1Les quartiers durables se multiplient en France et constituent autant des vitrines que des laboratoires d’expérimentation d’un développement urbain durable. Les concepteurs de ces projets cherchent à favoriser à la fois une évolution des modes de construction de la ville et des changements dans les pratiques des habitants, en s’appuyant sur des modes d’habiter plus écologiques et en valorisant la vie collective.
- 1 Au travers par exemple des opérations de rénovation urbaine des années 1960 (Coing, 1966) ou des di (...)
2Inscrite dans un des courants critiques de la durabilité urbaine, notre recherche de thèse (Valegeas, 2014), se proposait d’analyser les processus de production des quartiers durables, en éclairant les décalages entre la conception et l’habiter. Nous avons étudié de manière transversale l’écart entre les intentions de ces projets (la construction d’un récit urbanistique au sens de Matthey [2014], mettant en scène les valeurs portées par les acteurs), les outils de l’action publique, les formes urbaines produites et l’appropriation des dispositifs spatiaux par les habitants. Nous nous sommes ainsi appuyé sur de nombreux travaux récents, qui ont permis d’éclairer les valeurs et principes sous-jacents à ces projets (Faburel et al., 2015), les démarches de participation (Zetlaoui et al., 2013) ou encore les enjeux de confrontation des usages aux modes de fabrication des logements (Brisepierre, 2011 ; Renauld, 2012 ; Roudil, 2015). Des travaux plus anciens interrogeaient déjà les formes d’ajustements à des normes sociales dans le logement1. Au-delà du logement, nous interrogerons ici les tensions existant dans l’habiter, compris comme l’investissement dans les pratiques de l’espace du quotidien (Lefebvre, 1970).
- 2 Considérant que « l’habitat déborde le logement » (Paquot, 2005), nous définissons ici l’habitat co (...)
3Cet article mettra en évidence le rôle de l’habitat2 dans la production et le fonctionnement des quartiers durables en France. Plus précisément, il analysera les présupposés qui fondent la conception de cet habitat durable, nous questionnerons l’existence de normes d’habiter liées à un ensemble de présupposés dans la conception même de ces projets urbains et se traduisent par un ensemble de dispositifs sociotechniques. Enfin nous expliquerons les réceptions diverses de ces normes par les habitants en analysant plus précisément la diversité de leurs trajectoires sociales et résidentielles. Cela nous amènera à questionner les contradictions de la mixité sociale dans ces quartiers.
4Notre méthodologie comprend deux volets. Nous avons réalisé une analyse textuelle et thématique d’un ensemble d’appels à projets de quartiers durables, faisant figure à la fois de grille d’évaluation et de guide opérationnel. Puis, nous avons mis en regard ces appels à projets avec douze documents de candidature, et avec des entretiens complémentaires auprès d’acteurs de la maîtrise d’ouvrage de ces opérations.
5Ensuite, nous avons choisi deux quartiers durables à Rennes et Auxerre, différents dans leur nature, leur taille et leur contexte, nous y avons mené une dizaine d’entretiens avec des acteurs liés au projet urbain (urbanistes, bailleurs sociaux, techniciens), ou acteurs de la vie locale (notamment associatifs) et nous y avons réalisé quarante-cinq entretiens avec des habitants.
- 3 Les matériaux mobilisés ont un statut particulier : ils sont d’une part des appels à projets, faisa (...)
- 4 Le terme générique de « concepteur » renvoie à la spécificité du matériau utilisé, dont on ne conna (...)
6L’analyse des appels à projets et des dossiers de candidature3 montre que l’échelle de ces quartiers durables est considérée comme un périmètre opérationnel cohérent et comme une échelle adaptée à une vie collective renouvelée. L’habitat y est particulièrement décrit comme un levier vers le mode d’habiter durable que les concepteurs4 appellent de leurs vœux. Trois types de présupposés liés à l’habitat durable dans ces projets peuvent être distingués.
7Tout d’abord, ces projets de quartiers durables sont présentés comme des opportunités pour mobiliser des acteurs locaux ou nationaux dans des démarches innovantes.
- 5 Entretien avec un responsable de la démarche ÉcoQuartier au ministère chargé du développement durab (...)
- 6 meddtl, 2011, Appel à projets EcoQuartier 2011 - Notice explicative de la grille EcoQuartier, p.5
8La vocation expérimentale est largement mise en avant, puisqu’il s’agit à la fois « d’inciter les collectivités à formaliser des réponses », « de montrer les bons exemples, les réponses innovantes et intéressantes pour tous » et « de donner de bons outils […], en exposant les questions à se poser, en donnant des exemples de réalisation »5. Comme l’exprime l’un des appels à projets: « Il s’agit de dépasser le niveau réglementaire, de généraliser les bonnes pratiques et de promouvoir l’innovation des acteurs »6. L’intention est celle de l’« exemplarité » voire de l’« excellence », en misant sur la performance (notamment énergétique) des réalisations.
