1Le retour ou le renouveau de la marche en ville, voire la revanche du piéton, sont devenus depuis une quinzaine d’années un thème récurrent dans des discours de différentes natures. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce constat de départ s’appuie sur la cohérence de représentations hétérogènes où des auteurs soulignent les dimensions positives de la marche en termes d’émotion, de santé, d’impact environnemental ou d’interactions sociales, et souhaitent qu’elle prenne plus de place dans l’expérience de tous les jours.
2Nous verrons que ces sources concentrent leur attention sur la marche-loisir, forme particulière de marche à pied qui a la caractéristique d’être une activité choisie et auto-justifiée car réalisée pour elle-même. Représentée en détail et par une abondance de termes (promenade, visite, balade, randonnée, trekking, etc.), la marche-loisir monopolise non seulement l’attention des médias, de l’intelligentsia ou des forums de discussions mais aussi les investissements des institutions associatives ou des collectivités locales.
3Inversement, la marche-déplacement est singulièrement absente dans les discours des acteurs ci-dessus. Omniprésente dans la vie quotidienne, cette activité est exo-justifiée car elle est pratiquée pour des raisons qui lui sont externes : le déplacement pédestre n’est que le moyen de se rendre à un endroit pour y réaliser quelque chose qui n’a rien à voir avec la marche. Souvent, marcher n’est pas la conséquence d’un choix mais simplement le seul moyen de faire quelque chose, sans élaborer à ce sujet de représentations explicites : nous utilisons cette façon de mettre un pied devant l’autre sans en parler et sans y penser, de façon inconsciente ou « naturelle ».
4À partir d’un corpus, centré sur la France, de représentations de la mobilité pédestre de l’Ancien Régime à nos jours, le premier objectif de cet article est de réinsérer l’actuel regain d’intérêt pour la marche dans une histoire longue, en montrant que cet intérêt puise dans une approche élitiste du loisir. Ensuite, nous verrons que l’opposition loisir-déplacement renforce une dichotomie problé-matique entre deux territoires de la marche que l’urbanisme et l’aménagement contemporain contribuent à déconnecter l’un de l’autre. En effet, les politiques de promotion de la marche se limitent essentiellement à organiser des espaces dédiés à différentes formes de loisir comme les rues piétonnes des centres historiques ou les espaces dits « verts » ou « naturels » (berges et rivages, forêts et montagnes, etc.). Cette analyse permettra de conclure que le « renouveau » de la marche aura un impact limité tant que les nécessités du déplacement pédestre dans les espaces majoritaires de la ville industrielle et fonctionnaliste du xxe siècle ne seront pas sérieusement pris en compte.
5Si la marche, comme « technique du corps » (Mauss 1936), renvoie à une culture de l’inscription du corps dans un environnement, la réalisation de cette activité dans l’espace est conditionnée par la façon dont elle est représentée socialement (Monnet 2012 ; 2015). Un exemple en est donné par l’actualité éditoriale française, qui a vu depuis une quinzaine d’années une floraison d’ouvrages sur la marche caractérisés par leur succès public et leur retentissement médiatique (tableau 1).
6Qu’il s’agisse de récits de randonnées (Kahn, Kauffmann, Ruffin), de compilations de textes littéraires (de Baecque 2013) et d’analyse de textes philosophiques (Gros), ou encore d’approches psycho-sociologiques (Le Breton) ou historiques (de Baecque 2014), tous ces ouvrages ont en commun de raconter la marche-loisir à la première personne. L’écriture offre ici l’occasion de mettre en scène l’auteur comme un marcheur qui tire une œuvre intellectuelle de l’exercice physique en méditant sur les rapports entre l’activité de l’esprit, l’activité du corps et l’observation de l’environnement. Dans ces livres, la marche est une activité auto-justifiée qui se réalise dans un cadre propice à l’exaltation du sujet devant le paysage ; elle s’oppose en creux, et parfois explicitement en négatif, au déplacement pédestre trivial dans le cadre de la vie quotidienne urbaine. Enfin, les auteurs sont des représentants typiques de l’élite intellectuelle française traditionnelle : des hommes implantés à l’intersection entre les mondes académique, littéraire et médiatique (Debray 1979).
