1« Marcher en ville » est une activité machinale à laquelle chacun de nous se livre sans qu’elle suscite d’interrogation particulière. En faire l’objet d’un numéro thématique, c’est inviter à la considérer comme une activité susceptible d’être interrogée, analysée, problématisée. Travaillant sur les politiques urbaines et la manière dont elles appréhendent et fabriquent la ville, c’est au regard de ce type de préoccupations que j’ai été amenée à me pencher sur la question de la marche en ville et de son traitement dans les politiques d’aménagement urbain, en essayant de comprendre quelles représentations de la marche nourrissent ces politiques et sur quels types de dispositifs et dispositions elles débouchent.
2Si elle n’occupe pas une place de premier choix dans les travaux sur la ville, la marche en ville a cependant fait ces dernières années l’objet d’un regain d’intérêt dans le champ scientifique, en rapport avec le souci de reconsidérer les modes de déplacements du fait des exigences du développement durable. Elle est ainsi devenue une question de recherche suscitant l’émergence de spécialistes, telle Rachel Thomas (2007) ou Pascal Amphoux (2005) et à travers eux, le laboratoire CRESSON, ou encore justifiant la création d’un réseau de jeunes chercheurs rassemblant des géographes, des sociologues et des anthropologues. Ces chercheurs ont pris le relais et poursuivi les travaux de quelques pionniers qui s’étaient attachés, dans le champ des études urbaines, à attirer l’attention sur la figure du marcheur en ville. Citons, sans souci d’exhaustivité et sans hiérarchie, Pierre Sansot (1971) grand arpenteur de ville s’il en est, attentif aux « gens de peu » et à la ville ordinaire, ou Isaac Joseph (1984) qui, dans ses recherches sur les gares, a analysé les cheminements des passants et les « petites » interactions sociales qui s’en suivent dans ces lieux publics de l’intermodalité, ou encore Samuel Bordreuil (2005) ou Thierry Paquot (2004), autant de chercheurs qui ont développé l’invitation d’Erving Goffman (1973) à porter intérêt à la « mise en scène de la vie quotidienne et aux relations en public ».
3Après m’être interrogée sur les raisons du regain d’intérêt pour la marche, je montrerai en quoi le marcheur fait aujourd’hui l’objet d’une forte valorisation, puis j’examinerai ce que l’on attend de la réintroduction de cette figure en ville. Je serai ainsi en mesure d’examiner les modalités réelles de la marche en ville, de retracer le mouvement de piétonisation des centres villes et ainsi de mieux cerner comment penser la marche en ville aujourd’hui.
4Si la marche en ville est redevenue un sujet d’actualité, c’est parce qu’elle participe d’un mouvement plus large qui porte un regard critique sur la ville telle qu’elle s’est fabriquée durant la seconde moitié du xxe siècle, au service de l’automobile. La société fordiste de l’après-guerre a développé la consommation de masse et favorisé l’équipement des ménages. L’accès du plus grand nombre à la voiture individuelle a bouleversé les modes de vie et les pratiques de mobilité, donnant en principe la possibilité à chacun de circuler librement et par lui-même. L’automobile a incarné l’accès à l’autonomie individuelle. Opérateur de la mobilité, elle a aussi été, au moins dans un premier temps, un attribut de la réussite sociale.
5La ville fordiste s’est organisée autour de l’automobile, privilégiant les infrastructures qui devaient favoriser sa mise en circulation et son stationnement : routes, autoroutes, parcs de stationnements et parkings en silo ou souterrains. L’aménagement devait adapter la fabrication de la ville aux nouvelles exigences de la vitesse et favoriser la pénétration de la voiture en ville. « L’auto mobilité pour tous » a été adossée à la possibilité donnée à chacun d’acquérir un véhicule personnel au point qu’elle a été érigée en quasi droit, les politiques publiques étant sommées en quelque sorte d’assurer ce droit à chacun, en levant les freins qui s’y opposaient (Flonneau, 2006).
6Cette capacité donnée à chacun de se déplacer par lui-même, librement et facilement, a aussi favorisé l’extension urbaine : l’association entre un type d’habitat (la maison individuelle) censé répondre aux aspirations des ménages français – dont le développement est soutenu par les politiques du logement à partir du milieu des années 1970 – et la voiture va donner naissance à un nouveau paysage urbain, périurbain ou rurbain, caractérisé par une faible densité et la nécessité de recourir à l’automobile pour l’ensemble des déplacements quotidiens. Cette « ville diffuse », maillée par les voies de circulation, a également structuré de nouvelles centralités, localisées le plus souvent dans des nœuds routiers, autour de centres commerciaux générant des pratiques en rupture avec celles des centralités historiques.
7Cette périurbanisation ou cette exurbanisation a eu pour effet d’élargir les agglomérations urbaines, dissociant de manière manifeste emploi et habitat et de faire de l’auto mobilité à la fois une condition et une compétence indispensable à l’usage des aménités et ressources urbaines. Cela n’a pas été sans produire aussi des effets d’engorgement et d’embouteillage des voies de circulation, au point de risquer dans nombre de villes la « thrombose », et des effets d’envahissement des rues urbaines et de l’espace public par la voiture.