9De plus, le quartier durable est considéré comme un « périmètre d’action »7 permettant d’incarner ces innovations, de les rendre visibles et attractives, tant à l’intention des professionnels de la construction et de l’aménagement qu’à celle des habitants. Il s’agit d’en faire des vitrines de l’avancée des projets, en communiquant largement sur les performances théoriques des opérations. Ces projets peuvent alors être qualifiés d’ espaces-témoins permettant de réaliser un produit fini dans un temps court, lié bien souvent aux temporalités d’un mandat électoral ou à des ambitions de marketing territorial.
- 8 Ibid., p.21.
- 9 Ibid., p.8.
10La réalisation de ces projets est aussi envisagée comme une manière de dépasser l’échelle du quartier, notamment dans une fonction pédagogique : un écoquartier primé « peut servir de support à la formation de la société, aux enjeux du développement durable, fédérant ainsi différentes cibles »8. La réalisation de telles opérations permettrait de profiter d’un bénéfice double : grâce à ses performances écologiques propres, et aussi plus largement, en envisageant « l’ÉcoQuartier, au-delà de son périmètre et des délais de l’opération, comme un levier vers la ville durable »9.
11Le projet doit ainsi être la vitrine expérimentale de l’urbanisme durable et un outil pédagogique pour une transition de la ville toute entière.
- 10 meeddat, 2008, EcoQuartier - Notice explicative du dossier de candidature au concours EcoQuartier 2 (...)
12Enfin, ces projets de quartiers durables portent une ambition de transformation des modes d’habiter, ils définissent le vivre ensemble comme une réponse aux enjeux sociaux dans les projets, et cherchent à inventer « un nouvel art de vivre ensemble dont l’EcoQuartier est en passe de devenir le symbole »10.La charge des enjeux sociaux a évolué : d’abord restreint à une réponse aux risques sociaux dans les premiers documents analysés, ce vivre ensemble tend désormais à prendre en compte une ambition d’évolution des modes d’habiter.
- 11 Entretien avec un responsable de la démarche EcoQuartier, le 8 avril 2011. Bo01 et BedZed sont deux (...)
- 12 meeddat, 2008, op. cit., p. 16.
13Les premiers appels à projets voyaient dans la mixité sociale le premier moyen de favoriser le vivre ensemble Afin de se différencier de projets pionniers critiqués pour être devenus des « ghettos de bobos » (Emelianoff, 2011), les porteurs d’appels à projets à Rennes et à Auxerre mettent en avant une approche française, qui inciterait les projets à mettre en œuvre des réponses aux enjeux sociaux. Les porteurs des démarches d’appels à projets mettent l’accent sur la dimension sociale des projets français : « Nous ne voulons pas répéter les erreurs de Bo01 ou BedZed. L’objectif pour nous est de valoriser ce côté social des projets »11. Les différents appels à projets cherchent avant tout à éviter une spécialisation sociale de ces quartiers, en se plaçant dans une logique d’anticipation des risques sociaux : il s’agit et de « réduire les phénomènes de ségrégation socio-spatiale » dans ces quartier et d’« améliorer la cohésion sociale » en « [renforçant] les liens sociaux »12.
- 13 Lille Métropole, 2010, « Cadre Stratégique Écoquartiers. Lille : des écoquartiers à la Ville Durabl (...)
14Plusieurs registres de justification se distinguent, à partir d’une volonté de rendre accessible ces innovations et une « Haute Qualité de Vie »13 présumée à une diversité de populations et de l’ambition de créer une offre diversifiée afin de contenir le départ de familles dans le périurbain. Plus précisément, dans les quartiers en renouvellement urbain, la mise en œuvre de cette diversité de l’habitat est envisagée comme un moyen de rééquilibrer la composition sociale des quartiers en favorisant des parcours résidentiels locaux (particulièrement dans les opérations en rénovation urbaine) ou de maintenir des populations précaires dans des quartiers soumis à des processus de gentrification.
- 14 Entretien du 8 avril 2011.
15Puis dans un second temps, de manière à prévenir des contre-performances à l’usage, les référentiels produits intègrent une préoccupation croissante des pratiques futures dans ces quartiers. Comme l’explique le coordinateur de la démarche au ministère du Développement durable, la plus grande prise en compte des pratiques des habitants dans les projets est nécessaire si l’on veut atteindre les objectifs fixés : « Ce n’est pas le quartier qui est durable, ce sont les usages des habitants »14.
- 15 metl, 2012, La Charte des EcoQuartiers, p. 2.
16Les appels incitent les concepteurs et gestionnaires de ces quartiers à responsabiliser les habitants face à la modification de leurs comportements, afin « de susciter et d’accueillir des nouveaux comportements plus responsables »15.