Tableau 1 : Exemples d’ouvrages sur la marche publiés en France entre 2000 et 2015
Ouvrage et date de publication
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Auteur et données biographiques*
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Éloge de la marche (2000) Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur (2012)
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David Le Breton, né en 1953, professeur des universités en anthropologie et sociologie
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Marcher, une philosophie (2008)
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Frédéric Gros, né en 1965, ancien élève de l’École Normale Supérieure, professeur des universités en philosophie
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Immortelle Randonnée : Compostelle malgré moi (2013)
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Jean-Christophe Ruffin, né en 1952, médecin, ancien ambassadeur de France, romancier, membre de l’Académie française
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Remonter la Marne (2013)
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Jean-Paul Kauffmann, né en 1944, journaliste et écrivain
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Les écrivains randonneurs (2013) La traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée (2014)
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Antoine de Baecque, né en 1962, journaliste et éditeur, professeur des universités en histoire
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Pensées en chemin : ma France des Ardennes au Pays basque (2014) Entre deux mers (2015)
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Axel Kahn, né en 1944, médecin, directeur de recherches en génétique, ancien président d’université
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* issues des fiches « Wikipédia » des auteurs
7Ces ouvrages ne sont pas isolés et s’inscrivent dans un mouvement qui implique aussi l’urbanisme, comme en témoigne un site écologiste d’actualités en 2008 :
Il y a quelques mois le journal écolo Nouvel Obs titrait “Piétons, bientôt la revanche”, cela fut suivi par l’apparition dans de très nombreux programmes politiques d’un intérêt pour les piétons… La séquence électorale terminée, les nouvelles municipalités devraient alors enfin prendre en compte le marcheur en lien avec le constat fait par la presse que le piéton est sur le retour1.
- 2 Par exemple: Walk 21 (Londres, 2000) a donné lieu à la proclamation d’une “Charte internationale de (...)
8L’idée d’une renaissance de la marche apparaît aussi dans des colloques2 et dans des publications scientifiques ou professionnelles (Une voirie pour tous, 2004 ; Thomas, 2004a, 2004b ; Urbanisme, 2008 ; Lavadinho, 2011 ; Joh & alii, 2015). Citons celles du CERTU, organisme gouvernemental (devenu CEREMA : Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) :
Le xxie siècle connaît un véritable renouveau de la marche urbaine. Partout dans le monde, à des rythmes différenciés, la question de la marche revient, véritable lame de fond sociétale, sur le front des politiques urbaines (2012 : Vers une marche plaisir en ville. Boîte à outils pour augmenter le bonheur de marcher) ;
La marche redevient un mode de déplacement à part entière (2014 : Piéton, usager des lieux publics, un jalonnement pour tous. Le concevoir, le mettre en œuvre et l’entretenir).
9Malgré cette ultime invocation de la marche comme « mode de déplacement », ces représentations du « renouveau » de la marche évoquent celle-ci sous l’angle de la « marche-plaisir » et du « bonheur de marcher », et non comme quelque chose d’utile, de banal et d’ordinaire. Nous allons maintenant voir comment cette distinction peut être reliée à l’ancienne hiérarchie entre l’aristocratie et la plèbe.
10Dans son ouvrage sous-titré Le livre du trottoir, D. Vaillancourt (2013) a montré que la transformation des discours sur Paris et les interventions physiques des autorités publiques sur l’espace urbain au début du xviie siècle correspondent à une volonté de légitimer l’absolutisme royal émergent en créant un nouvel ordre public, tant social que spatial. L’administration royale dirigée par Sully s’est alors organisée pour prendre en charge la voirie de façon plus méthodique, notamment pour améliorer la circulation des véhicules. Pour réguler l’interaction des flux piétons et véhiculaires, les autorités expérimentent leur séparation physique avec la création du premier trottoir sur le Pont-Neuf en 1607, et posent les bases réglementaires des futurs codes de la route et normes de voirie.