8À cette saturation de l’espace urbain par l’automobile qui engendre nombre de désagréments et de dysfonctionnements et que les politiques d’aménagement ne sont pas parvenues à endiguer, s’ajoute, à partir du milieu des années 1990, la montée des préoccupations écologiques et climatiques qui conduisent à porter un autre regard sur la ville. La nécessité de convertir les villes à un autre modèle de développement s’est faite plus pressante au fur et à mesure de la prise de conscience des nouveaux enjeux environnementaux : les dommages provoqués par l’émission des gaz à effet de serre d’une part et l’épuisement prévisible des énergies carbonées d’autre part ont obligé les responsables à reconsidérer les modes de déplacement et à limiter les prélèvements sur les ressources naturelles. Les villes ont été sommées de devenir économes et de trouver un équilibre qui préserve le climat du risque d’une accélération du réchauffement. L’injonction à opter pour des modalités de développement urbain « soutenable » s’est en particulier traduite par la volonté de lutter contre « l’étalement urbain » et de promouvoir la ville « dense » afin de réduire les déplacements et l’usage de la voiture individuelle. La loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU), votée en décembre 2000, atteste ce changement de posture et le souci de fabriquer désormais la ville en la « reconstruisant sur elle-même ».
9À ces enjeux planétaires et urbains s’ajoute aussi l’émergence de nouvelles aspirations sociales adossées à la critique de la « vitesse » qui caractérise le fonctionnement de la société : si elle peut apparaître comme un mot d'ordre avant tout idéologique, la revendication d’une ville « apaisée » comme celle de la « lenteur » dans tous les domaines de l’activité humaine (« slow city », mais également « slow food ») témoigne d’une volonté de sortir du modèle social fordiste.
10C’est dans ce nouveau contexte que sont valorisés les transports en commun et les modes doux de déplacement y compris le vélo bien sûr dont la réintroduction en ville fait désormais l’objet de nombreux aménagements : voies réservées, pistes cyclables, mise à disposition de vélos urbains… et dont le développement est désormais inscrit dans des documents programmatiques et de planification (Héran, 2014). C’est également dans ce nouveau contexte qu’a surgi un regain d’intérêt pour la marche en ville.
11La pratique des chemins de grande randonnée mobilise depuis de nombreuses années une pratique estivale et sportive. Cette figure de marcheur qu’est le randonneur fait l’objet d’une forte valorisation, pas simplement pour l’effort que requiert cette pratique, mais comme expérience d’une ascèse personnelle, introduisant une rupture avec l’effervescence du monde et permettant un « retour sur soi » : en témoigne l’engouement qui ne se dément pas pour les chemins de Saint Jacques de Compostelle, empruntés certes par des pèlerins, mais aussi par des quidams avant tout tentés par une aventure personnelle. De très nombreux ouvrages en racontent le cheminement, associant aux étapes du chemin, celles de la redécouverte de soi, comme en témoigne par exemple le récit récemment publié par Jean-Christophe Ruffin (2013).
12Sonia Lavadinho de l’Université de Genève et Yves Winkin de l’ENS de Lyon (Lavadhino et Winkin, 2004) reviennent sur cette figure de la randonnée et du randonneur pour remarquer qu’en Europe la marche est plutôt un exercice solitaire, mené loin des villes, par des hommes plus que par des femmes, en quête d’élévation spirituelle, dont le corps doit souffrir, mais dont « la joie intérieure est intense ». Ils précisent également que « l’autre » rencontré au bord du chemin est toujours un bon samaritain bienveillant qui procure au marcheur de l’eau ou un gîte. Mais surtout ils soulignent qu’il s’agit là d’une vision très ethnocentrée de la marche qui mériterait d’être relativisée et appréciée au regard d’autres pratiques du déplacement à pied, en Afrique ou en Asie, indiquant par exemple que le berger éthiopien qui parcourt des centaines de kilomètres sur les hauts plateaux ne considère pas qu’il accomplit un exploit. Cette ascèse par l’effort individuel s’exprime aussi aujourd’hui dans le développement de la course à pied dans ses formes les plus extrêmes, où le dépassement de soi et de ses limites, toujours recherché, suppose de surmonter la souffrance du corps.
13Mais la marche à pied, dans sa forme « randonneuse », fait également l’objet d’autres types d’usage, de mise en scène et de valorisation. Une façon ancienne de marcher consiste à lui donner une forme collective et politique, sous la forme de « marches » pratiquées depuis plusieurs siècles (Pigenet et Tartakowsky, 2003), et dont la marche des beurs en 1983 pour l’égalité et contre le racisme constitue un exemple célèbre (Doubre, 2008). D’autres mobilisations politiques et civiques de la marche consistent soit dans le porte-à-porte militant (Massard-Vincent, 2009), soit dans l’engagement de jeunes en difficulté à « marcher pour s’en sortir » (Le Breton, Marcelli et Ollivier, 2012). Une modalité plus individuelle et récente consiste à marcher reprendre contact avec le pays réel, afin de rencontrer, par la vertu du chemin, les « vrais » gens, « ceux d’en bas ». C’est de cette pérégrination initiatique dont témoignent le « tour de France » entrepris à pied par Axel Khan (2015) pour prendre le pouls de la société et de ses maux, ou celui de Jean Lassalle, le « député qui marche » (2015), parti à la rencontre de ses concitoyens pour témoigner, au plus près des contrées du pays et de leurs habitants des difficultés qu’ils éprouvent et auxquelles la classe politique reste sourde. Ces traversées contemporaines de la France effectuées au rythme de la marche à pied, loin du tumulte et de la tyrannie médiatiques, font écho au célèbre « Tour de France par deux enfants » qualifié de « petit livre rouge de la République » qui a fabriqué des générations de « patriotes », en leur apprenant la géographie et l’identité du pays.
