- 1 La loi de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’Environnement, dite loi Grenel (...)
- 2 Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement.
1En France, la lutte contre le changement climatique à l’échelle du logement consiste, depuis 2009, à légiférer sous la forme de mesures garantissant l’efficacité énergétique des bâtiments1. L’action publique pilote désormais à partir d’un système de normes, de labels et de certifications, la fabrique d’une « ville sobre » à la française (Roudil, 2015, 99). La loi Grenelle ii2 a eu pour effet l’application du label bbc à la construction neuve et l’incitation à la rénovation énergétique du parc ancien. Le logement est ainsi devenu un laboratoire d’expérimentation des normes et règlementations thermiques, en mettant la notion de sobriété au centre des démarches opérationnelles. Aucun projet de rénovation urbaine n’échappe désormais à la valorisation du registre technique des économies d’énergies (Epstein, 2011, 71). Une incitation à la sobriété à l’intérieur des logements accompagne ce mouvement, au moyen d’un discours sur la maîtrise de la consommation d’énergie au domicile. Depuis 2004, les campagnes de sensibilisation de l’ademe traduisent une volonté d’infléchir les modes de vie (Pautard, 2015, 124) en diffusant un certain nombre de consignes sur le « bien habiter » son logement. Favoriser les gestes verts et les économies constitue le cœur de messages qui, afin de faciliter leur acceptation, prennent la forme d’appels à la civilité.
2Cet article interroge ce que signifie habiter, dans un tel contexte d’incitation au changement. Nicole Haumont décrivait comment, dans l’après-guerre, la nécessité de construire en masse conduisit à répertorier les besoins moyens auxquels le logement devait satisfaire (Haumont, 1968, 180). Aujourd’hui, il est à nouveau question de construire une réponse de masse, quoi qu’il s’agisse maintenant d’infléchir les conséquences du réchauffement climatique en matière de logement. Ainsi, les activités au domicile ont été pensées par les pouvoirs publics en référence à un usage moyen et standardisé des systèmes assurant la sobriété. Se conformer à cette norme est censé offrir aux ménages la garantie d’un rapport raisonné et responsable aux ressources utiles à la vie domestique.
3Qu’apporte alors aux pratiques domestiques l’irruption de l’enjeu climatique lorsqu’il revêt non pas la forme d’une prise de conscience mais celle d’une consigne à habiter différemment son domicile ? Alors que s’institutionnalise une incitation à habiter qui valorise le changement, notre hypothèse est que les ménages mobilisent leurs compétences et leurs ressources de manière à définir le périmètre des enjeux environnementaux qui les concerne. Les savoirs mobilisés sont alors pluriels. Ils sont mis au service d’une définition de la sobriété qui leur est propre, la place prise par les enjeux environnementaux restant encore à identifier.
4Les pratiques « durables » sont souvent embryonnaires. Elles traduisent des actions fragmentaires (Juan, 2009, 8), constituées de « petits actes quotidiens » (Dobré, 2009, 300). Les ménages bricolent au jour le jour des aménagements en lien avec la question énergétique (Roudil et al., 2015, 247), ce qui atteste parfois de prises de position paradoxales (Beslay, Zelem, 2009, 294), tout en témoignant d’une volonté de rendre le quotidien domestique plus vertueux. Quoi qu’il en soit, ces pratiques sont multiples. Elles se construisent à partir des agencements que les individus opèrent entre l’instrumentalisation des incitations à adopter un comportement écoresponsable ; la mobilisation d’un savoir d’usage qui revendique la reconnaissance d’une compétence à habiter et plus rarement de tentatives de vivre autrement en mettant les principes consuméristes à distance.
- 3 La première est issue de l’enquête anr Energihab, « la consommation énergétique des ménages de la r (...)
- 4 Sobriété sera entendue ici au sens d’une pratique volontaire de réduction de la consommation des re (...)
5Les pratiques de ménages aux ressources économiques, à la composition et aux conditions de résidence différentes seront analysées en s’appuyant sur deux d’enquêtes3. Elles permettent d’identifier, à partir d’un quotidien pluriel, les dynamiques sociales, les ressorts résidentiels ou symboliques qui concourent à l’élaboration de modes d’habiter impliquant la sobriété énergétique4. Comment les ménages organisent-ils leurs activités en aménageant leurs modes de consommation des ressources énergétiques ?