11À cette époque, marcher dans la rue ou sur les routes est réservé à ceux qui n’ont pas d’autre choix et devient un indicateur de déclassement social, tandis que la norme sociale implique que les classes supérieures se déplacent « montées », à cheval ou en voiture. Mais, à côté de ces déplacements utilitaires et véhiculaires dans l’espace public, le nouvel ordre socio-spatial offre à l’aristocratie un mode de circulation ludique et pédestre dans l’espace privé. En effet, dans les parcs et jardins spécialement aménagés pour la « promenade » à l’écart des gens du commun, il devient loisible de marcher pour marcher, et non pour se rendre quelque part. R. Solnit (2002) a exploré les origines conjointes de cet « art de la marche » et de « l’art des jardins » au xvie siècle, quand les élites de toute l’Europe commencèrent à rivaliser à ce sujet en suivant une mode venue d’Italie.
12Ainsi, dès qu’elle est attestée en français3, la « promenade » désigne en même temps l’activité et le lieu aménagé pour elle : des allées et venues sans autre intention que jouir d’un loisir et prendre l’air, en discutant lorsqu’on est en compagnie. Cette invention moderne opère une « distinction » au double sens du terme (Bourdieu : 1979) : la capacité à différencier et à rendre distinctive la marche-loisir, réalisée pour elle-même, par rapport à la marche-déplacement, réalisée par nécessité pour aller d’un endroit à un autre. La première étant choisie, elle est valorisée par l’élite et donnera lieu a une abondante littérature. La deuxième étant subie, elle est reléguée à un état inférieur, indigne d’une réflexion philosophique, d’une représentation artistique ou d’une intervention urbanistique. Pour Boileau (1668), le plaisir de se promener à l’abri des « embarras » du déplacement dans Paris est réservé aux privilégiés : « Paris est pour un riche un pays de Cocagne ; sans sortir de la ville, il trouve la campagne ; il peut dans son jardin, tout peuplé d’arbres verts, recéler le printemps au milieu des hivers ; et, foulant le parfum de ses plantes fleuries, aller entretenir ses douces rêveries » (fin de la Satire VI). Un siècle plus tard, les fameuses Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau (1776) vont à leur tour illustrer l’association de la « rêverie » avec la promenade dans la verdure.
- 4 Repris et développé à partir de Monnet 2015.
13Dans la « Première Promenade », Rousseau ne décrit aucune activité pédestre concrète, mais il évoque un « événement » survenu deux mois auparavant qui aurait déterminé le projet d’ensemble du livre et qu’il détaille dans la « Deuxième promenade ». Cet ouvrage aurait donc été conçu à la suite d’un accident de la circulation dont l’auteur semble ne s’être jamais remis, tant physiquement que psychologiquement (il décède deux ans après).
14Cet événement survient alors que Rousseau est allé se promener hors de Paris, pendant un après-midi d’octobre où il « s’amuse à parcourir avec ce plaisir et intérêt que [lui] ont toujours donné les sites agréables […] le riant paysage » entre les villages de Ménilmontant et Charonne. Outre le « plaisir » d’herboriser, il se « livre à l’impression, non moins agréable, mais plus touchante que faisoit sur moi l’ensemble de tout cela ». Les vendanges étant passées, l’auteur se réjouit de l’absence de « promeneurs de la ville » et de paysans dans les champs, et médite sur les signes avant-coureurs de l’hiver dans la campagne « déjà presque déserte » qui lui évoquent son propre vieillissement dans la solitude. Le compte-rendu à venir des idées et des émotions est anticipé avec gourmandise pendant la promenade : « je me préparois à les rappeller assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j’avois pris à m’y livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, & je m’en revenois très-content de ma journée, quand au fort de ma rêverie, j’en fus tiré par l’événement qui me reste à raconter ». Il est alors renversé par un gros chien en train de courir devant un carrosse, et perd connaissance sous la violence du choc. Le reste de la « Deuxième Promenade » est consacré d’abord à la description du difficile retour de Rousseau chez lui, car il est sérieusement blessé, puis à une charge féroce contre l’intérêt que la bonne société parisienne a tenté de lui manifester pendant sa convalescence, et où s’expriment tant sa paranoïa que sa misogynie.
