- 1 Le film La Haine comporte une scène où les trois protagonistes affrontent une équipe de journaliste (...)
1Depuis sa naissance dans les grandes villes de la modernité, la flânerie a toujours été une activité plutôt masculine. Figure inaliénable du Londres d’Edgar Allan Poe ou du Paris de Baudelaire, le flâneur est avant tout un oisif qui explore la ville sans but précis, trouvant son plaisir dans la déambulation et dans l’observation de la foule (Benjamin, 1989 ; Stierle, 2001). Il est stimulé par l’effervescence de la grande ville et, comme le remarque Elkin, il est à la fois acteur et observateur du spectacle urbain dont il fait partie mais dont il est en même temps séparé (Elkin, 2016a ; 2016b). Il est facile de se convaincre que la métropole moderne qui l’a vu naître constitue un lieu idéal pour la flânerie ; son architecture, son animation, son éclairage nocturne et l’anonymat qu’elle procure sont autant de facteurs qui rendent la déambulation à pied possible et agréable à toute heure. Les cités de banlieues contemporaines, en revanche, sont des espaces beaucoup moins propices à cette activité ludique. D’abord, les distances y sont souvent trop étendues pour être parcourues à pied. De plus, la mono-fonctionnalité résultant de la séparation promue par Le Corbusier entre l’espace d’habitation et l’espace de travail (Merlin, 2012 ; Parsons, 2000) ne favorise guère le plaisir du piéton. Du reste, une densité urbaine largement inférieure à celle du centre et la population moins nombreuse empêche le flâneur de se fondre dans la foule. Selon des études sociologiques récentes menées sur les barres et tours des cités françaises, la sociabilité des grands ensembles ressemble plus à celle des villes petites ou moyennes qu’à celle des métropoles. Les gens du même quartier tendent à se connaître et à s’observer (Kokoreff Lapeyronnie, 2013, p. 30), ce qui ne permet guère au flâneur de passer inaperçu. Par conséquent, la flânerie en banlieue est non seulement moins divertissante qu’en ville mais de plus elle se heurte à divers obstacles dont les principaux sont le manque d’anonymat, l’enfermement et la réticence des habitants à se donner en spectacle1.
- 2 « L’usine et la rue sont les domaines des hommes, à l’inverse, la maison appartient aux femmes » p. (...)
2Si la conquête progressive de l’espace urbain par les femmes a facilité l’apparition de flâneuses dans les grandes villes occidentales, la déambulation féminine solitaire reste limitée dans les banlieues populaires où l’espace public reste davantage dominé par les hommes. Peuplées par des classes sociales plus modestes, les anciennes cités ouvrières2 (Dubet, 1987 et Lapeyronnie, 2008) ont absorbé une partie considérable de l’immigration du travail d’origine maghrébine et sahélienne. Les cités qui ont de fortes concentrations de ces groupes issus de l’immigration se caractérisent par des rôles plus traditionnels attribués aux deux sexes et donc par une mobilité féminine plus faible. Des études sociologiques récentes (Lapeyronnie, 2008, Kokoreff et Lapeyronnie, 2013) ont également révélé que durant les dernières décennies, au lieu de décroître, cette séparation entre les sexes s’est accentuée dans les banlieues françaises pour atteindre un niveau jamais vu. Des groupes de jeunes hommes qui tendent à occuper et à contrôler l’espace public (la rue, les pieds d’immeubles, les halls d’entrée, les caves) laissent peu d’espace à la déambulation féminine. Le manifeste « Ni Putes Ni Soumises » qui a débouché, du 1er au 8 mars 2003, sur la « marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l’égalité » a également dénoncé une recrudescence de la violence à l’égard des femmes dans ces quartiers (Amara et Zappi, 2003).
3Est-il possible de flâner dans les banlieues françaises aujourd’hui ? À une époque où les flâneuses revendiquent constituer une part de plus en plus importante de l’espace urbain, les femmes de banlieue sont-elles capables de marcher rien que pour leur plaisir ? Quelle est leur perception de l’espace urbain et périurbain ? Quelles sont les principales menaces qui risquent d’entraver leur déambulation ? Comment interagissent-elles avec le spectacle de la rue et avec l’inconnu ? Pour répondre à ces questions, cet article se concentrera sur trois romans contemporains écrits par des auteurs femmes vivant ou ayant vécu en banlieue qui mettent en scène des personnages féminins évoluant dans les cités. Ces récits entrent dans la catégorie des « romans de banlieue », c’est-à-dire des œuvres de fiction dont l’intrigue se déroule dans les cités sensibles à l’époque contemporaine. Ils décrivent les banlieues françaises de l’intérieur, en adoptant le point de vue des résidents et une approche néo-réaliste revendiquée. Si les romans de banlieue semblent se multiplier depuis les années 1990 et 2000, ceux d’entre eux qui sont écrits par des auteurs féminins restent une minorité parmi leurs auteurs. Publiés entre 2004 et 2013, les textes de Faïza Guène (2004), d’Habiba Mahany (2008) et de Cloé Korman (2013) ont en commun de mettre en scène des jeunes femmes d’origine maghrébine et de se concentrer sur leur expérience quotidienne de la ville et de la banlieue. L’analyse de la mobilité de ces héroïnes nous permettra de mieux comprendre leur approche à la flânerie, leurs difficultés d’accéder à l’espace urbain et leurs stratégies visant à surmonter ces obstacles.
