1La loi pour l’Accès au Logement et un Urbanisme Rénové (alur) de mars 2014 marque l’entrée dans la législation des initiatives dites d’« habitat participatif ». Elle offre une reconnaissance à des démarches lancées au début des années 2000 par des groupes d’habitants désireux de concevoir et gérer collectivement leur habitat. Désignées par des termes variés – habitat groupé, autopromotion, coopératives d’habitants – entretenant un certain flou, les groupes et associations se sont entendus sur la terminologie « habitat participatif ». Cette dernière émerge en 2010 lors des Rencontres nationales de l’habitat participatif, dont l’ambition était de fédérer les initiatives et d’asseoir l’identité du mouvement (Devaux, 2015a ; D’Orazio, Carriou, 2015 ; Bresson, Tummers, 2014).
- 1 La Coordin’action des associations de l’habitat participatif a établi une définition présentée dès (...)
2Cette terminologie a fini par s’imposer dans le paysage des groupes d’habitants, des élus et des professionnels (Carriou, 2014 ; Labit, 2015) et sa définition dans la loi alur s’ajoute à celles des réseaux existants1. Nous reprenons cette expression indigène pour désigner l’ensemble des démarches se réclamant des ambitions suivantes : s’investir collectivement dans la production et la gestion de l’habitat ; s’engager au nom de valeurs de partage, de solidarité ; promouvoir la sobriété énergétique jusque dans les modes de vie (Bresson, Tummers, 2014) ; réduire les coûts d’accès au logement. Si les montages et projets sont divers (Bacqué, Biau, 2010), l’habitat participatif a dans ses fondements les traits de ce que serait un habitat « durable ».
- 2 rnchp (2015), Composition et contacts du réseau.
- 3 ush (2016), Les nouvelles du réseau hlm pour l’habitat participatif, Lettre n° 1.
3Quelques centaines de projets sont en cours, d’abord à l’initiative de groupes et, plus récemment, de collectivités ou encore d’organismes d’hlm. Les premières ont constitué un réseau en 2010 qui, fin 2014, compte 32 villes, 8 métropoles ou communautés urbaines, 3 communautés d’agglomération, 3 conseils régionaux et 2 parcs naturels régionaux2. Bien qu’organisés en réseau depuis mi-2015 seulement, début 2016, les organismes d’hlm sont 40 à être mobilisés dans 73 opérations, soit 1182 logements3.
- 4 Une recherche par mot-clé – habitat participatif, autopromotion, cohousing, cohabitat, habitat grou (...)
- 5 Pour les plus récents, voir le n° 73 de Lien social et politiques, le n° 32 de Socio-anthropologie (...)
4La multiplication des projets et initiatives a impulsé un nombre croissant de travaux depuis une dizaine d’années sous la forme de rapports (Bacqué, Biau, 2010 ; Debarre, Steinmetz, 2010 ; Biau, D’Orazio et al., 2012), d’ouvrages (Bacqué, Vermeersch, 2007 ; Lerousseau, 2014 ; Devaux, 2015b), de thèses de doctorat (Devaux, 2013 ; Darroman, 2014 ; Ruiz, 2014)4 et d’articles5. Une large part d’entre eux s’appuie sur des monographies, en France comme à l’étranger, et prend pour entrée les projets des groupes d’habitants. Si cette entrée par les projets conduit les auteurs à s’intéresser à leur système d’acteurs, elle ne permet de poser qu’à la marge la question de l’intégration de l’habitat participatif à la production urbaine et du logement.
5C’est pourtant bien le pari fait par les groupes d’habitants et associations. Ils considèrent que la scène institutionnalisée constitue une ressource permettant d’imposer dans la durée leurs revendications (Groux, 2003). La loi alur évoque d’ailleurs clairement le « partenariat avec les différents acteurs agissant en faveur de l’amélioration et de la réhabilitation du parc de logements existant public ou privé ». L’habitat participatif n’est donc pas en marge des politiques menées.
6Sur la période récente, quelques travaux (Devaux, 2013 ; Bresson, Tummers, 2014 ; Carriou, D’Orazio, 2015) ont initié une réflexion à partir des politiques. Nous proposons de poursuivre dans cette voie pour analyser l’intégration de l’habitat participatif à la production urbaine et du logement. Si son institutionnalisation est le produit d’une coalition entre espace militant et espace politique (Carriou, D’orazio, 2015), comment envisager son développement sur le temps long ? Cette institutionnalisation annonce-t-elle l’avènement d’un « habitat durable » ?