15Un des intérêts historiques majeurs de ce texte pour notre propos est l’expression de la différentiation radicale que Rousseau opère au sein de la marche à pied. D’un côté, il y a la promenade de l’auteur, objet de la sortie et du récit, associée à l’activité intellectuelle et au lexique du « plaisir » (3 occurrences) avec les qualificatifs « riant », « agréable », « touchant », « amusant », « paisible » et « content ». De l’autre, il y a les déplacements des autres acteurs : il s’agit de paysans qui quittent les champs (sans doute à pied), de « personnes qui marchaient » devant Rousseau et s’écartent à temps face au carrosse et au chien lancés à toute vitesse, de « trois ou quatre jeunes gens » qui relèvent Rousseau après sa chute et d’un inconnu charitable qui l’accompagne quelque temps puis tente en vain de le convaincre de louer un fiacre pour rentrer chez lui. Tous ces déplacements apparaissent comme utilitaires et ne méritent pas plus que ces allusions, car ils semblent à l’auteur sans intérêt littéraire ou philosophique.
16L’idée que la marche-loisir est une condition de la pensée à l’œuvre est devenue un lieu commun au xixe siècle (Gros, 2008). C’est cette marche-loisir élitiste que pratique et exalte Rousseau, ce contempteur ambigu des élites de son temps ; inversement, c’est la marche-déplacement triviale qu’il tend à marginaliser et à occulter dans la « Deuxième promenade », qui laisse pourtant deviner de nombreux piétons à côté du promeneur-rêveur « solitaire ». Rousseau invente ainsi la marche à pied « romantique » en donnant un grand retentissement à deux innovations majeures de la deuxième moitié du xviiie siècle (Solnit, 2002). D’un côté, avec l’évolution de l’art des jardins ouvrant des perspectives visuelles qui dépassent les clôtures et invitent à étendre la marche-loisir dans la campagne environnante, la pratique élitiste de la promenade sort du strict cadre mondain des jardins dans lesquels elle s’est développée pendant deux siècles, pour s’étendre aux environnements « bucoliques » puis « sauvages ». De l’autre, comme les poètes Wordsworth et Coleridge, admirateurs de Rousseau, les élites font désormais métier de l’activité littéraire ou iconographique inspirée par leurs promenades dans la nature.
- 5 « I think that I cannot preserve my health and spirits unless I spend four hours a day at least […] (...)
- 6 « When sometimes I am reminded that the mechanics and shop-keepers stay in their shops […] sitting (...)
17La marche-loisir devient alors indissociable de la créativité et de la liberté, telles qu’elles seront symbolisées par exemple par les errances d’Arthur Rimbaud. Elle apparaît aussi comme la condition d’une bonne santé autant physique que psychique, tout en permettant d’échapper aux obligations sociales, comme l’exprime Henry David Thoreau dans Walking (1862) : « Je crois que je ne peux pas entretenir ma santé et mes motivations sans passer au moins quatre heures par jour à divaguer dans les bois, les collines et les champs, absolument libre de tout engagement dans le monde5 ». Pour Thoreau, la marche-déplacement n’existe pas ; ce qu’il oppose à la promenade dans la nature, c’est la sédentarité des travailleurs en ville : « Quand parfois je me rappelle que les ouvriers et les boutiquiers restent assis dans leurs locaux avec les jambes croisées – comme si les jambes étaient faites pour s’asseoir et non pour se tenir debout ou marcher – je crois qu’ils ont du mérite à ne pas s’être suicidés depuis longtemps6 ».
18De Rousseau à Thoreau, de célèbres penseurs ont donc théorisé les liens étroits entre l’exercice intellectuel et la déambulation, étant entendu que ces deux activités ne s’unissent que dans la « solitude » et, donc, dans des espaces « naturels » loin de la foule et des mondanités. Simultanément, l’activité sociale de la promenade s’est au contraire développée dans des espaces urbains centraux.