4Avant d’explorer la possibilité de la flânerie féminine dans les banlieues françaises, il paraît utile d’examiner de plus près l’accès des flâneuses à la ville centre. Ont-elles réussi à conquérir l’ensemble du territoire des villes occidentales ? Leur accès à l’espace urbain est-il désormais illimité ou est-t-il encore soumis à des conditions spécifiques ?
Durant les dernières décennies, plusieurs études ont été consacrées aux inégalités touchant les femmes dans l’espace urbain. Des chercheurs en urbanisme, géographie et sciences humaines ont constaté de façon unanime que les villes sont des constructions masculines : pendant longtemps, les femmes étaient absentes des instances qui déterminaient les processus d’urbanisation et, aujourd’hui encore, elles restent souvent exclues des prises de décisions en matière de politiques urbaines (Darke, 2004, p. 4). Selon Bourdieu (1998), la construction sociale du corps féminin passe par l’exclusion des lieux masculins et l’enfermement dans un enclos invisible qui limite le territoire des femmes alors que les hommes prennent plus de place avec leur corps dans l’espace public. Cette sorte de confinement symbolique est assuré par le port de vêtements contraignants qui limitent les mouvements, les manières de tenir le corps associées à la tenue morale qui leur sont imposées, mais aussi et surtout le confinement dans le « monde fini » du village ou de la maison et « le rejet hors des lieux publics, qui, lorsqu’il s’affirme explicitement, comme chez les Kabyles, condamne les femmes à des espaces séparés » (Bourdieu, 1998, p. 61).
- 3 Whitzman souligne notamment que le nombre des femmes possédant une voiture reste largement inférieu (...)
5Pendant des millénaires, les villes ont été bâties et administrées sans tenir compte de la sécurité et des besoins spécifiques des femmes qui, par ailleurs, ont longtemps été confinées dans les espaces clos de la vie privée sans bénéficier d’un accès à l’espace urbain comparable à celui des hommes. Même si la présence des femmes dans les lieux publics s’est considérablement accrue aujourd’hui, ce constat reste encore valable pour certains usages et certains aspects de la ville, en particulier les déplacements nocturnes et les trajets périphéries-centre3. La question de la sécurité, qui reste centrale dans les choix des femmes concernant leur usage de l’espace public, détermine non seulement les moyens de transport empruntés mais également le but, la longueur et la fréquence des déplacements. Or, les travaux récents de Morbois, de Hanmer et de Lieber ont montré que, même si les femmes sont globalement davantage susceptibles d’être agressées par les hommes qu’elles connaissent que par des inconnus dans l’espace public, l’accent mis sur les dangers associés à l’extérieur permet de reproduire une forme de contrôle social sur elles, et de maintenir la « ségrégation sexuée de l’espace » (Lieber, 2008, p. 21). Vecteur d’émancipation pour les deux sexes, certes, la ville l’est quand même à un degré moindre pour les femmes qui doivent en permanence faire face à des violences et à des menaces qui restreignent leur usage des lieux publics. Dans son analyse du sentiment d’insécurité éprouvé dans l’espace urbaine, Lieber distingue entre la peur préoccupation que suscitent surtout les quartiers précarisés et la peur sexuée moins localisée qui concerne avant tout les femmes : « la peur que les femmes disent éprouver leur rappelle constamment qu’elles ne sont pas à “leur place”. Ce faisant, elle participe de la reproduction sociosexuée de l’espace » (Lieber, 2008, p. 219). Souvent perçue comme allant de soi, la peur sexuée se manifeste le plus souvent à travers les stratégies de contournement que les femmes mettent en pratique pour éviter les risques. Ces tactiques vont de la restriction des sorties jusqu’au port de chaussures qui permettent de courir, la modification des itinéraires, le renoncement aux vêtements « sexy » ou la préférence pour les moyens de transport perçus comme moins dangereux.
