1Creusant le sillon à peine tracé par les premières réglementations thermiques (Ibtissam, 1991), les politiques publiques d’efficacité énergétique engagées ces dernières années au plan européen et national ont érigé le bâtiment, dont la conception et la construction sont envisagées à l’aune des objectifs de soutenabilité, comme l’objet privilégié de leur régulation. La récente loi sur la transition énergétique témoigne de la constance de cette approche. La construction et l’usage du bâti, clairement présentés comme les principaux vecteurs d’économie d’énergie, se voient saisir par de nouveaux dispositifs qui contribuent à approfondir et étendre la portée des actions existantes. Reposant sur le constat récurrent du caractère particulièrement énergivore du secteur et la nécessité de réduire son impact environnemental, l’action publique a secrété une foisonnante production d’instruments enserrant la réalisation des bâtiments dans une maille étroite de mesures destinées à satisfaire les objectifs ambigus, en raison principalement de la transversalité des enjeux et de la fragmentation des intérêts concernés, de cette politique (Lascoumes 1994). Symptôme de la recomposition de l’État dans un contexte globalisé et, particulièrement dans ce domaine, de l’émergence d’une « gouvernance négociée », ces initiatives ont été doublés d’importantes actions normatives portées par les acteurs privés, souvent appuyées par les pouvoirs publics eux-mêmes (Cauchard, 2013). Il en résulte un réseau dense d’instruments, anciens et nouveaux, persuasifs ou contraignants, publics ou privés - que nous appellerons ici cadre normatif du bâtiment durable - dont la lecture, hors de portée du profane, et l’articulation, éminemment variable suivant le contexte, est particulièrement complexe.
2Ce réseau de textes, qui contribue autant à la codification de l’acte de construire qu’à diffuser une représentation particulière du bâtiment durable et des enjeux qui entourent sa réalisation auprès des intéressés (Lascoumes, Le Galès, 2012), est, comme toute norme, l’expression d’un réel qui ne lui préexiste pas et dont il contribue précisément à forger le sens et la configuration: il construit l’objet de sa régulation, son référent, en sélectionnant et interprétant les éléments de la réalité qu’il intègre au discours qu’il porte (Loschak, 1984). Et c’est précisément dans la recherche des composantes sociales, politiques ou techniques, qui président au découpage, par les instruments, d’une réalité – celle de l’habitat durable – perçue comme plus large et complexe que celle que son traitement par les normes laisse entrevoir, que consiste cette étude mobilisant les sciences juridiques, l’analyse socio-économique des marchés et la pensée du phénomène technicien.
3Plusieurs types d’explications, qui ne sont pas exclusives les unes des autres, pourraient être mobilisés pour interpréter la configuration de ces actions normatives. Nous privilégierons la lecture suivante: l’uniformité du discours porté par le tissu normatif est le reflet d’une rationalité technique, uniformisante par nécessité, qui soumet la conception et la réalisation du bâtiment à un mode de production industriel. Ce constat, établit de longue date, notamment par les penseurs de l’écologie politiques ou critiques du système technique, se trouve prolongé et approfondi dans le contexte actuel.
4L’influence de la rationalité technique ou du système technicien sera analysée à trois points de vue: du point de vue du contenu des dispositifs tout d’abord, qui valorisent un modèle constructif particulier tandis que, dans son indétermination même, le développement durable autorisait un pluralisme d’approches; du point de vue, de leur élaboration ensuite, puisque la construction de ce cadre normatif apparaît comme l’expression d’un mode de qualification industriel du produit « bâtiment durable »; du point de vue de son influence enfin sur l’acte de construire et l’habiter.
5Le cadre normatif relatif au bâtiment durable est le produit de la complexité des solutions techniques, impératifs économiques, sociaux et climatiques qu’il est chargé, en retour, de réguler. Sorte de compromis entre ces différents ordres discursifs articulés autour de l’objectif de durabilité, la variété des dispositifs qu’il comporte n’est cependant pas l’expression de la pluralité des solutions techniques et architecturales qui pourraient être mises en œuvre pour répondre à la question de la performance énergétique, voire de la soutenabilité, du bâti (Ricciotti 2010). Il véhicule en effet un petit nombre de prescriptions relativement stéréotypées articulées autour d’un objectif étroit.
