1Cet article utilise l’approche de l’analyse de conversation afin d’examiner une méthode spécifique pour l’atteinte d’objectifs organisationnels en interaction. L’article emploie à cette fin un corpus composé de cent soixante-six appels à l’info-ligne Mind, un service téléphonique basé au Royaume-Uni et visant à fournir des informations sur des questions de santé mentale et les services connexes disponibles en Angleterre et au Pays de Galles. Les preneurs d’appels sont embauchés par l’info-ligne et reçoivent une formation détaillée leur permettant de fournir aux appelants des informations adéquates relatives à la maladie mentale, de même qu’aux façons d’accéder à des services de santé mentale au Royaume-Uni, ceci en vue de diriger les demandes vers des ressources locales et appropriées d’aide et de soutien. L’info-ligne Mind est l’un des nombreux services gérés depuis un centre d’appels situé au cœur d’une grande ville britannique opérant l’info-ligne Mind comme service pour l’œuvre de bienfaisance Mind (autrement dit, le service d’info-ligne a été redirigé depuis Mind vers ce centre d’appel). Au moment de procéder aux enregistrements, cinq membres du personnel étaient chargés de prendre les appels et répondre aux courriers électroniques pendant qu’un superviseur à temps complet les dirigeait et les assistait dans leurs tâches. Ces six employés s’assoient tous ensemble en respectant une configuration ovale, séparés au moyen de basses séparations, et peuvent ainsi s’observer en permanence. Le superviseur de la ligne va régulièrement « écouter » un certain nombre d’appels chaque jour aux fins de contrôle de qualité et de rétroaction, mais également s’il juge que l’un des preneurs d’appels est aux prises avec un appel difficile et requiert de l’assistance.
2Durant la formation, on enseigne aux preneurs d’appels qu’ils ne doivent pas offrir de conseils aux appelants, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas discuter des conduites possibles des appelants comme de choses que ceux-ci doivent faire, et ce quelle que soit la situation. L’extrait suivant provient du « code de pratiques » remis aux employés durant leur formation : « L’information doit être fournie de telle sorte qu’ils puissent prendre une décision par eux-mêmes. Les preneurs d’appels ne doivent pas offrir de conseils ou prendre des décisions à la place d’un demandeur. Ils devraient laisser l’initiative au demandeur tout en lui expliquant les conséquences probables de différentes conduites de manière à responsabiliser le demandeur »1.
Extrait 1A – JM-48578 Dépression postpartum
3L’allocation de conseil est ainsi une activité découragée dans cet environnement particulier, ceci en lien avec l’objectif organisationnel consistant à fournir de l’information aux appelants afin qu’ils se sentent suffisamment outillés pour prendre leurs propres décisions. Les preneurs d’appels se trouvent dans la position de discuter d’éventuelles conduites que leurs interlocuteurs peuvent adopter afin de résoudre leurs problèmes, mais ils doivent le faire d’une façon qui ne puisse être entendue comme l’offre de conseils aux appelants et qui permette à ces derniers de prendre une décision informée quant à la manière de procéder. Cet article vise à examiner une pratique interactionnelle spécifique qui vise à réaliser les objectifs organisationnels « d’allocation d’informations » et de « responsabilisation des appelants », et qui permet simultanément aux preneurs d’appels de discuter d’éventuelles conduites tout en gérant cette restriction liée aux « conseils ». Cette pratique interactionnelle sera ainsi discutée comme construisant ou constituant, dans le discours, une « empreinte institutionnelle » (Drew & Heritage, 1992, p. 26) de l’info-ligne Mind.
4Parfois, les preneurs d’appels (dorénavant identifiés par l’accornyme EM, pour employés de l’info-ligne Mind) vont ouvertement désigner les conseils en tant qu’enjeu problématique pour l’info-ligne, comme l’illustre l’extrait suivant. L’ensemble des transcriptions a été réalisé en recourant aux conventions employées dans l’analyse de conversation (Jefferson, 2004).
- 2 Voir Moore (2008) pour une plus ample discussion de cette dernière pratique.
5En réponse à la requête de l’appelant pour obtenir une recommandation d’EM1 (lignes 12-13), EM1 ne refuse pas directement de lui en fournir une, mais exprime plutôt une incapacité à formuler des conseils ou des recommandations. L’EM prend une position institutionnelle (« on ne peut pas ») et invoque la nature du service offert comme justificatif (« on est un service d’information »). Compte tenu que les preneurs d’appels œuvrent dans une grande proximité, et que leurs appels sont occasionnellement écoutés par le superviseur de la ligne, toute formulation de conseils serait potentiellement remarquée. Cette restriction génère un dilemme particulier pour les EM ; les gens qui téléphonent à l’info-ligne demandent fréquemment des conseils, ou fournissent des descriptions de troubles, qu’ils présentent aux EM dans l’attente que ceux-ci leur fournissent des conseils, et les EM doivent répondre à ces descriptions de troubles en donnant aux appelants des informations sur des conduites appropriées aux questions identifiées. À titre d’exemple, une personne admettant ses difficultés à obtenir des indemnités reliées à une perte d’emploi pour cause de problème de santé mentale serait probablement dirigée vers une agence en mesure de la représenter dans ses demandes de réclamations. Éviter d’offrir des conseils aux appelants demeure un souci constant pour les EM alors qu’ils fournissent des informations sur les manières de procéder, et « orientent » les appelants vers les sources d’aide les plus appropriées à leurs problèmes spécifiques. De fait, les EM eux-mêmes ont souligné cet aspect comme un enjeu digne d’être examiné lors des rencontres initiales concernant ce projet de recherche. L’acceptation d’une certaine conduite par un appelant constitue l’objectif premier des appels individuels, puisque lorsqu’une conduite potentielle a été proposée par l’EM et que l’appelant s’est en quelque sorte aligné sur celle-ci, l’EM peut alors passer à la transmission des coordonnées de diverses ressources d’aide appropriées, et enfin mener l’appel à sa conclusion2
6L’analyse de conversation se consacre à l’étude de l’ordre séquentiel du discours en interaction. Elle accorde une grande importance au langage en tant que site de l’action sociale, et non simplement comme médium permettant de décrire le monde. Bien que les interactions examinées dans le présent article soient traitées comme organisationnelles par nature, cela n’est pas dû au fait qu’elles ont été générées dans le contexte d’une ligne téléphonique d’aide à la santé mentale. Dans cette approche, le discours organisationnel (communément appelé « institutionnel » dans la littérature en analyse conversationnelle) est une chose produite et interprétée comme une réalité organisationnelle par les participants, et déborde à ce titre le cadre physique de l’interaction. Dans l’une des toutes premières publications consacrées à l’analyse de conversation, Sacks, Schegloff, et Jefferson (1974) montrent que les formes institutionnelles d’interactions diffèrent de la conversation ordinaire dans la mesure où le discours institutionnel est davantage circonscrit. Les participants considèrent les types et la quantité de tours de parole auxquels ils se livrent comme étant restreints ou prédéterminés par le contexte ; ils produisent ainsi le discours en tant que phénomène institutionnel en soi (Heritage et Clayman, 2010). Les interactions en tribunal fournissent un exemple classique de telles restrictions, puisque les séquences de questions et réponses de type A-B-A-B entre les participants s’orientent clairement vers une dynamique de parole limitée et prédéterminée.