14Mais cette valorisation de la marche à pied ne se réduit pas seulement à la figure du randonneur qui arpente les sentiers de nature ou qui traverse le pays, elle s’applique aussi à sa réintroduction en ville comme une pratique ordinaire. Il ne s’agit plus d’en faire seulement un mode terminal qui parachève un trajet en voiture ou en transport en commun ou encore en vélo, pas plus qu’il ne s’agit d’en rester à une pratique réservée, d’ordre intellectuel ou esthétique, à la manière du flâneur de Walter Benjamin. Il s’agit bien d’en faire un mode de déplacement comme les autres, à part entière.
15On espère de la marche en ville qu’elle se traduise par une réduction des émissions de gaz à effet de serre et des microparticules à l’origine de la pollution atmosphérique, en permettant un report, même modeste, des déplacements motorisés. Ainsi la promotion de la marche participe-t-elle des nouvelles injonctions au développement durable. À ce titre, elle a trouvé sa place dans les politiques de transport suite au Grenelle de l’Environnement et à sa mise en œuvre, sans cependant faire l’objet de véritables « plans marche » comme le vélo a suscité l’établissement de nombreux plans de développement des pistes cyclables à l’échelle de villes ou d’agglomérations.
16Si la marche à pied a retrouvé ses lettres de noblesse en ville, ce n’est pas seulement pour des raisons environnementales, c’est aussi pour des raisons de santé publique. Le report modal des déplacements de la voiture vers les autres modes collectifs ou individuels doit en effet participer à l’amélioration de la qualité de l’air. À ce titre, elle a trouvé sa place dans le Plan National Santé Environnement qui est également décliné au niveau régional. Mais, en matière de santé, bien d’autres bénéfices sont attendus de la marche : la pratique régulière d’une activité physique est censée contribuer à la prévention des risques cardiovasculaires et respiratoires liés à l’obésité, au diabète, à la dépression. La marche apparaît là comme une activité physique accessible à tous, qui n’exige pas de préparation particulière, également abordable puisque sa pratique ne nécessite pas de grands investissements et puisqu’elle ne coûte pratiquement rien à ses pratiquants. Aussi est-elle désormais en bonne place dans les nombreux plans destinés à améliorer la santé publique. Cette approche hygiéniste de la marche, considérée comme un facteur d’amélioration de la qualité de vie et d’augmentation de l’espérance de vie, a produit de nombreux discours injonctifs invitant à en faire une discipline quasi quotidienne.
17La marche a donc acquis une forme de reconnaissance non seulement nationale, mais également internationale : ainsi a-t-elle été prise en compte dans le programme paneuropéen sur les transports, la santé et l’environnement créé en 2002 par l’ONU et l’OMS, et aussi dans le récent rapport « piétons, sécurité, espace urbain et santé » élaboré en 2011 par un groupe d’experts internationaux représentant 19 pays sous l’égide du centre de recherche du forum international des transports, au sein de l’OCDE.
18La dernière « enquête nationale transport et déplacement » et les « enquêtes ménages déplacements » montrent la diversité des pratiques de la marche et font le point sur le développement de ces pratiques : la part modale de la marche (tous modes de déplacement confondus) était de l’ordre de 40 % au début des années 1980 (Murard, 2012). Elle avait chuté à 27 % au début des années 2000. Comme le souligne Frédéric Murard, elle semble aujourd’hui stable. Ce sont les jeunes et les personnes âgées qui marchent le plus, pour diverses raisons : les jeunes parce qu’ils n’ont pas encore le permis de conduire ou que l’achat et l’entretien d’un véhicule restent trop onéreux ; les personnes âgées, pour des raisons également financières, mais aussi parce qu’elles sont moins soumises à la dictature de la vitesse qui caractérise nos sociétés contemporaines, et parce qu’elles tendent à perdre leur habileté dans la conduite automobile. Cependant pour toutes les tranches d’âge, la part modale de la marche est plus forte d’environ 5 % pour les femmes, sans doute parce que celles-ci assumant encore une large part des courses et des déplacements en lien avec les tâches domestiques et la prise en charge des démarches et activités de leurs enfants, elles sont plus fréquemment amenées à effectuer quotidiennement des trajets « terminaux » à pied.
