1Les questions environnementales sont au cœur des débats sociétaux. Elles sont prises en charge par une multitude d’acteurs : ONG, décideurs politiques, scientifiques, journalistes, etc. Dans le champ scientifique, différentes disciplines étudient l’environnement, l’eau ou le climat. Le développement de la recherche sur projet supporte et favorise les projets pluridisciplinaires ou interdisciplinaires. Quelle est alors la place accordée aux sciences humaines et sociales (SHS) ? Qu’est-ce que cela suppose quant aux savoirs et aux représentations de l’eau et du climat qui sont développés ?
2Les savoirs environnementaux sont des construits socio-environnementaux. Ils sont multiples, complexes et situés (Goldman et Turner, 2011). Les Science and Technology Studies permettent d’étudier comment certains savoirs deviennent des vérités universelles alors que d’autres sont écartés. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils n’ont pas de valeur scientifique, cela signifie qu’ils sont enchevêtrés dans les dynamiques sociales à l’œuvre, dans les identités des acteurs, les institutions, les discours et les représentations (Jasanoff, 2004). Latour (1984) refuse d’expliquer les sciences par les structures sociales, il défend l’idée d’une co-construction du social et du scientifique. Jasanoff a ensuite approfondi cette notion de co-construction de l’ordre naturel et de l’ordre social. Les savoirs scientifiques sont imbriqués dans les identités sociales, les institutions, les représentations et les discours et vice versa (Jasanoff, 2004). La production de connaissances scientifiques se fait dans le cadre des interactions sociales et politiques tandis que la production de nouveaux savoirs implique la mise en place de nouvelles institutions ou de nouveaux modes de gestion et de gouvernement par exemple. Forsyth (2003) montre comment des idées sur l’environnement sont considérées comme des faits alors qu’elles contiennent des incertitudes ou qu’elles ont des tendances généralisatrices, il parle alors d’« orthodoxies environnementales ». Or, les discours et les politiques concernant l’environnement sont construits en partie sur la base des connaissances scientifiques devenues des « orthodoxies environnementales ».
3Les political ecologists analysent les relations de pouvoir entre les acteurs et les impacts socio-politiques des discours environnementaux globaux lorsqu’ils sont traduits localement en solutions d’action publique. Par exemple, Leach et Mearns (1996) utilisent les feux de bois en Afrique pour montrer comment les politiques de développement sont basées sur des idées reçues sur les changements environnementaux, leurs impacts sur différents acteurs ou encore le rôle de ces derniers dans ces changements. Selon les auteurs, le problème est compris en dehors de son contexte géographique et historique, il n’y a pas un problème à grande échelle mais des problèmes. Ils soulignent que le cadrage du problème influe sur les solutions mises en place. Notre travail ne nie en aucun cas la véracité des faits scientifiques, étudier leur construction ne remet pas en cause leur pertinence. Cette posture ne réfute pas non plus les problèmes environnementaux ni l’importance d’une action pour y répondre. Au contraire, nous pensons donc qu’étudier la construction des savoirs sur le changement climatique et l’eau permet de mieux comprendre les relations de pouvoir en jeu ainsi que les politiques mises en place.
4Nous étudions la manière dont les sciences sociales sont prises en considération dans les projets de recherche portant sur l’eau et/ou le changement climatique à partir notamment de l’analyse de projets financés par l’Union Européenne (UE) dans le cadre des 6ème et 7ème Programme Cadre de Recherche et de Développement (PCRD), d’entretiens semi-directifs auprès de chercheurs impliqués dans des projets de recherche et d’observation participante lors de réunions ou séminaires scientifiques. Cet article analyse tout d’abord la place des SHS dans les projets de recherche à travers l’étude des institutions et des chercheurs impliqués. Ensuite, il étudie les processus de construction des savoirs et des problèmes environnementaux comme des questions globales et quantifiables. Enfin, il pose la question de l’interdisciplinarité au sein de ces projets.
- 1 Il est plus aisé d’obtenir ces documents lorsque les projets sont terminés.