7Drew et Heritage (1992) se sont penchés sur le phénomène expliquant comment une interaction peut être considérée comme institutionnelle par nature, et ont relevé trois aspects centraux permettant d’identifier un langage comme institutionnel, organisationnel, ou caractéristique des milieux de travail. Ces aspects sont les suivants : premièrement, les locuteurs sont orientés par des buts ou des activités particulières reliées à l’institution en question ; deuxièmement, les locuteurs peuvent s’orienter vers des contraintes spécifiques relatives au type et/ou à la quantité d’activités dans lesquelles ils peuvent s’investir au cours d’une interaction ; et troisièmement, enfin, les locuteurs sont susceptibles de s’orienter vers des cadres particulièrement pertinents à l’institution en cause, c’est-à-dire, par exemple, qu’une chose comme l’humour peut être considérée inappropriée dans le cadre d’interactions institutionnelles. Drew et Heritage soutiennent que dans l’analyse du discours institutionnel, nous devons examiner les manières par lesquelles « la conduite des participants et leur organisation incarnent des orientations spécifiquement institutionnelles ou qui sont, minimalement, sensibles aux contraintes elle-mêmes institutionnelles » (p. 20). Ils développent également le concept « d’empreinte institutionnelle » autour des éléments interactionnels récurrents ou caractéristiques qui sont perçus comme constitutifs d’une institution particulière (p. 26). Arminen (2005) soutient que l’analyse de conversation permet d’identifier « l’empreinte » de n’importe quelle pratique institutionnelle, et démontre comment certains buts institutionnels, certaines restrictions, etc., sont accomplis dans le langage, et comment ils peuvent se concevoir comme constituant cette institution particulière.
8La question prédominante du contexte a été régulièrement traitée dans la littérature en analyse de conversation abordant les interactions institutionnelles, et ces interventions mettent en avant la position épistémologique (rarement discutée) d’une majorité de chercheurs affiliés à ce courant comme étant globalement de nature socioconstructiviste. Le contexte dans lequel une interaction survient est abordé comme un élément de la structure sociale, et inclut des éléments physiques tel un bureau ou une salle de classe, de même que des notions abstraites tel que le contexte démocratique, ou encore celui d’une relation. Schegloff (1991) avance que, pour l’analyste, une exigence décisive consiste à démontrer qu’une structure sociale (quelle qu’elle soit) est une chose vers laquelle s’orientent les participants, puisque cela va permettre de démontrer comment la structure sociale elle-même est produite dans l’interaction. De façon similaire, Bilmes (1992) considère que dans le travail d’analyse de la conversation, le contexte est un produit du phénomène interactionnel à l’étude (en d’autres termes, le contexte est créé et rendu vivant dans l’interaction), et qu’il revient à l’analyste de démontrer comment un certain contexte peut être perçu comme présent dans un phénomène interactionnel, plutôt que de simplement présumer que les phénomènes interactionnels sont le résultat d’un quelconque contexte. De fait, la notion de « conséquentialité procédurale » proposée par Schegloff (1991) renvoie à l’idée que dans l’analyse, si un contexte quel qu’il soit est présumé produire un effet, l’analyse doit montrer comment se manifeste cet effet dans le déroulement de l’interaction. Inversement, il ne suffit pas pour l’analyste de simplement prétendre qu’un contexte tel l’environnement physique, la relation entre les locuteurs, ou même une restriction institutionnelle est en quelque sorte une cause déterminant le contenu ou les composantes récurrentes de l’interaction. L’analyste doit être en mesure de discuter « de la connexion procédurale qui existe entre le contexte ainsi formulé et ce qui survient réellement durant les tours de parole » (p. 53) apparaissant dans la conduite interactionnelle des participants. Ainsi, dans le présent article, la restriction n’est pas simplement traitée en tant que structure préexistante déterminant le contenu de l’échange, mais plutôt comme une chose à l’égard de laquelle s’orientent les participants à travers leurs propos, et comme quelque chose de produit ou construit dans une interaction, à travers l’usage de pratiques interactionnelles particulières.
9De nombreuses pratiques interactionnelles visant à fournir des informations et à éviter les recommandations sont discutées dans la littérature sur l’analyse de conversation, notamment par Silverman (1997) sur la manière de formuler des conseils entendus comme des informations, de même que par Butler, Potter, Danby, Emission et Hepburn (2010) sur l’emploi de la forme interrogative en vue de suggérer une conduite dans un environnement où offrir des conseils n’est pas autorisé. La définition du conseil que proposent Heritage et Sefi (1992) a maintes fois été employée comme point de départ de ces études, et celle-ci y est décrite comme une occurrence où un locuteur « décrit, recommande, ou autrement projette une conduite privilégiée » pour autrui (p. 368). En recourant à cette définition, bon nombre des activités dans lesquelles s’engagent les EM de l’info-ligne Mind pourraient passer pour du conseil, puisqu’elles offrent des sources d’aide ou de soutien précises aux personnes téléphonant destinées à soulager leurs problèmes particuliers.
