1La notion de « responsabilité sociale d’entreprise », devenue omniprésente dans les discours organisationnels, s’inspire de théories développées depuis une cinquantaine d’années par les sciences de gestion et la sociologie des organisations afin d’élaborer une vision des rapports que les entreprises devaient entretenir avec leur environnement extérieur (Capron & Quairel, 2004 ; 2007). Parmi celles-ci, la « théorie des parties prenantes » (Freeman, 1984) est le courant académique qui a eu le plus de retentissement, en prônant que l’entreprise devait répondre non seulement aux attentes de ses actionnaires, en termes de profit, mais aussi aux demandes de l’ensemble des acteurs qui peuvent influencer ou être influencés par la réalisation de ses objectifs. Cette théorie fonde ainsi la réflexion actuelle sur l’ « entreprise partenariale », qui place l’entreprise au cœur d’un réseau de partenaires ou « parties prenantes », les stakeholders, littéralement les « détenteurs d’enjeux ».
2Parmi ces parties prenantes, les acteurs associatifs se sont imposés comme des interlocuteurs incontournables. Un dialogue s’est ainsi amorcé depuis une dizaine d’années entre des entreprises et des associations ou organisations non gouvernementales (ONG), faisant naître parfois, au-delà des méfiances réciproques, des formes partenariales recouvrant des réalités diverses et une grande hétérogénéité d’acteurs et de pratiques, dont le trait commun réside dans l’idée de « faire ensemble ». Ces partenariats présentent l’intérêt de créer des liens sociaux à partir de projets opérationnels conduits conjointement. Suscitant des modalités d’action et de dialogue inédites, ils induisent des processus organisationnels et communicationnels innovants, particulièrement intéressants à étudier en communication organisationnelle.
3Le présent article, qui s’inscrit en sciences de l’information et de la communication, porte ainsi sur les partenariats entre organisations économiques et associatives. Son objectif est d’appréhender ce qui se joue dans la dynamique de relation entre organisations que constituent les partenariats et de qualifier la nature communicationnelle de ces espaces d’interaction, en adoptant à cette fin une démarche compréhensive et langagière. Nous nous situons dans la perspective de la rencontre, heuristiquement féconde pour les recherches sur les phénomènes organisationnels, entre SIC et analyse de discours. Notre approche de l’organizing consiste donc ici à mettre au jour des processus et des dynamiques non pas internes à l’organisation (Weick, 1979), mais inter-organisationnels.
4Dans cette perspective, nous allons nous intéresser dans un premier temps au partenariat comme forme organisationnelle hybride, en en proposant un cadre d’analyse, à la fois théorique – nous analysons cet organizing selon trois angles qui constituent autant de choix théoriques : i) une approche par l’identité, en s’appuyant sur la sociologie interactionniste de Goffman (et particulièrement la notion de « présentation de soi » ou ethos) ; ii) une approche par l’action, ou praxis, à partir de la pragmatique austinienne ; iii) et une approche dialogique, se référent à la théorie habermassienne de l’éthique de la discussion – et méthodologique, renvoyant à l’analyse de discours. Nous présenterons, dans un second temps, les résultats d’une étude empirique s’appuyant sur une analyse discursive, et portant sur trois cas de partenariats entre organisations économiques et associatives, appréhendés comme autant d’espaces d’interaction langagière.
5Afin de construire l’objet « partenariat » comme forme organisationnelle, et donc comme organizing singulier, il nous faut tout d’abord décrire le cadre théorique de cette recherche, constitué de l’articulation de trois approches, renvoyant tout d’abord à Goffman pour l’étude de l’ethos ou présentation de soi, des acteurs, puis à Austin pour l’analyse de la praxis, et à Habermas pour l’étude des modalités de dialogue et du cadre normatif régulant les échanges. Nous présenterons ensuite les terrains étudiés, ainsi que les choix méthodologiques effectués afin de les analyser.
6Nous définissons les partenariats comme des formes hybrides de « faire ensemble » entre organisations économiques et associatives. Le partenariat est en effet le fruit d’un croisement entre deux types d’acteurs appartenant à des « mondes » différents (Boltanski & Thévenot, 1991). Si cette hybridité est caractéristique de l’espace inter-organisationnel que constitue le partenariat, elle pose la question de l’identité même des acteurs et de leur ethos.
- 1 Précisons, avec Simone Bonnafous, que la « notion aristotélicienne d’ « ethos » (ou « mise en scène (...)