5L’étude des projets de l’UE financés entre 2007 et 2013 dans le cadre du 7e PCRD montre que 22 projets traitent des questions de gestion de l’eau et/ou de l’impact du changement climatique. Nous avons analysé en profondeur sept projets de recherche, six du 7e PCRD et un du 6e PCRD (2002-2006). Cet échantillon correspond aux projets pour lesquels nous avons obtenu les DoW (Description of Work)1. Ces documents présentent le projet dans son ensemble. Ils sont organisés en deux parties. La première, la partie A est courte. Elle présente le budget, le résumé du projet ainsi que la liste des bénéficiaires. La seconde partie, la partie B est plus longue, c’est le corps du document, elle entre dans les détails du projet : les concepts utilisés, la méthodologie, les calendriers, la mise en œuvre du projet et enfin l’impact, les objectifs attendus et les questions éthiques. Ces documents sont exhaustifs, nous pouvons ainsi étudier en détail la manière dont les projets de recherche articulent les questions de recherche, le cadre théorique et la méthodologie afin de comprendre comment ils intègrent les SHS.
6Évidemment, les sciences naturelles ne forment pas un bloc monolithique. Hydrologues, ingénieurs-hydrauliciens, hydromorphologues fluviaux et d’autres représentants des sciences naturelles s’opposent entre eux au sein de nombreuses controverses disciplinaires. Les ingénieurs hydrauliciens mettront en avant l’eau ressource tandis que les biologistes défendront plus souvent l’eau milieu. De même, au sein des SHS, les économistes, les sociologues, les politologues et autres s’affrontent aussi au sein de controverses. Il conviendra dans un second temps d’analyser ces controverses de façon détaillée. Pour l’heure, cet article examine la place des SHS au sein de projets de l’UE.
- 2 Nous avons utilisé une définition large des « sciences sociales ».
7Nous avons tout d’abord analysé les institutions impliquées dans les projets. Nous avons classé les institutions (universités, ONG, fondations, compagnies privées) selon leurs activités en sciences naturelles ou en sciences sociales2. Sur 6 projets, nous avons comptabilisé 173 institutions. 157 réalisent des activités en sciences naturelles tandis que 9 développent des activités de recherche en « sciences sociales » et que 17 n’exercent pas d’activité de recherche. Il y a donc une forte prédominance des sciences naturelles par rapport aux SHS. Concernant les diplômes et les disciplines de rattachement des chercheurs impliqués dans ces projets, nous observons que sur 410 chercheurs, 33 sont diplômés en SHS (tableau 1). Au final, seulement 8 % des chercheurs sont diplômés en sciences sociales. Ici encore, nous employons une définition large des « sciences sociales », c’est-à-dire que nous incluons les chercheurs diplômés en management, en économie et en aménagement. Cette répartition disciplinaire laisse apparaître un déséquilibre fort entre les sciences naturelles et les SHS. Nous allons maintenant nous pencher sur la manière dont l’environnement et les problèmes relatifs à celui-ci sont construits par les sciences naturelles notamment comme des enjeux globaux et quantitatifs.
Tableau 1-Répartition des chercheurs identifiés en sciences sociales en fonction de leur plus haut diplôme (6 projets sur 7)
8Les processus de construction des savoirs et des problèmes liés à la gestion de l’eau ou au changement climatique à l’échelle globale sont comparables. Ils passent par l’institutionnalisation de réseaux d’échange entre les chercheurs, par l’amélioration des techniques de collecte de données et la standardisation de celles-ci, par la mise en place d’une gouvernance mondiale, par l’observation de changements considérés comme importants (rareté de l’eau, augmentation de la température, etc.) ainsi que par la formulation de ces changements dans des termes biophysiques. Cette représentation des changements correspond à l’« eau moderne » et aux « gaz à effet de serre modernes ».
9À partir de la fin des années 1980, les recherches sur les changements environnementaux globaux émergent. L’avènement de l’échelle globale comme échelle de prédilection est à mettre en lien avec la parution du rapport Brundtland (1987) qui parle de « futur commun » et qui englobe ainsi toute l’humanité. La planète est alors considérée comme un système (Linton, 2010), tout est donc interconnecté, une politique dans un pays peut avoir des répercussions négatives sur l’environnement dans un autre pays. L’environnement est alors considéré comme un bien commun et les problèmes sont, par conséquent, globaux. Les problèmes environnementaux sont pris en charge au niveau international lors de conférences ou sommets sur l’environnement. Park, Conca et Finger (2008) font référence au « global environmentalism » ou Conca (2008) à la « global environmental governance » pour décrire le paradigme de la gouvernance environnementale. Par ailleurs, l’idée d’une crise environnementale globale est très présente au sein des mouvements environnementalistes dès les années 1960-1970 (Adams, 2009). Ce processus est également à mettre en parallèle avec la production des premiers travaux scientifiques sur le changement climatique (Leichenko et O’Brien, 2008). Les discours globaux sur l’environnement correspondent à un moment particulier où les discours scientifiques en général sont construits à l’échelle globale (Leichenko et O’Brien, 2008 ; Edwards, 2010). Les recherches sur les changements environnementaux globaux ont été ainsi prises en charge par les disciplines relevant de la biophysique, alors que les recherches sur la globalisation ont été menées par les sciences sociales (anthropologie, science politique, histoire, philosophie, géographie, économie, littérature comparée) (Leichenko et O’Brien, 2008).