10Silverman (1997) a observé que des conduites possibles étaient souvent présentées aux clients des séances de consultation préalable à la décision de se soumettre à un test de dépistage du VIH-Sida, sous une forme qu’il nomme « le conseil comme de l’information » (p. 154). Ceci implique que les conseillers suggèrent des conduites appropriées aux questions ou problèmes des clients, mais que celles-ci leur soient présentées comme des informations plutôt qu’à titre de conseils (le conseil étant couramment perçu comme incompatible avec les objectifs de la consultation). Cela est accompli par des formulations du type, « La recommandation faite aux gens est de… » (p. 172) et « …notre recommandation est de… » (p. 174) qui laisse entendre le conseil comme de l’information généralement offerte à des clients dans des situations particulières, et en tant qu’information générale sur les pratiques de conseil au sein de cette clinique, plutôt qu’à titre de conseil direct. Silverman affirme également que l’utilisation d’une voix passive ou institutionnelle contribue à cet effet en permettant d’éviter les tours de parole ayant la forme de recommandations personnelles de la part des conseillers, et que la proposition d’action sous cette forme stabilise l’interaction en évitant le rejet potentiel d’avis non désirés. La forme si–alors se retrouve dans un certain nombre d’exemples fournis par Silverman dans cette séquence, notamment lorsque les conseillers proposent des conduites à des clients d’une façon évoquant plutôt l’offre d’informations (par exemple, « …si une femme désire réellement avoir un enf:ant (.) alors nous lui avisons de tomber enceinte plus tôt (.) au lieu de repousser ça » (p. 169). Silverman nomme ces séquences de l’interaction des « séquences d’avis comme information », une méthode qui consiste à « dissimuler les conseils » (p. 154).
11L’hypothétique rejet d’information ou de conseil en milieu organisationnel est un thème récurrent de la littérature. Vehviläinen (2001) compte les conseils impertinents et superflus au registre des « dilemmes associés à l’offre d’avis » (p. 372). Il a découvert qu’afin d’éviter la présentation d’avis superflus ou impertinents dans un cadre de consultation éducatif, le point de vue du client est fréquemment mis en lumière d’abord, pour ensuite être employé comme partie d’une démarche destinée à conduire à la production de conseils pertinents. Commentant la littérature sur le conseil, Vehviläinen affirme que l’offre d’avis est potentiellement problématique aussi bien dans la conversation ordinaire que durant les interactions organisationnelles, en raison de la manière dont elle positionne les participants de façon asymétrique, et cela en impliquant que le conseiller possède une connaissance supérieure de l’enjeu vis-à-vis du destinataire. C’est particulièrement le cas lorsque l’avis porte sur une question pour laquelle le destinataire détient une certaine compétence, comme par exemple dans l’étude réalisée par Heritage et Sefi (1992) sur la manière dont des travailleurs de la santé formulent des conseils aux mères sur la meilleure façon de s’occuper de leurs enfants. Hutchby (1995) considère également la livraison d’avis pour invoquer le savoir asymétrique ou les positions de compétence respectives du donneur et du receveur d’avis, dans ses travaux sur les interactions d’une ligne ouverte radiophonique, et Waring (2007) affirme que fournir des conseils doit être délicatement géré puisque cela est « menaçant pour la face » d’autrui (p. 368).
12Cette asymétrie devient essentiellement incompatible avec des buts tels que la « responsabilisation du client », puisque le conseil privilégie le savoir et les suggestions du conseiller, au détriment de celle du client. Butler et al. (2010) ont examiné cette question autour d’appels adressés à une ligne d’aide téléphonique aux enfants en Australie, où les conseils étaient interdits et la responsabilisation des clients élevée au rang d’objectif organisationnel central. Ils ont découvert que les preneurs d’appels formulaient des questions telles que « Disposez-vous d’un conseiller ou d’un guide à l’école ? », en demandant ainsi aux personnes téléphonant si elles recourraient à de telles ressources afin de solutionner leurs problèmes. Butler et al. (2010) ont traité ces questions comme « impliquant des conseils » (p. 265), les traitant dans la perspective où elles s’ajustent à la restriction sur l’offre d’avis en privilégiant les connaissances du client, et donc à favoriser la responsabilisation de ce dernier en lui permettant (supposément) de décider lui-même de s’engager dans une conduite.
13En somme, les travaux précédents sur cette question ont montré comment suggérer des conduites aux clients peut s’avérer problématique au plan interactionnel, en particulier si ces conseils ne sont pas désirés, mais également comment le travail interactionnel qui permet de les percevoir en tant qu’informations peut réellement contribuer à faire en sorte qu’ils ne soient pas rejetés par le destinataire. Les pratiques consistant à aviser ou à informer peuvent également s’avérer problématiques en vertu d’un positionnement relativement asymétrique entre les locuteurs ; les conseillers sont ainsi présentés comme mieux informés à l’égard des actions que ne le sont, ou ne devraient l’être, les destinataires eux-mêmes. Conséquemment, gérer l’offre d’informations de telle sorte à ce qu’elle incite à la responsabilisation du client peut s’avérer un défi pour les représentants d’une organisation. Explorer ces questions auprès du corpus tiré de l’info-ligne Mind pourrait permettre d’aborder un certain nombre de phénomènes interactionnels (demande d’avis, formulation d’avis, résistance, etc.). Il semble évident, d’après une écoute préliminaire des appels, que des conduites précises étaient souvent fournies par les EM dans les tours de parole suivant la description de problèmes de la part des appelants, et l’analyse de ces appels a débuté avec ces tours de parole effectués par les EM. Compte tenu des restrictions organisationnelles, le fait d’offrir des conseils correspond à une question sensible pour les EM aussitôt qu’ils abordent la question des actions dans lesquelles les appelants peuvent s’engager. Ce n’est pas l’objectif de notre analyse que de déterminer si les pratiques conversationnelles recensées représentent ou non des exemples d’avis, mais plutôt d’explorer une pratique employée par les EM pour accomplir les buts organisationnels de fournir de l’information et de responsabiliser les clients, tout en gérant une certaine restriction sur les conseils.