7Les travaux de politiques publiques ont montré que pour qu’une idée se développe, elle doit permettre de conserver ou de renouveler le compromis sur lequel repose la politique (Fouilleux, 2000). Une confrontation de l’habitat participatif aux injonctions de l’action publique urbaine et aux enjeux de la production de l’habitat révèle qu’il s’y intègre parfaitement, jusqu’à être perçu comme un véritable couteau suisse. La première marche de sa diffusion semble franchie (1). Toutefois, il ne suffit pas qu’une idée soit perçue comme efficace – ni même qu’elle le soit effectivement – pour qu’elle soit adoptée (Callon, 1999) : cette idée s’inscrit en effet dans un réseau d’institutions, de compétences, de formations qui influencent son développement. A cet égard, l’habitat participatif se heurte à un ensemble d’obstacles relevant du registre opérationnel et des représentations et postures des professionnels de la production urbaine et du logement (2). Nos analyses à l’échelle locale révèlent que les contextes jouent un rôle central dans la capacité des territoires et de leurs acteurs à dépasser ces obstacles. Ce « poids » du local pose de fait la question de la diffusion des démarches à plus grande échelle (3).
- 6 Dans le cadre d’un Master puis d’un doctorat de 2010 à 2013
- 7 Au démarrage de notre recherche, Lille, Strasbourg et Toulouse étaient des Communautés Urbaines nom (...)
8Cet article repose sur des recherches engagées fin 20086. Au niveau national, nous avons participé aux quatre dernières éditions des Rencontres Nationales de l’Habitat Participatif, aux ateliers de concertation organisés par le ministère du Logement ainsi qu’à une démarche collective d’innovation pilotée par la Fédération Nationale des Sociétés Coopératives d’hlm (Devaux, 2013). En complément de ces investigations au contact de représentants nationaux, notre attention s’est portée sur la région Île-de-France et les métropoles de Lille, Strasbourg et Toulouse7. Ces sites ont été choisis pour la diversité de leur configuration : un investissement ancien dans le sujet, côté associatif comme institutionnel dans le cas strasbourgeois ; une forte présence associative et des projets faisant intervenir des aménageurs dans le cas toulousain ; une initiative de la ville concomitante au démarrage de nos travaux de doctorat pour le territoire lillois ; des dynamiques peinant à s’organiser en Île-de-France permettant d’identifier des freins au lancement des démarches dans un contexte de marché très tendu.
9Au total, nous avons observé une centaine de réunions (publiques ou internes à des groupes, des associations, des institutions) et conduit une cinquantaine d’entretiens auprès d’habitants, d’accompagnateurs de groupes, de techniciens de collectivités, de représentants du monde hlm et d’élus locaux. Nous avons également exploité un corpus documentaire constitué d’articles de presse, de documents élaborés par les acteurs des projets et de matériaux tirés de sites Internet, de listes de diffusion ou encore de plates-formes de partage.
10Une énigme est à lever : l’habitat participatif est présenté comme « innovant », « alternatif » ou encore « différent », caractéristique reprise dans les documents programmatiques comme les Programmes Locaux de l’Habitat. Le contexte de compétition interurbaine (Le Galès, 1995) alimente selon nous directement cette rhétorique de l’innovation et comme les écoquartiers, l’habitat participatif s’inscrit dans des stratégies d’attractivité ou de revitalisation territoriale (Emelianoff, 2007).
11Ce caractère innovant laisse à penser que l’habitat participatif serait en rupture avec les injonctions et les enjeux de la production urbaine, certains anciens comme la mixité sociale, d’autres plus récents comme la démocratie participative et le développement durable. Est-ce réellement le cas ? En bouscule-t-il véritablement les fondements ?
- 8 On constate par ailleurs aujourd’hui un nombre croissant d’initiatives top down, lancées notamment (...)
12L’habitat participatif est historiquement pensé par des groupes d’habitants désireux d’améliorer leurs conditions de logement tout en donnant corps à un ensemble de valeurs (solidarité, partage, attention portée à l’écologie…). Si au départ les projets sont élaborés en marge des institutions et des acteurs classiques de la production du logement, progressivement, les groupes les érigent au rang de partenaires8. La réceptivité de ces derniers s’explique par une adéquation forte entre l’habitat participatif et les injonctions de la production urbaine. Les groupes d’habitants puis leurs défenseurs ont su révéler dans quelle mesure les initiatives incorporaient ces injonctions.
13La première d’entre elles touche à l’implication des habitants et à l’impératif délibératif (Blondiaux, Sintomer, 2002). Cette question a progressivement pris de l’ampleur jusqu’à être codifiée dans des textes juridiques et faire l’objet d’une institutionnalisation croissante (Combe, Gariépy et al., 2012) qui a transformé l’action publique urbaine et ses modes de production (Bacqué, Rey, Sintomer, 2005).