19Mais cette stabilité apparente cache une double réalité : la part de la marche continue à baisser dans les zones périurbaines, avant tout conçues pour les déplacements en véhicule personnel et qu’il est bien difficile de desservir en transports en commun. Elle baisse également dans les villes petites et moyennes, sans doute parce que la circulation automobile et surtout le stationnement y sont plus aisés. Par contre, elle augmente dans les zones denses des grandes villes : pour les déplacements n’excédant pas 1 kilomètre, la part modale de la marche à pied atteint près de 80% dans les centres villes. C’est une belle avancée, qui rend a contrario la marge de progression plutôt faible.
20Ce n’est pas dans la ville dense qu’il faut s’attacher aujourd’hui à développer des politiques publiques pour favoriser la marche, mais bien dans les périphéries urbaines qui restent pour le moment peu accueillantes pour les marcheurs, en particulier pour les déplacements de moins de un kilomètre pour lesquels les résidents utilisent la voiture, et pour les déplacements de moyenne durée où le développement de la marche s’inscrit dans des pratiques d’intermodalité. Il s’agit alors de développer la marche « de rabattement » vers les autres modes de transport public : bus, tramway, train, métro… Outre que ceux-ci y sont de fait peu présents, la question qui se pose à l’usager est la suivante : à quelles conditions accepte-t-il de faire à pied 300, 400 ou 500 mètres pour prendre un de ces moyens de transport, alors qu’en moyenne, comme le souligne Frédéric Murard, les automobilistes parviennent à garer leur véhicule à moins de cinquante mètres de leur destination et à une distance encore inférieure quand ils utilisent un deux roues… L’argument pour les convaincre de laisser leur voiture peut difficilement être celui du gain de temps ou celui de la commodité d’usage, a fortiori quand il s’agit pour cet usager de faire des courses. Là où le coffre de la voiture est prêt à les recevoir, il lui faudra prévoir sacs ou poches pour les transporter à la main (cf. la contribution de Cédric Calvignac et Nathalie Bruyère à ce numéro). S’il semble difficile de plaider l’existence d’un bénéfice individuel pour convaincre d’un tel changement de comportement, est-il suffisant, pour obtenir ce dernier, d’invoquer un bénéfice collectif, en s’adressant à la « conscience citoyenne » d’un usager soucieux du destin de la planète, et prêt pour cette raison à renoncer au moins partiellement à son véhicule personnel ? En tout cas, s’il est une condition nécessaire à cette conversion, c’est celle des circonstances concrètes dans lesquelles peut s’effectuer la marche : or, dans les résultats de l’enquête nationale « transport et développement », Frédéric Murard rappelle que 41 % des ménages interrogés estiment que les trottoirs et carrefours à moins d’un kilomètre de leur domicile ne sont pas aménagés pour se déplacer à pied en sécurité.
21Avant d’en venir à la manière dont la marche est aujourd’hui réintroduite en ville, il n’est pas inutile de rappeler que la piétonisation de la ville a connu une première phase de développement dans les années 1960-1980.
22Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’enjeu de l’aménagement des villes en France a consisté à « moderniser » leurs tissus pour les adapter en particulier à l’automobile. Cela s’est traduit par des politiques de rénovation urbaine qui ont conduit à démolir des quartiers anciens centraux ou péricentraux dont l’habitat était jugé obsolète, avec des rues trop étroites, pour les remplacer par de nouveaux quartiers urbains censés être plus aérés, associant logements et bureaux, structurés par un réseau viaire facilitant la circulation des véhicules. Ces opérations radicales de démolition/reconstruction ont été largement contestées pour leurs conséquences sociales, et en particulier pour la « déportation » en périphérie des populations pauvres qui avaient trouvé à s’y loger. À côté de ces opérations visant à créer des centralités « modernes », le reste des centre-villes a connu un lent processus de dépérissement : dégradation des logements devenus obsolètes, absence d’entretien ou d’aménagement des espaces publics… C’est pour lutter contre cette déqualification que s’engage dans le courant des années 1970 une politique de réhabilitation de l’habitat ancien visant sa mise à niveau de confort, couplée à un traitement de l’espace public. Il ne s’agit plus de démolir l’habitat ancien au prétexte de son inadaptation, mais de le préserver au regard de sa valeur patrimoniale.