14Cet article s’inspire également, et contribue à son tour à enrichir, un petit nombre de travaux en analyse de conversation s’intéressant aux constructions de type si–alors. Dans ses travaux sur les tours de parole et unités de constructions complexes, Lerner (1991) aborde les constructions de type si–alors (et la forme similaire, lorsque-ensuite) en tant que constructions à deux éléments dans lesquelles l’élément initial « si » (ou lorsque) permet au destinataire d’anticiper l’élément « alors » à venir. C’est le cas même lorsque l’élément initial « si » est prolongé ou enrichi d’informations intermédiaires insérées devant l’élément « alors » (Mazeland, 2007), et cette capacité à anticiper l’élément « alors » permet aux destinataires de compléter le tour de parole de façon collaborative. Kitzimger (2008) a analysé un grand nombre de constructions si–alors et a observé que les destinataires s’orientent généralement envers eux comme envers un ensemble unitaire, et ne parlent donc pas entre les éléments « si » et « alors », même lorsque le locuteur effectue une pause avant de poursuivre avec l’élément « alors ». Dans le corpus recueilli par Kitzinger, les destinataires demeurent généralement silencieux même lorsque des informations intermédiaires étaient introduites entre les éléments « si » et « alors », et lorsque les destinataires intervenaient entre ces deux éléments, il s’agissait typiquement de marqueur de continuation traitant donc le tour comme un tour incomplet dans la progression de l’échange, et ce jusqu’à ce que l’élément « alors » ait été complété. L’analyse qui suit viendra donc soutenir les découvertes de Kitziger, tout en soulignant un usage spécifique des constructions si–alors dans l’accomplissement de buts organisationnels, ainsi que leur rôle dans la constitution de l’info-ligne Mind dans les interactions.
15L’ensemble des occurrences de propos au sujet d’une conduite dans laquelle des appelants sont susceptibles de s’investir a été inclus dans l’exploration initiale et l’analyse des données, en recourant aux méthodes de l’analyse de conversation. Suivant une fouille exhaustive de l’ensemble des données disponibles, il est clairement apparu qu’un certain nombre de moyens permettant d’offrir des conduites étaient fréquemment utilisés par l’ensemble des EM. Parmi ceux-ci, il convient de mentionner le cas où les conduites sont explicitement proposées sur le mode conditionnel, en recourant à une construction si–alors, bien que seulement seize de ces occurrences aient été recensées parmi l’ensemble des données. Des transcriptions détaillées ont été produites de ces appels, ou de segments d’appels, dans lesquels cette pratique apparaît. Ces transcriptions ont servi à l’analyse des données, et se trouvent incluses dans l’analyse suivante. Les appelants sont identifiés dans la transcription par l’acronyme A, et les employés de l’info-ligne Mind sont identifiés individuellement par un nombre, par exemple EM1, EM2, et ainsi de suite.
16Le format si–alors employé pour suggérer une conduite est clairement illustré dans l’extrait suivant, tiré du même appel que celui présenté plus haut dans la transcription 1A, et dans lequel une personne souffrant de dépression postpartum demande à l’EM des conseils au sujet d’un traitement envisageable, cela après avoir précisé qu’elle a pris, sans succès, une médication pour le traitement de sa dépression. L’EM lui a précédemment répondu qu’il était dans l’impossibilité de lui recommander un quelconque traitement, puisque l’info-ligne Mind se veut un « service d’informations », puis il lui a dressé une liste des traitements non-médicamenteux disponibles, incluant la psychothérapie et la consultation (ces données ne sont pas présentées ici). L’extrait commence après que l’EM a présenté une liste de traitements disponibles.
Extrait 1B – JM-48578 Dépression postpartum et discussion des traitements
- 3 Alors que la séquence obéit à une démarche conventionnelle de réparation, on pourrait soutenir que (...)
17Aux lignes 1 et 2, l’appelante demande à l’EM quelle serait la première chose qu’elle doit faire (suivant la présentation d’une liste des traitements disponibles). La question que pose alors l’EM peut s’entendre comme une question de clarification : « si vous désirez essayer: (.5) ce type de traitement[s .hhh]hh », et l’appelante s’y oriente en tant que tel, répondant par « mmmm ». Cela introduit une séquence de réparation3, où la question sert à vérifier la compréhension de EM vis-à-vis de ce que l’appelante souhaite faire et à lui manifester cette compréhension, et la solution de réparation « mmmm » vient le confirmer. Il existe plusieurs autres formats potentiels pour la question de EM aux lignes 3 et 4, tel « souhaitez-vous essayer ces traitements ? » ou encore « pour essayer ces traitements ? ». Chacun aborde l’action tacite consistant à essayer ces traitements durant le tour de parole antérieur de l’appelante comme une source de difficultés qui conduit EM à s’assurer de sa compréhension adéquate. L’élément initiateur de la réparation qui sera utilisé par EM (« si vous désirez essayer: (.5) ce type de traitement[s .hhh]hh ») est conçu de telle sorte à ce qu’il corresponde pragmatiquement autant que grammaticalement au mode conditionnel du tour de parole précédent qui l’occasionne (« quelle se=rait la première chose que je- je devrais vraiment faire »), et ainsi il peut être avancé que c’est là la principale raison justifiant son utilisation. Alors que la question d’EM agit à titre de première partie d’une séquence de réparation, qui se trouve complétée avec la seconde partie de l’appelante « mmmm. » à la ligne 5, l’EM se trouve maintenant libre (à partir de la ligne 6) de fournir la seconde partie en réponse à la question initiale de l’appelante concernant ses possibilités. Lorsque cela survient, l’énoncé débute également pas « Si vous vouliez » (ligne 6).
18Pourquoi cela apparaît-il à nouveau ici ? Concevoir un tour de parole qui incorpore une conduite de la sorte permet à celle-ci d’être entendue comme une affaire normative ou logique (si A, alors B). Dans ce cas-ci, si l’appelante souhaite obtenir ces traitements, alors il s’agira pour elle de se rendre chez son médecin généraliste et d’en faire la demande. Produire un tour de parole de la sorte empêche la conduite d’être perçue comme une recommandation de la part de l’EM à l’endroit de l’appelante, mais plutôt comme une information au sujet de ce qui est normalement fait dans ces circonstances. Dans ce cas précis, présenter l’élément « alors » comme ce que l’EM s’efforce de « deviner » contribue également à faire en sorte que le tour de parole soit moins perceptible en tant qu’avis, en l’introduisant plutôt sous la forme d’une supposition plutôt que d’un élément avéré, ou d’un conseil apparaissant comme typique ou commun au sein de cette organisation. Avant d’en discuter plus en détail, tâchons d’examiner une autre occurrence de cette pratique, qui survient quelques moments plus tard au cours du même appel. La transcription suivante (extrait 1C) débute exactement là où s’est arrêtée la précédente.