7La notion d’ethos, ou « image de soi », héritée de la rhétorique aristotélicienne (Aristote, 2002), et fréquemment utilisée dans l’analyse du discours politique (Charaudeau, 2005), constitue une « dimension intégrante du discours » (Amossy, 2010). Comme le souligne Dominique Maingueneau, « la rhétorique antique entendait par ethè les propriétés que se conféraient implicitement les orateurs à travers leur manière de dire : non pas ce qu’ils disaient explicitement sur eux-mêmes, mais ce qu’ils en montraient par leur façon de s’exprimer. » (Maingueneau, 1991). La notion rhétorique d’ethos connaît une forme actualisée à travers l’idée de « présentation de soi » développée par Goffman dans le cadre de la sociologie interactionniste1. Usant de la métaphore théâtrale, Goffman envisage la vie sociale comme une scène, régie par des principes dramaturgiques. Il s’agit alors d’examiner « de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation. » (Goffman, 1973, p. 9). Si Goffman s’intéresse aux logiques d’exposition de soi, de manifestation de soi dans les relations interpersonnelles, nous pouvons transposer cette analyse aux organisations que nous étudions, dans la mesure où il s’agit là d’ « un schéma applicable à n’importe quelle organisation sociale réelle, qu’elle soit domestique, industrielle ou commerciale » (Goffman, 1973, p. 9). L’image de soi est ainsi un enjeu important pour les acteurs partenaires, qu’ils soient économiques ou associatifs. Les logiques d’ethos déployées par ces acteurs nous paraissent donc très intéressantes à étudier : peut-on dégager un « ethos économique » et un « ethos associatif » – on songe ici notamment à l’opposition weberienne entre « rationalité selon les fins » et « rationalité selon les valeurs » – et observer leurs évolutions, révélatrices de l’évolution de l’identité des acteurs eux-mêmes ? En effet, « la question de l’ethos est liée à celle de la construction de l’identité. Chaque prise de parole engage à la fois une prise en compte des représentations que se font l’un de l’autre les partenaires, mais aussi la stratégie de parole d’un locuteur qui oriente le discours de façon à se façonner à travers lui une certaine identité » (Maingueneau, 2002). La notion d’ethos est par conséquent fortement liée à celle d’argumentation : les logiques de présentation de soi, qui constituent un enjeu important pour les acteurs, sont étroitement liées avec les stratégies argumentatives déployées, dans un but de persuasion et donc d’influence.
- 2 Précisons que nous nous situons ici dans une définition de la rhétorique comme « articulation argum (...)
8De plus, dans la mesure où l’action est à la fois inscrite dans toute démarche partenariale et en constitue la finalité, une autre notion clé de la rhétorique2 est essentielle pour l’analyse de la forme partenariale : la notion de praxis, que nous pouvons définir avec Bernard Lamizet comme « l’ensemble de nos actes et de nos pratiques en ce qu’ils structurent notre pratique de l’espace social et de nos relations avec les autres, et en ce qu’ils nous donnent une consistance et une représentation dans l’espace social. » (Lamizet, 1998, p. 219). Les logiques d’action rejoignent alors les logiques de discours sur soi (ethos). Le dire est dès lors inséparable du faire, de la praxis. Précisons que nous nous intéressons à la praxis dans le dire – et non pas en acte. Nous sommes là au cœur de la théorie de la pragmatique du langage et plus particulièrement de la théorie des actes de langage ou « speech acts » de Austin (Austin, 1970), dans la mesure où celle-ci « instaure un lien, essentiel en argumentation, entre le langage et l’action. » (Danblon, 2005). En effet, selon la théorie austinienne, « « dire », c’est sans doute transmettre à autrui certaines informations sur l’objet dont on parle, mais c’est aussi « faire », c’est-à-dire tenter d’agir sur son interlocuteur, voire sur le monde environnant. Au lieu d’opposer, comme on le fait souvent, la parole à l’action, il convient de considérer que la parole elle-même est une forme et un moyen d’action. » (Kerbrat-Orecchioni, 2002). La démarche pragmatique permet donc de comprendre comment le langage peut produire du sens et constituer un moyen d’influence. La pragmatique suppose l’idée d’un pouvoir du verbe susceptible de faire agir, d’influencer, de construire des rapports sociaux. Elle conçoit la communication comme acte pour agir sur les représentations de ceux à qui elle s’adresse. Elle permet de mettre au jour une « forme de l’échange » et d’intégrer dans la réflexion sur la communication la dimension sociale et symbolique de l’échange, sa dimension intentionnelle – conception du langage qui, en mettant au premier plan le caractère actif du langage, reprend les préoccupations essentielles de la rhétorique traditionnelle.