- 16 meddtl, 2012, Dossier de labellisation – EcoQuartier, p. 17.
17Ces appels à projets portent l’ambition de favoriser la mise en œuvre de pratiques plus écologiques dans les quartiers concernés, l’ambition des porteurs de projet devant être d’« imaginer un espace propice à l’émergence de nouveaux comportements ; un EcoQuartier doit en effet être vecteur de principes et de valeurs reconnus et portés par les habitants : le « vivre ensemble », les mixités sociale, fonctionnelle et intergénérationnelle, la nature en ville, la nouvelle place de la voiture... »16.
18Ainsi, il ne s’agit plus seulement d’éviter une spécialisation sociale des quartiers durables, mais d’envisager aussi les dimensions sociales des projets comme un accompagnement des dispositifs techniques. Les porteurs de ces démarches cherchent à anticiper la vie future dans ces quartiers, tant du point de vue de la vie sociale que de l’instauration de pratiques plus écologiques. L’habitat est ainsi considéré comme le support d’un changement des comportements, orienté vers une plus grande sobriété (énergétique notamment) et vers la recherche d’une convivialité. L’approche technique et normative prévalant dans la conception de ces quartiers explique que les projets mettent en avant des réflexions autour de l’acceptabilité sociale des dispositifs et de la responsabilisation des habitants (Pautard, 2015).
19Ces principes de conception se traduisent par des injonctions observables dans les projets locaux, au travers de la construction de normes d’habiter spécifiques. La durabilité de ces quartiers passerait ainsi par des formes diverses, plus ou moins poussées, d’encadrement des pratiques des habitants. A travers l’analyse d’une douzaine de candidatures, nous avons mis en évidence différents types d’injonctions, de dispositifs visant à transformer les pratiques des usagers ou habitants. Deux grandes catégories de projets peuvent être distinguées selon leur approche des normes d’habiter, que nous présentons ici à travers deux exemples de quartiers durables.
- 17 De 1995 à 2014, 3500 logements sont sortis de terre sur les 6000 prévus en 2022.
20Les deux quartiers de Beauregard (Rennes) et les Brichères (Auxerre) sont très différents dans leurs contextes et leur programmation. De même, leur ambition partagée de transformer les modes d’habiter ne se traduit pas nécessairement par les mêmes dispositifs spatiaux. A Rennes, le quartier de Beauregard a été conçu par l’urbaniste Loïc Josse sur le modèle revisité de la cité-jardin. Ce projet urbain, formalisé au cours des années 1990 et toujours en construction17, visait à répondre à trois problématiques principales : créer une offre de logements attractive pour éviter le départ des jeunes ménages vers le périurbain, proposer des parcours résidentiels aux habitants du grand ensemble voisin, et préserver le patrimoine bocager afin de s’inscrire dans l’un des faisceaux verts de l’agglomération rennaise. L’idée est de proposer dès le milieu des années 1990 un « quartier vert », portant une attention spécifique au cadre de vie et expérimentant les principes de l’architecture bioclimatique. L’architecture du quartier s’appuie sur une conception en îlots résidentiels, dont les bâtiments de quatre à sept étages donnent sur un espace collectif paysager.
21La politique d’anticipation foncière de la ville de Rennes permet de fixer des objectifs ambitieux, tant en termes de mixité sociale (25% de logement social, 25% de logement intermédiaire), de conception d’un habitat écologique (expérimentations d’opérations bioclimatiques, généralisation du bbc…), mais aussi de profiter d’opportunités en intégrant un programme d’habitat passif précurseur (résidence Salvatierra livrée en 2002) ou d’habitat intergénérationnel (livraison en 2018).
- 18 147 logements démolis, 300 logements construits et 140 réhabilités, entre 2007 et 2015.
- 19 Ville d’Auxerre, 2009, Candidature à l’appel à projets Rénovation urbaine et urbanisme durableS, p. (...)
- 20 Ville d’Auxerre, 2005, Auxerre s’engage. Acte I : le quartier des Brichères, Convention anru, p.4.
- 21 Atelier Renaudie, 2006, L’Eco-quartier des Brichères, p. 8.
- 22 Ibid., p. 8.
22Le grand ensemble des Brichères18, se veut quant à lui une « opération exemplaire »19, une vitrine du renouvellement urbain de la ville d’Auxerre. Présenté comme le « premier acte »20 du projet urbain auxerrois, cette opération est consécutive à un changement de majorité municipale en 2001, qui a vu une transformation de la politique urbaine et un accent mis sur le développement durable. L’objectif est ici de faire de cet écoquartier affiché un outil de marketing territorial, pour changer l’image d’une ville en déclin économique, mais aussi de rendre attractif un quartier dégradé et paupérisé. Le projet porté par Serge Renaudie est de construire un « quartier de ville à la campagne »21 en réalisant des ambitions environnementales fortes : préservation des zones humides, écoconstruction, utilisation de matériaux locaux dans l’aménagement… Les formes urbaines sont radicalement transformées, l’architecture de tours et de barres laissant place à un concept de « village »22 de logements individuels superposés organisés autour de placettes.