19Après que l’EM a évoqué la conduite consistant à se rendre chez le médecin afin de s’enquérir des traitements, nous pouvons constater que l’appelante formule une plainte à l’endroit des médecins et indique qu’elle n’a pas confiance en eux. L’EM lui demande alors où elle réside, lui dit qu’elle va rechercher les services offerts par l’association Mind la plus proche, et vérifier si c’est accessible pour elle. Le tour de parole de l’EM suivant correspond à (dès la ligne 76) « ^oui je veux dire notre bureau d- de- ((ville)) >si vous< ne voulez pas y aller >chez le< généraliste mais que vous=souhaitez essayer la consultation: .hh ils offrent un se:rvice. .hhh de consultation ». Comme dans l’extrait précédent, la volonté l’appelante est invoquée sous la forme si–alors avant qu’une conduite ne soit avancée et, ici encore, la description de cette conduite se laisse entendre ce qu’il est envisageable de faire dans une situation de ce genre (ici, le fait qu’elle souhaite bénéficier d’une consultation mais sans devoir se rendre chez son médecin) plutôt qu’à titre d’avis formulé spécifiquement pour remédier aux problèmes de cet appelant particulier.
Extrait 1C – JM-48578 Dépression postpartum et discussion des traitements
20Alors que dans la transcription précédente, les conduites proposées peuvent être comprises comme dirigées vers un individu particulier, l’utilisation impersonnelle du « vous » leur permet également d’être entendus comme disponibles pour tous, dans la mesure où cela ne renvoie à aucun tour de parole précédent de l’appelant. Cela peut être démontré en prenant l’exemple d’une forme alternative possible du tour de parole visé dans l’extrait 1C : « Considérant que vous ne voulez pas vous rendre chez le médecin, mais que vous êtes prête à tenter votre chance la consultation, ils offrent un service de consultation ». Présenté de la sorte, ce tour de parole renverrait au tour de parole précédent de l’appelante, et le « vous » ne serait alors plus interprétable sous la forme impersonnelle. Dans son analyse des conseils émis dans le cadre d’émissions radiophoniques de lignes ouvertes, Hutchby (1995) s’intéresse également à l’offre d’avis en observant les constructions si–alors, par exemple, « si vous ê:tes handicapé, et en contact avec une association, ou euh avec un groupe de soutien aux handicapés dans votre milieu, .h alors vous devez faire pression sur cette association ou sur ce groupe afin qu’ils répondent aux critiques » (p. 230). Dans les données qu’analyse Hutchby, ces occurrences d’avis offerts succèdent à des questions provenant de personnes téléphonant en direct. Hutchby soutient toutefois que le « vous » de cet avis est conçu pour être entendu à la fois de manière impersonnelle et personnelle, de manière à rendre cet avis pertinent à d’autres se trouvant en pareille situation, et souligne le fait que le conseil peut être suivi par quiconque se trouvant dans une telle situation. De façon semblable, Edwards (1995) montre que des locuteurs vont recourir à la forme si–alors afin de représenter des évènements ou des conduites comme routiniers ou scriptés, c’est-à-dire comme conséquences logiques de certaines circonstances. C’est ce caractère routinier, invoqué à travers l’utilisation de la forme conditionnelle combinée avec une référence oblique à la personne, qui permet aux conduites proposées plus haut d’être entendues comme étant généralement envisageables dans une situation comme celle qu’invoque l’EM, à savoir « si vous/quiconque souhaite x, alors la conduite correspondante est y ». Ces tours de parole adhèrent typiquement à la forme si–alors, où l’événement conditionnel (si) est suivi par un aboutissement « conditionnel » ou un « résultant » (alors) et, comme nous l’avons vu plus haut, les destinataires s’orientent vers celui-ci en tant que tel (Kitzinger, 2008). Même lorsque l’élément « alors » n’est pas produit, les destinataires peuvent s’orienter vers son existence présumée (voir les exemples fournis par De Kok, 2008).
21En conservant ces éléments à l’esprit, reconsidérons les segments tirés des transcriptions précédentes :
– Extrait 1B
– Extrait 1C
22Le premier de ces extraits équivaut à l’exemple d’Hutchby (1995) où un élément conditionnel (si X) précède une conduite (alors Y). Le second exemple est légèrement différent au niveau de la forme, sachant qu’un élément de la conduite proposée (là où il convient d’aller) précède l’élément conditionnel. Ces deux exemples accomplissent le même travail interactionnel consistant à faire entendre la conduite comme étant disponible lorsque l’on se trouve dans une telle situation. Il n’y a pas de doute que cette conduite est adressée à l’appelante, particulièrement au niveau du premier extrait où elle contient des informations spécifiques au sujet de ce que l’appelante souhaiterait dire au médecin au sujet de ses expériences passées, et on pourrait en fait affirmer que ce tour de parole est un cas où un avis est offert. Pourtant, le « vous » étant susceptible d’être entendu de façon impersonnelle contribue à faire de ces descriptions de conduites des éléments à portée plus générale et applicables par pour toute personne se trouvant dans cette situation, et non seulement en tant qu’action à privilégier par cette appelante particulière. La conduite proposée apparait plutôt comme ce qu’il est courant ou routinier de faire par tout un chacun lorsque de telles conditions sont réunies. Il est important de se rappeler que l’EM est susceptible d’être entendu par ses collègues de travail, et que la totalité de l’appel peut faire l’objet d’une écoute de la part du superviseur. Tous les propos de l’EM sont accessibles pour cet auditoire autant que pour l’appelante, de sorte que les tours de parole de l’EM peuvent être conçus et formulés en fonction de ces deux auditoires.