9Si tout partenariat renvoie à un « faire », il ne peut pour autant se passer du « dire » qui lui est même constitutif. Le partenariat constitue en effet un espace d’interaction langagière où se jouent en permanence les conditions du dialogue et de l’accord entre les protagonistes. Cette perspective, qui suppose de prêter à la communication un pouvoir dialogique, renvoie à l’éthique de la discussion habermassienne (Habermas, 1999), philosophie du langage et de la communication fondée sur la recherche de l’intercompréhension et du consensus, ainsi que sur la production de normes par les individus en situation d’échange verbal. Appliquée aux partenariats entre organisations économiques et associatives, cette approche invite à observer et interroger les modes d’interaction langagière entre acteurs, et plus précisément leur capacité dialogique. Comment se construit l’accord qui fonde chaque partenariat ? Quelles sont les modalités du dialogue, de la concertation entre les protagonistes ? Peut-on réellement parler de praxis dialogique, autrement dit les conditions d’une « discussion » authentique, supposant la construction d’un intérêt commun, sont-elles remplies, ou bien sommes-nous dans une simple « négociation », se contentant de l’obtention d’un compromis, d’une compatibilité entre intérêts particuliers et divergents, et qui ne saurait désamorcer les rapports de force entre les acteurs, selon les catégories habermassiennes ? De plus, peut-on dégager un cadre normatif, des procédures cadrant les échanges ?
10En cherchant à articuler, dans ce cadre théorique, les aspects identitaires, pragmatiques et dialogiques de la forme partenariale, nous dessinons les contours d’un organizing particulier, dont nous allons à présent présenter trois cas concrets.
11Le choix de nos terrains d’enquête s’est porté sur les cas de trois partenariats correspondant à trois échelons spatiaux – international, national, local – et de secteurs d’activité très différents : le partenariat entre le groupe de matériaux de construction Lafarge et l’ONG environnementale WWF pour l’échelon international ; le partenariat entre le distributeur Monoprix et l’association de labellisation de commerce équitable Max Havelaar pour l’échelon national (français), et le partenariat entre le gestionnaire aéroportuaire Aéroports de Paris (ADP) et les associations de riverains de l’aéroport de Roissy pour l’échelon local (région parisienne). Le choix de ces trois terrains répond en premier lieu à la volonté d’étudier la déclinaison de la problématique partenariale au sein des trois échelles géographiques, en allant du « macro » au « micro », ce qui nous a conduit à sélectionner des partenariats relevant de ces trois dimensions : internationale, nationale et locale. L’hétérogénéité des champs d’action des démarches partenariales a constitué un autre critère de choix : il s’agit ici de l’environnement, du commerce équitable et de l’aéroportuaire. De plus, deux des trois partenariats étudiés, les partenariats entre Lafarge et le WWF et entre Monoprix et Max Havelaar, ont été choisis pour leur caractère pionnier dans leur domaine, en l’occurrence l’environnement et le commerce équitable. Outre leur caractère pionnier, ces deux terrains ont en commun une caractéristique essentielle : ils sont qualifiés de « partenariats » par leurs protagonistes eux-mêmes, qui mettent fortement en avant cette notion dans leurs discours. Le troisième cas est précisément sur ce point atypique, dans la mesure où seule l’entreprise ADP qualifie sa relation avec les associations de riverains de « partenariale ». Non contractualisé contrairement aux deux autres cas, il ne procède pas en effet d’une initiative conjointe des acteurs, mais davantage de la contrainte liée à l’activité aéroportuaire elle-même. Il nous a semblé ainsi tout à fait intéressant et potentiellement heuristique d’étudier un « partenariat » qui n’est perçu et décrit comme tel que par l’une des parties, en le plaçant en regard des deux autres, selon une approche comparative.
12L’organizing étudié dans nos terrains d’enquête est donc celui du partenariat entre des entreprises et des organisations associatives, partenariat contractualisé et abouti dans deux cas et sans co-construction dans le troisième cas.
- 3 Pierre Delcambre, s’inscrivant « dans une tradition littéraire, ou muséographique (la collection) » (...)
13Afin d’analyser ces trois cas de partenariats, nous avons choisi de croiser différentes méthodes dans une logique de complémentarité. Nous avons tout d’abord constitué un corpus de documents produits par les organisations étudiées, caractérisé par une pluralité de sources écrites de nature très différente, mais réunies par une identité commune (Delcambre, 2000)3 : rapports (d’activités et de développement durable), chartes, documents produits par les organisations à visée de communication externe (brochures, plaquettes, communiqués de presse, présentations powerpoint), journaux produits par les organisations (internes et externes), sites Internet. Ainsi, deux des trois types de corpus en sciences de l’information et de la communication que distingue Pierre Delcambre (Delcambre, 2000, p. 73) y sont représentés, soit les « productions de médias d’entreprise », considérées comme « une des formes de construction des représentés sur l’activité et l’entreprise », ainsi que, dans une moindre mesure, les « discours professionnels » tenus dans des revues et dans l’espace public. Ce corpus écrit est donc hétérogène dans la mesure où les acteurs produisent et génèrent, autour des partenariats, des productions discursives diversifiées. Cette hétérogénéité étant une caractéristique essentielle des discours des acteurs, nous avons voulu en rendre compte dans la constitution du corpus. De plus, l’accès aux documents nous renseigne sur les dynamiques sociales de production des discours, les recompositions organisationnelles qu’elles engendrent (Huët, 2008).