10Le discours dominant sur l’environnement cadre les problèmes en des termes biophysiques où les modèles mathématiques sont mobilisés tant pour analyser les changements de température, d’acidité des océans ou encore des précipitations. Les scientifiques travaillent sur l’atmosphère, les océans ou encore les écosystèmes, ils étudient des « systèmes planétaires ». L’utilisation de la modélisation et l’amélioration des instruments de mesure sont un facteur clé et commun aux différentes disciplines scientifiques, leur permettant de se renforcer et de dialoguer entre elles. L’échelle globale est donc considérée comme l’échelle à laquelle les changements environnementaux doivent être étudiés par les chercheurs. Edwards s’interroge : « How ‘the world’ became a system ? » (2010 : 3) Il pose ainsi la question des processus et des dynamiques qui ont conduit à l’avènement du « système planète ».
11Dans le domaine de l’eau, la prise de conscience d’une dégradation de l’environnement à l’échelle de la planète passe par la diffusion des discours sur la « rareté ou la raréfaction des ressources en eau ». Le livre de P. Gleick (1993) joue un rôle important dans la diffusion de cette idée. Les discours sur la rareté de l’eau comparent deux abstractions : les quantités d’eau disponibles et la population et en déduisent des indicateurs de rareté ou de stress hydrique. Nous parlons d’abstractions car les ressources en eau et les êtres humains sont des données quantifiées, pensées hors-sol (où par exemple un mètre cube d’eau est équivalent sur l’ensemble du globe), et à partir desquelles des extrapolations sont réalisées. Ces discours se positionnent à l’échelle des États nations ; ils ne prennent pas en compte les contextes locaux, les situations sociales et politiques pouvant pourtant être la cause de difficultés d’accès à l’eau. Plusieurs auteurs ont mis en lumière les processus de construction de la rareté (Bakker, 2004 ; Kaika, 2003 ; Alatout, 2008, 2009, Trottier, 2008 ; Julien, 2012). Linton fait référence à « global water » pour décrire la construction de l’eau comme un enjeu global. Un programme, l’International Hydrology Decade (IHD), sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO), joue un rôle majeur dans la diffusion de cette idée. Il vise à produire des savoirs scientifiques sur le monde. Selon l’auteur, l’objectif de ce programme est de promouvoir la coopération scientifique. Les technologies et notamment les ordinateurs et les outils de télédétection sont utilisés afin de produire des données sur l’eau. Les projets de coopération supposent l’établissement d’un dialogue sur des bases communes et la création d’intérêts communs. En parlant d’« eau globale », ces deux objectifs sont remplis. Les hydrologues acceptent et promeuvent cette « eau globale » pour plusieurs raisons : la qualité et la quantité des données et des outils de mesure s’améliorent et les recherches sont de plus en plus réalisées au niveau international et en réseau. Les chercheurs participent donc à un grand nombre de conférences et de congrès internationaux qui sont des forums d’échanges et de discussions. L’organisation de la recherche à l’échelle internationale et la production d’un cadre de pensée globale vont de pair.
- 3 Le GWP a été fondé en 1996 par la Banque mondiale, le PNUD, la Swedish International Development Ag (...)
- 4 Sur la diffusion de la GIRE par l’UE dans les Territoires palestiniens : voir Fustec (2012).
12Cette représentation globale des problèmes environnementaux est relayée en dehors du monde de la recherche par les Organisations Internationales, les ONG environnementales et les médias. La gestion de l’eau pensée à l’échelle internationale diffuse des concepts qui deviennent hégémoniques comme la Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE) ou le bassin versant (Ghiotti, 2007 ; Trottier, 2012). Ceux-ci vont être diffusés par des acteurs tels que le Fonds Mondial pour l’Environnement (FME), le Global Water Partnerhsip (GWP), les agences de développement, le World Water Council (WWC)3, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), l’UE4, les représentants industriels, les associations de gestion de l’eau, les experts en politiques de l’eau, etc. Cette dynamique de globalisation concerne également les autres problèmes environnementaux : le changement climatique, la biodiversité, la dégradation des terres, etc. L’importance prise par le changement climatique dans le champ de la recherche contribue à consolider cette construction de l’« eau globale ».