14De ce point de vue, les initiatives sont directement recevables par la puissance publique, surtout depuis que le mouvement s’est donné le nom d’« habitat participatif ». Les acteurs de la production y voient également un moyen de battre en brèche les critiques adressées aux dispositifs participatifs institutionnalisés : les habitants sont fortement impliqués à toutes les étapes et pas seulement « consultés » et un plus large public peut être touché du fait de la dimension sensible de l’habitat (Costes, 2015).
15Ces évolutions procédurales de l’action urbaine ont été concomitantes à l’essor du développement durable, devenu un nouveau paradigme de l’action publique (Combe, Gariépy et al., 2012). Alors que la déclinaison de ses principes apparait parcellaire, « « tronquant » les dimensions économique et surtout sociale pour faire la part belle à l’intégration des préoccupations environnementales » (Combe, Gariépy et al., 2012), l’habitat participatif ouvre selon ses défenseurs de nouvelles opportunités permettant de dépasser ces critiques. La place centrale des habitants en particulier donne plus de chair au volet social des projets. Les groupes inscrivent d’ailleurs nettement leur démarche au cœur d’une réflexion sur le développement durable (Debarre, Steinmetz, 2010). Les discours politiques comme les objectifs affichés dans les chartes, les cahiers des charges des appels à projets, les documents programmatiques peuvent donc y renvoyer (Devaux, 2013).
16Dernière injonction pour la production urbaine : la mixité sociale (Carrel, Rosenberg, 2011). Elle constitue une dimension majeure du corps de doctrines des politiques urbaines (Driant, 2015). Jusqu’en 2010, le mouvement de l’habitat participatif restait en retrait par rapport à cet objectif et peu réceptif aux critiques quant à son public (Devaux, 2015a). Progressivement toutefois, il a fait de cet enjeu – entendu comme une diversification des revenus – un objectif. Il se voit ainsi affublé par les collectivités comme les organismes d’hlm d’une double mission qui reviendrait à résoudre les contradictions entre mixité sociale et droit au logement : permettre l’accès au logement des ménages modestes et faire revenir les classes moyennes dans les quartiers qu’elles délaissent. Une récente étude du mouvement hlm révèle d’ailleurs que les projets dans les quartiers « politique de la ville » à l’initiative des collectivités ou des organismes se multiplient (ush, 2015).
17L’habitat participatif ne constitue donc en aucun cas une rupture avec les injonctions de l’action publique urbaine et l’incorporation de ces dernières ouvre sa diffusion.
18Si l’on décline ces grands impératifs plus concrètement et au niveau de la production du logement, l’habitat participatif est perçu comme une « solution » à un ensemble d’enjeux, comme ont pu l’être les écoquartiers avant lui (Souami, 2011).
19Un premier enjeu touche à la question, centrale, de l’environnement (Driant, 2015). De ce point de vue, l’habitat participatif permettrait d’explorer de nouvelles solutions techniques. Les groupes d’habitants sont en effet pour la plupart très attentifs aux enjeux environnementaux et développent des réflexions orientées vers la conception de bâtiments les plus économes en énergie possible et l’exploration de modes de vie plus sobres. Les acteurs de la production espèrent ainsi tester de nouveaux modèles.
20Ensuite, constatant les difficultés ressenties par les habitants vis-à-vis des équipements éco-techniques (Renauld, 2012), les institutions soutiennent les projets pour leur capacité supposée à en permettre une meilleure utilisation : la conception participative des opérations permettrait de dépasser les difficultés.
21Sur le plan architectural, l’habitat participatif est perçu comme un moyen de mieux connaître les attentes des habitants et de renouveler les schémas de conception. Le volet collectif des projets ouvre également sur la production d’espaces dont la diffusion aux opérations « classiques » pourrait être envisagée. Plus largement, il s’agit de produire de la diversité architecturale, à l’image des opérations en autopromotion de la ville de Tübingen en Allemagne.
22L’habitat participatif est aussi plébiscité pour sa dimension économique. Plusieurs points sont ainsi présentés comme sources d’économies : la conception en commun ; le partage d’espaces ; la mutualisation d’outils et d’équipements. De plus, l’attention portée par certains groupes à la dimension anti spéculative des projets, en particulier ceux de coopératives d’habitants, contribuerait à améliorer l’accessibilité financière des logements.