6Comme on peut l’observer dans le tableau qui suit, les politiques publiques nationales relatives à d’habitat durable mobilisent tous les instruments de l’action publique, de la loi aux normes en passant par des incitations fiscales et d’autres mécanismes incitatifs.
- 1 Ces labels, correspondants à la précédente étape règlementaires (rt 2005), sont cependant encore ap (...)
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- 2 Contrairement à la précédente étape réglementaire, peu de labels privés ont vu le jour. Certains ac (...)
7Le degré de contrainte imposé aux acteurs de la construction est faible. Hormis la réglementation thermique, qui est historiquement liée à un contrôle par les pouvoirs publics d’un mode de production du bâti, car la performance qu’elle vise est acquise hors l’usage (Peuportier 2008), les autres registres normatifs reposent en effet sur la recherche d’une adhésion, obtenue par une trame d’incitations financières, des acteurs aux comportements que ces instruments valorisent. La poursuite d’objectifs environnementaux dépassant la seule performance énergétique – eux-mêmes évalués en termes de performance - résulte ainsi d’une démarche volontaire, contrôlée dans son principe et ses modalités de mise en œuvre, des maîtres d’ouvrages. En somme ce cadre normatif, repose sur la poursuite impérative d’un objectif étroit, la performance énergétique, telle qu’elle est définie par la réglementation thermique, les autres objectifs relèvent d’instruments négociés. Une telle configuration interroge sur leur réelle fonction2.
8Conséquence immédiate de la complexité contemporaine des structures de pouvoir dans un système de gouvernance à multiples niveaux, ces registres normatifs, en raison d’une intense hybridation, diffusent des prescriptions équivalentes reposant sur un nombre limité d’objectifs et de moyens techniques mis en œuvre pour les atteindre.
9L’hybridation des contenus s’observe à deux points de vue. La réglementation publique réserve une place importante à la promotion de labels officiels dont les exigences sont intégrées par les labels privés afin de capter les incitations financières qui sont associées au dépassement de la performance énergétique minimale. Débordant le plus souvent les seules prescriptions relatives à la qualité énergétique du bâtiment, les labels privés tentent également d’inscrire l’action du maître d’ouvrage dans une démarche plus large de respect de l’environnement. Ces normes prennent ainsi formellement en compte quelques-unes des réalités sociales, culturelles ou bien des objectifs environnementaux ignorés par la réglementation thermique. Suivant les dispositifs, l’impact environnemental du bâtiment sera apprécié au regard des effets extérieurs de la construction (gestion des déchets, accompagnement des occupants) ou par rapport à l’environnement intérieur (normes de confort et santé). Cette approche applique ou s’inspire directement de la démarche hqe, dont les cibles sont intégrées, en fonction des besoins des acteurs, à leurs référentiels de certification. Aussi bien, c’est au croisement des exigences posées par la réglementation thermique et la certification hqe que le contenu de ce cadre normatif se situe.
- 3 Le récent rapport de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques, valorise claireme (...)
10La porosité de ces différents registres normatifs explique le nombre limité de prescriptions véhiculées et leur nature relativement stéréotypée. Indéniablement dominé par les préoccupations énergétiques, puisque tous les dispositifs s’articulent autour de la réglementation thermique, ce cadre normatif se caractérise également par le déploiement d’un ensemble de solutions techniques et d’appareillages dont la mise en œuvre est rendue obligatoire — l’équipement du bâtiment par des instruments de mesure de la consommation, dimensions des surfaces vitrées, l’étanchéité à l’air, le traitement des ponts thermiques, la présence d’une source d’énergie renouvelable. Sans formellement exclure d’autres modes de conception pour répondre à l’impératif climatique, la réglementation thermique ainsi que les labels réglementaires contribuent à ainsi valoriser la figure du bâtiment passif3, « parfaitement étanche et exempt de pont thermique » (Gontier 2008). Conçu en contemplation de ses fonctionnalités structurelles et de ses équipements indépendamment des modes d’habiter ou de son insertion dans l’habitat, la réglementation thermique définit les caractères – du moins certains d’entre eux — d’un produit-bâtiment standardisé, indéfiniment reproductible, et qui s’insère avec facilité dans tout espace urbain contrairement à d’autres modèles constructifs.