6Cet article montrera dans sa première section que, quelle que soit leur catégorie sociale, les ménages instrumentalisent les messages institutionnels en les mettant au service de leur économie domestique. Ils fabriquent un environnement matériel, fruit d’une expérience d’habiter synonyme de confort et propice aux économies financières. Les sections suivantes exposeront comment la notion de besoin en matière d’habiter est opératoire dans la fabrique de solutions valorisant la sobriété dans le logement.
7La seconde partie examinera comment se formule et se concrétise le savoir d’usage habitant : comment fait-il ressource en concurrençant en légitimité les manières instituées de faire sobriété ? La dernière partie illustrera la capacité de certains ménages à valoriser des pratiques alternatives, solutions qui ouvriront sur une définition de la sobriété fondée sur l’économie des ressources matérielles.
Précisions sur les terrains d’enquête
Les premières données sont issues de l’enquête anr Energihab, « La consommation énergétique des ménages de la résidence à la ville, aspect sociaux, économiques et technique (2008-2013) » réalisée entre 2010 et 2011. Cette enquête cherchait à analyser les caractéristiques sociales et techniques de la consommation énergétique de cinquante-neuf ménages franciliens, majoritairement composée de propriétaires (67,8 %) contre 15,3 % de locataires du parc privé et 15,3 % du parc social. Les ménages enquêtés étaient majoritairement aisés, avec une surreprésentation des professions intermédiaires et des cadres (57,6 %).
La seconde enquête, commanditée par le bailleur social Polylogis et financée par les sociétés de téléphonie Orange et Orange France, a été réalisée à Nanterre. Menée en 2013 auprès de vingt-cinq ménages ayant des revenus égaux ou inférieurs au seuil de pauvreté ou au rsa socle, elle portait sur l’analyse des dynamiques de consommation énergétique de ménages très modestes vivant en habitat social. Le revenu médian des familles enquêtées à Nanterre était de 14 974 €/an. Les familles rencontrées étaient majoritairement monoparentales (52,2 % de l’effectif), de grande taille puisque composées à 65,2 % de quatre membres et plus et à 23,5 % de cinq membres et plus. Par ailleurs, 35 % des ménages enquêtés avaient au moins trois enfants mineurs à charge et 22 % d’entre eux avaient un ou plusieurs enfants majeurs vivant au domicile.
L’association de ménages aux ressources économiques, à la composition et aux conditions de résidence assez différentes a pour objectif, dans cet article, d’interroger l’ensemble des contextes qui conduisent à « faire sobriété ». Les messages institutionnels invitant à la modération dans la consommation des ressources énergétiques au domicile sont destinés à toutes les catégories sociales. Il s’agit alors de questionner la place prise par la variable économique dans les manières de « faire sobriété ».
- 5 Ils sont disponibles dans les espaces infos énergies. Les bailleurs sociaux les remettent systémati (...)
8Depuis le milieu des années 1970, l’incitation à la sobriété se traduit par la diffusion d’un certain nombre de messages, dont l’objet consiste à « mieux consommer » les ressources énergétiques disponibles au domicile et à promouvoir une utilisation économe des appareils qu’elles alimentent. Par « mieux », il s’agit d’entendre « moins » et de mettre en place les conditions d’un changement d’habitudes des ménages. Ces conseils sont destinés à faire évoluer la manière de vivre dans son logement, en valorisant la production d’un référentiel d’autocontrôle permettant à chacun de vérifier si ses pratiques (se laver, cuisiner, entretenir son logement, se divertir mais également se chauffer), sont conformes à la sobriété attendue. Les gestes considérés comme responsables par les pouvoirs publics sont adressés aux ménages par le biais de campagnes de sensibilisation ou de « guides des gestes verts »5. Chaque préconisation a une fonction propre et correspond à une campagne de sensibilisation que l’on peut dater. Ensemble, dès le milieu des années 1970, elles s’attaquent par segment à la consommation d’énergie des ménages. A la suite de trois campagnes successives, les ménages ont lentement repris à leur compte les messages de sobriété qui leur étaient adressés. Conscients du coût de l’énergie, ils ont progressivement mis en place des stratégies d’économie et ont investi, à leurs fins, les solutions présentées comme économes (Roudil et al., 2015).