- 4 Toutes les citations de langue anglaise ont été traduites par l’auteur.
6Goffman (2002) note que les hommes tendent à interpréter la présence des femmes seules dans l’espace urbain comme un signe de disponibilité sexuelle. Ceci explique pourquoi les déplacements féminins dans la ville restent souvent marqués par ce que Phadke (2010) appelle la « tyrannie du but ». Dans les rues de Bombay par exemple, où seulement 28 % des piétons sont féminins, il reste extrêmement rare d’observer des femmes flâner, s’arrêter au coin de la rue pour fumer et regarder devant elles comme les hommes le font. Le plus souvent, elles préfèrent vaquer à leurs occupations, se concentrer sur leurs achats ou se diriger d’un pas décidé vers des arrêts de bus ou des stations de train (Phadke, 2010, p. 5). Whitzman (2013) conclut également que les femmes ont encore du mal à assumer le rôle du « flâneur », subissant à la fois une répression intériorisée qui les incite à rester actives pour se montrer peu disponibles aux hommes qui risquent de les interpeller, et une pression extérieure de la part des hommes qui peuvent à tout moment remettre en question la légitimité de leur présence dans l’espace public. Quant à McDowell, elle constate que, contrairement au terme « homme de la rue » l’expression « femme de la rue » n’existe pas : « Alors que “l’homme de la rue” est un synonyme du citoyen, de l’électeur, de la personne lambda […] il n’y a pas de “femme de la rue” dans notre langue, il y a seulement la prostituée ou l’intruse qui peut être traitée comme telle »4. [While “the man on the street” is a synonym for the citizen, the voter, the average person [….] there is no “woman on the street” in our language; only a streetwalker, or an intruder who can be treated like one] (Thompson, 1994, p. 313). De ces études anglo-saxonnes et françaises, il ressort que la femme a certes une certaine prédisposition à la flânerie qui est facilitée désormais par une plus grande indépendance économique et par une présence accrue dans l’espace urbain, mais sa place dans les rues des grandes villes n’est pas devenue indiscutable pour autant. Si son accès à la flânerie est limité par des facteurs individuels tels que la nature du quartier fréquenté ou la période de la journée, ces restrictions s’expliquent également par la hiérarchie sociale, notamment par des rapports sociaux de sexe, de classe et de race (Lieber, 2008).
7L’équivalent féminin du flâneur a également suscité de nombreuses interrogations dans le domaine des études littéraires. Wolff affirme que l’existence d’une telle figure au xixe siècle était impossible en raison du manque de liberté qu’avaient les femmes de promener un regard sur la ville (Wolff, 1985, p. 45-46) alors que Pollock soutient que, le flâneur étant masculin jusque dans son essence, « il n’y a pas et ne pourrait jamais y avoir de flâneuses au féminin » [« There is not and could not be a female flâneuse »] (Pollock, 1988, p. 71). Dans sa monographie dédiée aux femmes dans la ville littéraire, Wilson s’oppose à l’idée féministe selon laquelle « la scène urbaine a toujours été représentée du point de vue masculin » [The urban scene was at all times represented from the point of view of a male gaze] (Wilson 1991, p. 56). Si elle définit le flâneur parisien du xixe siècle par son intérêt pour les aspects fragmentaires et triviaux de la ville plutôt que pour son éclat « officiel », elle reconnaît également le côté problématique de la présence féminine dans la ville, justement parce que la conscience essentiellement masculine du flâneur tend à interpréter cette présence comme la promesse d’une aventure sexuelle :
La ville offre une expérience sexuelle illimitée : dans la ville l’interdit – ce qui est le plus craint et le plus désiré – devient possible. La femme est présente dans les villes comme tentatrice, putain, femme perdue, lesbienne, mais également comme féminité vertueuse en danger ou féminité triomphante contre la tentation et les épreuves. [The city offers untrammelled sexual experience ; in the city the forbidden – what is most feared and most desired – becomes possible. Woman is present in cities as a temptress, as whore, as fallen woman, as lesbian, but also as virtuous womanhood in danger, as heroic womanhood who triumphs over temptation and tribulation] (Wilson, 1991, p. 6).