- 5 Edwards (2010 : 27-40) souligne le rôle des représentations graphiques dans la construction des re (...)
13L’étude du changement climatique se fait en effet à l’échelle globale et nécessite d’incorporer aux travaux sur le changement climatique les résultats d’autres disciplines. Deux disciplines s’intéressent au climat : la météorologie et la climatologie. À partir des années 1960, les deux domaines de recherche se rejoignent notamment à travers la modélisation. Selon Edwards (2010), cela a participé à mettre l’accent sur l’échelle globale. Concrètement, c’est aussi dans les années 1960 que les scientifiques développent des modèles à l’échelle des hémisphères et non plus à l’échelle régionale. À la fin des années soixante, ils passent à l’échelle globale. L’auteur explique qu’une nouvelle génération de scientifiques, spécialisés en météorologie théorique et en programmation informatique, prend comme point de départ les prévisions météorologiques pour développer la modélisation globale. Cette nouvelle génération de scientifiques qui croisent météorologie et climatologie, permet le développement et la construction globale des enjeux climatiques, à travers les GCM (Global Circulation Models ou General Circulation Models). Les modèles créent une image5 du monde entière et complète même si les données dont les scientifiques disposent pour le faire ne le sont pas. L’évolution des instruments de mesure, les satellites et l’informatique ont modifié la manière de travailler des météorologues et des climatologues. Ces méthodes permettent une standardisation des données, mais également la modélisation de la planète dans sa globalité : « […] by the early 1960s, the satellites brought the once unthinkable realization of the God’s-eye view : the ability to observe the entire planet with a single instrument » (Edwards, 2010 : 24).
14Les préoccupations vis-à-vis du changement climatique sont vives à la fois chez les scientifiques et les politiques. Selon Edwards (2010), la mise en réseaux des chercheurs joue ici aussi un rôle important. L’International Meteorological Organization (IMO), qui deviendra l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) en 1951, et le Réseau Mondial commencent à se mettre en place au début du xxe siècle. L’IMO représente la volonté d’une gouvernance à l’échelle mondiale tandis que le Réseau Mondial reflète la construction d’un réseau constitué autour de l’échange et la production d’informations globales. Sous l’impulsion de l’OMM et du Programme des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement (PNUED), le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) est établi en 1988. Cette entité intergouvernementale est un lieu d’échange et d’expertise synthétisant les travaux scientifiques produits partout dans le monde. Plus tard, les COP et le protocole de Kyoto (1997) jouent ce rôle de mise en réseaux, d’échanges, de communications, à la fois dans le champ scientifique et politique (Dahan, 2007). Le passage de l’échelle régionale à l’échelle globale est donc le fait de plusieurs facteurs : technologiques, scientifiques et institutionnels ou politiques.
- 6 Nous considérons que le qualificatif « moderne » renvoie à la fois à la situation décrite par Bau (...)
15Selon Linton (2010), l’« eau moderne » peut être définie comme la façon dominante de penser l’eau, développée en Europe occidentale et en Amérique du nord à la fin du xxe siècle. Les États coloniaux, par le biais de leurs ingénieurs hydrauliques, ont imposé cette vision de l’eau en Inde, en Égypte, en Afrique du nord, etc., au xixe et xxe siècle. La principale caractéristique de l’« eau moderne »6 est de transformer l’eau en une formule mathématico-chimique et de constituer deux espaces distincts et clos entre l’eau et la société. L’« eau moderne » est a-territoriale, homogène, a-historique et dissociée des relations sociales : c’est H2O. L’eau est un flux représenté sous la forme d’un cycle : le cycle hydrologique. Un grand nombre de projets de recherche portant sur l’eau utilisent la modélisation comme méthode de travail. Les modèles sont des représentations simplifiées de systèmes complexes : « L’eau y est représentée comme des stocks, des flux à des échelles d’espace et de temps donnés, circonscrivant ainsi la représentation des relations entre eau et territoires. » (Fernandez, 2009 : 370). Les représentations de l’eau que les modèles véhiculent sont particulières et tendent à réduire l’eau à des quantités, à des mètres cubes et donc à l’ « eau moderne ». Les scientifiques participent à la consolidation des représentations de l’eau comme une abstraction scientifique.