- 4 Selon Dominique Maingueneau, le discours qui suppose une organisation transphrastique, est orienté (...)
14Nous avons ensuite mené une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs clés des trois partenariats étudiés. L’entretien est un discours suscité, sollicité (Blanchet & Gotman, 2006) alors que les documents constituant notre corpus écrit sont des discours non suscités. A ce titre, l’entretien est un moyen de recueillir de la justification. Cette parole sollicitée nous permet donc de compléter notre corpus écrit. Notre perspective est alors compréhensive ; nous cherchons à retracer les faits sociaux en prenant en compte le point de vue et les valeurs des acteurs. Le corpus obtenu a été traité de manière interprétative plutôt que quantitative et statistique. Les entretiens ont été appréhendés et interprétés en tant que discours4.
15Notre corpus correspond donc d’une part à l’ensemble des textes recueillis auprès des différentes organisations étudiées, d’autre part aux entretiens réalisés. L’ensemble de ce corpus, écrit et oral, s’étend sur la période allant de 2000 à 2005. Le choix de la délimitation temporelle du corpus s’explique par l’objectif poursuivi, qui est de se situer au moment de la rencontre des acteurs (l’année 2000 correspond aux premières démarches médiatisées de partenariats entre entreprises et associations et ONG) et de la construction du partenariat.
16Dans la mesure où nous portons une attention particulière aux productions discursives des acteurs économiques et associatifs, nous avons privilégié comme méthode de traitement du corpus l’analyse de discours, selon la définition qu’en donne Simone Bonnafous qui la décrit comme « s’intéressant à la forme du message », organisationnel en l’occurrence, « en rapport avec son lieu social de production », soit « une démarche fondée sur la linguistique, mais qui fait le lien entre le discours et le social, entre le verbal et l’institutionnel, entre les mots, les figures, les arguments et ceux qui les énoncent, dans leur dimension aussi bien individuelle que collective » (Bonnafous, 2006, p. 213). Ainsi, l’analyse de discours, relevant de l’approche pragmatique, envisage les énoncés à travers les conditions d’émergence de significations dans leur contexte d’apparition. Le discours est toujours le produit d’un acteur dans un contexte et avec un objectif précis, capable de mettre en relation différents acteurs à travers l’énonciation. Il constitue un acte, c’est-à-dire un moyen de réalisation des stratégies discursives des énonciateurs. Les discours sont donc de véritables faits de communication, des objets de transaction symbolique entre acteurs. Cette analyse discursive est constituée tout d’abord d’une analyse de la rhétorique des acteurs fondée sur l’exploration des logiques d’ethos et des registres de la praxis, puis sur l’étude de l’exposition discursive du dialogue.
17Cette approche méthodologique renvoie ainsi à la rencontre récente entre les deux disciplines de l’analyse du discours et des sciences de l’information et de la communication (Bonnafous, 2006, p. 219 ; Charaudeau, 2007), dans la mesure où nous nous appuyons sur l’outil que constitue l’analyse du discours, conçue comme une analyse des matérialités discursives et de leur sémantisme, dans une perspective communicationnelle. Ces choix méthodologiques sont guidés par un positionnement pragmatique, notre objectif étant en effet de « penser les relations entre communication, sens et action » (Bernard & Joule, 2005, p 188).
18Nous définissons les partenariats comme des formes hybrides de « faire ensemble », dans lesquelles se constituent des espaces d’interaction langagière entre acteurs. Afin d’entrer dans l’analyse des productions discursives émanant des acteurs des trois partenariats étudiés, nous allons nous intéresser dans un premier temps aux logiques de présentation de soi (ethos) déployées par les acteurs dans leurs discours, puis à leur articulation avec la praxis, et enfin à l’exposition discursive du dialogue par ces mêmes acteurs.
19La mise au jour des rhétoriques est non seulement utile pour décrire la manière dont les acteurs parlent de l’objet partenariat, et ce faisant, construisent leurs référents, leurs discours et leurs postures énonciatives, mais encore pour observer comment ils font pour exister, avoir une visibilité et entrer en relation. Nous nous intéressons ici aux logiques de « présentation de soi », d’exposition de soi, et de justification telles qu’elles se manifestent dans les discours des acteurs.