23Dans les deux exemples précédents, une fois que l’EM ait évoqué la conduite proposée, elle demande à l’appelante si cela lui apparaît comme « quelque chose d’utile ». L’appelante paraît alors s’aligner avec l’action dans l’extrait 1B, mais non en 1C. Le fait d’introduire la conduite avec la forme si–alors, puis de demander à l’appelante son opinion sur celle-ci, peut être considéré comme un moyen de parvenir à une responsabilisation du client, puisque ses connaissances et sa capacité à décider sont privilégiées à celles du preneur d’appels. Dans dix des seize occurrences où apparaissent des constructions du type si–alors, les appelants semblent traiter l’espace suivant cette construction comme celui où importe leur opinion au sujet de la conduite à adopter, et expriment cette opinion sans attendre une question à cet effet de la part de l’EM. Cette pratique peut être observée dans l’extrait suivant, tiré d’un appel dans lequel une personne exprime des pensées suicidaires et soutient avoir tenté d’obtenir des traitements hospitaliers. Tout juste avant le début de cet extrait, l’EM a demandé à l’appelant s’il disposait d’un médecin de famille, et il a répondu que non.
Extrait 2 – JM64023 Pensées suicidaires, souhaite être hospitalisé
24Dans ce cas-ci, le preneur d’appels offre une conduite consistant à se rendre à l’hôpital, au département des accidents et urgences (communément appelé A&E au Royaume Uni) et mobilise pour ce faire les souhaits hypothétiques de l’appelant. Ceux-ci sont présentés comme « souhaitant une évaluation de la santé mentale » et la forme si–alors suppose que si cette condition est remplie, la façon la plus « rapide » d’obtenir cela est de se rendre aux A&E de l’hôpital. Soulignons à nouveau l’emploi du « vous » aux lignes 1 et 3 qui permet à cette conduite d’être entendue comme pertinente pour quiconque se trouve dans cette situation, et comme une démarche routinière dans le cas où certaines conditions sont remplies. L’EM ne débute pas un autre tour de parole (soulignons l’écart aux lignes 6 et 8) et ceci peut être considéré comme indiquant à l’appelant qu’un tour de parole de sa part est attendu ici. Lorsque l’appelant intervient effectivement, il répond au tour de parole de EM par l’indication « D’accord » et fournit alors une justification exposant sa réserve à s’engager dans la conduite suggérée par l’EM (ne pas souhaiter « avoir l’air stupide »).
25Au lieu d’ajouter un exemple additionnel de ces constructions, ce qui apporterait peu aux points qui nous intéressent ici et à la série d’actions décrite précédemment, analysons maintenant un tour de parole initié par l’EM qui peut être compris comme l’élément « si » d’une construction si–alors, mais qui se poursuit plutôt par une question. Cette forme que prend la construction conditionnelle ne survient qu’à une seule reprise dans notre corpus de données. Dans cet appel, l’appelante se plaint qu’elle peut obtenir aucune information au sujet de son fils qui se trouve dans ce qu’elle appelle « un hôpital privé pour la réhabilitation de personnes souffrant de schizophrénie ». Bien qu’ayant téléphoné à plusieurs reprises afin d’obtenir des informations au sujet de l’état de santé de son fils, et de s’être fait dire qu’on la rappellerait, elle soutient que personne de l’hôpital n’a pris contact avec elle. Elle a demandé à l’EM pourquoi les membres du personnel hospitalier refusent de lui transmettre de l’information, et a ensuite poursuivi en se plaignant du personnel hospitalier durant le passage qui précédent l’extrait suivant.
Extrait 3 – JM-69622 Contact avec son fils
26Dans cet exemple, l’EM débute le tour qui nous intéresse (débutant à la ligne 4) en disant « si >vous voulez< plus de con\/tacts > », or au lieu de l’assertion d’une conduite comme nous l’avons vu dans les précédents extraits, la conduite se trouve ici enchâssée dans une question : « >pouvez-vous< vous y rendre ? ». Cette variation sur la forme conditionnelle fonctionne toujours de la même manière que dans les exemples précédents, puisque la conduite (se rendre à l’hôpital) est présentée comme une action normale dans laquelle il convient de s’engager lorsque l’on souhaite obtenir plus d’informations. Les occurrences du « vous », toutes deux produites rapidement, peuvent encore une fois être comprises de façon personnelle ou impersonnelle. Tout comme dans les autres extraits, également, alors que l’appelante fait clairement savoir, tout au long de l’appel, qu’elle souhaite rendre visite à son fils et obtenir plus d’informations concernant ses progrès de la part du personnel (données non incluses ici), la formulation qu’emploie l’EM afin de décrire ses désirs demeure dans le registre de l’hypothétique : « si vous voulez plus de contacts ». Ce qui diffère est que l’élément « alors » se trouve enchâssé dans la forme interrogative, et que la capacité à s’engager dans la conduite désirée est présentée comme inconnue de la part de l’EM.
27Le tour en question est compliqué par la présence de pauses et d’une reprise. En étudiant la composante « je veux dire », Maynard (2007) prétend que lorsque ces formulations apparaissent au milieu d’un tour de parole, ils servent généralement à indiquer un problème avec le tour en question, et sont alors suivi par une réparation de la part du locuteur lui-même. Si l’EM devait compléter ce tour de parole en employant la même syntaxe que celle avec laquelle il a débuté, ce tour aurait pris une forme équivalente à « si vous voulez plus de contacts, vous pourriez vous rendre là », ce qui aurait pu être perçu comme directif, ou du moins comme une occurrence d’avis offert, ce qui en soi ne laisse pas de place à la perspective de l’appelante. C’est cette forme spécifique qui a ici été abandonnée au profit (suivant le « je veux dire ») de la forme grammaticalement moins orthodoxe utilisée, étant donné que la construction typique si–alors n’aurait pas été appropriée dans ce cas précis. Le « vous » inclus dans cette formulation peut s’entendre aussi bien de façon personnelle qu’impersonnelle, et la responsabilisation du client est accomplie par l’évitement d’un tour directif ou offrant un avis, privilégiant par conséquent la compétence de l’appelante à l’égard de la conduite proposée.
28Les constructions si–alors constituent donc un dispositif interactionnel qui permet de répondre à un certain nombre d’objectifs organisationnels. Ils ont pu servir à proposer des conduites sous la forme d’informations aux appelants, à gérer la restriction sur l’offre de conseils, et à favoriser la responsabilisation des clients en permettant à ces derniers de s’aligner (ou non) sur les informations offertes plutôt que d’avoir à accepter ou rejeter des conseils. Ainsi, les constructions si–alors peuvent être considérées comme un moyen de « donner vie et de mettre au monde », par la parole, les objectifs et les consignes de cette organisation, réalisant des notions abstraites telles que les « objectifs » et des « consignes organisationnelles ». Les constructions si–alors représentent « l’empreinte institutionnelle » (Drew et Heritage, 1992, p. 26) de l’info-ligne Mind.