23Ces deux projets présentent des similitudes dans les ambitions en termes de mixité sociale : celle-ci est présentée comme une condition nécessaire pour la « durabilité sociale » de ces quartiers. Il s’agit d’éviter une spécialisation des quartiers, en valorisant la mixité sociale qui prendrait forme par une diversité de l’habitat (en termes de statuts d’occupation notamment).
24Un autre argument est mobilisé : celui de rendre accessibles ces quartiers, mais il concerne ici des ménages bien différents selon les cas analysés. A Auxerre, les porteurs de projet valorisent la perspective d’une diminution des charges par les dispositifs d’énergie, pour les ménages les plus précaires. L’opération vise aussi à changer l’image du quartier afin d’attirer des accédants à la propriété. A Beauregard, il s‘agit de rendre accessible une offre nouvelle, correspondant à des valeurs d’une classe moyenne, afin de retenir en ville les jeunes ménages avec enfants. L’accent est mis sur le confort et certains avantages de conception des logements (espaces extérieurs).
- 23 Entretien de Loïc Josse dans Ville de Rennes, 2007, Pour un aménagement durable à Rennes, acte du s (...)
- 24 Entretien avec le chef de projet en charge de l’aménagement, 4 avril 2013.
25Les ambitions en termes de transformation des modes d’habiter sont cependant relativement diverses. A Rennes, la conception de l’habitat s’appuie largement sur des dispositifs « passifs » : l’amélioration des matériaux et des modes de conception doivent permettre de devancer les normes énergétiques en vigueur. Comme l’explique l’urbaniste du projet, l’objectif est de « faire le bonheur des gens en leur donnant beaucoup de végétal et une qualité de vie résidentielle »23. Le projet s’appuie davantage sur une démarche d’anticipation des impacts environnementaux, des expérimentations techniques et des modes de gestion innovants afin d’améliorer le bilan environnemental du quartier, que sur la sollicitation des habitants dans le respect de normes préétablies. L’attention portée à la qualité des espaces verts et la réalisation de jardins familiaux sont présentés comme des moyens de favoriser une « conscience environnementale »24 chez les usagers. Une exception demeure cependant : l’expérience d’habitat passif Salvatierra a été portée par un groupe d’habitants engagés dans un projet qu’ils souhaitent collectif et écologique.
- 25 Atelier Renaudie, 2006, p. 6.
26A l’inverse, aux Brichères, les dispositifs mis en œuvre dans les logements impliquent des usages spécifiques. Il est notamment question de réduire les charges pour les habitants, soit en s’appuyant sur des matériaux aux fortes capacités isolantes, sur des systèmes de ventilation double flux (dispositifs passifs) soit en mettant en place des compteurs individualisés destinés à responsabiliser les habitants dans leurs consommations (dispositifs actifs). Pour Serge Renaudie, l’aménagement de l’espace doit permettre de favoriser des comportements plus responsables : « il n’existera de développement durable que si, outre les performances techniques, ce sont les citoyens qui agissent de manière spontanée pour respecter et développer l’environnement dans lequel nous vivons »25.
27L’appréhension des pratiques des habitants diffère largement dans les deux cas présentés. Beauregard constitue l’exemple d’une conception de dispositifs techniques visant à soutenir les pratiques existantes, moins axée comme les réalisations ultérieures sur la volonté de transformer les modes d’habiter pour atteindre des performances à l’usage supérieures.
28Plus proches de l’exemple des Brichères, la plupart des projets de quartiers durables analysés portent cette ambition de responsabilisation individuelle des habitants. Divers leviers sont mobilisés dans les projets pour inciter les habitants à faire évoluer leurs pratiques.
29Ainsi, les porteurs de projets cherchent-ils à faire accepter certains principes ou dispositifs présentés comme des impondérables face aux contraintes environnementales. Les acteurs locaux mettent alors en avant des démarches de sensibilisation ou des mécanismes de compensation, visant l’acceptation des dispositifs du projet et cherchant à responsabiliser les habitants face aux enjeux environnementaux. Par exemple, à Beauregard, les porteurs de projets reviennent souvent lors des réunions publiques sur la nécessité de densifier les constructions et sur les contreparties apportées en termes d’espaces verts.