9La campagne ayant eu la plus forte incidence sur les habitudes des ménages est celle qui a consacré la consigne de se chauffer à 19°C. Plusieurs décennies après son apparition, cette norme préside encore au processus complexe de définition du bien-être dans le logement (Legoff, 1994, 60) présent chez les enquêtés de toutes conditions sociales. La norme des 19°C a été fabriquée de toutes pièces à la suite du premier choc pétrolier. A cette époque, l’incitation aux économies d’énergie était fondée sur une crise d’approvisionnement sans précédent et sur une augmentation du coût du pétrole dont l’effet économique était manifeste pour chaque foyer. La consigne des 19°C constitue un référentiel commode lorsqu’elle est reprise dans les années 2000 afin de servir les objectifs de facteur 4 à l’échelle d’un des secteurs les plus consommateurs d’énergie, le bâtiment. Elle a permis d’entériner un standard technique sanctionné par le code de la construction et de l’habitat depuis 1974, repris ensuite, dans les modes de calcul de la règlementation thermique des bâtiments (Brisepierre, 2015, 273). En quelques décennies, cette préconisation a acquis une légitimité institutionnelle suffisante pour imposer de nouveaux critères de confort au domicile.
10En France, c’est en 1995 que l’étiquette « énergie » devient obligatoire pour encourager la maîtrise des dépenses énergétiques dans le domaine du froid domestique. Cette campagne d’étiquetage avait pour fonction de modifier les comportements d’achat des ménages et, à terme, de les « éduquer » à acheter les équipements les plus vertueux (Zelem, 2010, 147). Quinze ans après la diffusion massive de cette consigne, l’enquête menée auprès des ménages franciliens révèle, une appropriation quasi systématique des étiquettes énergie, toutes catégories sociales confondues. A Nanterre, malgré les très faibles revenus des ménages enquêtés, le surcoût à l’achat d’équipements ménagers de catégories a+++ est considéré comme un investissement. Ces ménages sont convaincus qu’en achetant de tels appareils, ils réaliseront une économie sur le long terme.
11Depuis le milieu des années 1990, le domaine de l’éclairage a été, lui aussi, l’objet de campagnes qui ont contribué à diffuser de nouvelles ampoules comme solution économe. Marie-Christine Zelem souligne la lente mais sûre progression de l’acquisition par les ménages des ampoules à basse consommation (Zelem, 2010, 39) – ce que confirment nos enquêtes. Les propos recueillis révèlent également un inconfort visuel à l’utilisation des ampoules à basse consommation. Le respect de la consigne est alors compensé par la multiplication des modes d’éclairage permettant de préserver une ambiance équivalente à celle que procuraient les lampes à incandescence. Près de deux décennies après son lancement, l’effet majeur de cette campagne est d’avoir effectivement contribué à la disparition des ampoules à incandescences interdites à la vente depuis 2009 sur le marché européen. Quand bien même ils le souhaiteraient, les ménages n’ont pas d’autre choix que de s’accommoder de la solution instituée. Ils l’instrumentalisent alors au bénéfice de leur confort.
- 6 Ces données proviennent de l’analyse des entretiens réalisés en Île-de-France.
12L’enquête réalisée en Île-de-France atteste que les propriétaires de leur logement, qu’ils soient cadres ou de professions intermédiaires, ont établi des stratégies où le confort est préservé et où la norme des 19°C est contournée. Tout d’abord, quand il leur est demandé quelle est selon eux la température idéale d’un logement, 37,5 % d’entre eux répondent 19°C6. Lorsque la température est mesurée chez eux, seulement 11 % de ces ménages se chauffent réellement à 19°C et moins. La majorité des enquêtés, composés de professions intermédiaires et de cadres, affiche (à 54 %) une définition idéale du confort entre 20°C et 21°C. La mesure effectuée chez eux le confirme puisque 51 % d’entre eux se chauffent réellement à cette température. Qu’en est-il des autres ? 8,5 % annoncent se chauffer à plus de 24°C alors que le constat de la température effective en identifie 34 %, ce qui correspond en Île-de-France à l’importance du mode de chauffage collectif surreprésenté dans cet échantillon. Cette température élevée en hiver est aussi une réalité pour les ménages modestes enquêtés à Nanterre. Si nous ne disposons pas de prises de température dans ce contexte, qui relevait d’un autre protocole d’enquête, les déclarations des vingt-cinq ménages enquêtés en logement social et disposant de chauffage collectif convergent. En hiver, la température reste élevée dans leur logement, alors que la quasi-totalité de cet effectif énonce connaître la règle des 19°C comme étant la température recommandée.