20Cette analyse des logiques d’ethos déployées par les protagonistes des partenariats étudiés s’appuie sur une analyse thématique menée sur l’ensemble du corpus, qui a pour but de repérer les convergences présentes dans les discours, à travers des thèmes et lexiques communs. Les partenariats entre Lafarge et le WWF, Monoprix et Max Havelaar font ici apparaître des similitudes importantes : l’analyse permet de mettre en avant, au sein de ces deux partenariats, les quatre catégories suivantes, construites en opposition, apparaissant comme caractéristiques de l’identité des deux types d’acteurs étudiés et de leurs ethos respectifs : temps court / temps long, échange marchand / don, éthique de la responsabilité / éthique de la conviction, intérêt particulier / intérêt général. Or, si les catégories du temps court, de l’échange marchand, de l’éthique de la responsabilité, et de l’intérêt particulier sont a priori associées à l’entreprise en tant qu’acteur économique, et les catégories antithétiques du temps long, du don, de l’éthique de la conviction, et de l’intérêt général à l’ONG en tant qu’acteur associatif, l’analyse de la présence de ces thèmes dans les discours des acteurs révèle des croisements inattendus, dessinant une tendance à l’hybridité.
- 5 « On considère qu’on ne fait pas de mécénat, parce que le mécénat ce n’est pas dans les deux sens. (...)
- 6 Les discours de managers de Monoprix font apparaître cette stratégie de différenciation commerciale (...)
21Ces quatre entrées dialectiques se mêlent dans les productions discursives, allant ainsi souvent à l’encontre des représentations traditionnelles de l’ « ethos économique » et de l’ « ethos associatif ». Ainsi, en mêlant les thèmes, les acteurs mêlent aussi les différents registres. L’ « ethos économique » et l’ « ethos associatif » n’apparaissent plus comme des catégories aux contours clairement définis, mais comme des catégories complexes, hybrides, empruntant à « l’autre » tout en revendiquant ses caractéristiques propres, traditionnelles. Ainsi, les deux modalités de l’échange, que sont l’échange marchand et le don, apparaissent de manière prégnante dans les discours des acteurs concernant le partenariat. Or, si l’on associe spontanément l’entreprise à l’échange marchand en raison de sa finalité lucrative, et l’ONG au don en raison de sa finalité non lucrative, il apparaît que la frontière entre les deux sphères de l’échange est en réalité peu étanche : Lafarge et le WWF se rejoignent dans un même refus du don qui prendrait la forme du mécénat traditionnel5. Le partenariat est présenté par les deux parties comme un échange véritable, porteur de réciprocité, même si une ambivalence apparaît dans les discours à propos du financement du partenariat. Les acteurs semblent s’être mis d’accord pour mettre fortement en avant l’intérêt économique de leur démarche, loin de l’affichage d’une initiative philanthropique. De même, si le distributeur Monoprix a adopté très tôt une stratégie de différenciation commerciale qui lui a permis de se singulariser en tant que commerçant, l’association Max Havelaar s’inscrit en cohérence avec les principes du commerce équitable lorsqu’elle met au cœur de sa démarche l’échange commercial, synonyme de réciprocité, par opposition à une approche fondée sur le don, assimilé à la charité6. Les deux organisations se rejoignent ainsi dans un discours économique commun qui valorise règles du marché et rentabilité.
- 7 Les entretiens en témoignent également : « Dans un partenariat, on garde sa propre nature, on garde (...)
22Toutefois, il est intéressant de préciser que si l’hybridité est particulièrement présente dans les discours sur soi des acteurs, elle est beaucoup moins marquée dans les productions discursives portant sur le partenariat. Ainsi, nous pouvons citer le slogan du partenariat entre Lafarge et le WWF, « Deux mondes, une planète », ici révélateur : la juxtaposition du pluriel « deux mondes » désignant les organisations partenaires et du singulier « une planète » désignant la finalité affichée du partenariat, la protection de l’environnement, montre bien que, même s’il partage un objectif commun avec son partenaire, chaque acteur entend bien conserver son ethos. Le terme de « mondes » – qui renvoie aux théories des économies de la grandeur (Boltanski & Thévenot, 1991) –, recouvre ici deux entités aux caractéristiques propres et bien distinctes. Ce terme, utilisé pour désigner les deux organisations, est significatif de la volonté des acteurs de ne pas mélanger et confondre leurs ethos. La même idée se retrouve dans le titre d’un dossier de presse de juin 2005, produit conjointement par les deux organisations : « Différents mais unis ». Les acteurs affichent ainsi leur volonté de conserver leur ethos, autrement dit de ne pas perdre leur identité propre dans ce rapprochement qu’est le partenariat7. Ce choix a une dimension stratégique, à la fois pour la perception en interne du partenariat – où des incompréhensions et des inquiétudes peuvent se manifester – et pour la perception en externe – où des critiques peuvent se faire entendre. Dans les deux cas, les organisations partenaires ont compris que, dans ce jeu entre identité et image de soi, se jouait une part essentielle de leur crédibilité.