8D’après Wilson, bien que la ville reste un endroit dangereux pour les femmes, elle permet à ces dernières de participer à la vie publique, de négocier les risques et de bénéficier de l’intensité, du plaisir et du consumérisme urbains, de la même façon que les autres catégories n’ayant pas encore acquis un accès illimité à la rue et ainsi à la citoyenneté (minorités, enfants, pauvres, etc.). La ville occidentale qui, à la fin du Moyen Âge, a permis la transition du féodalisme au capitalisme et la libération des formes paternalistes et patriarcales, a également un fort potentiel de servir de lieu de libération aux femmes. Selon Wilson, la présence féminine dans la ville devient irruption, désordre, et remet en question la domination masculine. Elle voit un possible alter ego féminin du flâneur baudelairien dans la prostituée qui, au lieu d’être passivement soumise au regard du flâneur, participe à la fois activement et passivement au spectacle dans l’atmosphère parisienne du plaisir et de l’excès.
9Deborah L. Parsons va encore plus loin dans sa conceptualisation de la flâneuse. Partant du concept du flâneur élaboré par Benjamin, elle affirme que, malgré leur accès plus limité à l’espace urbain, vers les années 1850 les femmes occupent déjà des positions publiques dans la ville et peuvent donc devenir observatrices (Parsons, 2000, p. 5). Parson nous rappelle également que le flâneur est bien plus qu’un mâle bourgeois désœuvré : c’est avant tout la métaphore de l’artiste moderne au sexe ambigu, voire une métaphore de l’observation urbaine déambulatoire tout court. C’est d’ailleurs justement au moment où l’artiste masculin se retire de la ville que l’artiste féminine gagne véritablement accès à l’espace urbain :
La perspective de la flâneuse est ainsi moins oisive, moins sûre d’elle, cependant aussi plus consciemment aventurière. Une réévaluation de la figure du flâneur indique que le concept du spectateur urbain se caractérise par une appartenance sexuelle ambiguë. Cette androgynie ronge le mythe que le trope de l’artiste-observateur urbain est nécessairement masculin et que la femme dans la ville est étiquetée comme un objet de son regard. [The perspective of the flâneuse is thus less leisured, as well as less assured, yet also more consciously adventurous. A reassessment of the figure of the flâneur indicates that the concept of the urban spectator is ambiguously gendered. This androgyny undercuts the myth that the trope of the urban artist-observer is necessarily male and that the woman in the city is labelled object of his gaze]. (Parsons, pp. 42-43).
10Par conséquent, ce qui fait la flâneuse est moins le désœuvrement que l’autonomie de son regard. La passante ne devient flâneuse que lorsqu’elle prend possession du regard : d’objet observé, désiré et approché elle devient le sujet observant, la porteuse du regard capable d’imposer son point de vue et d’orienter le lecteur dans l’œuvre. Dans le roman urbain contemporain, le flâneur peut être considéré désormais comme un type urbain de base que sa disponibilité rend capable et même susceptible d’endosser divers rôles dont les plus connus sont ceux de l’enquêteur et du consommateur (Horvath, 2007). Selon Benjamin, le détective n’est autre qu’un flâneur qui justifie son oisiveté en se lançant à la poursuite du malfaiteur alors que le consommateur est un flâneur qui flirte avec des objets et qui s’adonne à l’exploration ludique de leurs possibilités combinatoires dans les espaces dédiés à l’achat. Comme l’enquête, l’achat fournit au flâneur un but sinon un prétexte à la déambulation :
Au tournant du xxie siècle, le roman urbain fait du consommateur un personnage à part entière dont l’importance est comparable à celle du flâneur au xixe siècle. […] Le consommateur qui […] se condamne à la déambulation solitaire dans l’univers anonyme des non-lieux liés au commerce, peut être incarné dans les récits par un personnage masculin ou féminin, jeune ou plus âgé, même si on constate une légère prédominance des jeunes consommatrices » (Horvath, 2007, pp. 88-89).
11Si la flâneuse du xxie siècle semble prête à se transformer en consommatrice à tout moment, elle continue à être une flâneuse tant que les plaisirs de la déambulation et de l’observation priment sur son attention portée à l’achat. En revanche, elle cesse de l’être dès qu’elle devient marchandise à son tour, ce qui est le cas de la prostituée, qu’elle arpente l’espace urbain ou reste immobile, assignée à son coin de trottoir. Quant à la passante, elle survit toujours dans la littérature urbaine en tant qu’objet passif du regard masculin. Toutefois, la plupart des personnages féminins sont désormais largement capables d’assumer les rôles d’observateurs-déambulateurs qui auparavant étaient l’apanage exclusif des flâneurs masculins.
12Mais ce principe, est-il également valable pour les banlieues françaises ? Espace mythique construit au carrefour de discours médiatiques, politiques, sociologiques et artistiques, « la banlieue » n’a pas grand-chose à voir avec l’énorme diversité des différentes banlieues réelles dont certaines sont résidentielles et même huppées, d’autres populaires mais tranquilles, sans histoires. Elle correspond plutôt à l’image stéréotypée de la « cité sensible » marquée par une série de clichés concernant autant les rôles caractéristiques masculins et féminins que l’organisation et l’occupation de l’espace urbain.