13Les deux enquêtes concourent à montrer que la préconisation des 19°C est peu appliquée car source d’inconfort. Elle sert avant tout de point de départ symbolique à une série d’aménagements permettant des baisses de consommations occasionnelles. La première manière de faire sobriété consiste à se doter d’appareils de régulation et de programmation du chauffage. Tous les ménages enquêtés exploitent leur dispositif heures creuses/heures pleines alors que d’autres, plus minoritaires, acceptent de se laisser contraindre en adhérant à l’option « Effacement Jour de Pointe » proposée par le contrat « ciel bleu edf ». Sur une courte période de vingt-deux jours considérés comme les plus froids de l’année, les tarifs de l’électricité sont cinq fois plus élevés que la moyenne. Prévenus par une alerte, les ménages acceptent de modifier leur utilisation du chauffage et donc leur consommation. Le fait d’être contraint par un objet technique a toutefois ses limites : la contrainte levée, les pratiques reprennent leur routine. Les autres bricolages couramment réalisés en lien avec l’injonction à se chauffer à 19°C consistent à couper les radiateurs lorsqu’il s’agit d’aérer les pièces, ce qui n’est pas toujours aisé en cas de chauffage collectif. De même, lorsqu’ils ont une sensation de froid, de nombreux ménages veillent à se couvrir ou s’habiller plus chaudement et bannissent les chauffages d’appoint. Une économie est réalisée à partir de petits ajustements techniques, la règle des 19°C cautionnant leur démarche.
14En plaçant les incitations institutionnelles au service de leurs activités quotidiennes, les ménages valorisent une compétence à habiter en établissant eux-mêmes l’ordre des priorités. Cette capacité renvoie à un pouvoir de décision dont les individus se saisissent pour affirmer leurs facultés à façonner leur espace de vie (Tapie, 2005, 65). Leur adhésion à la sobriété semble conditionnée par la possibilité de mise en œuvre d’un savoir d’usage habitant qui recouvre de ses propres intentions les valeurs écoresponsables des messages incitatifs. Ce savoir d’usage repose sur le recours au « bon sens » comme capacité à « bien juger sans passion en présence de problèmes qui ne peuvent être résolus par un raisonnement scientifique » (Sintomer, 2008, 119). Il se retrouve dans les petits gestes du quotidien permettant d’agir en conformité avec ce que chacun estime être la conduite à tenir.
15Il repose également sur les usages incorporés lors du processus de socialisation ayant façonné le rapport à l’énergie. Les connaissances acquises débouchent sur une utilisation raisonnée de l’eau, de l’éclairage et du chauffage. Il est possible de repérer dans les propos des parents les vecteurs de la transmission d’un « bon usage » lui-même hérité. Il fonctionne à partir de deux techniques. Tout d’abord, de nombreux ménages enquêtés répètent devant les enfants des consignes alliant le geste d’économie à la parole. Quelle que soit leur catégorie sociale, les parents demandent aux enfants d’éteindre les lampes, plafonniers, veilles mais aussi les appareils après utilisation ou lorsqu’ils sortent des pièces. Ensuite, une visibilité est donnée à une utilisation raisonnée des appareils consommateurs d’énergie. Une majorité des ménages enquêtés expliquent à leurs enfants pourquoi ils ont recours à des coupe-circuits ou des programmateurs. Certaines familles modestes de Nanterre font même contribuer les jeunes adultes au paiement des factures d’électricité pour les sensibiliser à leur coût.
16Parlant du savoir d’usage, Michel de Certeau évoque la capacité des individus à mobiliser une dimension tactique et de véritables stratégies au service du quotidien (de Certeau, 1990). Si elles n’ont pas vocation à être instituées, les intentions tactiques commandent les actions en fonction des critères de décision qui prévalent au moment de l’action. En ce sens, pour répondre à un enjeu énergétique, la mobilisation du savoir d’usage peut être considérée comme probante lorsqu’elle témoigne d’une volonté de reconfigurer l’environnement matériel du logement. L’enquête réalisée auprès de propriétaires plutôt aisés montre que ces derniers accumulent des informations et des savoirs sur les caractéristiques énergivores de leur lieu de vie avant d’y réaliser des travaux. Certains deviennent de fins connaisseurs en techniques et matériaux d’isolation et imposent leur point de vue aux artisans. D’autres modifient leur choix de chauffage afin de réaliser des économies. En périurbain, les deux solutions les plus fréquemment rencontrées pour réduire ou supprimer l’usage du gaz naturel consistent à avoir recours au bois, par la réalisation d’inserts et aux pompes à chaleur. La production de l’eau chaude sanitaire par panneaux solaires est également répandue chez les propriétaires de pavillons. En pouvant choisir entre plusieurs solutions pour réaliser leurs projets ou diriger eux-mêmes leurs transformations, les habitants ont alors un statut actif dans leur mode d’habiter. Ces ménages développent également l’acquisition d’information sur l’équipement de la maison (électroménager, ampoules à basse consommation, économiseurs d’eau etc.). Dans ce contexte, leur capacité à mettre en œuvre des économies d’énergie coïncide avec celle de réussir à allonger la durée de vie des appareils en assurant des réparations, à utiliser les ampoules à basse consommation dans les pièces les plus occupées et à réaliser ce qu’ils appellent un « investissement positif » entre le coût de l’objet vecteur de sobriété et son utilisation.
