conjoint entre apport scientifique et écriture littéraire.

46Les capacités techniques du multimédia tendent à faire penser qu’il pourrait avantageusement compléter voire remplacer les outils traditionnels de médiation écrite, audiovisuelle et même orale. Cependant, les moyens aujourd’hui déployés par les institutions patrimoniales sont encore très modestes et se bornent le plus souvent à une « multimédiatisation » de leur médiation écrite ou audiovisuelle. Le multimédia est encore peu développé pour lui-même, malgré l’étendue de ses capacités techniques et la variété de ses possibilités d’approche du domaine patrimonial. Le développement des outils multimédias ouvre le champ des possibilités de médiation de manière incommensurable. Du simple audiovisuel à la réalité augmentée, en passant par les bornes numériques ou les applications mobiles et sites internet, il est techniquement possible de fournir à chaque type de public spécifique une information parfaitement adaptée, d’excellente qualité, à jour en permanence, interactive et qui laisse de la place à l’œuvre. Cependant, de tels outils sont encore très peu usités dans les parcours permanents, comme dans les expositions temporaires.

  • 14 L’enquête réalisée un an après l’ouverture des nouvelles salles du département des arts de l’Islam (...)
  • 15 Trésors royaux de la bibliothèque de François Ier, Blois, château royal, 04/07-18/10/2015.

47Le musée du Louvre positionne dans son parcours de visite des arts de l’Islam quelques bornes audio qui diffusent des textes en arabe, persan et turc et quelques bornes audiovisuelles qui présentent des films sur certaines techniques de fabrication, sur la calligraphie ou sur un point historique. Les éléments d’enquête recueillis à ce sujet montrent leur utilisation encore modeste14. L’Institut du monde arabe a choisi les témoignages par vidéo d’un certain nombre de chercheurs et d’intellectuels qui jalonnent le parcours de visite. La Bibliothèque nationale de France a également fait quelques tentatives d’insertion dans ses parcours d’expositions temporaires de feuilletoirs numériques de manuscrits qui permettent d’apprécier l’intégralité d’un manuscrit dont seule une page est exposée. Elle a également proposé l’utilisation de flashcodes dans certaines expositions comme Trésors royaux de la bibliothèque de François Ier15 . Une fois photographiés, ils renvoient vers Gallica, la bibliothèque en ligne de l’institution, qui comporte les volumes intégralement numérisés en haute définition et en couleur des œuvres présentées.

48Ces quelques exemples laissent entrevoir les immenses possibilités de ces outils, pour certains parfaitement adaptés aux arts de l’Islam. En effet, quoi de plus utile qu’une borne multimédia qui vous offre la possibilité de zoomer sur des détails de quelques millimètres d’un métal incrusté ou d’une miniature, à la manière d’une loupe ? Qui mieux que la réalité augmentée pourrait faire comprendre la fonction d’un élément architectural en le replaçant dans son architecture d’origine ? Aujourd’hui, ces outils subissent deux blocages majeurs au sein des institutions patrimoniales. Ils nécessitent un investissement technique, humain et financier dont la majorité des institutions ne dispose pas, d’autant qu’il s’agit d’un travail récurrent nécessitant une obligation de mise à jour régulière. Mais ils nécessitent également une volonté qui n’est pas présente dans nombre d’institutions, car ils engendrent une perte de pouvoir des responsables de collection qui peuvent y voir un abandon du tout scientifique au profit de la médiation que d’aucuns assimilent encore à tort à une vulgarisation simpliste.

49Dans ce cadre, la médiation humaine constitue un entre-deux qui permet d’apporter de la matière sans trop éloigner l’attention de l’œuvre – ce que l’on peut éventuellement reprocher aux outils multimédias dans leur ensemble –, une matière qui peut se renouveler plus facilement qu’un outil technique et surtout une adaptation aux interrogations spécifiques des visiteurs. Le médiateur a le pouvoir de moduler son intervention, de la transmission d’information au sens scolaire du terme, à la remise de clés qui doivent permettre au visiteur de faire lui-même le chemin de l’interprétation des œuvres.

Conclusion

50Les arts de l’Islam nécessitent-ils un travail plus approfondi de muséographie, scénographie et médiation que leurs équivalents occidentaux, comme pourrait le laisser croire la distance culturelle supposée entre les publics français et ce domaine de l’art ?

51Du point de vue de la muséographie, nous sommes tentés de répondre positivement car la variété typologique des œuvres amenées à être exposées dans un même espace implique un choix signifiant d’œuvres qui exprime en soi ce que sont les arts de l’Islam en termes de largeur chronologique et géographique, mais aussi en termes de fonctionnalité et de rattachement à telle ou telle religion. La scénographie qui en découle doit amener à voir cette variété, ce monde qui navigue de l’infiniment petit au monumental, où des œuvres de techniques très variées peuvent illustrer une même thématique. En revanche, le regard sur la médiation de ce domaine de l’art est moins catégorique. Les publics occidentaux ne sont aujourd’hui pas forcément plus proches de l’Occident chrétien du Moyen Âge, de l’histoire romaine ou de la symbolique de la peinture européenne du xviie siècle que des arts de l’Islam, même s’ils s’imposent eux-mêmes ces barrières culturelles.

52Au final, la « jeunesse » des arts de l’Islam dans les collections nationales est surtout l’occasion de rappeler quelques poncifs de la visite en institution muséale et la possibilité d’imaginer un musée mieux adapté aux besoins de ces publics, notamment grâce à des outils technologiques encore peu usités. La mise en contact avec une œuvre implique de permettre de la regarder, de s’en délecter, de la comprendre ou de la faire comprendre en en donnant des clés via des outils techniques ou humains. Pour cela les outils de médiation du futur, si tant est qu’on les laisse entrer dans le musée, apporteront certainement de nouvelles réponses à ces problématiques, à la fois pour les œuvres de domaines prétendument moins connus que sont toutes les œuvres d’art extra-européen, que pour les nouveaux publics que toutes les institutions cherchent à faire entrer dans le domaine patrimonial.