13La banlieue apparaît dans le débat public comme un espace soumis à des processus de ghettoïsation qui séparent progressivement les hommes et les femmes. Alors que, selon Didier Lapeyronnie, les hommes de banlieue se cantonnent dans les rôles figés de l’émeutier, du dealer ou de l’islamiste et se voient systématiquement exclus de la société française, les femmes, moins menaçantes, échappent plus facilement aux stéréotypes raciaux pour peu qu’elles acceptent de mettre en valeur leur féminité :
L’affichage de la féminité est pour elles une façon consciente d’échapper au stigmate racial en revendiquant leur liberté : si elles sont soumises au regard et aux désirs masculins, elles affirment qu’elles sont des sujets autonomes assumant et revendiquant leurs désirs […]. Cette affirmation de liberté permet de jouer de son identité, de son apparence et de circuler plus aisément dans différents milieux sociaux, d’entrer dans des espaces fermés aux garçons. Pour elles, le souci de la féminité l’emporte sur celui d’être arabe ou noire. (Lapeyronnie, 2008, pp. 523-4).
14Adopter une apparence physique et vestimentaire conforme aux normes de la féminité occidentale ouvre devant les femmes de banlieue non seulement les portes des boîtes de nuit qui restent fermées devant leurs homologues masculins mais aussi des perspectives d’ascension sociale. Comme elles réussissent mieux à l’école, elles poussent leurs études souvent plus loin que les hommes issus de la même catégorie sociale et peuvent obtenir une plus grande autonomie en travaillant en ville ou en épousant un « Français de souche ». Travailler en dehors de la banlieue leur permet aussi d’acquérir une indépendance financière, une liberté personnelle et la pleine possession de l’espace public dont les hommes cherchent à les écarter dans les quartiers populaires. De ce point de vue, le principe du pouvoir libérateur de la ville s’avère toujours valable pour les femmes de banlieue qui, comme on le verra dans les romans, peuvent s’affranchir du « ghetto » en s’échappant en ville.
15L’accès inégal des femmes et des hommes de banlieue à la ville n’est cependant qu’un trait de la ségrégation des genres souvent relevée par les sociologues et ethnologues dont Lapeyronnie (2008, 2013), Kokoreff (2013), Kepel (2011) ou Hatzfeld (2006). Marc Hatzfeld explique les nouvelles tensions entre sexes dans les quartiers et le retour à une domination masculine abusive d’une part par les traditions divergentes des habitants, d’autre part par leur proximité géographique. Il voit la cité comme un bocal clos dans lequel chaque groupe culturel « est soucieux d’affirmer sa propre valeur et de consolider, par le miroir des autres, l’estime qu’il a pour lui-même » (Hatzfeld, 2006, p. 57). Considérée comme l’honneur de la famille, la réputation des filles constitue donc un enjeu important qui se traduit par un système de surveillance pratiquée par les pères et les frères. Selon Hatzfeld, le contrôle des femmes serait une forme d’affirmation identitaire destinée à construire la respectabilité des familles et leur place sur le marché des échanges dans la cité. Pour résister à cette surveillance, les filles ont le choix entre deux stratégies essentielles : soit la prise de position publique et politique dont le modèle est l’organisation « Ni Putes Ni Soumises » (NPNS), soit les logiques pragmatiques et individuelles de l’esquive : l’échappée dans les domaines scolaire et professionnel, l’acceptation partielle d’une réalité à laquelle elles ne peuvent pas s’opposer ouvertement et, dans certains cas, l’adoption des tenues vestimentaires traditionnelles, notamment du voile, moins par crainte des hommes que pour « avoir la paix » : « conserver des relations décentes avec ses parents et ses voisins, aller et venir sans entraves, prendre l’élan nécessaire pour vivre sa vie » (Hatzfeld p. 60).