19D’une part, il existe à la fin du xviiie siècle des « postures intellectuelles » (Turcot 2010) comme celles de Louis-Sébastien Mercier ou Rétif de la Bretonne qui prennent implicitement le contre-pied tant de Boileau que de Rousseau, en faisant de la flânerie dans les rues de la ville une activité savoureuse grâce à l’observation des comportements de la masse citadine.
- 7 Cité dans Fauchois, Grillet & Todorov 2006.
20D’autre part, le public se presse dans les jardins que les rois ou les princes ont ouvert dès le 17e siècle, comme ceux des Tuileries ou du Palais Royal à Paris. Dans la deuxième moitié du xviiie siècle, cette pratique désormais élargie à d’amples classes sociales offre une base économique à divers prestataires de service, dont Casanova donne cette description en 1750 : « Je vis un assez beau jardin, des allées bordées de grands arbres, des bassins, de hautes maisons qui l’entouraient, beaucoup d’hommes et de femmes qui se promenaient, des bancs par-ci par-là, où l’on vendait de nouvelles brochures, des eaux de senteur, des cure-dents et des colifichets7 ». Pour rentabiliser cette valorisation commerciale du Palais-Royal, son propriétaire, le duc d’Orléans, le fait réaménager à la fin du xviiie siècle en bâtissant deux nouvelles ailes destinées à abriter théâtres, cafés et boutiques donnant directement sur le jardin (Dautresme 2001).
21Cet exemple de promenade marchande est précurseur des différentes formes architecturales spécialisées dans la déambulation commerciale, dont les réussites successives ont profondément modifié les paysages urbains de la planète. Dans la première moitié du xixe siècle, les « Passages » donnèrent un cadre à « l’expérience du flâneur qui s’abandonne aux fantasmagories du marché » (Benjamin, 1939, 5), avant d’être supplantés dans la deuxième moitié du siècle par les Grands Magasins (De Andia, 2006) et les foires-expositions (Ottinger & Bajac, 2010). Dans la seconde moitié du xxe siècle, le terme « mail » qui signifiait « promenade publique » en France en 16808 et en Grande-Bretagne en 17379, connaît une mondialisation fulgurante sous la forme du shopping mall (Capron 1996 ; Sabatier 2006).
22De leur côté, les pouvoirs publics ont développé au xixe siècle un urbanisme de la promenade : dans les grandes villes ils ornent d’arbres et de statues les « allées » et les « avenues » et donnent de larges trottoirs aux nouveaux « boulevards » ; plus généralement, à partir de la deuxième moitié du siècle, chaque municipalité considère comme un progrès la création de parcs et de jardins, notamment dans le contexte de l’hygiénisme (Frioux, 2008 ; Mehdi et alii, 2012). À la même époque, l’industrie émergente du tourisme développe un urbanisme balnéaire particulièrement centré sur la promenade (Debié, 1993).
23La spécialisation des espaces urbains semble atteindre son apogée dans la deuxième moitié du xxe siècle, quand l’idéologie de la séparation complète des fonctions, inspirée par le mouvement « Moderne » et Le Corbusier, devient dominante parmi les pouvoirs publics et les acteurs économiques (Beaudet & Wolff, 2012 ; Carriou & Ratouis, 2014). Cet urbanisme fonctionnaliste disjoint les unes des autres les zones dédiées à la résidence, au travail, à la consommation (où l’on retrouve les centres commerciaux) et aux loisirs (parmi lesquelles les « espaces verts »). Cette séparation implique de consacrer beaucoup d’espace aux liaisons entre les zones, ces liaisons étant elles-mêmes différenciées fonctionnellement selon les modes de transport : les plus rapides donc les plus mécanisés monopolisent les déplacements entre zones, tandis que les circulations pédestres ne sont plus fonctionnelles qu’à l’intérieur des îlots ou des zones commerciales (Escourrou, 1967).