30De plus, la diffusion d’un « savoir habiter » renvoie les individus à leur responsabilité dans le fonctionnement et la gestion de leur lieu de vie. Les dispositifs participatifs visent notamment à accompagner un changement des modes de vie, tout comme les guides à destination des usagers qui définissent un contrat moral entre habitants et gestionnaires. En effet, habiter ces quartiers y est présenté comme une opportunité et renvoie les individus à leur responsabilité dans le fonctionnement et la gestion de leur lieu de vie.
Figure 1 – Extraits du livret d’accueil « Bienvenue à l’écoquartier les Trois fées – Vous rêviez d’habiter autrement »
Source : ophis Puy de Dôme et ville de Cébazat
31Enfin, deux types de dispositifs spatiaux principaux visent à contraindre les pratiques, tant pour en limiter certaines ou en favoriser d’autres présentées comme vertueuses.
32Tout d’abord, les dispositifs techniques mis en œuvre dans les logements sont censés tantôt accompagner les pratiques des habitants, tantôt encadrer leurs pratiques pour les rendre plus conformes aux exigences écologiques. Dans les projets, cela va de l’individualisation des compteurs à la mise en place de systèmes de contrôle dits intelligents avertissant des surconsommations, ou encore à la limitation de certains équipements (règlements qui imposent certains équipements économes en énergie par exemple).
33Dans un autre cadre, les espaces verts, qui constituent la trame de conception de ces quartiers, et particulièrement les jardins collectifs, sont présentés à la fois comme des éléments de continuités écologiques dans les villes, comme des opérateurs du vivre ensemble et comme des vecteurs de changement des pratiques des habitants. A Auxerre comme à Rennes, la présence importante d’espaces verts et de jardins collectifs a pour objectif de sensibiliser et de responsabiliser les habitants à la gestion de leur cadre de vie. Les jardins seraient des activateurs de comportements sociaux et écologiques qui s’incarneraient dans la figure d’un éco-citoyen.
Figure 2 – Extrait du livret d’accueil du quartier « Le Court Pivert » à Segré
Source : ville de Segré
34Avec l’injonction à la durabilité, ce type de projets de quartiers durables porte l’ambition de normaliser les comportements vers une hypothétique éco-responsabilité. Les discours traduisent le passage d’une contrainte imposée par les dispositifs techniques à une responsabilisation individuelle des habitants, fondée sur la diffusion d’un jugement moral. Dans le cas des quartiers durables, ces discours s’appuient sur une articulation de causes supérieures et globales (« sauver la planète ») et d’enjeux locaux (« vivre ensemble »). Des normes d’habiter sont construites, présentées comme relevant de l’évidence : de « bonnes pratiques » qui permettraient de rendre les dispositifs spatiaux pleinement efficaces.
35De ce fait, les quartiers durables tendent à participer à la construction de ces normes d’habiter, c’est-à-dire à un ensemble de règles explicites ou implicites, qui fondent l’éthique de vie de quartier. Ces normes que certains qualifient de « néo-hygiénistes » (Régnier, 2011 ; Matthey, Walter, 2005) renvoient à une responsabilisation des usagers et habitants vis-à-vis de leurs pratiques individuelles. Par la formulation de ces normes d’habiter fondées sur une expertise technique, les comportements sont qualifiés de bons ou de mauvais, hiérarchisés selon des règles de jugement plus ou moins explicites.
- 26 Au total, 45 ménages ont été interrogés (28 à Rennes, 17 à Auxerre) entre 2011 et 2013, lors d’entr (...)
36L’enquête par entretiens26 auprès des habitants montre que leurs trajectoires sociales et résidentielles révèlent toute la résistance des usages face aux nouvelles normes d’habiter durables.
37Tout d’abord, l’appropriation des dispositifs et le rapport aux normes d’habiter dépendent des conditions d’arrivée dans le quartier. L’un des critères majeurs de la projection des enquêtés dans leur habitat est celui de leur capacité à formuler un choix résidentiel, et donc leurs aspirations à résider dans ce quartier. Ce caractère plus ou moins choisi détermine largement les rapports des habitants avec leur quartier, l’appréhension des espaces ou dispositifs mis en œuvre (Authier et al., 2010 ; Rérat, 2012).
38Pour la plupart des ménages interrogés, l’arrivée à Beauregard est liée à une évolution de leur situation professionnelle (stabilisation dans l’emploi) ou familiale (arrivée d’un enfant). Les ménages ont ainsi largement choisi d’habiter là car cela correspond à un compromis entre leurs capacités financières, leurs besoins en termes de logements, et leurs aspirations à un cadre de vie « vert » et « calme », arguments repris dans la communication des promoteurs immobiliers. De même, les habitants du parc social présentent-ils leur arrivée à Beauregard comme une ascension résidentielle liée à une amélioration de leur situation sociale. L’exemple de Salvatierra constitue le cas extrême de cette tendance : les habitants venus s’installer dans cet immeuble écologique l’ont fait par conviction, pour participer à une expérience écologique à la fois individuelle (accorder son mode de vie avec ses valeurs) et collective (une autre manière d’être ensemble).