23Enfin, outre les questions de mixité déjà abordées, l’habitat participatif est perçu comme un outil de création – et de maintien – du lien social. A l’échelle de l’habitat, les habitants ayant appris à se connaître, ils seraient plus enclins à maintenir ce lien tout au long de la vie de l’immeuble. A l’échelle du quartier, leur militantisme et leur volonté de s’ouvrir sur le quartier concourraient à son animation. Cet aspect est particulièrement plébiscité dans les opérations d’aménagement de quartiers neufs. Collectivités comme organismes espèrent que les groupes deviennent des partenaires de leurs actions et jouent un rôle de passeurs.
24Tel qu’il est présenté dans les discours et les traductions opérationnelles (Devaux, 2013), l’habitat participatif constitue donc une solution pour une multiplicité d’enjeux : il a les traits d’un véritable couteau suisse. Alors que le faible nombre de retours d’expériences ne permet pas d’attester de la réalité des avantages qui lui sont assignés, il fait l’objet d’une institutionnalisation croissante au niveau local. Mais cette dernière pose question aux acteurs chargés de la mise en œuvre des démarches : ce couteau suisse s’avère difficile à manier.
25Le soutien affiché à l’habitat participatif dissimule les enjeux concrets de la mise en œuvre des projets. Nos observations à l’échelle locale comme nationale révèlent que les acteurs qui en ont la charge sont confrontés à différents obstacles. Ils relèvent du registre technique comme des représentations et postures. Leur acuité varie bien sûr dans le temps et dans l’espace.
26La loi alur ne met pas fin à toutes les difficultés rencontrées par les acteurs dans la mise en œuvre des projets. Si selon leurs caractéristiques (localisation, statuts juridiques, maîtrise d’ouvrage…), le niveau de difficultés rencontré est plus ou moins aigu, nous mettrons l’accent sur les obstacles majeurs et communs à la plupart des projets.
27Un premier obstacle relève des questions de financement et de garanties. Les groupes souhaitent le plus souvent contracter des emprunts collectifs auprès des banques. Ces dernières les classent automatiquement dans la catégorie des « promoteurs occasionnels » puisque par définition la société n’a pas d’expérience de promotion. Sous cette catégorie toutefois, les conditions d’accès aux prêts sont drastiques : les emprunts individuels sont alors privilégiés. Mais ceux-ci nécessitent une clarification du statut de propriété, la banque se garantissant en hypothéquant les futurs logements. Les scia non dissoutes et les coopératives d’habitants sont donc exclues de ce mécanisme. Le financement des espaces communs pose également problème dans la mesure où il n’existe pas de produits dédiés. Ils peuvent donc représenter un surcoût, en particulier dans les projets en locatif social.
28Par ailleurs, selon leur statut, les organismes d’hlm sont soumis à un ensemble de règles plus ou moins compatibles avec les souhaits des habitants. Par exemple, le choix de la maîtrise d’œuvre s’inscrit pour certaines familles d’organismes dans le cadre des marchés publics. De même, les procédures de passation des marchés de travaux ne sont pas adaptées au « sur-mesure » des projets. En outre, dans le cadre des projets comportant une part en locatif social, la réglementation ne permet pas de pré-attribuer un logement à un ménage. Les ménages relevant des plafonds hlm n’ont donc aucune garantie d’accéder à un logement dans la résidence qu’ils auront conçue.
29Collectivités locales et organismes hlm sont aussi confrontés à la question foncière. Pour proposer un foncier à des groupes, encore faut-il en avoir et de ce point de vue, les réserves foncières sont très inégalement réparties. Disposer de terrains ne suffit pas : leurs caractéristiques doivent séduire les groupes. Le représentant de l’un d’entre eux dira lors de la réunion publique de lancement du premier appel à projets de Lille en 2011 : « comme d’habitude, on a droit aux terrains les plus pourris ! ». Or, comme l’a montré le bilan du premier appel à projet de la Communauté Urbaine de Strasbourg lancé en 2009, leur localisation importe fortement (Devaux, 2013) tout comme les contraintes réglementaires définies par les documents d’urbanisme (plu, plh ou règlements de zac).
30Il faut également pouvoir geler ce foncier pendant un certain temps. En effet, le temps des groupes d’habitants n’est pas celui des professionnels (Roux, 2014). Plusieurs mois sont nécessaires pour stabiliser le groupe, réunir les fonds, élaborer un projet, définir la programmation... Si sur les fonciers peu convoités, cela ne constitue pas un obstacle de taille, là où la pression est forte, il est beaucoup plus difficile de différer leur aménagement.