24À la suite de la généralisation au xixe siècle de systèmes de transport exclusifs comme les canaux fluviaux et les chemins de fer, le fonctionnalisme a poussé à l’extrême la canalisation des flux, entamée avec la séparation entre le trottoir des piétons et la chaussée réservée aux montures et aux voitures. Au xxe siècle, la voirie a été drastiquement structurée en couloirs de circulation ultra-spécialisés : autoroutes réservées aux véhicules à moteur, avec parfois des voies elles-mêmes réservées aux automobiles, avec au moins deux personnes à bord (car pooling), ou aux camions (Freeway 710 à Los Angeles), voies pour les bus, pistes cyclables, absence de trottoirs et cheminements pédestres à l’écart de la voirie comme dans le Plan Pilote de Brasilia ou dans les villes nouvelles françaises. Pour gérer les croisements de tous ces flux, il a fallu mettre en place différents systèmes calibrés afin d’optimiser la circulation des véhicules comme les feux tricolores, les rond-points, les passages aériens ou souterrains, et les échangeurs. La voirie fonctionnaliste multiplie donc plutôt les distances, les obstacles ou les sources de stress pour la marche-déplacement, alors que la marche-loisir jouit d’infrastructures dédiées dans les espaces verts urbains ou naturels, à l’écart de la circulation générale.
25En effet, tandis que la voiture envahissait l’espace-temps du quotidien, la balade et la randonnée ont connu un développement impressionnant pendant le temps libre (de Baecque, 2014). Lointaine héritière de la promenade aristocratique dans les jardins privés, de la promenade élitiste de Rousseau dans la campagne, puis du tourisme et de l’alpinisme inventés par la bourgeoisie au xixe siècle, la marche-loisir devint au tournant des xixe et xxe siècles un sport-spectacle très populaire, aussi médiatique que le vélo, comme en témoignent par exemple les performances du « roi des marcheurs », Yves Gallot, en 1894-1895 : un match de cinquante heures contre 2 chevaux se relayant et appartenant à Buffalo Bill, ou 62 tours de Paris en 31 jours, soit 2500 km (Gallot 2013). Héritière de cette époque, la marche « athlétique » contemporaine est désormais moins populaire que la marche nordique (avec des bâtons semblables au ski de fond) ou que le jogging, apparus dans les années 1970. Concomitante de l’avènement de la « civilisation du loisir » (Dumazedier, 1962), la marche-loisir est devenue une activité de masse qui concernait en France 35 millions de personnes en 201010. Ces dernières y voient une activité physique qui a son intérêt propre, détaché de toute considération utilitaire.
26Le développement de la marche-loisir a soutenu celui d’un réseau de cheminements dédiés. Les premiers sentiers créés pour la randonnée ont été tracés dans la forêt de Fontainebleau dans la première moitié du xixe siècle, mais il faudra attendre un siècle de plus pour que Jean Loiseau (1938) imagine des itinéraires faisant « plusieurs centaines de kilomètres de longueur, évitant les agglomérations, recherchant les parcours en forêt, les bords de rivière, les lignes de crête et les points de vue » (cité par de Baecque, 2014). La création de ces « routes du marcheur » justifiera en 1947 la fondation de l’ancêtre de la Fédération Française de Randonnée Pédestre, qui mentionne aujourd’hui 180 000 km d’itinéraires pédestres balisés11. Ce réseau consacré au loisir représente une infrastructure très légère, puisqu’il s’agit de petites balises peintes par des bénévoles sur des supports déjà présents (poteaux, arbres, rochers) le long de chemins préexistants auxquels la randonnée redonne souvent une nouvelle vie. En Suisse, où il est fait état de 65 000 km de chemins pédestres, le réseau dispose de 5 000 panneaux indicateurs dédiés12. Dans tous les cas, les itinéraires de randonnée sont volontairement déconnectés au maximum des réseaux routiers dédiés au déplacement. Ainsi, alors que ces derniers sont dominés par les véhicules à moteur et donc inconfortables pour les piétons qui s’y déplacent par nécessité, les itinéraires qui offrent le meilleur confort aux marcheurs ont une utilité extrêmement restreinte pour les déplacements fonctionnels.