- 7 Toutes les sociétés ne se représentent pas l’eau en ces termes. Voir, par exemple au Népal (Aubriot (...)
- 8 Entretien réalisé le 31/01/2011 à Montpellier.
- 9 Entretien réalisé le 21/01/2011 à Montpellier.
- 10 Entretien réalisé le 15/02/2011 à Montpellier.
16Si l’« eau moderne » est devenue une « orthodoxie environnementale », cette représentation n’a néanmoins pas toujours existé et n’est pas universelle7. Les chercheurs rencontrés dans le cadre de cette recherche décrivent l’eau de manière duale. Il y a très souvent d’un côté l’eau de leurs travaux, des projets de recherche, et de l’autre côté une représentation ou une relation plus personnelle à l’eau. Un autre chercheur explique : « Ce qui me plaît, c’est que c’est un objet social, mais derrière je peux mettre des équations. […] J’aurais aimé avoir deux doctorats, un en science où l’eau est H20 et un en philosophie pour étudier le côté symbolique. »8. Un hydrogéologue raconte ainsi son rapport à l’eau : « Il y a plusieurs réponses. On peut dire que c’est une molécule H20 mais c’est aussi ce que l’on met dans le Pastis, c’est une ressource qui coule et qui peut être mobilisée par les acteurs en changeant d’état et de qualité. »9 Au-delà de la dimension triviale du propos, nous comprenons que l’eau peut être réduite à la formule chimique qui la représente, mais les relations entre les êtres humains et l’eau sont également soulignées. Un autre chercheur, ingénieur du GREF (Génie Rural des Eaux et Forêts) explique la pluridimensionnalité de l’eau : « J’ai une conception plutôt quantitative de par mon travail. L’eau est à la fois une ressource et un élément constitutif de notre entourage, des écosystèmes… D’un point de vue personnel c’est très fort, très impactant, mais c’est personnel. D’un point de vue plus philosophique, je vois la ressource pas au sens de quantité d’eau que l’on peut prélever mais comme un élément avec lequel on a toujours vécu : sanitaire, mythologique… L’eau a beaucoup de fonctions. J’ai tendance à la ramener à une quantité à cause de mon travail. Mais quand je passe à côté d’une rivière, je pense à la vie, à la mort qu’il y a autour. Je lis beaucoup de travaux d’ethnologues ou de sociologues, par exemple sur l’eau en Afrique, sur les partenariats publics-privés. Je me dis ok mais est-ce que vous avez la quantité avant de penser au partenariat ? S’il n’y a pas de ressources, ils vont le faire quand même mais ça va faire une usine de dessalement. »10. Nous comprenons ici que les représentations de l’eau de ce chercheur dépendent de sa position. Lorsqu’il est au travail, sa représentation de l’eau correspond à l’« eau moderne », tandis que lorsqu’il sort de ce cadre, il décrit une relation sociale à l’eau qui dépasse l’« eau ressource ». Les scientifiques interrogés (hydrologues, hydrogéologues) ont une vision dichotomique de l’eau déterminée par leur appartenance professionnelle. Lorsqu’ils travaillent, c’est dans le cadre de l’« eau moderne » et du cycle hydrologique qu’ils s’inscrivent. En dehors, ils intègrent le cycle hydrosocial de l’eau.