31Les collectivités sont également confrontées aux capacités financières des groupes. Pour la plupart, ils ne peuvent acquérir les terrains au prix du marché. Cela implique d’abaisser les charges foncières, ce qui se fait le plus souvent sur la base de contreparties (un pourcentage de logement social ou des performances écologiques). Si la ville Villeurbanne a accepté d’octroyer à un groupe un foncier au départ destiné à un promoteur – et de perdre plusieurs dizaines de milliers d’euros – dans certains cas, ces abaissements ne sont pas tenables sur le long terme. C’est le cas de la Ville de Paris qui face à l’augmentation des charges foncières a dû revenir sur l’un de ses engagements pris auprès d’un groupe et mettre un terme au projet, alors que la promesse de vente avait été signée.
32L’attribution de foncier pose aussi des questions d’équité : « qui sont ces ménages à qui on va céder du terrain ? Au départ, c’était pas évident […]. Les plus réfractaires au début étaient les services de la ville de Villeurbanne sur la question des revenus, ils ne voulaient pas financer n’importe quel ménage “bobo” » (élue, Ville de Villeurbanne, Entretien, 2009). Là aussi, la tension du marché donnera une acuité plus ou moins forte à cette question. Afin de limiter les critiques sur ce point, des critères de revenus ou un pourcentage de logement social peuvent être introduits. Par exemple, la ville de Grenoble a souhaité que les revenus moyens des groupes candidats à son appel à projet de 2013 soient inférieurs aux plafonds du psla.
33La question foncière révèle que les obstacles ne sont pas seulement techniques : les projets se heurtent aux postures, aux représentations et aux routines des acteurs en charge de la mise en œuvre. Quels que soient les sites observés, les acteurs rencontrés nous ont directement fait part de leurs craintes ou ont mentionné celles éprouvées par leurs collègues, leurs hiérarchies ou leurs partenaires. Celles-ci révèlent combien l’introduction d’un acteur-habitant, collectif de surcroît, bouscule les représentations et les routines des professionnels. L’habitat participatif fait ainsi largement écho aux conclusions des travaux sur la mise en œuvre des dispositifs participatifs institutionnalisés dans le domaine de la production urbaine (Gardesse, 2011).
34En premier lieu, c’est la capacité des habitants à comprendre la complexité du processus de production et à en intégrer les contraintes qui est mise en débat. En tant que « simples » habitants, ils ne pourraient pas être pleinement acteurs. Ils feraient également « de mauvais choix » et auraient des souhaits irréalisables : « il y a des problématiques techniques dont ils n’ont pas conscience, des descentes de gaines, des orientations…» (directrice de service, Office hlm, Caen, entretien, 2011). Cela renvoie au principe de double délégation des pouvoirs politiques et d’expertise : les formes de légitimité construites dans le domaine de la production de l’espace ont eu tendance à écarter l’habitant au profit des experts (Zetlaoui-Léger, 2013a). En filigrane, il faut lire là un refus des acteurs de la production du logement de céder une partie de leur pouvoir aux habitants : cela reviendrait à remettre en cause leur légitimité. Cette difficulté a pu conduire certains groupes à se séparer de leur équipe de maîtrise d’œuvre ou à refuser des partenariats avec des organismes hlm se positionnant comme gestionnaire et non comme partenaire.
35Le souhait de créer son habitat en commun est aussi perçu comme une volonté de se créer un entre-soi, une communauté : « eux [le Maire de Paris et son adjoint au logement] ils sont restés bloqués sur la forme des années 1970 [...] le truc est pas bien identifié et vu comme caricature, souvent comme les trucs écolo quoi, c’est la communauté seventies » (élu, Ville de Paris, Entretien, 2011). Le discours des groupes quant à leur ouverture sur le quartier n’est pas toujours reçu avec conviction et lorsque c’est le cas, les groupes restent perçus comme « bobos » et critiqués pour leur homogénéité sociale.
36L’implication habitante est plus largement vue comme source de conflits, au sein du groupe et entre les habitants et les acteurs politiques et techniques : « toutes les réticences sont un peu cristallisées à cet endroit-là. Comment ne pas avoir de conflit avec le groupe » (Directeur d’organisme d’hlm, cus, réunion, 2011).
37La pérennité du groupe et du projet suscite beaucoup de réserves chez l’ensemble des partenaires institutionnels. Ils redoutent les défections et l’étiolement des valeurs fondatrices au fil du temps. Ces craintes conduisent une partie des organismes d’hlm à limiter les innovations architecturales et la sur-personnalisation des logements pour favoriser les rotations.
38Les acteurs engagés dans la conduite des projets expriment aussi des réticences quant aux implications des démarches. L’introduction d’un nouvel acteur dans la chaîne de production complexifie le processus et bouscule les routines. Sa présence à toutes les étapes implique un travail transversal qui n’est pas toujours naturel : au sein d’une même collectivité ou d’un organisme d’hlm, les services peuvent être largement cloisonnés.