11Ce cadre normatif dont nous avons à présent cerné les caractéristiques saillantes, constitue le dispositif dans lequel se déploie le marché du « bâtiment durable » (et ses nombreuses composantes). C’est ce dispositif qui qualifie le produit « bâtiment durable » en fixant un ensemble de critères définissant ce qui est et ce qui n’est pas « durable » et à partir desquels peuvent s’entendre, se coordonner, vendeurs et acheteurs.
12Selon la théorie économique des conventions, sur laquelle nous nous appuierons ici, la qualification d’un bien - entendue comme « l’opération consistant à [le] classer, dans une hiérarchie » - traduit « un accord sur les usages et la définition » de ce bien (Eymard-Duvernay, 2004). Cet accord sur la qualité peut être fondé sur différentes conventions constitutives qui sont, pour le dire simplement, différentes façons d’opérer un classement, une hiérarchie.
13Explorer la convention constitutive du cadre normatif qui qualifie aujourd’hui ce que doit être un « bâtiment durable » en France doit nous permettre de comprendre plus profondément la nature de ce cadre. L’économie des conventions reconnait les six cités définies par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification comme autant de conventions constitutives de la qualité. L’existence d’une éventuelle septième cité, « verte » ou « durable », ayant parfois été proposée, nous commencerons par explorer l’hypothèse selon laquelle le cadre normatif du « bâtiment durable » repose sur celle-ci. Dans l’objectif de trouver la convention de qualité qui fonde le cadre normatif actuel du bâtiment durable, nous commencerons par explorer l’hypothèse d’une convention fondée sur une éventuelle septième cité, dite « verte » ou durable ». Nous développerons ensuite l’idée que le cadre normatif que nous étudions qu’il relève principalement d’une convention de qualité dite « industrielle », qui a tous les attributs de la pensée technicienne telle qu’elle a pu être décrite par exemple par Jacques Ellul.
14Qu’est-ce qu’un bâtiment durable? C’est, en première analyse, un bâtiment respectant le développement durable tel que défini dans le rapport Bruntland en 1987, qui intègre donc la préoccupation des générations futures dans les choix présents et dont la conception articule harmonieusement les trois fameux piliers. Mais ce discours sur le développement durable, dans ses grands principes et finalités, peut-il contenir une cohérence suffisante pour fonder une convention de qualité que nous retrouverions dans le cadre normatif actuel du « bâtiment durable »?
15Pour répondre à cette question, nous devons nous interroger sur la capacité de ce discours sur la durabilité à venir éteindre les différentes critiques qui lui sont adressées et donc sur sa capacité à devenir un « ordre de justification » au sens de Boltanski et Thevenot – c’est-à-dire un ordre associant « des valeurs instituant une nouvelle grandeur (la « durabilité »), une qualification spécifique du monde et des personnes, et des épreuves permettant l’arbitrage des désaccords » (Godard, 2004, 316-317).
16Godard (2004), ainsi que Lafaye et Thévenot (1993), se sont interrogés sur l’existence d’un tel ordre de justification « durable » (ou « vert » pour les seconds) et aboutissent à la même conclusion: « il n’a pas été construit autour du développement durable une doctrine suffisamment stabilisée pour jouer le rôle d’un ordre de justification. » C’est particulièrement dans la notion d’épreuve que se concrétisent ces difficultés. « Le propre des épreuves, selon Godard, est de permettre l’arrêt des conflits et des désaccords d’une manière que ne permettrait pas la seule rhétorique. Mais il faut pour cela faire valoir, dans l’épreuve, des objets bien définis et normés sur lesquels tous les sociétaires puissent s’appuyer fermement. Le contexte de controverses scientifiques et de savoirs partiels qui caractérisent les connaissances sur l’environnement planétaire traduit au contraire l’incapacité des objets écologiques existants (…) à fournir les appuis requis et à offrir des garanties suffisantes sur les états qui seront effectivement accessibles à l’avenir. » (Godard, 2004, 321).