39C’est cette concordance entre une offre urbaine et les aspirations des ménages qui explique l’homogénéité du peuplement du quartier, composé en grande majorité de jeunes ménages issus d’une classe moyenne, aux trajectoires résidentielles, professionnelles mais aussi familiales similaires.
40A Auxerre, l’installation des habitants apparaît au contraire beaucoup plus contrainte : la plupart des habitants du quartier ont été relogés à la suite de plusieurs opérations de rénovation urbaine menées par la ville. Ils affirment avoir eu un choix réduit de localisation et se sont retrouvés dans une situation largement passive : ce qui leur importait avant tout était de stabiliser leur situation résidentielle dans des parcours personnels marqués par de multiples ruptures. Ils projettent leur relogement comme une amélioration de leur situation, notamment par le caractère neuf du quartier et l’individualisation des logements, à la différence des grands ensembles stigmatisés qu’ils ont quittés.
41Pour les habitants concernés, l’accession à la propriété est une opportunité d’accéder à un statut résidentiel plus valorisé symboliquement. Il s’agit autant de changer de statut d’occupation que de matérialiser leur ascension sociale par une ascension résidentielle présumée (Gilbert, 2013).
42Or le choix, plus ou moins contraint, de résider dans ces quartiers a des effets importants sur l’appréhension des normes d’habiter et des contraintes liées aux dispositifs écologiques.
43A Beauregard, la conception écologique implique peu de contraintes pour les habitants. Pour la plupart d’entre eux, Beauregard correspond à une mobilité résidentielle positive, qu’ils ont largement choisie et dont ils sont prêts à accepter d’éventuelles contraintes. Les accédants à la propriété envisagent quant à eux l’investissement financier dans un logement neuf comme un investissement de long terme, qu’ils rentabiliseront par des consommations réduites ensuite.
44Le cas de la résidence de Salvatierra est particulier. Ces habitants étaient conscients que vivre dans un tel bâtiment pouvait être plus contraignant (dysfonctionnements de certains dispositifs, entretiens particuliers, pratiques à adapter etc.), mais cette installation relevait du choix délibéré des habitants de participer à cette expérimentation écologique.
45A l’inverse, les habitants du parc social ont mis en œuvre des stratégies afin de se voir attribuer un logement dans ce quartier (repérages, demandes multiples), qu’ils apprécient surtout pour les qualités de son espace public et pour les espaces extérieurs des logements (balcons). L’image positive du quartier participe aussi de ce qu’ils considèrent comme une ascension résidentielle. Les caractéristiques écologiques du logement interviennent peu dans ce choix, si ce n’est pour le caractère neuf des constructions, capable, potentiellement, d’améliorer leur confort.
46La conception écologique du quartier des Brichères est souvent vécue comme une contrainte par les habitants, car elle les oblige à modifier leurs pratiques quotidiennes. Cela s’explique notamment par l’accent mis sur la dimension technique, particulièrement dans la conception des logements, qui s’oppose à des pratiques et représentations ancrées. Dans leur domicile, les habitants sont confrontés à des dispositifs nouveaux pour la plupart, et surtout individualisés, ce qui les place devant une responsabilité inédite pour eux. Or, l’absence de médiation suscite bien souvent des incompréhensions sur l’utilité et l’usage de ces dispositifs. Les représentations qui entourent ces dispositifs constituent un important facteur de compréhension des pratiques, bien plus qu’un calcul rationnel en termes de contraintes et de bénéfices, tant sur le plan écologique que financier. Par exemple les toitures végétalisées sont l’objet de nombreux questionnements sur les possibilités d’infiltration, sur la dégradation des façades, ou sur l’entretien des plantes.
47La présence de ces dispositifs, dont les habitants cherchent à comprendre le sens, induit même chez certains un sentiment de dépossession, en contradiction avec leurs aspirations : pour eux, s’installer dans un logement individuel était le signe d’une plus grande autonomie ; or, ils trouvent là des contraintes qu’ils n’avaient pas imaginées. Ils mettent alors en œuvre des tactiques afin de les détourner ou les domestiquer et donc se réapproprier leur logement. Ils développent des modes de réappropriation de leur « chez-soi », qui visent soit à augmenter leur confort, soit à marquer physiquement leur espace, notamment dans les jardins individuels largement surinvestis.