39Tous les acteurs ne sont pas prêts à faire évoluer leurs pratiques pour faire entrer les habitants dans le processus. Ils le sont d’autant moins que cette entrée entraine un investissement en temps plus élevé : élaboration d’outils de conduite de projet spécifiques, mise en relation des partenaires, tenue de réunions pour mettre en débat les options et valider les choix... Ce point cristallise d’ailleurs des réticences particulières lorsque les groupes ne sont pas des professionnels de l’urbanisme et de l’architecture. Ces derniers doivent être « formés ». Or, les techniciens rencontrés ne sont pas nécessairement à l’aise dans ce rôle : ils ne savent pas « comment faire » ou considèrent que cela ne relève pas de leur mission.
40Les acteurs manquent finalement d’outils permettant de cadrer et sécuriser l’entrée des habitants. De manière quasi systématique, les élus et techniciens rencontrés ont fait appel à nos connaissances, nous interrogeant sur les méthodes des autres acteurs, leurs outils, la pertinence des processus qu’ils envisageaient. Plusieurs points cristallisaient leurs craintes : comment garantir la pérennité du groupe ? Comment éviter les conflits ? Quel temps laisser au groupe pour élaborer son projet ? Sur quels critères choisir un groupe ? Comment évaluer sa solidité et sa capacité à mener le projet à son terme ? Ces différents points révèlent combien l’introduction de l’acteur-habitant pose question.
41Pour faire face à ces différents obstacles, les territoires sont inégalement dotés. Alors que Strasbourg semble réunir un ensemble de facteurs favorables, d’autres sites où l’habitat participatif a été mis à l’agenda ont plus de difficultés.
42Avoir des réalisations à montrer, sur son propre territoire ou à proximité permet d’atténuer les réticences. De ce point de vue, les collectivités situées non loin de pays où des réalisations sous des formes proches de l’habitat participatif ont vu le jour bénéficient d’un réel avantage. Ainsi, Strasbourg, proche de l’Allemagne et des Baugruppen, Lyon, proche de la Suisse et des coopératives d’habitation ou encore Lille, proche de la Belgique et de l’habitat groupé, ont pu compter sur ces réalisations pour donner de la crédibilité à leur engagement. A l’inverse, des villes comme Toulouse se disent « en retard » du fait de leurs difficultés à montrer des réalisations (Technicienne, Toulouse, entretien, 2011). Les territoires au sein desquels des projets d’habitat groupé autogéré ont vu le jour dans les années 1970-80 contribuent aussi à faire la preuve de la pérennité des démarches. Les réalisations les plus « efficaces » restent néanmoins les réalisations contemporaines françaises. Ainsi, l’adjoint de la cus en charge de l’urbanisme estime que le projet d’Eco-Logis livré en 2010 sur Strasbourg a servi de « tête de gondole » pour porter le sujet en interne (entretien, cus, 2011). Sa localisation en bordure de tramway lui offre en effet une forte visibilité et concourt à installer l’habitat participatif dans le quotidien. L’ancrage local permet de montrer que « ici c’est possible » et sa mise en œuvre permet de bénéficier de premiers retours d’expériences, d’ajuster les outils et d’échanger avec les acteurs engagés.
43La présence d’une association reconnue sur le territoire permet d’atténuer les réticences vis-à-vis du concept et de faire la preuve qu’un partenariat vertueux avec les habitants est possible.
44A Strasbourg, l’association Eco-Quartier Strasbourg, fondée en 2001 a joué et joue encore un rôle très important pour le développement des initiatives. Sa capacité à dialoguer avec les pouvoirs publics et à démontrer son expertise du sujet en a fait un partenaire reconnu. Une convention de partenariat existe même depuis 2012 entre la cus et l’association, positionnée sur l’animation des appels à projets. Elle conseille les groupes, anime des ateliers et les alerte sur les difficultés. A Lille comme à Grenoble, un partenariat formel a également été mis en place avec les associations locales dans le cadre des appels à projets (Eco-Habitat Groupé Nord-Pas-de-Calais et Les Habiles). A Lyon, Toulouse ou encore Rennes, les associations locales sont bien identifiées par les pouvoirs publics qui les mobilisent ponctuellement. A Paris en revanche, le paysage est beaucoup plus éclaté : plusieurs associations ont été créées et ces dernières entretiennent des relations conflictuelles. Ces tensions ont largement entamé la confiance naissante de la ville de Paris et de la Région sur le mandat 2008-2015. Alors qu’un événement d’envergure nationale était prévu en région parisienne en 2011, l’incapacité des associations à s’entendre a conduit les partenaires institutionnels à en exiger l’annulation. Les relations sont restées timorées.