17De la même manière, certains parmi les ménages modestes de Nanterre inventent des dispositifs assurant des économies. Un nombre important de ces familles pauvres associe l’usage des pièces à l’utilisation réelle des appareils afin d’agir au mieux pour limiter les consommations. L’une d’entre elles a ainsi posé une minuterie dans le couloir d’entrée lorsqu’elle a découvert qu’il s’agissait de l’espace où ses enfants oubliaient le plus souvent d’éteindre la lumière.
18Si la situation des ménages modestes ne constitue pas un prérequis à l’élaboration de tactiques pour réduire ses dépenses, leur captivité économique fait qu’ils sont ceux qui ont le moins de marge de manœuvre face aux augmentations du coût de l’énergie. Ainsi, à l’issue des deux enquêtes, il est possible d’affirmer que la catégorie sociale n’est pas discriminante dans la mobilisation d’un savoir d’usage pour faire sobriété. Néanmoins, les ménages les plus pauvres sont ceux pour lesquels la nécessité financière coïncide le plus avec celle des économies d’énergie. La convocation de savoirs d’usage mis au service de leurs besoins est d’autant plus une nécessité. Certains ménages vont jusqu’à créer eux-mêmes des systèmes afin de modifier leurs pratiques de consommation sur le long terme. Ainsi un enquêté, électricien de profession, a relié l’ensemble de l’installation électrique de son appartement à un système de télécommandes et de coupe-circuits :
« – Quand vous éteignez tous les soirs, vous avez un interrupteur pour chaque machine ?
M : Oui pour chaque machine. Je vais vous montrer quelque chose : ça c’est la télécommande pour couper l’électricité générale. Personne ne fait ça. Moi je l’ai fait et la radio est installée à l’intérieur, et quand j’appuie là, ça coupe toutes les prises de courant.
– Et du coup, vous coupez le frigo ? !
M : Non, c’est un circuit à part, je ne coupe pas tout ici.
– Comment vous l’avez fait ? Vous n’avez pas refait l’électricité de l’appartement ?
M : Je l’ai fait parce que je suis électricien, c’est mon travail ».
19Détourner un circuit électrique, poser des coupe-circuits ou une minuterie, organiser l’arrêt des appareils dans les pièces à partir de multiprises sont des réalisations courantes qui attestent que les ménages les plus modestes n’hésitent pas, bien qu’étant locataires, à s’engager dans des travaux pour maîtriser leurs dépenses en énergie. Une diffusion de méthodes permettant de faire des économies existe alors entre ces familles. Elle montre que les habitants sont dotés d’une expertise ordinaire en relation étroite avec leurs pratiques quotidiennes du logement. Il est possible de retrouver les mêmes pratiques à l’origine des mêmes économies d’un ménage à l’autre. Ce partage d’information concourt à la réduction collective d’une fragilité économique. Au même titre que, lorsqu’un ménage est en difficulté financière et que sa ligne téléphonique est coupée, il peut utiliser l’abonnement illimité d’un voisin ou d’un ami, une solidarité est à l’œuvre dans la diffusion des connaissances en matière d’économies d’énergie. Elles se transmettent à travers des réseaux amicaux et de voisinage d’un immeuble à l’autre. Ces pratiques d’entraide concernent les moments-clefs de la vie quotidienne et permettent des pratiques de sobriété lorsqu’il s’agit de se nourrir, de cuisiner et de se divertir au domicile. Mises bout à bout, elles laissent entrevoir le canevas d’un bricolage quotidien où toutes les opportunités sont mises à profit pour améliorer les manières de consommer. Ainsi, les pratiques les plus recensées et diffusées parmi les ménages sont celles qui assurent des fins de cuisson en utilisant l’inertie thermique des plaques chauffantes alors qu’elles sont arrêtées ; la décongélation des aliments sans utiliser d’appareil chauffant ; l’utilisation de couvercle lors de la cuisson afin d’économiser le gaz. Parfois, sans que cela ne soit très répandu, il est possible d’observer des pratiques de mutualisation de ressources internet permettant de limiter les consommations multimédias à domicile. Plusieurs ménages interrogés utilisent alors une même connexion internet en Wifi avec la complicité d’un voisin : « On le fait avec mes cousins, cousines, il y a des gens comme nous dans les cités qui le font ! Eh bien oui il suffit d’un code, hein ! Ça coute 40 euros par famille, je préfèrerais faire 40 euros tous les trois étages ça suffirait pour tout le monde ».