17Nous établissons un parallèle entre les représentations de l’eau développées dans les projets de recherche et les représentations des gaz à effet de serre. Nous parlons donc de « gaz à effet de serre modernes ». Lorsque les scientifiques modélisent les gaz à effet de serre, ils prennent en effet en compte uniquement leurs propriétés physiques : « Climate models are physically reductionist in two distinct senses. First, their analytical abstractions consider only the physical properties of GHGs [Greenhouse Gases], such as atmospheric residence time, radiative signature, and photo-chemical reactivity. The social context and meaning of these apparently objective and universal facts are ignored by scientists and treated as value-laden questions to be dealt with downstream from the science by policy makers within the political process. » (Demeritt, 2001 : 316) Les conditions sociales de production des gaz à effet de serre ne sont pas prises en compte dans les travaux de modélisation c’est-à-dire que les émissions de gaz dans un pays développé sont analysées de la même manière que des émissions de gaz issues d’une agriculture de subsistance dans un pays en développement. Les gaz à effet de serre ont, dans ce cadre, des propriétés physiques objectives et immuables : « Physical sciences represent GHGs in terms of certain objective and immutable physical properties. They treat CO2 and other GHGs as interconnected parts of global radiation budgets and nutrient cycles. » (Demeritt, 2001 : 313). Cette représentation quantitative des gaz à effet de serre a été favorisée par le développement des approches mathématiques et statistiques. Ainsi, avant la première guerre mondiale, d’autres représentations des gaz à effet de serre dominaient, basées sur les caractéristiques qualitatives et régionales : « As a result, climatology before World War I was heavily dominated by qualitative approaches and regional studies. Mathematical approaches based on statistical analysis gained ground in the interwar period, owning in part to mechanical aids to computation. Nonetheless, global climatology emerged only slowly. » (Edwards, 2010 : 61). Comme dans le cas de l’« eau moderne », les gaz à effet de serre sont universalisés. Par ailleurs, la modélisation du climat à l’échelle globale est une construction scientifique du climat qui favorise l’analyse de l’augmentation des gaz à effet de serre au détriment d’autres phénomènes tels que le système économique, la pauvreté ou encore les maladies (Demeritt, 2001). C’est donc l’analyse de processus biophysiques, réalisée par les physiciens, les chimistes et les géologues, qui est prédominante par rapport à l’analyse des faits sociaux. Cette construction, à partir de théories biophysiques, permet de penser globalement le changement climatique tandis qu’une construction à partir de données socio-économiques pourrait par exemple mettre plus en évidence les différences locales.
18La modélisation peut être perçue comme un outil permettant à des chercheurs issus de champs disciplinaires différents de travailler ensemble. Cependant, les outils ou les techniques ne sont pas neutres, ils cadrent la manière de penser la nature et la société. Nous verrons que la participation des SHS au sein des projets de recherche étudiés ne concerne pas la formulation des questions de recherche ou du cadre théorique mais plutôt les activités en aval des projets. Ainsi, l’interdisciplinarité, telle qu’elle est pensée et mise en œuvre, institutionnalise une certaine hiérarchie entre les disciplines.
19Afin de comprendre la participation des SHS dans les projets de recherche, nous avons analysé les work packages (tâches et ensembles de tâches). Nous avons considéré tous les work packages qui s’identifient comme appartenant aux « sciences sociales », qui participent aux activités de dissémination des résultats et qui incluent un chercheur en sciences sociales. Le tableau 2 montre la distribution des work packages selon qu’ils réalisent des activités en sciences naturelles, en sciences sociales ou en management.
Tableau 2 – Répartition des «tâches» au sein des 7 projets analysés.
- 11 L’analyse des activités réalisées au sein des work packages porte sur 6 projets sur les 7.
20Le nombre de « tâches » en « sciences sociales » paraît important. Il faut néanmoins préciser que les « tâches » au sein des projets de l’UE sont classées selon cinq type d’activités : coordination (COORD) ; recherche, technologie et développement (RTD) ; gestion (MNG) ; activités de support (SUPP) ; et autres activités (OTHER). Les activités de recherche sont réalisées au sein des « tâches » de RTD. Sur 2011 « tâches » identifiées en « sciences sociales », 9 appartiennent à la catégorie RTD. En sciences naturelles, 16 des 18 « tâches » réalisent des activités de RTD. Les « sciences sociales » sont donc ici dédiées à des activités annexes à la recherche, elles servent de support aux activités de recherche développées en sciences naturelles. De plus, sur les 9 « tâches » en RTD en « sciences sociales », 3 sont en sciences économiques, 2 sont en charge des activités de dissémination et 4 développent des instruments d’aide à la décision (Tableau 3). Ce sont donc uniquement les sciences économiques qui participent en tant que tel au cœur de la recherche.
Tableau 3 –Activités réalisées au sein des «work packages» (6 projets sur 7).