23C’est dans ce contexte que naît en France une première phase de piétonisation, un peu plus tardivement qu’en Allemagne où les premières réalisations datent, comme aux États-Unis, du tout début des années 1960 (Fériel, 2013). C’est en effet dans le cadre des politiques de réhabilitation de l’habitat ancien et des quartiers anciens de centre-ville qu’ont été conçus, pour l’essentiel, les premiers secteurs piétons. Les logements sont modernisés et équipés, les façades sont ravalées, les monuments et immeubles de caractère sont mis en valeur, l’espace public est aménagé : on le libère de l’occupation automobile, on y crée des places, on piétonnise les rues « historiques » ou commerçantes, on y installe du mobilier urbain. Ce changement d’attitude ne se fait pas sans opposition, en particulier des commerçants qui craignent que l’interdiction des automobiles ne les prive d’une partie de leur clientèle. Ces réaménagements de certaines portions des centres villes, en particulier dans leur partie historique ou patrimoniale, vont connaître un franc succès. Ils s’inscrivent pour nombre d’entre eux dans une même procédure, celle des OPAH (Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat). Apparaît une sorte d’aménagement « standard » dont un des attributs est celui de la piétonisation, qui, de la rue, aboutit, par addition de rues, à la constitution, dans de nombreuses villes, d’un « plateau piétonnier ». Il s’appuie sur la mise en circulation, à l’échelle européenne, des mêmes pratiques qui feront l’objet d’une recension dans un ouvrage publié par l’OCDE en 1974. Cet ouvrage (« les rues piétonnes ») finira par faire référence et par servir de viatique. Ce type d’aménagement trouve son inspiration dans le principe de séparation des fonctions préconisée par la Charte d’Athènes dès 1922 et repris par le 8e Congrès International d’Architecture moderne de 1951. La rue, ou l’îlot piéton, l’est totalement : la voiture en est exclue. Cette conception radicale de la séparation des différents types de flux s’est appliquée non seulement aux premiers aménagements piétons dans les centres des villes, mais également à l’urbanisme sur dalle des grands ensembles qui accueille les piétons et rejette en sous-sol et au niveau de la rue la circulation automobile.
24La réhabilitation de l’habitat ancien et la piétonisation de l’espace public ont souvent été les supports d’un processus de valorisation foncière et immobilière des quartiers où elles ont été déployées aboutissant à une transformation de leur peuplement par gentrification. Ce fut en particulier le cas dans la plupart des grandes villes ou métropoles. Dans les villes moyennes ou petites, elles ont pu aboutir, dans un contexte de stagnation ou de décroissance démographique, à une « muséification » des centres, de moins en moins habités et de plus en plus réduits à une fonction de décor. Quant aux commerçants, d’abord hostiles à la piétonisation de leurs rues, ils ont rapidement fait le constat qu’un piéton peut aussi être un bon consommateur !
25Avant d’en venir aux actions qui sont conduites pour développer la marche en ville, il est intéressant de cerner à quelle représentation de la marche elles répondent. Ces actions considèrent la marche avant tout comme un mode de déplacement, un mode de circulation des personnes qui doit contribuer au système de « transport », au même titre que les autres modes de déplacement. D’inspiration technicienne, cette « marche fonction », aujourd’hui dominante, ne peut rester cantonnée aux espaces piétonniers, car ceux-ci ne concernent qu’une faible partie de la ville. Elle doit devenir un mode de déplacement ordinaire pour tout type de déplacement et en tous lieux de la ville dont il convient d’organiser le développement. Comment s’y prend-on ?
26Il s’agit d’organiser les trajets piétons, non seulement pour les rendre possibles, mais également pour les rendre efficaces et performants, ce qui suppose de gérer la compatibilité des flux piétons avec les autres flux puisque l’impossibilité de généraliser à l’échelle de la ville l’exclusion de l’automobile conduit à devoir organiser la coexistence des différents modes de déplacement, dans un contexte où le piéton est plus exposé aux dangers de la rue, souvent victime de ses autres usagers. Il faut donc avant tout sécuriser son cheminement, le protéger du comportement des autres usagers de l’espace public.
27On s’attelle à ce type d’objectif par des évolutions règlementaires qui reposent sur le principe de prudence et de respect du plus « fort » (l’automobiliste) vis-à-vis du plus « faible » (le piéton). Ces évolutions visent en particulier à modérer la vitesse des deux ou des quatre roues : instauration de zones où la vitesse de circulation est limitée à 50 ou 30 km/h ; réaffirmation de la priorité du piéton régulièrement engagé dans la traversée d’une chaussée ou manifestant clairement l’intention de le faire… autant de dispositions qui visent à peser sur les comportements à risque qui peuvent mettre en danger le piéton et qui cherchent à discipliner davantage les usagers motorisés. Quand la règle n’y suffit pas, elle est doublée par d’autres mesures dissuasives : c’est le cas pour les passages piétons à proximité des établissements scolaires qui, aux heures de rentrée ou de sortie des classes, sont protégés par une présence humaine qui gère les traversées. Cette approche par la contrainte est complétée par une autre approche qui vise à mettre à la disposition du piéton des informations utiles pour qu’il se repère et se déplace plus facilement par une signalisation routière adaptée et spécifique (cf. l’usage croissant du GPS piéton et d’autres technologies associées).
28On s’y attelle également par l’aménagement matériel de ces cheminements. Celui-ci est de plus en plus précédé par un diagnostic du trajet qui fait l’effort d’apprécier son fonctionnement depuis la situation de marcheur. Cela passe par des techniques classiques de comptage, de repérage des discontinuités dans le parcours, d’identification des ruptures, par l’appréciation aussi de la qualité du revêtement et de son confort… Mais cela passe aussi par des dispositifs plus originaux qui commencent à se développer : organisation de marches exploratoires et commentées avec les usagers dans différentes situations : le jour ou la nuit ; mais également selon l’état de santé, l’âge ou le genre des marcheurs. De telles explorations sont par exemple réalisées avec des marcheurs seniors, ou avec des femmes, pour mieux apprécier, en situation, leurs difficultés et leurs attentes. Pour le moment, peu de villes en France ont conduit de telles analyses détaillées des conditions de marche sur l’ensemble de leur territoire. Strasbourg est l’une de celles qui s’y est engagée.