45Sur tous les sites que nous avons observés et où l’habitat participatif a été mis à l’agenda, des acteurs-relais issus du milieu politique et technique peuvent être identifiés. Ils jouent de la multiplicité de leurs casquettes pour convaincre les sceptiques du bien-fondé des démarches. Même sur les territoires les plus en pointe comme Strasbourg, c’est une nécessité : « on est là pour effectivement appuyer les groupes […] et surtout pour convaincre nos collègues. […] C’est vrai que ça se passe plutôt bien… quand on est derrière, c’est-à-dire que je suis persuadé que si on n’était pas derrière... » (Technicien, cus, entretien, 2011).
46La capacité des uns et des autres à porter les démarches dépend bien sûr d’un ensemble de facteurs. Pour les élus, c’est d’abord leur position dans le champ qui importe. Cette position est en partie déterminée par les relations entre Europe Ecologie Les Verts et le Parti Socialiste, les acteurs-relais politiques étant pour la plupart des élus eelv appartenant à une majorité ps. De ce point de vue, si Strasbourg présente un contexte favorable, l’élu porteur du sujet à Paris a mis plusieurs années à convaincre « sa majorité ».
47Les techniciens sont également inégalement dotés. En premier lieu, certains ont été sensibilisés à l’implication des habitants au cours de leur formation, par leurs réseaux professionnels, amicaux ou militants, tandis que d’autres ne connaissent pas du tout le sujet. A Strasbourg toujours, l’un des techniciens positionnés sur le sujet est un militant de l’association eqs : il a une connaissance fine du sujet et de ses acteurs. Leur sensibilité semble d’ailleurs varier selon les générations : les plus jeunes (autour de 30 ans) manifestent plus d’enthousiasme et de volontarisme que leurs aînés. On peut l’expliquer par le fait que la « jeune » génération d’urbanistes a été formée au « mode projet ». Ayant dépassé la crainte du conflit propre aux plus anciennes générations d’élus et de techniciens, elle est prête à expérimenter (Zetlaoui-Léger, 2013b).
48Les réticences des techniciens peuvent également être directement liées à des expériences personnelles ou professionnelles. Une technicienne de Caen justifiera ses réserves par les difficultés qu’elle a rencontrées dans la gestion des espaces communs sous la forme des Locaux Communs Résidentiels : « c’était une horreur, moi quand j’étais chez les constructeurs, on devait se fader ça à chaque fois, ça coûte un bras et après les gens voulaient plus parce que malheureusement ça finissait par merder » (Technicien, Caen, 2011).
49Leurs capacités à s’engager dépendent plus largement de certains effets de structure. Le temps dont ils disposent est ainsi fortement discriminant. Si à Strasbourg l’un d’entre eux est positionné exclusivement sur le suivi des appels à projets et soutenu par un de ses collègues, la plupart des autres collectivités ne peuvent dédier d’agents à plein temps sur le sujet. Ensuite, le fonctionnement des structures mobilisées jouent sur la capacité à porter le sujet. Alors qu’à Strasbourg, les techniciens sont en contact direct et quasi quotidien avec l’adjoint à l’urbanisme, à Paris, « la machine bureaucratique » (élu, entretien, 2011) rend les choses plus complexes. Les dispositions spatiales facilitent ou à l’inverse complexifient les échanges.
50Leur plus ou moins grande capacité d’action a donc une influence sur les outils qu’ils peuvent concevoir et ce faisant sur le développement des démarches.
51L’habitat participatif ne se joue pas qu’entre groupes et collectivités. Les organismes d’hlm sont de plus en plus nombreux à s’engager et à être à l’initiative de projets. Leur mobilisation est toutefois très inégale selon les territoires et les familles d’organismes : 338 logements sont en cours ou en projet en Aquitaine contre 10 en Champagne-Ardenne tandis les coopératives hlm devancent largement les Offices Publics et les Entreprises Sociales pour l’Habitat en nombre de logements et d’opérations (ush, 2015). Cette famille d’organismes retrouve dans l’habitat participatif les valeurs qu’elle porte depuis sa formation.
52Ils peuvent également faire l’objet de sollicitations directes de la part des collectivités. Ces dernières attendent qu’ils concourent à la « démocratisation » de l’habitat participatif en l’ouvrant à des ménages modestes mais aussi qu’ils sécurisent les démarches et gèrent la relation à « l’habitant ». A Toulouse, l’aménageur, pour compenser son faible outillage, a de façon précoce, sollicité un organisme hlm pour mener une opération dans une zac.