27Tandis que la marche-loisir reste une préoccupation d’amateur, le « paradigme techniciste » du fonctionnalisme qui a permis aux ingénieurs de « monopoliser le traitement du problème du transport et des déplacements » (Beaudet & Wolf, 2012) est commun aux mondes professionnels de la technocratie publique et de l’industrie. À l’heure de la mobilité durable, ces derniers continuent de privilégier les innovations concernant des véhicules : recherches sur les batteries, motorisation des trottinettes et de leurs nouvelles déclinaisons (Segway, Solowheel, etc.), mise en place de systèmes de type Vélib’, Autolib’ ou Scootlib’, etc. Depuis l’invention de la passerelle ou du tunnel piétonnier, la seule innovation majeure favorable au déplacement pédestre est « l’espace partagé » (Monderman et alii, 2006), issu d’une critique du fonctionnalisme qui commence dans les années 1960 (J.Jacobs) et 1970 (J.Gehl) : il s’agit de redonner la priorité au piéton dans la rue, où le trottoir est parfois aboli. Récemment, des déclinaisons homéopathiques de ce principe ont été réalisées à Paris, sans modifications de la ségrégation morphologique chaussée/trottoir : les « zones de rencontre », dans lesquelles on retrouve la logique qui a présidé à la piétonisation des quartiers centraux depuis les années 1960, car elles sont implantées surtout dans des rues commerçantes13.
28En effet, depuis plus d’un demi-siècle, des coalitions d’acteurs (associations de riverains, environnementales et/ou patrimoniales, corporations de petits commerçants, autorités municipales) ont cherché à lutter contre l’envahissement de la ville par la voiture en proposant de fermer certaines rues à la circulation motorisée (Fériel, 2013). Mais depuis les années 1970 la vague de « piétonisation » n’a pas concerné les déplacements pédestres à l’échelle de la ville : elle s’est concentrée sur l’actualisation de la promenade commerciale dans des rues et des quartiers anciens, dans un contexte « d’invention du patrimoine » (Bourdin 1984), pour contrer la concurrence des centres commerciaux qui proliféraient en même temps dans les périphéries urbaines (Bourjaillat & Rabilloud, 1989 ; Prud’homme & Vant, 1985 ; Vaudour 1982).
29Ainsi, la dichotomie loisir-déplacement apparaît comme structurante des territoires de la marche tant à l’échelle du pays qu’à celle des bassins de vie quotidienne. Dans ce contexte, on comprend pourquoi les représentations sociales opposent la marche-loisir et la marche-déplacement (Monnet 2012 ; Hernandez et Monnet 2014). À la première, correspondent des moments de détente, des espaces dont les qualités les rendent désirables et attractifs pour la marche (éloignement de la pollution et des véhicules ; présence de verdure, de paysages et de monuments) et un abondant imaginaire positif de la promenade, de la balade et de la randonnée.
30Inversement, là où la seconde domine, il est peu ou pas agréable de marcher : dans les gares, les rues à forte circulation motorisée, les passages aériens ou souterrains exposés à l’insécurité et aux intempéries, les trottoirs encombrés par les véhicules, les poubelles et les terrasses, etc. Les temporalités de la marche-déplacement sont contraintes par l’enchaînement des obligations (aller au travail, faire les courses, aller chercher les enfants). L’acte de marcher est alors occulté par des préoccupations d’efficacité, de fiabilité et de sécurité dans les trajets (Clot-Goudard & Tillous, 2008). Même si les mobilités piétonnes permettent l’expérience du « voisinage » et de « l’urbanité » (Offner 1988), il n’est pas sûr que cette expérience soit recherchée, car les représentations sociales insistent sur l’environnement de béton et goudron et l’insécurité engendrée par les véhicules à moteur (enfants, handicapés), par la crainte de l’agression, de la bousculade (personnes âgées) ou du harcèlement sexuel (femmes).
31Contrairement à la proposition de David Le Breton (2012) de voir dans la modernité le « refus contemporain du corps » et de rechercher dans la marche une façon de reconstituer l’intégrité du sujet, peut-être faut-il chercher encore plus loin les implications de la dichotomie loisir-déplacement, jusqu’à y voir une dissociation entre les deux corps de l’être moderne ?