16Perçu alternativement comme un signe religieux et comme un symbole sexuel, le voile est justement l’un des sujets les plus débattus dans la société française depuis le milieu des années 1990. Il est désormais solidement associé à l’image des femmes de banlieue dans la conscience collective. Interprété comme une « marque de refus de l’émancipation par les Blancs […] comme le choix de la passivité ou comme l’expression d’une solidarité sexuelle avec les Arabes » (Lapeyronnie, p. 528), le voile associe celle qui le porte au monde non moderne et l’exclut de l’ascension sociale par les qualités féminines et morales qui permettent d’échapper au racisme. Symbole du « communautarisme », de l’absence de liberté, de l’indisponibilité sexuelle et du déni de l’individualisme moderne, le voile s’est vu banni des écoles de la République par la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques et constitue une entrave majeure à l’accès des femmes musulmanes à l’emploi. Cette attaque contre le voile est dénoncée par certains sociologues et anthropologues (notamment par Macé et Guénif-Souilamas, 2004 et par Fernando, 2014) en tant que « néo-féminisme républicain » qui consisterait d’une part à célébrer la féminité des « évoluées » des banlieues qui s’habillent de façon moderne et s’attaquent publiquement au sexisme d’en bas pratiqué dans les quartiers, et d’autre part, à condamner les nouveaux ennemis de l’intérieur, autant le « garçon arabe » que sa victime et complice, la « fille voilée ». L’extraordinaire attention médiatique qui accompagne la campagne de NPNS en 2002-2003 serait ainsi, selon Fernandez, le signe du « sexularisme » (amalgame de sexisme et du sécularisme proposé par Joan Scott) de l’État français qui, en adoptant le rôle du défenseur éclairé des femmes abusées par les musulmans, permet à la fois de passer sous silence le sexisme institutionnel français et de désigner les nouveaux coupables de la discrimination des femmes : les hommes de banlieue déjà fortement marginalisés.
17Selon les sociologues, les modalités de la présence féminine dans l’espace public de la banlieue sont doubles : la marche collective exemplifiée par NPNS se met au service des revendications de groupe alors que la marche individuelle se présente comme une façon plus discrète de s’émanciper. L’examen de trois romans de banlieue ayant pour héroïnes des jeunes filles issues de l’immigration maghrébine nous permettra d’explorer comment ces deux types de marche s’accordent avec la flânerie et s’il y a d’autres types de déplacements féminins propres à l’espace périurbain.
18Dans les trois romans que nous proposons d’évoquer ici pour explorer les modalités des déplacements féminins, les personnages principaux ont entre seize et vingt-six ans et sont sans exception issues de l’immigration maghrébine. Doria, la narratrice de Kiffe-kiffe demain (Guène, 2004) est d’origine marocaine et vit seule avec sa mère depuis le départ du père, retourné au Maroc pour se remarier dans l’espoir d’avoir un fils. Abandonnées par le chef de famille, les deux femmes échappent à la surveillance masculine mais leurs déplacements sont limités par l’extrême pauvreté dans laquelle elles vivent : contrairement aux assistantes sociales françaises qui les encadrent, elles ne partent jamais en vacances et ne s’aventurent presque jamais hors de Pantin, ne serait-ce que pour aller à Paris. Le manque de moyens détermine également la façon dont elles s’habillent : vêtue de façon traditionnelle, la mère est traitée de « fatma » par son employeur alors que Doria, surnommée « Cosette », subit des moqueries à cause de ses vêtements étriqués provenant de vide-greniers ou du secours populaire. Le roman conte l’histoire d’une double émancipation : celle de la mère qui, de femme au foyer, devient d’abord femme de chambre dans un hôtel puis, à la suite d’une formation offerte par la mairie, trouve un emploi dans une cantine d’école, mais aussi celle de la fille qui, orientée vers un CAP de coiffure, améliore ses notes, gagne de l’argent en faisant du baby-sitting, sort d’une psychothérapie et rencontre le premier amour.
19Le renfermement, trouble psychologique dont souffre Doria, trouve son reflet dans l’espace clos du roman qui, à peu d’exceptions près, se limite à la cité de Livry-Gargan. L’héroïne se déplace à l’intérieur de l’espace familier qui inclut l’école, le taxiphone, les rendez-vous chez la « psy » et la dentiste, les démarches administratives à la CAF locale et quelques courses dans les magasins (Malistar et Sidi Mohamed Market) locaux. Paris n’est pourtant pas inaccessible à Doria qui parfois, pour tromper l’ennui, prend la ligne 5 du métro d’un terminus à l’autre et s’amuse à observer les voyageurs et les musiciens animant le trajet. La plupart des scènes se déroulent cependant à l’intérieur et incluent surtout des personnages féminins : les femmes algériennes qui font de la couture avec la mère, les nouvelles amies rencontrées lors du cours d’alphabétisation de la mairie et les assistantes sociales qui défilent dans l’appartement familial. En plus de son vécu, la narratrice évoque également les histoires des voisines cloîtrées par leurs frères et pères telle Samra qui finit par s’enfuir à Paris et par épouser un « blanc » et la jeune actrice de la Comédie Française qui coupe tous les ponts avec sa famille lorsque ses parents lui interdisent de faire du théâtre.