- 8 A travers les expressions de « coordonnateur », « fédérateur », « gestionnaire d’espace », ADP se p (...)
- 9 L’Association de Défense du Val d’Oise Contre les Nuisances Aériennes de Roissy (ADVOCNAR) met ains (...)
23Le corpus correspondant au partenariat entre ADP et les associations de riverains ne présente pas les mêmes caractéristiques : on n’y observe pas la prégnance des mêmes thèmes, et les discours s’inscrivent davantage dans des logiques contrastées et en opposition que dans une tendance à l’hybridité. Ainsi, le gestionnaire aéroportuaire ADP met en avant son ethos économique en soulignant de manière récurrente l’impact socio-économique de ses activités au plan local, national et international. Au-delà de sa fonction de constructeur, d’aménageur et d’exploitant d’aéroports doté d’une mission de service public, il se pose en outre en médiateur, porteur de projets territoriaux, de nature à la fois économique, sociale et environnementale. L’entreprise se présente ainsi comme un « gestionnaire de territoire », tirant de son statut d’établissement public et de son insertion territoriale une double légitimité à exercer ses activités8. De leur côté, mobilisées sur le thème de la défense d’un territoire et de ses habitants, les associations de riverains, qui apparaissent comme des formes spontanées de représentation politique – sans la légitimité du suffrage –, oscillent entre ethos défensif et offensif9. Au cœur de leurs revendications, de nature essentiellement territoriales, se trouvent les deux figures antagonistes de l’intérêt général et de l’intérêt particulier. Si ces associations expriment des intérêts locaux, elles s’emploient en effet à présenter leur action comme relevant de l’intérêt collectif. Elles entendent ainsi à la fois revendiquer leur propre légitimité et remettre en question celle des différents acteurs intervenant sur le territoire, à commencer par celle de la puissance publique et du gestionnaire d’aéroport. Loin d’une tendance à l’hybridité, on observe donc que la construction et l’affirmation de leur propre ethos revêtent, pour ADP comme pour les associations de riverains, une importance toute particulière et constituent un enjeu essentiel dans la relation qui s’établit entre les acteurs.
24Il s’agit ici de poursuivre l’analyse des logiques de présentation de soi, mais cette fois en étudiant leur lien avec la praxis des acteurs. Une des caractéristiques essentielles des discours sur le partenariat réside en effet dans le fait que les discours sur l’ethos y sont presque inséparables des discours sur la praxis. Il s’agit pour les acteurs en permanence de présenter ce qu’ils ont fait, ce qu’ils font ou ce qu’ils vont faire. Les logiques de discours sur soi sont alors intrinsèquement liées au « faire », à la praxis.
- 10 Ainsi, dans une interview à deux voix, le Directeur général de Lafarge et celui du WWF, adoptant un (...)
25Comme pour l’analyse des logiques d’ethos déployées par les acteurs, des traits communs relatifs à la praxis apparaissent au sein des productions discursives concernant les partenariats entre Lafarge et le WWF et Monoprix et Max Havelaar. Dans ces deux corpus, l’étude des registres de la praxis révèle en effet un recours commun à deux rhétoriques récurrentes : la « rhétorique du pionnier » et la « rhétorique de l’engagement », présentes à la fois dans les discours sur soi des acteurs et dans les discours sur le partenariat. A l’image des corpus consacrés à la notion de développement durable, le corpus ici constitué témoigne d’une grande importance de données et objectifs chiffrés, de tableaux, d’indicateurs, de résultats. Le discours de la preuve, de la démonstration, y est très présent. Les chiffres sont très recherchés car ils apparaissent comme des critères d’évaluation « objectifs » ; la mise en place d’ « indicateurs de résultats » permet de rendre les pratiques comparables afin de les évaluer. Ces discours, qui sont autant de « récits de l’engagement » (D’Almeida, 2001), ont par conséquent une forte dimension rhétorique et performative. Par un recours commun à la rhétorique du pionnier et à la rhétorique de l’engagement, les acteurs adoptent un langage commun fondé sur un intérêt et des objectifs partagés, qui leur permet de mettre en scène l’accord entre eux10.
- 11 Le Directeur de l’Environnement et des Relations territoriales d’ADP, dans un entretien, emploie le (...)
- 12 Le souci d’efficacité de l’action, qui se traduit par l’intégration d’une logique organisationnelle (...)
26Le thème de la praxis est également présent dans le corpus correspondant au partenariat entre ADP et les associations de riverains. On y retrouve les mêmes logiques contrastées que pour les logiques de présentation de soi. Dans ce sens, si ADP use à la fois d’une rhétorique de l’engagement et d’une rhétorique que l’on peut qualifier de « partenariale »11, les discours des associations de riverains oscillent entre mise en avant pragmatique de l’efficacité de leur action et valorisation de la praxis militante12. Contrairement aux deux cas de partenariats précédents, on n’observe pas dans ce corpus l’apparition d’un langage commun s’élaborant autour de la praxis des acteurs. Les organisations décrivent et affichent fortement leur propre praxis, mais ne construisent nullement, dans leur discours, une praxis commune, un « faire ensemble ».