17Or, le bâtiment est traversé par ces controverses et incertitudes qui annulent la possibilité d’un accord sur ce que pourrait être un bâtiment durable. La complexité crée une autre difficulté. Il n’y a qu’à voir les 14 cibles du référentiel deqe (définition explicite de la haute qualité environnementale) développées par des acteurs de la construction, leur déclinaison en 41 sous-cibles, elles-mêmes divisées en une variété d’exigences, d’indicateurs opérationnels et d’unité, pour comprendre la difficulté qu’il existe nécessairement à construire une épreuve, acceptée de tous et permettant de clore les moments critiques, qui puisse dire ce qu’est et ce que n’est pas un bâtiment durable.
18En l’absence d’une telle épreuve de durabilité, la convention de qualité fondant le cadre normatif du bâtiment durable ne peut donc être fondé sur cette hypothétique septième cité. Il nous faut donc chercher ailleurs, et particulièrement dans ce que Boltanski et Thévenot appellent la cité industrielle.
19Pour Boltanski et Thévenot c’est Saint Simon, dans son ouvrage Du système industriel, qui synthétisa au plus près ce qu’est le principe d’ordre industriel. Il proclame que les « seuls véritables organes du sens commun ou de l’intérêt général sont les industriels », « les physiciens, les chimistes et les physiologistes qui font corps avec eux » (Boltanski, Thevenot, 1991, 154).
- 4 On notera pour renforcer ce constat, l’observation de l’Office parlementaire d’évaluation des choix (...)
20Dans ce monde industriel, les juges de la grandeur sont « les experts » et « cette juridiction repose sur la « capacité scientifique positive » qui est l’apanage des savants » et dont les citoyens ou consommateurs ordinaires sont dépourvus (Boltanski, Thevenot, 1991, 157). L’ingénieur est une figure centrale de ce monde, que l’on retrouve également au cœur des processus de définition des principaux référentiels normatifs portant sur le bâtiment durable (hqe et bbc). Lionel Cauchard qui a étudié la place des experts dans la fabrication du dispositif hqe, conclue par exemple que « loin de la « vision idéalisée de l’évaluation délibérative », le résultat final de l’expertise au sein des espaces normatifs réside essentiellement dans la concurrence que se livrent entre eux les spécialistes experts » (Cauchard, 2013, p. 190). Ces référentiels sont ainsi fait par mais également pour des ingénieurs, ce que souligne les travaux de Gilles Debizet qui explique le succès du référentiel bbc sur le hqe par son inscription « dans les pratiques des ingénieurs thermiciens » (Debizet, 2012, 3)4.
21Le succès plus récent du label bbc s’expliquerait également partiellement selon Debizet (2012, 3) par le fait qu’il permette « de tester une performance énergétique très ambitieuse ». Faire reposer la qualité du produit sur un dispositif d’évaluation de la performance technique est ici aussi un des marqueurs du monde industriel. Selon Boltanski et Thévenot, c’est un monde « où trouvent leur place les objets techniques et les méthodes scientifiques », son ordonnance « repose sur l’efficacité des êtres, leur performance, leur productivité, leur capacité à assurer une fonction normale, à répondre utilement aux besoins » (252, 254). L’analyse des objets de ce monde « permet de comprendre la possibilité d’un calcul (…) s’appuyant sur des variables quantifiées » (258).
22Eymard-Duvernay (2004) utilise les écrits du constructeur automobile Henry Ford pour illustrer cette convention industrielle. Il souligne que pour ce dernier la standardisation du produit est un des principes fondateurs d’une entreprise industrielle, car elle permet la maîtrise de la production et de son coût. C’est aussi une caractéristique - que nous avions mis en évidence en première partie - de la production du « bâtiment durable » générée par le cadre normatif actuel.
23Créateur de standards homogènes, piloté par des experts, centré sur les objectifs de performance quantifiables, le processus de qualification du bâtiment durable apparaît comme profondément inspiré de cette convention industrielle.
24Il est aisé de reconnaitre dans ce monde industriel défini par Boltanski et Thévenot, fondé sur l’efficacité, la performance ou la quantification, la Technique telle qu’elle est définie par Jacques Ellul, soit « l’ensemble des moyens les plus efficaces à un moment donné » (2012, 37). Boltanski et Thévenot ont eux-mêmes mentionné cette parenté en soulignant que la « grandeur industrielle peut se rigidifier dans cet ordre monumental qu’a coutume de dépeindre la critique de la technique » (Boltanski, Thévenot, 1991, 262).