32Ainsi la marche-loisir pourrait-elle être interprétée comme l’espace-temps où s’épanouit le corps-sujet ou corps actif : dans ce cadre, comme avec le sport et le tourisme, les représentations sociales sont structurées par les thématiques de la réalisation et du dépassement de soi, de l’union ou de l’harmonie de l’esprit et du corps où chacun pourrait puiser de la force ou du plaisir. À l’opposé, le corps-objet ou corps agi est transporté dans la machinerie fonctionnaliste de la ville productive : la marche-déplacement, marquée par la trivialité et par des représentations sociales dominées par un imaginaire de l’inquiétude, impliquerait alors des stratégies d’évitement, voire de déni. Cela peut expliquer pourquoi un nombre significatif de piétons parisiens a répondu « jamais » à la question « à quelle fréquence marchez-vous ? », alors qu’ils étaient interrogés en train de marcher dans la rue (Roussel, 2016). La suite de l’enquête a permis de comprendre d’une part que pour eux le mot « marche » était synonyme de « promenade » et d’autre part qu’ils faisaient tout pour minimiser et oblitérer des déplacements pédestres qu’ils se représentent négativement.
33Avec l’avènement d’une économie de services, le corps actif des « travailleurs » (paysans, ouvriers…) semble avoir cédé la place au corps agi des « employés » astreints à une posture assise. Dans le contexte du développement de la sédentarité, qui préoccupait déjà Thoreau au xixe siècle et qui induit aujourd’hui une «épidémie » de maladies cardio-vasculaires et d’obésité, la marche à pied commence à être conçue comme un instrument de santé publique au début du xxie siècle (Radel 2012). L’actuel tournant technico-politique en faveur de la « mobilité active » suffira-t-il à réconcilier les deux corps du marcheur et à articuler les deux territoires de la marche ? On peut douter que ce changement se produise rapidement et sans gros investissements, étant donné l’inertie des structures culturelles et spatiales qui les dissocient.
34Dans les représentations contemporaines, c’est toujours la vision rousseauiste de la marche-loisir qui domine ; si on peut observer un regain d’intérêt, c’est surtout celui des élites pour la dimension valorisante de la marche, qui la distingue encore et toujours des contraintes triviales de déplacement. Le « renouveau » ou le « retour » de la marche semble encore rester de l’ordre du wishfull thinking, dans de nombreux cas où la promotion de la marche reste cosmétique et où les acteurs de l’urbanisme n’ont pas significativement transformé leur mode d’intervention sur la ville. Les lieux privilégiés pour mettre en œuvre les nouvelles politiques, quand elles existent, en faveur des mobilités pédestres dans le cadre d’un urbanisme durable sont surtout des quartiers urbains centraux, commerciaux ou touristiques, qui bénéficient ainsi de la succession et de l’extension de plusieurs générations d’opérations de piétonisation. Ces lieux sont rarement connectés aux espaces verts périurbains où l’on balise depuis longtemps des itinéraires de promenade et des sentiers de randonnée. Entre ces deux polarités pédestres favorables à la visite touristico-marchande de centre-ville et à la balade sportivo-naturelle à la campagne, la marche reste difficile, dangereuse voire impossible dans la majorité des espaces urbains contemporains, banlieues, zones d’activités, entrées de ville, etc., distendus et fragmentés par de grandes infrastructures de transport motorisé.
35Renouveler significativement l’intérêt pour la marche à pied impliquerait donc de se préoccuper enfin de la marche-déplacement dans ces espaces qui forment l’horizon quotidien de la majorité des citadins, donc des marcheurs. Il faudrait y étudier la « dépendance » à la marche comme on y étudie la dépendance à l’automobile, les équiper de voies marchables comme il y a des voies cyclables et des autoroutes, et y autoriser ou susciter les implantations de services, d’emplois ou d’activités de telle sorte qu’il soit faisable d’y accéder à pied. Pour les chercheurs comme pour les urbanistes, cela passerait par une démystification de l’expression unique « marche à pied », qui masque des réalités socio-spatiales très différentes. Mais les acteurs prêts à se mobiliser à moindre frais pour représenter et entretenir des sentiers pour l’activité noble, la marche-loisir, sont-ils prêts à réorienter leurs efforts et des investissements plus conséquents vers l’activité triviale du déplacement ?