29Nous pouvons avancer que les conduites contenus dans l’ensemble des extraits présentés plus haut correspondent à des offres d’avis – ils se conçoivent comme des actions orientées vers l’avenir et dans lesquelles il convient de s’engager, des actions offertes par des représentants d’un service ayant pour objectif de solutionner les difficultés que leur communiquent les utilisateurs de ce service. Nous avons vu comment l’usage des constructions si–alors dans la présentation des conduites permet de concilier l’objectif de proposer des actions curatives à des gens dans un environnement qui n’autorise pas les conseils. Présentées sous forme conditionnelle, les conduites sont explicitement dépeintes comme étant conditionnelles, contingentes par rapport aux demandes du destinataire, mais également perceptibles en tant que conduites pertinentes dans lesquelles s’investir pour quiconque se trouve dans une situation similaire. Et pourtant ces tours de parole parviennent à proposer une conduite qui constitue une solution aux difficultés exposées par l’appelant, et sont d’une certaine manière, ajustées à cette personne. Ces tours permettent de surcroît d’offrir des conduites sous la forme d’informations relatives à ce qu’il est généralement possible de faire pour quiconque se trouve en pareille situation, tout en privilégiant les compétences des appelants et leur capacité à opter pour cette action, et donc en les responsabilisant.
30Ayant analysé un certain nombre d’exemples employant la construction si–alors en vue de proposer des conduites, il apparaît clairement que celles-ci partagent un certain nombre de caractéristiques sur lesquelles il convient de se pencher plus en détail. Premièrement, les conduites proposées dans ces constructions ciblent les difficultés communiquées par les appelants, et correspondent à des actions pouvant soulager ou traiter ces difficultés. Ainsi, ces conduites sont susceptibles de se trouver présentées sous une variété de formes dont on pourrait soutenir qu’ils constituent en fait du conseil de type : « ce que vous devriez faire, c’est de contacter les services sociaux ». Évidemment, la littérature existante décrit un certain nombre de dispositifs pouvant servir, en milieux organisationnels, à éviter de faire entendre certains tours de parole en tant que conseil. Il apparaît clair d’après l’analyse du corpus de l’info-ligne Mind que l’usage des constructions si–alors correspond à une méthode couramment employée à cette fin dans ce contexte.
31Deuxièmement, bien que ces conduites soient appropriés aux problèmes que leurs communiquent les appelants, elles sont formulées sur la base de la description de problèmes ou de questions que leur fournissent ces appelants, ce qui est introduit par l’EM au niveau de l’élément « si » de la construction (par exemple, « si vous vouliez essayer ces traitements… »). Dans tous les exemples discutés ici, comme dans l’ensemble de notre corpus, il est dans la nature même du format que de faire en sorte que la composante « si » de la construction soit entendue de façon hypothétique. Cet aspect de la construction peut jouer un rôle propre à un contexte comme celui de l’info-ligne Mind, où les EM ne sont pas autorisés à prodiguer des conseils, et où leurs propos sont constamment disponibles pour écoute, non seulement de la part de l’appelant, mais également pour leurs collègues et leur superviseur. Verbaliser une situation hypothétique avant de proposer une conduite permet de faire entendre celle-ci, aussi bien aux collègues qu’au superviseur, comme de l’information à propos d’une catégorie ou d’un type de situation, plutôt qu’en tant qu’avis visant une difficulté spécifique qui vient de lui être exposée.
32Le second point commun à toutes ces descriptions est de participer à exposer les conduites offertes comme des informations et non comme des conseils. Ces constructions posent les conduites comme étant ce qui est logiquement ou typiquement mis en œuvre en réaction à des situations ou événements typiques, et non comme une solution spécifiquement adressée à l’intention de l’appelant particulier. Les constructions si–alors sont présentées comme exemples de conseils prodigués sous le couvert d’informations par d’autres auteurs intéressés par les interactions en milieux organisationnels (Silverman, 1997 ; Hutchby, 1995), qui montrent à leur tour que cette construction parvient à faire entendre une proposition de conduite comme de l’information ou des activités routinières plutôt qu’à titre de conseil personnalisé. L’emploi fréquent et oblique du pronom « vous » dans cette construction renforce cet effet, puisqu’il peut être interprété à la fois en référence à l’appelant, mais également à toute personne se trouvant en pareille situation. Cela contribue ainsi à étendre la pertinence de la proposition de conduite ainsi à quiconque se trouve dans ce type de situation. Cette utilisation du « vous » est également soulignée par plusieurs auteurs comme servant cette fonction particulière consistant à faire entendre des conseils comme de l’information, en raison de l’ambiguïté qu’elle introduit quant au référent visé par le locuteur (Silverman, 1997 ; Hutchby, 1995 ; Waring, 2007 ; Kinnell et Maynard, 1996).
33Une conséquence supplémentaire de l’utilisation de cette forme pour offrir des conduites tient au fait que dans la section « si » de la construction, la formulation de la situation participe à la justification de la pertinence même de la conduite proposée. Waring (2007) a étudié l’offre de conseil lors de séances de tutorat et a observé que des justificatifs accompagnaient souvent les conseils, par exemple : « l’autre problème avec ça est que vous venez tout juste d’évoquer Ruskin comme ça (0.2) sorti de nulle part ». Waring montre que ces justificatifs sont le plus souvent mentionnés avant l’exposé du conseil, de sorte que la nécessité et la pertinence du conseil apparaissent avant même que le conseil soit soumis à l’appelant, contribuant ainsi à éviter que l’avis ne soit rejeté. Les conseils suscitent également moins de résistance lorsqu’ils sont précédés d’une justification. De fait, formuler la perspective du client avant de lui soumettre un conseil qui cible cette perspective a également été constaté dans d’autres contextes organisationnels, en tant que méthode employée pour démontrer la pertinence du conseil (Silverman, 1997 ; Vehviläinen, 2001). Un tel travail interactionnel est également accompli ici au moyen des formulations si–alors qui expose dans ce cas-là la question ou la situation problématiques (et conséquemment, la pertinence de s’engager dans une conduite corrective) avant d’émettre un avis approprié. Tout comme dans les observations effectuées par Kitzinger (2008), les destinataires de constructions si–alors dans le corpus de l’info-ligne Mind ne parlent pas (autrement que pour offrir des éléments de continuité et des réponses minimales) avant que ne soit produit l’élément « alors » de la construction. Proposer une conduite de la sorte fournit à l’EM l’espace interactionnel nécessaire pour offrir le « justificatif » et proposer une conduite dans un tour de parole composant une unité syntaxique.