29Ces diagnostics ont débouché pour l’essentiel sur un type d’aménagement qui tend à séparer les flux et à spécialiser les cheminements : aux automobiles une partie de la chaussée, aux autobus une voie réservée, aux cyclistes une piste et aux piétons le trottoir, ce qui suppose d’en faire non pas seulement ce qui borde la rue, mais bien un espace « marchable ». Pour cela, il convient au préalable de le « débarrasser » de ce qui l’encombre, des voitures en particulier, de le rendre facilement accessible, par des « bateaux » supprimant l’effet de « marche », de l’élargir suffisamment pour qu’il permette le croisement de deux marcheurs, de veiller au grain du revêtement… Ce type de préoccupation apparaît désormais pour des types d’espaces urbains qui ne sont plus seulement les grandes artères commerçantes ou l’hyper-centre et ses pourtours, mais des quartiers plus ordinaires où la problématique des déplacements de courte distance, destinés désormais à se faire à pied, est de plus en plus prise en considération, obligeant à une nouvelle attention portée à l’organisation des circulations piétonnes. Si les villes commencent à porter attention, hors du centre-ville, à l’organisation des circulations piétonnes et à la manière dont sont aménagés les trottoirs, comme des composantes à part entière de l’espace public, on est encore loin de véritables plans piétons organisant des cheminements de qualité avec une signalétique idoine inscrits dans les documents de planification au même titre que le sont aujourd’hui les pistes cyclables. Si s’ébauchent des projets de traversée piétonnes à l’échelle d’une ville ou d’une agglomération, un projet comme celui du Radweg dans la Rhur, chemin associant le vélo et l’usage pédestre qui met en réseau une population de 5 à 6 millions d’habitants dans un territoire de 200 kms sur 80 kms, reste encore, en France, un horizon fort éloigné.
30Cette approche fonctionnelle qui s’attache à planifier un cheminement réservé aux piétons achoppe cependant sur les lieux d’échange modal où s’opèrent, entre flux, des débordements, des rencontres et des conflits malgré les efforts déployés plus récemment pour mieux penser ces lieux, en particulier les lieux de l’intermodalité où les usagers changent de mode de déplacement. Ce sont les « hauts lieux » de cette intermodalité qui ont le plus bénéficié de cette attention : gares ou aéroports dont on enrichit désormais les fonctionnalités pour en faire de véritables centralités et plus seulement des lieux de passage ou de transit. Désormais le piéton ne fait pas qu’y passer, il peut y flâner, y faire des achats, s’y asseoir confortablement, s’y reposer. Mais bien d’autres lieux de l’intermodalité, plus ordinaires, comme les abribus ou les parkings de dissuasion au bout des lignes de transport en commun en site propre, ou de croisement comme les carrefours giratoires, restent des impensés de l’aménagement… Et si la généralisation des ronds points giratoires dans les carrefours a permis de fluidifier et d’améliorer la circulation des automobiles, elle n’a en rien amélioré leur traversée ou leur franchissement par les piétons…
31Aussi, devant l’impossibilité de généraliser, à l’ensemble de la ville, la radicalité de l’îlot piétonnier et devant les difficultés à séparer partout les différents flux qui finissent toujours par devoir se rencontrer, une autre approche a-t-elle émergé qui prône le partage de la rue.
32Pour développer la pratique de la marche en ville, il ne s’agit plus alors de réintroduire le piéton en le protégeant des autres usagers plus rapides et plus « carrossés » que lui et en lui dédiant un espace réservé ; il convient au contraire d’amener l’ensemble des usagers du domaine public viaire à partager cet espace et à y cohabiter. Cela nécessite certes des aménagements matériels, mais surtout un changement des comportements. Des dispositions techniques peuvent y contribuer, en particulier l’abaissement de la vitesse autorisée à 30 ou 20 km/h. Néanmoins, ce qui est en jeu dans ce nouveau type d’approche tient avant tout à la capacité des différentes catégories d’usagers à accepter d’utiliser un même espace et à s’y mouvoir dans des situations de mobilité différenciées. Cela suppose que chacune des catégories d’usagers en coprésence – piéton, cycliste, motocycliste ou automobiliste – parvienne à tenir compte de la présence des autres, de ses contraintes, de son rythme dans l'utilisation qu'elle fait de cet espace commun de déplacement. Cela ne va pas sans des temps d’apprentissages qui ne sont pas exempts de frictions. Les automobilistes, dans cette ville « apaisée » en matière de circulation, doivent rouler au pas. Mais ils ne sont pas les seuls à devoir s’adapter : c’est aussi le cas des cyclistes qui manifestent parfois bruyamment leur impatience à l’égard de piétons jugés trop lents… C’est ce que l’on observe à Toulouse où l’expérimentation récente de certains voieries partagées suscite quelques frottements.