27La valorisation de la praxis, et même son ostension, est ainsi une caractéristique commune aux trois cas de partenariats étudiés. Dans une conception du langage comme permettant d’impulser des actions et du changement par une circulation entre les registres normatif et empirique, il y a un lien fort entre agir commun et langage commun. Parce que l’action est présentée comme la finalité du partenariat, c’est bien la praxis qui est mise au premier plan par les acteurs, plus que la nécessité de l’échange dialogique. Toutefois, le partenariat entre ADP et les associations de riverains se singularise dans la mesure où, la relation ne donnant pas lieu à un « faire ensemble » contrairement aux deux autres cas, aucun langage commun n’émerge des discours étudiés.
28Si, comme nous venons de le voir, le « faire » occupe une place essentielle dans les discours des organisations partenaires, la problématique du dialogue fait également l’objet d’une exposition particulière dans les trois corpus, sachant que nous entendons ici le terme de dialogue au sens de discussion, d’échange verbal entre deux parties à la recherche d’un accord. Chaque corpus – et donc chaque partenariat – possède ici ses spécificités.
29Si l’on considère les modalités de l’échange au sein du partenariat entre l’entreprise Lafarge et l’ONG WWF, on peut noter que les termes de « dialogue », « concertation », « négociation », « compromis », « désaccord » ont une prégnance particulière dans les discours des acteurs. Le terme de « dialogue » constitue le terme générique, celui de « concertation » s’applique à la sphère locale et celui de « négociation » au niveau international. Or, il apparaît que nous ne sommes pas ici dans un espace délibératif au sens habermassien, dans la mesure où les trois conditions qui constituent le cadre normatif de la discussion (Habermas, 1999) – la symétrie, la sincérité et la liberté d’adhésion – ne sont pas entièrement remplies. En effet, si nous ne pouvons mettre en doute la sincérité et la liberté d’adhésion des partenaires au vu de leurs discours, la question de la symétrie semble plus problématique : elle semble impossible dans la relation contractuelle qui constitue un échange marchand dans la mesure où l’une des parties finance l’autre. L’égalité entre partenaires est ainsi biaisée, le financeur ne pouvant être qu’en position de force dans la négociation. C’est la raison pour laquelle il est essentiel pour Lafarge comme pour le WWF d’afficher leurs désaccords, à des fins communes de crédibilité. Il est tout à fait intéressant, à cet égard, d’observer que la formule oxymorique « we are agree to disagree », « nous sommes d’accord pour ne pas être d’accord », est reprise comme un leitmotiv dans les entretiens réalisés avec les protagonistes du partenariat, du côté de Lafarge comme du WWF. L’entreprise Lafarge montre ainsi qu’elle « n’achète pas » l’ONG, et celle-ci, en mettant en avant sa liberté de parole, entend montrer qu’elle conserve son indépendance et reste capable de s’opposer, même au sein d’une relation où le financement par l’entreprise crée inévitablement une asymétrie. L’insistance sur cette formule révèle ainsi des évitements discursifs de la part des acteurs, qui se traduisent par un contournement du dialogue. Les acteurs peuvent ainsi conserver, voire renforcer, leurs ethos respectifs. L’accord global de partenariat n’exclut donc pas les désaccords ponctuels, locaux, qui sont en quelque sorte les « zones d’ombre » du partenariat et dont les acteurs semblent s’accommoder sans mal. La clarté n’est donc pas ici indispensable à l’accord ; il semble même qu’une part d’obscurité soit nécessaire, paradoxalement, à la poursuite du partenariat.
30Pour ce qui est du partenariat entre Monoprix et Max Havelaar, le thème du dialogue est également présent dans les discours des acteurs, de manière à la fois explicite et implicite. Il apparaît explicitement dans les discours sur soi des deux organisations, lorsqu’elles traitent du « dialogue avec les parties prenantes » dans le cas du distributeur, ou du « dialogue avec les petits producteurs », dans le cas de l’association de labellisation du commerce équitable. L’idée de dialogue est également présente de manière sous-jacente dans les très nombreuses productions discursives consacrées à la pédagogie du développement durable au sens large – pour Monoprix – et à la pédagogie du commerce équitable, dans le cas de Max Havelaar. Un langage commun se fait jour autour d’une même volonté de didactisme sur la notion de commerce équitable. En outre, les acteurs élaborent, dans le cadre du partenariat, des actions communes de communication qui reposent sur la poursuite d’un intérêt commun : la « sensibilisation » du plus grand nombre au commerce équitable afin de permettre sa « démocratisation ». Toutefois, cet intérêt commun n’est pas le fruit de la discussion, dans la mesure où il préexiste à l’accord ; il ne peut pas être défini comme reposant sur un consensus au sens habermassien. Nous ne sommes donc pas à proprement parler dans un espace délibératif.