34La dernière caractéristique des constructions présentées ici est liée à leur capacité à atténuer ou à réduire l’asymétrie entre le donneur et le récepteur du conseil, un dilemme fréquemment abordé dans la littérature sur l’offre d’avis en tant que propriété omniprésente du conseil (Butler et al., 2010). Dans la mesure où les EM n’étaient pas entendus comme offrant explicitement des conseils, la relation potentiellement asymétrique mettant en présence un donneur d’avis bien informé et un receveur d’avis moins informé ou compétent est nettement moins accentuée ici. Ce processus consistant à éviter l’asymétrie typiquement en jeu dans l’offre de conseil contribue en fait à favoriser la compréhension de ces tours de parole comme des informations plutôt que des conseils. Comme nous l’avons vu, Silverman (1997) soutient que prodiguer des conseils sous forme d’informations est une méthode utile pour éviter les dilemmes interactionnels associés à la l’offre de conseil. De fait, dans les cas où nous avons constaté que la conduite proposée suscitait de la résistance de la part de l’appelant, c’est bien la conduite elle-même qui est rejetée, et non l’acte de parole consistant à l’offrir. Les appelants s’avèrent capables de résister aux conduites proposées dans une construction si–alors d’une façon qui entame moins la cohésion sociale et relationnelle qu’il n’en va typiquement avec l’offre de conseils dans d’autres contextes. En ce sens, la résistance à la conduite proposée peut être présentée et comprise comme une réponse à l’information offerte plutôt que comme le rejet d’un conseil (voir Silverman, 1997, pour une discussion approfondie de cet aspect).
35Les données présentées ici s’alignent également avec la découverte influente de Jefferson et Lee (1981) à l’effet qu’un avis ne peut succéder à l’exposé de difficultés, dans la mesure où le renversement de rôle du destinataire, passant du rôle de narrateur des difficultés à celui de destinataire d’avis, conduit à une asynchronie interactionnelle, sauf lorsque cela est fait dans le cadre d’une relation d’aide. Les appelants et les EM s’orientent tous deux à l’égard du tour succédant à la narration de difficultés comme un espace pertinent à la présentation de conduites. Nous avons vu également que suite à une construction si–alors, la pertinence de la réplique, et de la perspective de l’appelant qu’elle exprime, est mise en évidence. Cette construction peut donc être considérée une méthode pour la responsabilisation des clients en privilégiant ses connaissances ou ses décisions vis-à-vis de celles des preneurs d’appels. Il s’agit là d’un mécanisme important pour l’atteinte des buts organisationnels consistant à prodiguer de l’information et à responsabiliser le client.
36Bien que d’autres cas de constructions si–alors aient déjà fait l’objet d’analyses dans des contextes d’émission de conseil, cet article se consacre exclusivement à les analyser en tant que dispositifs permettant de gérer la formulation d’avis dans un contexte organisationnel qui l’interdit. Il a été montré que ces constructions si–alors rendent les conduites correctives offertes interprétables comme informations et options généralement envisageables par quiconque se trouvant dans une situation similaire, et non comme des conseils ciblant spécifiquement l’appelant particulier. Ce format permet également d’exposer la question problématique dans le même tour de parole, ce qui contribue à atténuer la résistance à l’offre de conseil. Ces constructions s’avèrent ainsi efficaces pour les EM contraints de gérer l’interdiction organisationnelle d’émettre des conseils en leur évitant de produire ce qui pourrait être compris par des collègues comme des occurrences de conseils explicites. Elles leur permettent aussi de gérer d’autres dilemmes associés à la formulation d’avis aux appelants, tel la possibilité de résistance aux conseils et l’instauration de relations asymétriques inhérentes à l’offre de conseils. Ces constructions ouvrent par ailleurs la voie aux tours de parole des clients, lesquels peuvent exprimer leur opinion et/ou leur acceptation des conduites proposées. Ainsi, lorsque l’information et la responsabilisation des clients sont au cœur de la mission d’une organisation, et qu’une contrainte organisationnelle à la formulation explicite de conseils est de rigueur afin de remplir cette mission, des dispositifs interactionnels les constructions si–alors discutées dans cet article peuvent être considérées comme étant constitutifs du travail même de l’organisation.
37La formulation de conseil est généralement considérée comme incompatible avec plusieurs aspects du travail consultation (voir Silverman, 1997; Butler et al, 2010), puisque son caractère directif nuit à l’émergence et l’expression de la perspective du client. Bien que l’info-ligne Mind n’offre pas de consultation proprement dite, elle partage néanmoins avec cette pratique le but institutionnel de responsabiliser le client. L’analyse qui précède démontre la capacité de l’analyse de conversation à expliquer les manières par lesquelles de telles activités sont accomplies à travers les interactions, et offre un angle d’attaque sur cette question susceptible d’alimenter d’autres approches en sciences sociales. L’application des résultats issus de l’analyse de conversation est devenue chose courante dans cette littérature (voir Antaki, 2011, pour une recension des travaux récents sur cet aspect). Les résultats de notre analyse ont été communiqués au personnel et au superviseur de l’info-ligne Mind par le biais d’une série de présentations, ceci de manière à les aider à comprendre et à décrire les façons par lesquelles ils accomplissent leurs objectifs institutionnels. L’info-ligne Mind n’a toutefois pas intégré ces résultats dans ses sessions de formation aux nouveaux employés, comme moyen de leur fournir des exemples sur la façon d’accomplir, lors de leurs futures interactions avec les clients, le but quelque peu abstrait de la responsabilisation du client.