25Ce résultat converge avec les analyses « mett[ant] en cause « la conception techniciste » sur laquelle reposent les projets urbains et architecturaux « durables » » (Boissonade, 2015). Il nous conduit par ailleurs à remettre en question l’idée selon laquelle la notion de développement durable pourrait, appliquée à l’habitat, générer une nouvelle forme de gouvernement des conduites (Boissonade, 2011). Nous observons en effet une situation ou coexistent un discours sur le développement durable aux apparences normatives fortes et des règles s’appuyant sur la force de ce discours mais impossibles à mettre en cohérence avec celui-ci du fait de l’absence d’épreuve robuste. Le déséquilibre entre la force potentielle du discours et la fébrilité intrinsèque de la preuve créent ainsi un univers ou le développement durable peut faire l’objet d’interprétations ou d’instrumentalisations diverses, qui dans le cadre normatif actuel se concrétisent selon nous dans une emprise technicienne dans la détermination de ce qui est, ou n’est pas un « bâtiment durable ». Cette domination de l’impératif d’efficacité n’est évidemment pas sans influence sur les modes de production et d’occupation du bâtiment.
- 5 Voir notamment « L’art d’habiter », in dans le miroir du passé, oc, t. 2, p. 755, « h2o et les eaux (...)
- 6 Dans les eaux de l’oubli, I. Illich observe que vivre et habiter sont traditionnellement impliqués (...)
26La pensée d’Ellul, Charbonneau ou Illich a ceci de commun qu’elle propose, au-delà d’une différence d’approche, une évaluation du phénomène technique. À travers leurs travaux, c’est la question du maintien de l’autonomie individuelle — définie comme l’aptitude à déterminer son comportement en fonction de sa propre expérience de l’existence — dans les sociétés polarisées par la recherche de l’efficacité, c’est-à-dire les sociétés où les besoins fondamentaux de l’individu sont définis à l’extérieur d’eux par des institutions dont les actes et les motivations dépendent largement d’une forme d’expertise de plus en plus complexe, qui se trouve posée. Bien que l’habitat ou la construction n’aient pas été au centre de leurs réflexions, encore que I. Illich y ait spécialement consacré certaines analyses5, il constitue, en tant que composantes fondamentales de l’existence, un terrain d’observation particulièrement fécond sur l’influence de la technique6.
- 7 Illich, « h2o les eaux de l’oubli », oc vol. 2, rappr. de H. Lefebvre pour qui la constitution d’es (...)
27Les normes sur le bâtiment durable, plus que les autres puisqu’elles véhiculent un standard constructif qui est appelé à être reproduit sous la menace d’une contrainte globale, sont des formes d’expression de choix techniques et un moyen de diffusion de ces choix qui contribuent à orienter concrètement l’acte de construire et informer les représentations qui s’y attachent. Leur incidence ne s’arrête cependant pas au seuil du bâti, elle concerne aussi directement, sinon principalement, l’habiter dont elle interroge le sens. Saisies à travers la rationalité technique, ces créations sociales propres à chaque culture qui ont pour objet de donner forme à l’espace7, se trouvent réduites, dans le discours normatif, à des objets techniques polarisés autour du traitement de la question énergétique, largement dépouillées des dimensions sociales, culturelles, esthétiques ou économiques consubstantielles à la fabrication de tout espace à vivre. Sanction du passage d’un bien social à un produit (Illich, le chômage créateur, oc 2), la normalisation de la construction verte promeut un bâti aux caractéristiques étriquées, articulées autour d’un impératif technique et vecteur de dépendance pour l’occupant, qui doit, comme pour tout objet technique, être adapté à l’usage de ce bien.
28Il ne s’agit pas ici de dire que l’acte de construire est capté par des professions et savoirs experts qui dépossèdent en définitive les habitants du pouvoir de mettre en forme leur habitat. La critique en a été faite par Ivan Illich. De ce point de vue, on se bornera à indiquer que le modèle constructif qui se dégage de ce tissu normatif est hors de portée des individus compte tenu des expertises mobilisées et de la clôture opérée par certaines normes comme la rge. Il s’agit plutôt de constater que la diffusion par les normes sur l’habitat durable d’un ordre d’exigences et de techniques constructives centrées autour de l’impératif énergétique entraîne un transfert de l’expertise liée à la conception ou la construction de certaines professions, comme l’architecture ou certains métiers du bâtiment vers d’autres, qui, d’auxiliaires, se retrouvent au cœur du processus constructif (opects, 2014, 73).