33Si la volonté de développer la marche en ville suppose sans doute de mobiliser, compte-tenu de la diversité des espaces urbains, les différents principes d’aménagement évoqués précédemment (plateau piétonnisé dans les espaces de la centralité historique et marchande ou de quartier, rues partagées à leurs pourtours, trottoirs « marchables »…), son développement effectif tient sans doute aussi à d’autres types de mesures : certaines visent à dissuader l’usager de prendre sa voiture par des dispositions pénalisantes (péages urbains aux entrées de ville, généralisation des parcmètres…) ; d’autres passent par le renforcement du maillage de la ville en réseaux de transports en commun en limitant les effets des ruptures de charge dans les déplacements entre les différents modes de transport (train, métro, tramway, autobus), en veillant à la qualité de la desserte (en durée et en fréquence) et à celle des lieux où se font ces changements de mode. Il faut aussi noter la contribution récente des applications pour smartphones qui assistent les usagers dans le choix et dans la combinaison des moyens de transport, dont la marche, et qui facilitent cette dernière en offrant des outils de navigation et des plans géolocalisés. Plus fondamentalement, le développement de la marche urbaine tient à une autre conception de la fabrique urbaine qui privilégie la ville « des courtes distances », soit un mode d’urbanisation qui rapproche le logement des équipements et services indispensables à la vie quotidienne, à l’opposé de l’urbanisme de « zoning » qui a spécialisé par grandes fonctions les espaces urbains. La promotion de la « mixité fonctionnelle » comme nouvel horizon de l’urbanité n’est pas dénuée d’un retour nostalgique au quartier d’antan magnifié comme ayant été un véritable lieu de vie et de fréquentation au quotidien dans l’espace public, où l’on se rencontrait entre piétons en allant faire ses courses, accompagner les enfants à l’école… Est-elle adaptée aux rythmes de la société contemporaine ? On peut lire, dans l’engouement actuel pour les « éco quartiers » une aspiration à renouer avec un mode de vie de la « courte distance », au moins pour le quotidien, mode de vie dans lequel le piéton retrouve une forte légitimité. Mais, dans le même temps, le développement accéléré de nouveaux comportements liés aux possibilités qu’offre Internet et les nouvelles techniques d’information et de communication, vient bouleverser les modes de consommation, les loisirs et les raisons de se déplacer hors de son domicile : on peut en effet faire venir chez soi la plupart des objets, équipements et services que l’on devait aller jusque-là chercher à l’extérieur. Cela ne peut pas être sans effet sur les modes et stratégies de déplacement, dont la marche…
34La marche considérée par l’aménageur comme un simple mode de déplacement ou pratiquée comme une sorte d’hygiène quotidienne à des fins de santé ignore l’expérience singulière qu’elle constitue pour celui ou celle qui s'y adonne (on pourrait d’ailleurs en dire autant de tous les autres modes de déplacement). Elle ignore également la diversité des figures du marcheur en ville. L’intérêt des travaux menés par un certain nombre de sociologues et d’anthropologues est précisément de donner à voir et à comprendre l’épaisseur de ce qui se joue dans la marche et dans les attributs urbains qui lui sont en grande partie liés : les bancs, les terrasses, les jardins publics. Certes il faut bien que le marcheur puisse se reposer, faire halte.
35Tout d’abord, le marcheur est un être situé socialement, riche ou pauvre, homme ou femme, jeune ou âgé. Ces différenciations sociales ne sont pas sans incidence sur les conditions même de la marche. Marcher suppose par exemple de ne pas avoir peur, mais les peurs ne sont pas les mêmes selon l’âge du marcheur ou son genre. Un certain nombre de travaux ont attiré l’attention sur l’importance de la dimension du genre dans l’expérience de la marche : Yves Raibaud rappelle combien les femmes, exposées dans la rue à des sifflements et à des quolibets, développent, quand elles marchent, des stratégies de contournement et d’invisibilisation pour les éviter (cf. la contribution de C. Horvath au présent numéro). D’autres travaux ont montré leur plus grande sensibilité à la qualité de l’éclairage des rues et des espaces publics la nuit comme un élément renforçant leur sentiment de sécurité. Des marches réalisées avec des femmes au début des années 1990 à Montréal et à Toronto ont permis de mieux identifier les causes leur malaise. En France, le Ministère de la Ville soutient de telles initiatives pour que les femmes, dans les quartiers de la géographie prioritaire, s’autorisent à davantage circuler dans un espace public très largement dominé par les hommes.
36Ensuite, le marcheur n’est pas seulement un piéton qui mobilise de manière mécanique ses deux jambes pour avancer. La marche met en mouvement l’ensemble de son corps et le marcheur ressent, également dans l’ensemble de son corps, les effets de la marche. Celle-ci mobilise également tous ses sens : il regarde, il entend et il sent. Il se meut dans un environnement auquel il est sensible et dont les caractéristiques influent sur son envie de marcher et sur la manière dont il se déplace, selon le bruit, l’ensoleillement… Dans la mesure où la marche est une expérience sensorielle, son développement suppose que l’on prête attention à son cadre, au moins dans deux dimensions que les professionnels de l’aménagement qui s’attachent à la promouvoir devraient prendre au sérieux : celle du « fonds de scène », soit la qualité de l’environnement physique et du paysage urbain dans lequel le marcheur se déplace, qu’il soit minéral ou non bâti ; celle des « ambiances » urbaines, sonores, odorantes ou lumineuses dans lesquelles s’effectue la marche et qui fait de celle-ci une expérience agréable ou désagréable.