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Bibliographie

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Clair Jean, 2007, Malaise dans les musées. Paris, Flammarion, coll. Café Voltaire.

Davallon Jean, 2006, « Analyser l’exposition : quelques outils », Museums.ch, 1, 116-125.

Desvallées André, Mairesse François, dir., 2011, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, Armand Colin.

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Labrusse Rémi, 1998, « Paris, capitale des arts de l’Islam ? Quelques aperçus sur la formation des collections françaises d’art islamique au tournant du siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1997, 275-311.

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Migeon Gaston, 1903, « L’exposition des arts musulmans au musée des arts décoratifs », Les Arts, n° 16, n.p.

Musée du Louvre, Direction de la recherche et des collections, Etudes et recherches sur les publics, 2014. Etude des publics, de la réception et des usages de visite du nouveau département des Arts de l’Islam.

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Saladin Gaston, Migeon Gaston, 1907, Manuel d’art musulman, vol. 1 et 2, Paris, éditions Auguste Picard.

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Notes

1 L’Ecole des jeunes de langues a été créée en 1669 à l’initiative de Colbert pour former les futurs interprètes en langues du Levant : turc, arabe, persan, arménien… Elle a été absorbée en 1873 par l’École spéciale des Langues orientales, aujourd’hui Institut National des Langues et Civilisations Orientales.

2 Georges Marye est conservateur-administrateur du musée national des antiquités algériennes d’Alger.

3 Gaston Migeon est le premier conservateur de la section « arts musulmans » créée au musée du Louvre en 1893 et le premier véritable spécialiste du domaine. Egalement administrateur de l’Union Centrale des Arts Décoratifs pendant vingt-sept ans, il fait entrer l’art islamique dans les deux institutions.

4 Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, Le plateau des collections, l’exposition permanente, <http://www.quaibranly.fr/fr/collections/toutes-les-collections/le-plateau-des-collections/lafrique-du-nord-et-le-proche-orient/>.

5 Nous utiliserons le mot « scénographie » pour évoquer les aspects pratiques de la mise en exposition et le mot « muséographie » pour évoquer la réflexion intellectuelle présidant à cette mise en pratique.

6 Georges Marye organise en 1893 la première « exposition d’art musulman » au palais de l’Industrie, à Paris.

7 Gaston Migeon organise l’« exposition des arts musulmans » de 1903 à l’Union Centrale des Arts Décoratifs et écrit en 1907 avec Henri Saladin le premier manuel qui fait référence, Manuel d’art musulman.

8 “The term Islamic art not only describes the art created specifically in the service of the Muslim faith (for example, a mosque and its furnishings) but also characterizes the art and architecture historically produced in the lands ruled by Muslims, produced for Muslim patrons, or created by Muslim artists.” The Metropolitan Museum of Art, Department of Islamic Art, Heilbrunn Timeline of Art History, “The Nature of Islamic Art”, octobre 2001, <http://www.metmuseum.org/toah/hd/orna/hd_orna.htm>.

9 Le Metropolitan Museum de New York présente une Damascus Room de l’époque ottomane, identifiée comme period room, même s’il s’agit d’une salle d’audience complète acquise en tant que telle.

10 Davallon utilise le terme « muséologie » au sens de « technologie de mise en exposition », que nous rattachons pour notre part plutôt à la concrétisation de la muséographie. Les notions de « muséologie de l’idée » et de « muséologie de l’objet » avaient déjà été abordées par Duncan Cameron en 1968 : CAMERON, Duncan, « Viewpoint : the museum as a communication system and implications for museum education », Curator, XI, n° 1, mars 1968, p. 33-40.

11 Shahnameh (« Livre des rois ») : épopée épique persane écrite par Ferdowsi (vers 940-vers 1020) relatant l’histoire de l’Iran, de la création du monde jusqu’à l’arrivée des Arabes en Iran.

12 De manière stricte, la translittération est un procédé qui consiste à transposer mécaniquement, lettre par lettre, les signes d’un alphabet dans un autre alphabet, pour ce qui nous concerne de l’alphabet arabe à l’alphabet latin.

13 La transcription restitue, en plus de la transposition lettre à lettre, la prononciation en ajoutant les voyelles muettes.

14 L’enquête réalisée un an après l’ouverture des nouvelles salles du département des arts de l’Islam du musée du Louvre (Etude des publics, de la réception et des usages de visite du nouveau département des Arts de l’Islam, musée du Louvre, Direction de la recherche et des collections, Etudes et recherches sur les publics, avril 2014, p. 4) affiche une consultation des écrans multimédias par 37 % des visiteurs - 24 % de manière rapide et 13 % de manière prolongée - alors que 29 % les ont vus et pas consultés et que 39 % ne les ont pas vus.

15 Trésors royaux de la bibliothèque de François Ier, Blois, château royal, 04/07-18/10/2015.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Misigaro, « Exposer les arts de l’islam : défi culturel et patrimonial ou terrain d’expérimentation ? »Sciences de la société, 99 | 2016, 58-75.

Référence électronique

Dominique Misigaro, « Exposer les arts de l’islam : défi culturel et patrimonial ou terrain d’expérimentation ? »Sciences de la société [En ligne], 99 | 2016, mis en ligne le 13 février 2019, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/5389 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.5389

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Auteur

Dominique Misigaro

Collaboratrice scientifique, Musée du Louvre, Département des Arts de l’Islam (75058 Paris cedex 01).
dominique.misigaro@louvre.fr

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