29L’hypertrophie de la phase de conception est un indice clair de cette mutation. Entité autorégulée aux équilibres fragiles, le bâtiment passif exige une conception minutieuse, impliquant une importante programmation et, en aval, une précise coordination des différents corps de métier prenant part à la construction. Cette forme de production du bâtiment suscite l’apparition d’expertises nouvelles, en valorise certaines (thermicien), en marginalise d’autres; c’est le cas de l’architecte. Au-delà, c’est la disparition de savoir-faire, voire de certains métiers, qui est en cause, et dont la portée ne peut pas être mesurée dans le cadre de cette étude. Traduction d’une façon nouvelle de satisfaire d’anciens besoins, ce mouvement de balancier est directement en rapport avec l’input normatif qui valorise un modèle constructif particulier. P. Gontier souligne justement le fait que le bâtiment passif dépende d’une machinerie – et demain de nouveaux matériaux – qui en assure les fonctions vitales est de nature à profondément orienter la conception (Gontier, 2008; Michelin, 2012).
30Le déploiement de cet ordre de moyens qui, ici comme ailleurs, se substitue aux fins a deux conséquences. En premier lieu, il conduit à marginaliser la découverte de solutions alternatives à la question de la performance énergétique et à la durabilité du bâti. L’autonomie dans la conception et la construction du bâtiment n’est admise qu’en dehors de ce système de normes. Bref, cet ordre normatif, de type disciplinaire (Loshack, 1983), puisqu’il fige la réponse – en modelant le comportement des acteurs – à la question de la construction d’un habitat durable, bride l’autonomie de la conception, exclue la créativité, tout en évacuant les dimensions culturelles ou esthétiques qui y sont traditionnellement associées puisque c’est la solution technique qui se trouve valorisée indépendamment d’autres considérations. Et le mouvement, du moins dans la perspective des pouvoirs publics, devra être poursuivi puisque dans le cadre de la transition énergétique, la maison passive, couplée avec de nouveaux matériaux et de nouveaux moyens de régulation devient intelligente. Soit: un bâti à haute teneur technologique.
31En second lieu, la réponse technicienne à la production du bâti durable est soumise à ce que Jacques Ellul nommait la loi de croissance des problèmes techniques. Autrement dit, la réponse technique à un problème technique ou non technique apporte au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout et appelle… de nouvelles réponses techniques qui sont de plus en plus complexes à mettre en œuvre. Par exemple, l’essor d’un modèle de bâtiment hermétiquement clos pose la question de l’aération, dont beaucoup de normes préconisent qu’elle soit assurée par des ventilations mécaniques, pour éviter trop de déperditions, ce qui soulève, en retour, le problème des consommations d’énergies de ces éléments — qui peuvent être au moins équivalentes aux consommations liées au chauffage. Or, la prise en compte de ces consommations par la rt peut conduire les constructeurs, pour des raisons liées aux coûts à s’orienter vers des dispositifs moins onéreux (ventilation simple flux) cependant que, ce faisant, c’est la qualité de l’air intérieur qui peut se trouver dégradée entraînant des problèmes de santé (opects, 2014, 58). La solution serait alors, non pas d’ouvrir la fenêtre – geste simple frappé d’ostracisme –, mais d’avoir recours à de nouveaux dispositifs « plus légers et moins gourmands en énergie » (Gontier, 2008).
- 8 Comp. à Heiddeger Habiter, bâtir penser et à P. Bourdieu, pour qui une habitation est un espace org (...)