20Un des moteurs de la mobilisation du savoir d’usage habitant est l’obstacle que représente le savoir expert qui s’incarne au domicile dans les solutions de réduction des consommations d’énergie. Il s’exprime tout particulièrement à travers la traduction des consommations en kilowattheures sans qu’aucune clef de compréhension ne soit donnée aux ménages. Contraints d’accepter la conversion de ce qu’ils consomment en coût sans davantage d’explication, les systèmes assurant le suivi et le relevé des consommations (compteur électrique classique ou communiquant) sont considérés comme opaques par l’ensemble des enquêtés. Une barrière comptable sépare les ménages des fournisseurs d’énergie, quelle que soit leur catégorie sociale. Elle est perçue comme infranchissable par les ménages les plus modestes, alors que d’autres plus aisés avouent s’être lancés, sans plus de succès, par des calculs complexes, dans la compréhension de leur facture.
21Une majorité des ménages enquêtés, quelle que soit leur condition sociale, admettent avoir des difficultés à comprendre comment les services proposés par les fournisseurs d’énergie peuvent favoriser une trajectoire de sobriété. En effet, leur objectif consiste à s’assurer avant tout de la bonne performance des systèmes en règlementant le rapport des habitants aux ressources énergétiques. La posture des fournisseurs d’énergie est ainsi assez surprenante. Elle consiste, à travers la diffusion de solutions, à moins satisfaire aux exigences des usages habitants qu’à celles du fonctionnement des systèmes (Toussaint, 2009, 463). Un discours revendiquant l’acceptabilité sociale des solutions proposées est désormais implicite à l’ensemble de ces dispositifs. Il démontre une tendance à favoriser l’essor d’un « savoir formel » (Pautard, 2015, 125) à l’opposé de la valorisation d’un savoir d’usage comme moyen d’assurer l’émergence d’une sobriété en matière d’habiter. Il traduit la volonté publique actuelle qui « cherche à instruire le peuple par l’inculcation d’un ensemble de savoirs normatifs » et tend « à imposer un savoir formel au lieu de s’employer à émanciper les individus pour qu’ils puissent s’instruire par eux-mêmes » (Pautard, 2015, 126). Parce qu’habiter consiste à préserver la maitrise de son environnement, les ménages n’ont d’autres solutions que de s’instituer acteurs d’un processus qui les conduit par petites touches à acquérir un savoir-faire sobriété à l’échelle de leur logement.
22Néanmoins, qu’en est-il d’une sobriété plus globale qui entraînerait la mise en place de démarches alternatives, engageant un changement dans les modes de vie, c’est-à-dire dans la manière de consommer des ressources comme des solutions techniques ? L’enquête auprès de ménages propriétaires atteste d’un changement parmi une minorité d’entre eux. L’argument mobilisateur pour ces ménages est la volonté de maîtrise de leur consommation d’énergie afin de « faire ce que l’on veut et comme on veut chez soi en matière énergétique ». Les actions plébiscitées sont celles qui mêlent à la fois évolution du mode de consommation et réorganisation du logement. Un ménage locataire et cadre crée par exemple son propre système d’économie de l’eau qui est collectée et partiellement réutilisée : « Soit réinjectée dans la chasse d’eau, soit dans le lave-linge ou utilisée pour le fer mais on n’a pas raccordé à l’évacuation directement ».
23Une forme d’échange de savoirs est également valorisée et mise en place de manière originale par une famille d’anciens ouvriers, propriétaires en Seine-Saint-Denis, qui souhaite rénover une maison récemment acquise en logement faiblement consommateur d’énergie. A cette fin, un artisan constructeur de maison en bois est contacté. Le propriétaire échange une réduction du coût des travaux et l’apprentissage de techniques de construction contre la mise à disposition d’une main d’œuvre gratuite. Ce système, proche de l’auto-construction, a plusieurs avantages : il permet à ce ménage de se doter de compétences importantes dans le domaine de l’écoconstruction et aussi de s’engager dans une démarche de sobriété qu’il n’aurait pas pu financièrement assumer en dehors de ce mode d’organisation.