21La quasi-absence des sciences sociales dans les activités de recherche – à part les sciences économiques – pose la question de leur place et de leur rôle dans l’élaboration et la réalisation des projets de recherche. Les SHS ne participent pas à l’élaboration du cadre théorique des projets. Les dimensions sociales ou politiques des enjeux environnementaux interviennent uniquement à travers la mise en place d’activités de participation, de dissémination ou d’aide à la décision, c’est-à-dire en aval du projet (Fustec, 2011). Les biographies des chercheurs identifiés impliqués dans ces activités révèlent pour 12 d’entre eux des évolutions et changements dans leurs disciplines d’appartenance. Ces chercheurs ont un doctorat en sciences de l’informatique, en ingénierie civile et environnementale, en sciences de l’environnement, en écologie théorique. Leur expérience dans l’évaluation de la participation, l’optimisation des prises de décision, la dissémination des résultats, etc., justifie leur implication dans ces « work packages ». Or, l’ordre social auquel souscrivent ces chercheurs correspond à leurs disciplines d’origine. Le cadre théorique et les méthodologies mis en œuvre correspondent donc aux paradigmes décrits dans la partie précédente.
22On peut légitimement s’interroger sur cette « servitude volontaire » des SHS. Pourquoi des chercheurs diplômés en SHS acceptent-ils de se voir dicter la formulation d’une question de recherche ? Nos résultats montrent qu’il s’agit rarement de chercheurs en SHS, mais plutôt de chercheurs en sciences naturelles qui s’improvisent experts en SHS. Ils continuent à formuler les questions de recherche selon leur discipline d’origine. D’autre part, au sein de notre échantillon, des chercheurs ancrés par leur formation en SHS qui revendiquent de participer à la formulation des questions de recherche ont été écartés du projet une fois les financements obtenus. Enfin, les chercheurs diplômés en SHS qui acceptent de participer ainsi à ces projets sont choisis en fonction des critères énoncés par les chercheurs en sciences naturelles. La « servitude des SHS » au sein des projets interdisciplinaires mérite d’être approfondie au-delà de l’échantillon que nous présentons ici.
- 12 Entretien réalisé le 15/06/2011 à Montpellier.
- 13 Entretien réalisé le 15/06/2011 à Montpellier.
23Dans les projets étudiés, les disciplines majoritaires – économie, management, aménagement – sont celles dont l’épistémologie peut le mieux s’accommoder des cadres théoriques mobilisés en sciences naturelles et notamment aux concepts d’« eau et gaz modernes ». Une chercheuse12, interrogée et identifiée comme économiste dans le projet auquel elle participe, explique en effet qu’elle préfère échanger avec les ingénieurs et qu’elle ne sait pas le faire avec les sociologues. Elle explique la place des sciences sociales dans le projet : « Il n’y a pas de sociologie dans le projet, c’est nous ! […] Les mathématiques et l’économie tu peux les marier, ce sont des cousins, la branche de l’économie qui fait des modèles. Les économistes et les sociologues tu peux les marier mais ce ne sont peut-être pas les mêmes économistes. Ce sont les éco-philosophes. ». Elle se définit ainsi : « Je suis mathématicienne mais ‘chut’ ici on ne dit pas ça, je suis économiste. »13
24Dans ce projet, les seules personnes n’étant pas diplômées en sciences naturelles sont diplômées en économie (2 personnes sur les 37 citées dans le projet). Nous comprenons ici que, dans ce projet, les chercheurs identifiés comme appartenant aux « sciences sociales » sont des économistes dont au moins l’un d’entre eux se définit en réalité comme mathématicienne. L’enquêtée fait la distinction entre deux types d’« économie ». Une première appartenant aux sciences sociales et une seconde plus proche des mathématiques et des méthodes de modélisation. Cela explique la forte prédominance des sciences économiques dans le tableau 1 où une définition large des « sciences sociales » a été mobilisée. Selon Adams (2009), l’économie est la discipline dominant la pensée sur le développement durable. Il rappelle comment les économistes se sont peu à peu intéressés à l’environnement. Dès le xixe siècle, les économistes de l’école néo-classique s’intéressent aux ressources naturelles. Dans les années 1950, l’économie de l’environnement, qui étudie les interactions entre l’économie et l’environnement, prend de plus en plus d’importance. Dix ans plus tard, l’économie de l’environnement devient une discipline à part entière aux États-Unis, elle se base sur les lois de la thermodynamique (science statistique qui étudie l’équilibre des systèmes et les échanges d’énergie) et sur la modélisation mathématique. Par ailleurs, l’auteur fait le même constat d’une suprématie des sciences naturelles par rapport aux sciences sociales dans les équipes réalisant les évaluations coût-bénéfice.