32À l’instar des outils contre-productifs dont il a pu faire la critique, c’est-à-dire des institutions qui, dans le mode de production industriel, éloignent les usagers du but qu’ils pensent poursuivre à travers elles, la normalisation de l’habitat, qui organise techniquement la réalisation du bâti et qui permet l’occupation homogène de l’espace, rend impossible la constitution d’un chez-soi. Pour comprendre pourquoi le but technique produit des effets non techniques, il faut rappeler que pour Illich, l’activité d’habiter n’est pas réductible au loger ou à l’occupation8. L’habiter désigne une activité humaine multiple – qui inclut la construction – consistant à forger une demeure, un chez-soi, dans les traces et ancêtres et à façonner un paysage, en laissant ainsi sur lui les traces de la vie. Condition de constitution d’un espace intime et, au-delà du seuil, d’un espace commun indivis, la capacité à mettre en forme l’habitat, « l’art d’habiter », est le produit exclusif de chaque culture. Il donne lieu à une forme de production de l’espace distincte de celle de l’urbaniste ou de l’architecte. Et c’est dans ce rapport du sujet à l’espace et la manière de l’investir qu’Illich inscrit l’opposition entre l’habitat vernaculaire, discret, non-continu, non-homogène et l’espace isotopique qui résulte d’une pensée planificatrice. « Alors que la demeure tire sa propre subsistance, son genre unique d’habitat, l’espace continue, non-discret, doit préalablement être créé et il est ensuite loti pour parquer des gens dans des blocs d’appartement ». L’art d’habiter et l’activité de l’architecte se distinguent, car elles reposent sur des classes d’espace différentiées. Celui-ci ne peut rien faire d’autre que construire cependant que « les habitants vernaculaires engendrent des axiomes d’espace dans lesquels ils font leur demeure ». Ayant moins d’emprise sur son espace de vie, puisqu’il ne contribue pas à le mettre en forme, le « logé » contemporain a donc perdu l’essentiel de son pouvoir d’habiter.
- 9 Voir également Illich, « l’art d’habiter », in Dans le Miroir du passé.
33La normalisation du bâti, à l’aune de l’impératif de durabilité, ne fait qu’accentuer les tendances à la limitation de l’autonomie de l’occupant déjà largement inscrites dans les dispositifs existants dans lesquels la production de l’habitat et, plus largement, de l’espace urbain, est une application de la rationalité technicienne. Le bâtiment durable, tel qu’il est envisagé par le cadre normatif est non seulement un bâtiment dont la réalisation est hors de portée de l’occupant mais un objet technique, beaucoup plus complexe – donc fragile — que les bâtiments traditionnels, et qui implique, comme pour toute production technicienne une forme de discipline, d’adaptation, de l’usager. Les dispositifs d’accompagnement qu’ils prennent la forme de « mode d’emploi » ou de forme de médiations plus complexe en témoignent largement. L’occupation implique qu’une lecture du mode d’investir le bâtiment soit transmise afin que les usages s’accordent aux exigences techniques. Ce type de dispositif est caractéristique de la perte d’autonomie individuelle face à la technique. Lisons Jacques Ellul: « Dans l’ensemble du phénomène technique, nous ne restons pas intacts, nous sommes non seulement orientés par l’appareillage lui-même, mais en outre adaptés en vue d’une meilleure utilisation de la technique, ainsi nous cessons d’être indépendants: nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objet sur lesquels nous pourrions décider librement notre conduite: nous sommes étroitement impliqués par cet univers technique conditionné par lui » (Ellul, 2010, 93)9. Sous peine de dépossession ou de perte de contrôle « chez soi », l’occupant se trouve dans l’obligation d’adapter son comportement aux exigences de l’appareillage.
34Lorsque le modèle de la maison passive laissera place à la maison intelligente, l’emprise de la technique — et la dépendance de l’occupant — sera encore accentuée, puisque le pilotage du système s’effectuera sur la base d’un système de connaissance centralisé reposant sur une collecte massive d’information et des analyses prédictives qui ajusteront en temps réel les niveaux de consommations, les appels aux flux d’airs, la température ambiante au sein de l’habitat. Dans une telle perspective, qui porte une nouvelle forme de normalisation des comportements, l’occupant et ses comportements, est une composante du système d’information, ce que le rapport parlementaire précité exprimait en disant que « la maison s’adaptera aux comportements ». Comme l’observait déjà Illich dans les années 1980, à l’ère des systèmes, il n’y a plus aucune distance entre l’outil et l’usager, celui-ci étant considéré comme une composante du fonctionnement. Et c’est dans cette perspective, bien loin de la rhétorique climatique, que la promotion d’un modèle constructif trouve tout son sens.