20Séparé de la zone pavillonnaire Rousseau par des grillages comparés au « mur de Berlin » et à la « ligne Maginot » (Guène, 2004, p. 90), le quartier de la narratrice se caractérise par une population multiculturelle et une sociabilité fondée sur de fortes relations d’interconnaissance. Un code d’honneur strict est en vigueur et, comme les rumeurs circulent facilement, hommes et femmes doivent veiller à leur réputation. « Ici, il suffit que tu fasses un truc un peu mal vu et c’est fini pour toi. T’es catalogué jusqu’à la mort » (Guène, 2004, p. 165), résume la narratrice en citant l’exemple de la jeune fille musulmane à qui ses parents interdisent toute sortie après la réception d’une lettre anonyme dont l’auteur suggère :
Il faut être sévère avec elle pour qu’elle craigne sa famille et la religion de l’islam. Maintenant les gens et les hommes voient que votre fille est de la rue et qu’elle n’a pas peur. Les Français l’emmènent sur le chemin du mal. On a remarqué qu’elle se maquille, qu’elle colore ses cheveux, ça veut dire qu’elle aime plaire aux hommes et qu’elle tente Satan. (Guène, 2004, p. 167).
21Mis à part les escapades solitaires dans le métro parisien, le seul amusement de Doria consiste à s’attarder dans l’espace public pour discuter avec Hamoudi, un « grand » de la cité, ex-délinquant, âgé de vingt-huit ans, qui passe son temps à fumer des joints dans le hall d’entrée, territoire masculin par excellence : « Il me dit “juste cinq minutes” et on reste une heure ou deux à parler » (Guène, 2004, p. 27). Ces conversations près de la trieuse des poubelles ou dans le hall, durant lesquelles Hamoudi cite Rimbaud avec sa gestuelle de « racaille », permettent à la jeune fille d’avoir un modèle masculin, grand frère ou père de substitution, avec qui elle partage l’espace semi-privé d’habitude réservé aux hommes. Il s’agit moins de la flânerie dans le sens de déplacement sans but apparent dans l’espace de la banlieue que d’une simple présence : l’occupation de l’espace public qui n’exclut pas l’observation et procure du plaisir à la narratrice.
22Le roman se termine par un décloisonnement progressif et radical de l’espace. Doria et sa mère prennent le RER pour se promener dans la capitale et visiter la tour Eiffel que la mère n’a encore jamais vue alors que cela fait vingt ans qu’elle habite à une demi-heure seulement du monument. Mêlées à la foule des touristes, les deux femmes considèrent même l’achat d’une réplique miniature de la tour en souvenir de la visite qui marque leur émancipation : c’est la première fois qu’elles se déplacent ensemble sans autre but que le plaisir de flâner. À l’escapade solitaire en métro entreprise par Doria plus tôt dans le roman s’oppose cette flânerie à deux qui symbolise en même temps la complicité entre mère et fille et leur conquête victorieuse du centre. Leur franchissement de la frontière séparant Paris de sa banlieue est symbolique de la nouvelle liberté que leur procure l’émancipation par le travail et les études. Dans la dernière scène, l’assistante sociale leur promet même de débloquer des fonds à la mairie pour les envoyer en vacances au bord de la mer, les initiant ainsi aux loisirs des classes moyennes tout en leur permettant de découvrir un nouvel espace dont elles étaient longtemps exclues.
- 5 Ce terme fait référence à une évocation raciste des immigrés dans un discours prononcé par Jacques (...)
23L’intrigue de notre second roman, Kiffer sa race (2008) d’Habiba Mahany est située dans une cité d’Argenteuil. D’origine algérienne, la narratrice de seize ans, Sabrina Asraoui, vit dans une tour de quinze étages qu’elle décrit comme une zone de non-droit. L’immeuble est habitée par « des bruits et des odeurs »5, un SDF nommé Rachid qui dort et fait ses besoins dans les couloirs et des voisins multiculturels : des Portugais, des Vietnamiens, des Français, des Sénégalais, des Algériens, des Tunisiens, des Polonais et même une voyante bretonne qui se fait passer pout une Gitane. Alors que sa famille est originaire de Tlemcen, Sabrina n’y est pas retournée depuis dix ans. Son univers est exclusivement celui de la cité : il se divise entre l’habitat et l’école où la classe se compose majoritairement d’enfants de diverses origines résidant dans le voisinage. Lorsque l’appartement familial et la chambre partagée avec la sœur aînée semblent trop étroits pour l’adolescente surdouée, elle trouve refuge sur le toit de l’immeuble, lieu rituel de l’intimité qu’elle partage parfois avec sa meilleure amie Nedjma : « l’altitude, c’est notre shoot […] Être en haut quand on a toujours été en bas, c’est une manière de compenser » (Mahany, 2008, p. 74).