24Enfin, certains ménages valorisent un autre moyen de consommation alternative : la récupération de matériaux, d’appareils et d’équipements usagers, afin d’adopter une démarche de sobriété plus globale. Un artisan garde par exemple toutes ses chutes de bois afin d’en faire du combustible gratuit pour le chauffage. Peu importe les nuisances produites par leur combustion, le ménage souligne la nécessité de s’adapter à cette opportunité. De même, un habitant de profession intermédiaire vivant dans une maison individuelle souligne tout l’intérêt qu’il a eu à fabriquer sa chaudière à partir de plusieurs éléments d’autres appareils récupérés de-ci de-là. Deux vieilles chaudières ont ainsi été trouvées dans des appartements en ruines et rénovées pour n’en faire qu’une. L’appareil ainsi fabriqué a été installé grâce à l’aide d’un plombier. L’ensemble du matériel de chauffage, radiateurs, tuyauterie, thermostats sont également des produits de récupération.
25Se fabriquer soi-même du matériel de chauffage sans avoir les compétences d’un plombier chauffagiste ou acheter des équipements de seconde main permet d’avoir, « grâce à sa débrouillardise, un toit sans que ça ait un coût important » (Propriétaire profession intermédiaire). De telles pratiques permettent de vivre dans un lieu confortable, sans diminuer les critères du confort où l’utilisation de l’énergie est importante, tout en optant pour un mode de consommation différent.
26La dernière façon de s’inscrire dans une démarche alternative consiste à choisir un mode d’habiter qui valorise les énergies « vertes », « propres » ou « renouvelables ». Les ménages concernés par ces préoccupations n’appartiennent pas à une catégorie sociale particulière. Souvent, le fait de changer s’est imposé à des ménages de classes moyennes, cadres mais aussi à des professions intermédiaires aux revenus moindres lorsqu’ils devenaient propriétaire d’une maison individuelle. L’envie d’accéder au « rêve pavillonnaire » (Raymond et al., 2001) s’est superposée à celle de trouver les moyens les moins onéreux possible pour le réaliser. Le poste énergétique est alors investi sur le long terme, de façon à faire baisser les dépenses de chauffage et d’entretien. A cela s’ajoute une attention particulière à la sobriété dans ses actes de consommation. Pour certains, le mode de chauffage est particulièrement propice à une réflexion sur la transition énergétique au domicile, comme en témoigne un propriétaire (profession intermédiaire) des Hauts-de-Seine : « J’ai supprimé le gaz pour mettre des pompes à chaleur parce que je pensais que c’était trop pollueur, y compris à l’intérieur de la maison ».
27D’autres ménages, plus aventureux, choisissent des solutions de chauffage proches des énergies renouvelables. Certains, parce qu’ils connaissent bien leurs postes de consommations, savent en tirer parti et utilisent à bon escient les solutions techniques présentées comme innovantes ou sobres. Dotés d’une capacité critique, ces consommateurs très informés vont au-delà des discours à visées techniques. Ils sont particulièrement attentifs aux préconisations en matière de sobriété. Les solutions présentées comme susceptibles d’engager des économies d’énergie sont adaptées à leurs besoins et à leurs pratiques d’habiter. Ainsi ce ménage de cadres franciliens, à la recherche de solutions susceptibles d’allier confort et sobriété : « Je me suis renseigné, j’ai lu des bouquins, des articles, j’ai rencontré des gens, je suis allé visiter des salons comme Ecobat, cela m’a permis de découvrir des matériaux, j’ai découverts différents types de constructions et je les ai repris ici ».