48A l’échelle du logement, les normes d’habiter entrent plus ou moins en confrontation avec les pratiques des habitants. C’est notamment le cas pour les systèmes de ventilation et de chauffage aux Brichères, conçus pour des usages optimisés, qui ne correspondent pas toujours aux habitudes. Certains ont ainsi obturé des bouches de ventilation afin d’éviter le ressenti d’un courant d’air, qui renvoie pour une part d’entre eux à des expériences de logements insalubres. Dans ce processus de « domestication » (Haddon, 2007), c’est-à-dire le processus par lequel les dispositifs techniques sont modifiés pour les rendre utilisables et familiers, le poids du statut résidentiel joue un rôle majeur. En effet, les capacités d’appropriation, de détournement sont liées au statut résidentiel des ménages, les propriétaires étant davantage libres de modifier les dispositifs techniques ou les règles d’usages que les locataires du parc social, soumis aux règles arrêtées par le bailleur. De plus, d’importantes différences apparaissent dans les connaissances qu’ont les enquêtés des dispositifs techniques et des normes d’usages qui leur sont liées ; là encore, les ménages ayant fait le choix de s’installer aux Brichères sont par exemple davantage au fait du fonctionnement des systèmes de ventilation ou de chauffage, et des comportements à adopter.
49Les espaces collectifs au sein des îlots résidentiels, supports du vivre ensemble à l’échelle du voisinage, mettent à l’épreuve la cohabitation de modes d’habiter différents.
50A Auxerre, ce n’est pas tant la conception des espaces qui pose problème, que l’hétérogénéité des modes d’appropriation de ces espaces. En effet, le quartier des Brichères est issu d’une opération de rénovation urbaine qui devait reloger des populations de divers quartiers d’Auxerre et de favoriser la mixité sociale par l’habitat. Des ménages aux trajectoires résidentielles et aux compositions familiales différentes se trouvent en situation de cohabitation dans les espaces collectifs, qui cristallisent alors les différences de modes de vie et de représentation des pratiques tolérables ou non. A des situations de voisinage relativement classiques (liées aux jeux d’enfants, aux voitures, au stationnement), viennent s’ajouter des injonctions écologiques qui amplifient ces différences. En effet, des règles d’usages renvoyant à la responsabilité individuelle de l’intégration de certaines normes, deviennent alors des formes de jugement dans un contexte conflictuel. Par exemple, les conflits autour des ordures ménagères sont nombreux, et s’expliquent par des différences de compréhension des règles de gestion, à la fois complexes et en décalage avec leurs habitudes. La multiplication des types de poubelles, la fréquence du ramassage ne sont pas comprises et entraînent une visibilité importante de déchets sur la voie publique. Ces règles, peu claires mais pourtant régulièrement réaffirmées (fig. 3), de gestion des déchets ménagers, amplifient des différences de représentations entre ce qui est tolérable ou non, ce qui est intrusif ou non. Ce conflit s’avère particulièrement sensible pour les ménages ayant choisi de s’installer dans ce quartier pour profiter d’une ascension à la fois résidentielle et sociale, l’omniprésence de déchets venant dégrader l’image du quartier.
Figure 3 – Les règles de gestion des déchets ménagers
Source : « Guide du locataire », Office Auxerrois de l’Habitat
51Au-delà de cet exemple, la multiplication des conflits d’usages, amplifiés par l’existence de normes d’habiter contraignante, pousse les habitants à désinvestir les espaces collectifs pour se replier dans leur logement, à privilégier les relations sociales à l’extérieur du quartier plutôt que dans leur voisinage. Or cette échelle du logement révèle des inégalités fortes d’appropriation, liées notamment au statut résidentiel, ce qui se traduit par exemple par une fermeture du regard sur les jardins des propriétaires (par des pare-vue, des portails imposants), qui sont systématiquement refusés dans le parc du bailleur social. De plus, les capacités d’interpellation des services municipaux, par exemple pour faire modifier les règles de stationnement, sont plus importantes chez les propriétaires que chez les locataires, qui renvoient régulièrement dans les entretiens leur position dominée, moins légitime à faire valoir leurs paroles.
52A l’inverse, lorsque des préoccupations sont partagées, l’habitat durable peut être un vecteur de dynamiques collectives. A Beauregard, celles-ci ont émergé en grand nombre et ont participé à la construction d’une appartenance commune et d’une identification au quartier. En effet, les aspirations des habitants sont assez semblables : un cadre de vie de qualité et une volonté de participer à une vie collective. Ce sentiment d’appartenance collectif est fondé à la fois sur :
-
des attentes communes liées aux situations familiales des ménages, ayant par exemple conduit à une mobilisation pour la construction d’une crèche entre 2001 et 2008, ou au travers d’un investissement important dans les associations de parents d’élèves ;
-
le partage d’une expérience commune de développement du quartier (chantiers de construction, difficultés liées au manque de commerces et d’équipements) ;
-
des sociabilités de proximité nées au sein des îlots résidentiels et qui se sont parfois traduites par des initiatives collectives, notamment autour des questions écologiques (compostage, création de nichoirs à oiseaux) ;
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et des espaces et évènements fédérateurs du quartier contribuant à la construction d‘une identité collective (fête de quartier).