37Enfin le marcheur n’est pas qu’un individu solitaire qui se déplace d’un point à un autre. Marcher en ville recouvre une diversité de figures auxquelles sont attachés, pour certaines d’entre elles, des attributs spécifiques. Certaines ont été décrites et sont devenues des figures littéraires : le flâneur, le passant, le touriste et son appareil photo en bandoulière, le promeneur, le badaud. Mais d’autres figures de marcheurs, pour le moment moins littéraires, ont surgi plus récemment dans les villes : le joggeur, sac sur le dos et pipette à la bouche pour se désaltérer, qui marche entre deux séquences de course, le randonneur urbain muni de deux bâtons nordiques (Shove and Pantzar, 2011) et tous ceux qui marchent « augmentés » de rollers, de skates, sans oublier la figure high-tech du marcheur équipé d’un podomètre électronique qui transforme la marche en expérience quantifiée réflexive (quantified-self) : la technologie oscille ici entre instrument de contrôle (via le partage et l’éventuelle exploitation commerciale des données recueillies) et outil d’empowerment, censé permettre aux personnes de mieux se connaître, de s’améliorer en ne comptant que sur soi, de préserver leur santé en mobilisant la marche comme une pratique de prévention… Derrière cette diversité des figures, on peut bien sûr identifier une diversité de raisons pour lesquelles on marche : outre le fait de se déplacer banalement d’un lieu à un autre, on peut « caboter » de lieu en lieu, faire du shopping et du « lèche vitrine », visiter ou contempler, observer tout simplement le spectacle de la rue, déambuler, se montrer, s’exposer, parader ou encore défiler… Cette diversité des figures de la marche se décline aussi dans les manières de marcher : mains libres, encombré de cabas ou de poches plastiques, tirant un chariot ou poussant une voiture d’enfant, écouteurs à l’oreille (cf. les contributions de Bruyère et Calvignac et Lalanne et al., ce numéro). Elle se décline enfin dans la diversité des interactions sociales dans lesquelles s’inscrit la marche : à deux, « en amoureux » ou accompagné d’un parent ou d’un ami, en groupe ou en famille, mais aussi avec un animal et de plus en plus en conversant par portable ou SMS interposé… À ces interactions sociales qui spécifient différentes manières de marcher en ville, il faut ajouter celles, discrètes, que le marcheur recherche, par un geste, un regard appuyé, quand la marche n’est pas l’occasion d’un rite social où c’est l’ensemble de la société qui déambule dans l’espace public, et tour à tour s’observe, se toise, échange, à l’instar de ce qui se passe en fin d’après-midi sur les ramblas des villes espagnoles. Autant de situations qui mettent en jeu des attitudes corporelles, des jeux de rôle, des modes de relation qui font de l’exercice de la marche avant tout une pratique sociale diversifiée tant dans ses modalités que dans ses intentions.
38Comment la reconnaissance de cette dimension essentielle de la marche peut-elle infuser la pensée des aménageurs et enrichir la conception des aménagements qui visent à développer la marche, dans le sillage de toutes les réflexions menées ces dernières années en urbanisme sur les moyens d’assurer une meilleure « marchabilité » de nos villes (Hutabarat Lo, 2009) ? L’intérêt porté à la thématique des « ambiances urbaines », soit à la dimension sensible de l’expérience citadine, a contribué ces dernières années à renouveler pour partie les conditions de la « fabrique urbaine ». L’enjeu n’est-il pas du même ordre pour les spécialistes des déplacements urbains et des transports qu’il s’agirait de convertir à une telle approche, considérant le déplacement non pas simplement dans sa dimension technique et métrique, mais comme une véritable expérience sensible et sociale ? Au-delà de l’énergie mise à développer des réseaux de transport en commun efficaces et interconnectés, à sécuriser trajets et traversées, à insérer la marche dans les schémas quotidiens de mobilité (Chrétien, 2015), comment parvenir à réinscrire la marche et ses cheminements urbains dans un environnement susceptible de redonner envie de goûter à la marche et d’en retrouver la pratique ? Les Plans de Déplacement Urbain devront non seulement faire place à la marche au même titre que les autres modes de déplacement, mais ils devront veiller à la « capacité » des paysages urbains traversés à bien accompagner un exercice plaisant de la marche. Ils le devront d’autant plus, comme le rappelle Rachel Thomas, que le développement de la marche peut répondre à quelques-uns des enjeux auxquels sont confrontés les villes contemporaines : l’expérience de la marche peut contribuer à ré-enraciner dans la ville des urbains dont les modes de vie tendent à se caractériser de plus en plus par des pratiques « hors-sol » ; elle est aussi une situation sociale qui oblige chacun à porter concrètement attention aux autres, à tenir compte de leur présence, à s’y adapter dans des sociétés qui cherchent à revivifier le « vivre ensemble ».