28Ce positionnement alternatif, qui reste cantonné à certains équipements de la vie domestique (chauffage, éclairage, petits équipements), peut conduire à rêver d’un habitat écologique débarrassé des pollutions intérieures dues aux produits de construction. Plusieurs ménages rencontrés refusent en effet le recours aux matériaux industriels classiques considérés comme nocifs. Ainsi, ce couple de profession intermédiaire avouant être parvenu non sans pugnacité à rénover son logement en utilisant uniquement des produits, « peintures, enduits ou chaux propres et écologiques » ou ce ménage de cadre qui souhaitant isoler les murs de son logement avec de la laine de mouton a découvert que l’offre était réduite à un seul produit. Le rôle joué par les distributeurs de matériaux est alors dénoncé comme plaçant le consommateur sous la tutelle d’une offre industrielle dont la qualité est questionnée. « Aujourd’hui la plupart des gens, quand ils veulent bricoler, ils vont chez Leroy Merlin ou Castorama. C’est facile, il y a tout ! Qu’est ce qu’on trouve là bas ? Des bois européens pas terribles, on va vous proposer du bois exotique. Moi je leur ai demandé de l’acacia ou du robinier et on m’a regardé avec des yeux ronds. Ces gens censés informer ne connaissent pas, au final » (Cadre, Seine-Saint-Denis). Cette démarche se retrouve chez d’autres, qui réhabilitent par étape leur maison afin de lui donner l’allure d’un habitat écologique, tel ce ménage de cadres, propriétaires à Paris qui présente son projet de construire une terrasse végétalisée comme un moyen écologique de s’assurer de l’isolation du toit, bref de faire « un truc écolo, quoi ».
29La mise en place d’un « faire sobriété » dans le logement repose d’abord sur le constat de la nécessité de changer les pratiques du quotidien, aussi banales soient-elles. S’inscrire dans une trajectoire de sobriété procède d’un processus complexe où l’individu déploie ses propres réponses en gardant la maîtrise de son environnement.
30Le moyen le plus simple pour y parvenir consiste à instrumentaliser les messages institutionnels au service des besoins domestiques. Ce positionnement procède d’intentions tactiques et non pas d’une adhésion à une normalisation des conduites domestiques promue par les messages diffusés depuis le milieu des années 1970. Les ménages entretiennent vis-à-vis des campagnes gouvernementales un rapport utilitariste, qui les contraint à définir ce qu’il est légitime ou illégitime d’accepter chez eux. Ainsi la démonstration devant l’enquêteur de la connaissance ou du respect de certains messages institutionnels n’entre pas en contradiction avec la revendication de rester maître de son espace de vie.
31Plusieurs décennies après ces campagnes, les ménages enquêtés valident au moins deux des manières instituées d’économiser l’énergie. Quels que soient leurs revenus, ils convoquent les incitations et montrent leurs capacités à garder le contrôle de solutions ayant reçues l’onction institutionnelle. Tout en gardant la maîtrise de leur environnement, les ménages réalisent des bricolages pour entrer en toute légitimité dans une « carrière de sobriété » (Becker, 1985, 50), première étape de leur implication dans un processus d’engagement écoresponsable.
32Pour faire sobriété, cette reconnaissance des messages institutionnels se mêle aux compétences que les ménages déploient pour s’approprier leur domicile. Entre les mains de ses habitants, le logement est un ouvrage pensé comme évolutif tout au long de son cycle de vie. Dans sa définition énergétique, la question environnementale devient une bonne raison de mobiliser des compétences afin d’entreprendre des changements d’habitudes comme des transformations du logement.
33En analysant le sens affecté par les ménages aux pratiques de réduction des consommations énergétiques, il apparaît que l’appartenance sociale n’est pas discriminante dans ce contexte. Certes, l’idée que les ménages les plus aisés sont les plus à même d’investir dans des transformations coûteuses de leur habitat est logique. La place prise par la variable économique dans les manières de faire sobriété semble néanmoins mineure. Les bricolages, les transformations du logement ou les pratiques plus alternatives fondés sur l’échange d’informations reposent sur d’autres ressorts. A la portée de tous, ces actes se fondent sur des intentions dans la mesure où ils nécessitent de faibles moyens économiques.
34In fine, la disposition à la sobriété énergétique des ménages contribue à réinterroger les figures du profane et de l’expert à l’échelle du logement. L’expérience de l’habiter, lorsqu’elle croise l’enjeu énergétique, témoigne d’une réelle montée en compétence technique des habitants en concurrence des savoir-faire des professionnels. La diffusion d’informations entre ménages, mécanisme d’entraide ordinaire, constitue une ressource permettant à chacun, si besoin, de contourner les difficultés et de s’adapter au contexte énergétique.
35Ainsi, il semble bien que des formes de sobriété soient en cours d’élaboration à l’échelle du logement. Les pratiques domestiques alternatives existent. Lorsqu’elles se développent à côté de la performance technique et énergétique de l’habitat, elles demeurent artisanales. Elles révèlent alors l’existence d’une situation d’innovation en gestation, susceptible de concurrencer les solutions instituées.