31Contrairement à ces deux cas de partenariats, le « partenariat » entre Aéroports de Paris (ADP) et les associations de riverains n’est pas le fruit d’une démarche volontaire, délibérée, entre acteurs économiques et associatifs ; il procède au contraire d’une contrainte très forte. Ainsi, la « concertation » est devenue le maître mot utilisé par ADP pour éviter un blocage éventuel de l’activité aéroportuaire. C’est pourquoi, sous la pression de la contestation des populations riveraines pouvant conduire au conflit et donc à la crise, le gestionnaire aéroportuaire a commencé à expliquer ses activités aux riverains, mais aussi à prendre en compte l’impact de ses nuisances. Des supports spécifiques, qualifiés d’« outils de dialogue », ont été créés pour établir des liens avec les riverains : citons notamment le journal Entre Voisins qui est diffusé aux riverains, les Maisons de l’Environnement qui se veulent des « lieux d’information sur le monde aéroportuaire » et de « dialogue avec les riverains », les Commissions Consultatives de l’Environnement qui regroupent l’ensemble des acteurs concernés par les nuisances sonores aéroportuaires. Dans un contexte de forte contrainte environnementale et selon une stratégie d’évitement du conflit, ADP a ainsi fait le choix de l’institutionnalisation du dialogue, autrement dit de la « cristallisation des pratiques dans des dispositifs » (Davallon, 2004, p. 51). Il s’agit par là de fixer un cadre à la concertation, à des fins de « lissage » des différends. La mise en discussion entre acteurs procède donc ici avant tout d’une contrainte ; elle répond à la nécessité d’éviter le conflit, en particulier pour le gestionnaire d’aéroport, pour qui celui-ci peut être synonyme de blocage. L’entrée en dialogue, qui se traduit par son institutionnalisation, correspond par conséquent pour cet acteur à une sorte de prophylaxie du conflit.
32Il apparaît donc que, dans les différents cas de partenariats étudiés, la dynamique partenariale repose davantage sur des jeux d’acteurs et sur la mobilisation de stratégies rhétoriques que sur la construction d’un authentique espace dialogique habermassien.
33Nous avons présenté dans ce texte une approche de l’organizing non pas sous l’angle des dynamiques et processus intra-organisationnels mais inter-organisationnels, à travers l’analyse de trois partenariats entre organisations économiques et associatives. Cette analyse, s’inscrivant dans une perspective communicationnelle, repose sur l’apport de l’analyse discursive comme outil méthodologique privilégié. Cette approche va ainsi dans le sens de la rencontre encore récente mais féconde au plan heuristique entre ces deux « disciplines du discours » (Charaudeau, 2007, p 73). L’étude appréhende ces espaces communicationnels hybrides entre organisations que sont les partenariats en tant qu’espaces rhétoriques et dialogiques, en s’intéressant tout d’abord aux logiques de « présentation de soi » ou ethos, telles qu’elles se manifestent dans les discours des acteurs, ainsi qu’aux registres de la praxis, puis en analysant la problématique du dialogue qui bénéficie d’une forte visibilité dans ces discours, et qui permet d’interroger la référence habermassienne à un espace délibératif reposant sur une « éthique de la discussion ».
34Dans cette perspective, la construction d’un langage commun constitue le principal enjeu de chaque partenariat. Or, c’est davantage autour du « faire » que se construit ce langage commun, lorsque l’on peut observer sa présence, que grâce à des processus de dialogue. Il y a ainsi des évitements discursifs de la part des acteurs, qui se traduisent parfois par un contournement du dialogue comme dans le cas de Lafarge et du WWF, afin de conserver son ethos. L’ostension de la praxis tend à prendre la place de l’échange langagier. Comme le soulignent Sylvie Bourdin et Catherine Loneux, « le statut du langage suscite une attention très particulière, et les énoncés émis par les professionnels ont un effet performatif et ont valeur d’action (…). Le vocabulaire employé (…) n’est pas neutre. Il accompagne les transformations économiques contemporaines en les justifiant. C’est la question du statut énonciatif qui est ici posée, de l’articulation entre le faire et le dire. » (Bourdin & Loneux, 2004, p. 223). Nos analyses vont ainsi dans le sens d’une interprétation en termes de performativité du discours partenarial, ce qui pose la question de la place du langage en communication organisationnelle, dans sa relation intrinsèque avec la praxis des acteurs.