53Ces attentes communes ont été à l’origine de la création de l’association d’habitants « Vivre à Beauregard » en 2008, à travers de laquelle les membres cherchent à apporter des réponses aux besoins en termes d’enfance et de préservation du cadre de vie. A l’inverse du projet des Brichères, le projet de Beauregard a été pensé dès le départ comme un projet adaptable dans le temps, ce qui a permis à l’association d‘habitants de faire des propositions de programmation d‘équipements ou de réaménagements d’espaces collectifs. Ce temps long permet aux habitants de prendre possession des lieux, de comprendre les étapes de l’aménagement du quartier, pour parfois s’en saisir et devenir force de proposition.
54Par une sensibilisation croissante à la préservation de l’environnement, l’association a redéfini son projet en se qualifiant d’ « association d’habitants pour un quartier durable ». Initiées par une commission ad hoc créée en 2008, plusieurs actions ont été mises en œuvre : création d’une charte de développement durable, parcours de découverte de la biodiversité, propositions de réaménagement d’un espace pédagogique et de jardinage autour d’une zone humide... De nombreuses actions de sensibilisation sont menées, notamment au travers d’un guide de « bonnes pratiques » à partir du recueil de paroles d’habitants.
Figure 4 – Le tri des déchets
Source : « Les rêves en couleurs de Dédé à Beauregard », Vivre à Beauregard
55Les travaux menés sur les décalages existant entre la production du logement et ses usages (centrés souvent sur la question énergétique) montrent bien l’existence de tensions, témoignent de formes de résistances et d’appropriations de la part des usagers. Cependant, l’élargissement du regard à l’habitat et l’approche par les trajectoires et les choix résidentiels, permettent d’interroger la doxa des projets durables, qui fait de l’habitat le levier d’une transformation néo-hygiéniste des modes d’habiter.
56Ces projets de quartiers durables sont les supports d’ambitions multiples, parfois paradoxales. L’appel au vivre ensemble, qu’il s’agirait de « renouveler » dans ces quartiers, se fonde sur une transition vers des modes d’habiter durables. Pour que les dispositifs écologiques fonctionnent, il faut une adhésion des habitants au projet écologique. Or cette adhésion passe par une certaine homogénéité sociale contraire à l’ambition de mixité sociale.
57Les concepteurs de ces projets en passent donc par la diffusion de normes d’habiter afin d’amener les habitants à adopter de bonnes pratiques. L’habitat constitue ainsi un point de tension entre ces ambitions du projet et les pratiques et représentations des habitants.
58En effet, les trajectoires résidentielles des habitants, et notamment leur capacité ou non d’accéder à un habitat correspondant à leurs aspirations, déterminent largement leur rapport aux dispositifs spatiaux. A Auxerre, le cas des Brichères illustre les difficultés qu’il y a à imposer certaines règles d’usages à des populations dont le relogement a été contraint, sans une médiation socio-technique adaptée.
59De plus, les normes d’habiter diffusées peuvent devenir des points de tension pour des populations aux pratiques et représentations différentes , ce qui est la cas aux Brichères. A l’inverse, comme le montre l’exemple de Beauregard à Rennes, lorsque des préoccupations (écologiques, sociales, familiales…) sont partagées, le fait d’habiter un quartier durable est un vecteur de dynamiques collectives. L’analyse de ces deux cas montre que cette appropriation est aussi différenciée selon la nature des espaces conçus, plus ou moins rigides et normés, car elle permet une plus ou moins grande intégration des aspirations des habitants.
60Néanmoins, les situations ne sont pas figées : plusieurs questions se posent sur l’évolution des dynamiques à Beauregard. En effet, avec le vieillissement du quartier, les mobilités résidentielles, de nouvelles populations emménagent, dont les profils sont plus diversifiés. Ces populations semblent moins attachées aux dynamiques collectives que les premiers arrivants. Or la diffusion par l’association d’habitants de bonnes pratiques, qui pourraient faire figure de normes d’habiter, risque de susciter des conflits d’usages et de représentations similaires à ceux des Brichères.
61Plus largement, les choix réalisés au nom du développement durable engagent chacun dans des modifications de ses pratiques quotidiennes. Or les normes d’habiter diffusées sont peu débattues, alors même qu’elles mobilisent une rhétorique de la responsabilisation. Il y a une nécessité de réfléchir à la place des habitants, notamment les plus précaires, dans la définition d’un mode d’habiter durable. Dans le cas contraire, la mise en œuvre d’opérations écologiques, largement normatives, tend à créer d’importantes inégalités entre les groupes sociaux en mesure de réaliser des choix et ceux à qui ces contraintes sont imposées.