53Mais les organismes d’hlm, les collectivités et les aménageurs mobilisent de façon croissante un autre acteur : l’accompagnateur de groupes d’habitants. La convocation de ce dernier, en écho aux travaux sur les processus participatifs (Nonjon, 2005), traduit leurs difficultés à piloter les démarches associant les habitants. Ils ont en premier lieu vocation à informer et sensibiliser les acteurs chargés de la mise en œuvre. Ensuite, ils sont convoqués pour pallier un déficit de moyens en interne. C’est le cas à Lille par exemple : « on n’a pas les moyens en interne d’assurer avec le personnel des services un accompagnement complet des groupes d’habitants » (Technicienne, Ville de Lille, entretien, 2011). Ils permettent aussi de pallier un déficit de compétences et « d’assumer » la relation au groupe. Même les organismes d’hlm les plus volontaristes font appel à un accompagnateur. L’un d’entre eux qui a érigé l’habitat participatif au rang de « projet d’entreprise » indique : « il faut des spécialistes parce que c’est un métier, des spécialistes pour faire le lien entre les habitants […] il faut que chacun reste sur ses compétences. Notre compétence première, c’est la maîtrise d’ouvrage, nous c’est le bâti, c’est pas la relation…, on l’a la relation avec le locataire, mais on l’a d’une manière différente » (Directeur d’organisme d’hlm, cus, entretien, 2011).
54L’accompagnateur devient ainsi celui qui « permet de garantir un fonctionnement quasi habituel pour une grande partie des étapes du projet » (Organisme d’hlm, document interne, 2011). Selon les sites, son rôle varie. A Grenoble et Lille par exemple, les groupes peuvent s’ils le souhaitent mobiliser un accompagnateur. A l’inverse, à Strasbourg, la présence de l’accompagnateur est rendue obligatoire par la collectivité. Dans les deux cas néanmoins, le choix de l’accompagnateur est à la discrétion des groupes. A Toulouse, il a été choisi par la Communauté Urbaine et l’organisme d’hlm partenaire avant le lancement des démarches et positionné comme acteur des opérations à venir. A Paris, il a été convoqué en amont du lancement de l’appel à projets par la ville de Paris, illustrant en partie son retrait : il a alimenté le contenu du cahier des charges, a élaboré les supports de communication, réalisé les outils mobilisés lors des réunions publiques et des ateliers de travail et a été positionné sur l’animation de l’ensemble de la démarche. Alors qu’à Strasbourg, il s’agit d’abord d’épauler les groupes, à Paris, les implications de l’habitat participatif pour la ville sont reportées sur des tiers, limitant de fait les perspectives de co-production. En somme, Strasbourg, forte d’une culture ancienne de la démocratie locale a érigé la société civile au rang de partenaire. La ville de Paris, de tradition plus jacobine, se positionne plutôt en gestionnaire et se tient relativement à distance des initiatives habitantes.
55En s’intégrant aux injonctions de l’action publique et aux enjeux de la production du logement, l’habitat participatif a franchi un premier pas vers sa diffusion. Il peut être directement mis en lien avec les politiques engagées en faveur de la « ville durable » et se présente comme un outil – et un symbole – de sa construction.
56On observe toutefois un décalage entre les discours portés sur le sujet et la mise en œuvre effective des projets. Ce décalage relève tout d’abord du registre opérationnel : les ambitions des groupes d’habitants se heurtent à la réglementation et aux cadres de production des politiques urbaines. Mais elles entrent plus largement en confrontation avec les représentations et les postures des agents. Si l’impératif participatif est ancré dans les discours, les habitants restent à apprivoiser et se présentent comme une inconnue dans le champ du logement, dont la complexité pose la question de la « légitimité » des habitants à s’impliquer.
57Il faut toutefois relever que les configurations locales donnent à voir une grande diversité dans la capacité à accompagner les projets et les habitants. Alors que certaines n’en sont plus à l’apprentissage de la co-construction (Strasbourg), d’autres s’en tiennent à l’écart et en délèguent les implications à des acteurs extérieurs (Paris). Ces niveaux différents d’implication invitent à rester prudents quant aux perspectives de développement de l’habitat participatif.
58La diversité des démarches pose même la question de la pérennité de la terminologie. Certains opérateurs rebaptisent déjà leurs opérations. La sa des Chalets à Toulouse par exemple évoque ses opérations « d’accession participative » auxquelles elle dédie une rubrique sur son site Internet. Cela nous confirme dans l’idée que les démarches ne constituent pas une troisième voie mais qu’elles peuvent venir irriguer les représentations et les pratiques des acteurs de la production urbaine et du logement.