25Il y a donc une hégémonie des sciences naturelles au sein des projets de recherche sur la gestion de l’eau et/ou du changement climatique. Yearley note : « A key part of the way the climate science is currently constructed is the nature of the role assigned to the social sciences and to the implicit hierarchy among those sciences » (2009 : 401). L’intérêt pour les recherches sur le changement climatique et ses impacts conduit les chercheurs à travailler ensemble à travers la modélisation. Pour travailler ensemble, les chercheurs ont besoin d’outils communs. Ici, ce sont les modèles qui font le lien entre tous les acteurs. Les modèles climatiques représentent des phénomènes naturels à l’échelle du globe. Les modèles globaux ont intégré de plus en plus de disciplines dans leur modélisation : l’hydrologie, l’écologie, la glaciologie, etc. qui ont dû développer leurs productions de savoirs selon les critères de paramétrisation des modèles globaux. L’interdisciplinarité se joue donc selon une hiérarchie où les modèles climatiques globaux sont en haut de la pyramide. La construction de l’étude des problèmes environnementaux à l’échelle globale répond à une production scientifique internationalisée et largement influencée par les sciences du climat : « By the early 1990s, global hydrology was no longer an oxymoron in the West. Global hydrology and the study if the hydrologic cycle on the global scale became a key component of the coordinated international scientific enterprise associated with the study of climate change. » (Linton, 2010 : 171)
26Vanderlinden et Blanchard (2010) ont travaillé sur la signification de l’interdisciplinarité dans les études sur le changement climatique. Ils définissent la pluridisciplinarité comme une coexistence entre plusieurs disciplines sans interaction, la multidisciplinarité comme l’étude d’un thème commun sans interaction, l’interdisciplinarité comme l’étude d’un thème commun associé à des échanges d’outils, de méthodes, de concepts et de règles et la transdisciplinarité comme un processus collaboratif qui dépasse les frontières disciplinaires pour créer une nouvelle méta-discipline. Ils évoquent les difficultés à travailler ensemble entre les approches quantitatives et qualitatives. Dans le domaine de la gestion de l’eau, Trottier (2006) note, par exemple, que l’hégémonie de la modélisation comme méthode de recherche conduit à des recommandations en termes de politiques publiques qui sont éloignées des réalités politiques car elles sont basées essentiellement sur des données hydro-géologiques. Selon l’auteur, ils ne développent qu’une forme limitée d’interdisciplinarité. Les projets de recherche sur l’eau et/ou le changement climatique développent des approches majoritairement quantitatives et, dans le cas de l’eau, les projets lient rarement les recherches sur le cycle hydrologique avec celles sur le cycle hydrosocial. L’interdisciplinarité, telle qu’elle est développée dans les projets étudiés, institutionnalise la place prédominante des sciences naturelles dans l’étude des questions environnementales.
27Les projets de recherche analysés, portant sur l’eau et/ou l’impact du changement climatiques et financés par l’UE, démontrent une forte prédominance des sciences naturelles par rapport aux sciences sociales. L’interdisciplinarité telle qu’elle est pensée et mise en œuvre participe à l’institutionnalisation de cette situation. Or, les savoirs sur l’eau et le climat sont des construits socio-environnementaux, ils véhiculent des représentations particulière de la nature. Cela contraint et cadre les politiques environnementales. Elles s’inscrivent dans des paradigmes précis alors qu’elles prétendent être universelles. Par ailleurs, la faible participation des SHS à l’élaboration des cadres théoriques et méthodologiques s’accompagne d’une faible prise en compte à la fois des contextes socio-politiques et environnementaux et des savoirs locaux. De plus en plus de pays sont impliqués dans les dynamiques de globalisation de la recherche, laquelle se caractérise par : « […] l’entrée sur la scène scientifique d’un nombre croissant de nations, réparties sur toute la terre ; l’apparition dans plusieurs domaines d’une science disposant de budgets considérables, attribués à de très grands projets (‘big science’) ; et le développement de certains champs de recherche qui nécessitent soit une foule de sites d’observations géographiquement répartis, soit la combinaison de multiples spécialités scientifiques. » (Shinn, Vellard et Waast, 2010 : 10). De la même manière, il serait donc intéressant de se pencher sur la manière dont les chercheurs des pays en développement sont intégrés au sein des projets de recherche internationaux, ainsi que sur les processus par lesquels les chercheurs qui les portent étendent leurs chaînes d’association à l’ensemble du globe.