24Bonne élève préparant l’entrée à Sciences-Po, Sabrina est généralement libre de sortir tant qu’elle passe son temps avec son amie Nedjma. Cependant, ses parents ne voient pas d’un bon œil qu’elle « traîne » avec Jacqueline Tran et Fatoumata Koné, deux voisines issues d’autres communautés ethniques. Cette petite bande d’adolescentes flâne de préférence au centre commercial, où elles font le tour des magasins sans jamais rien acheter, et au supermarché Géant, lieu des chapardages de bonbons. Si les jeunes filles sont également en charge de faire des courses pour leurs familles respectives, ces déplacements orientés vers un but utilitaire ont peu à voir avec le lèche-vitrines pratiqué en petit groupe dont l’unique fin est l’amusement des participants. Il est intéressant de noter que le shopping, compromis entre l’achat utilitaire et la pure flânerie, est absent du roman : faute de moyens, les flâneuses ne font que déambuler, observer et subtiliser de menus objets. La frontière entre la ville et la banlieue reste plus ou moins étanche dans le roman. Malgré la proximité de Paris, la narratrice n’y va qu’une fois, à l’occasion d’une « sortie théâtre » organisée par l’école, contrairement à certains élèves masculins qui se vantent de passer tous leurs week-ends au Forum des Halles, quartier où différentes lignes de RER déversent leurs voyageurs périurbains. Cette familiarité avec l’espace parisien ne les empêche pourtant pas de devoir se soumettre à un « contrôle au faciès » dans le métro, incident qui remet en question radicalement leur droit à la ville. D’autre part, leur comportement bruyant et irrespectueux au théâtre montre que, ayant intériorisé les clichés sur les « jeunes de banlieue », ils s’excluent eux-mêmes de la ville par leur manque de respect pour les règles du vivre-ensemble.
- 6 Mot péjoratif désignant les noirs dans l’argot maghrébin utilisé par la famille de la narratrice qu (...)
25La narratrice du roman, Sabrina explique dès le début du roman qu’elle vient d’une famille régie par le « girl power » et dominée par la mère, fonctionnaire au Trésor public, plutôt que par le père ouvrier. Cette domination féminine sera mise au défi par Adam, le frère cadet de Sabrina qui, durant l’hospitalisation du père, cherche à limiter les sorties de sa sœur, surtout lorsque celle-ci se met à fréquenter Alphonse, le nouvel élève Haïtien de sa classe. Adam suit sa sœur partout et lui reproche de faire honte à la famille en sortant avec un noir : « On m’a raconté des détails très précis. Tu fréquentes plus ce carlouche6 ou tu quittes les cours ! […] la honte est sur le foyer pour cent générations » (Mahany, 2008, p. 188). Adam qui, contrairement à ses sœurs, ne doit pas justifier ses sorties, sera à son tour surpris pas Sabrina dans les bras d’une jeune Française, Camille, « yeux trop maquillées […] serrée dans son short moulax et son débardeur relevé jusqu’au nombril » (p. 228). L’habillement et la réputation des filles sont également abordés dans le roman à travers la figure de Jacqueline, la Vietnamienne de la bande qui, pour attirer l’attention de Rayan, met des habits « de plus en plus moulax, elle est sur la mauvaise pente, les gars risquent de la traiter mal » (Mahany, 2008, p. 179).
26Contrairement aux deux romans précédents ancrés dans des banlieues réelles, Les Saisons de Louveplaine (2013), de Cloé Korman, est situé dans une commune imaginaire de Seine-Saint-Denis, Louveplaine. L’héroïne, Nour, est une jeune adulte de vingt-six ans qui arrive d’Algérie pour retrouver son mari Hassan, disparu une semaine après son retour des dernières vacances au pays. Nour, qui attend depuis trois ans que son mari la fasse venir en France, trouve son appartement de la barre Triolet, palier B, au quinzième étage d'un immeuble qui en compte dix-neuf, horriblement vide. Effrayée, elle met plusieurs jours avant de s’aventurer hors de cet appartement dans lequel elle trouve différentes drogues et une arme à feu cachées, indiquant que les revenus d’Hassan proviennent moins de la menuiserie que de trafics divers. Dans les prochains jours, Nour fait la connaissance de quelques voisins d’origine immigrée ainsi que de Sonny, un lycéen malien, bon élève mais vaguement délinquant, qui lui promet de la conduire chez Hassan. Au fil de ses trajets, le lecteur découvre la topographie de la cité, composée des barres Triolet et Aragon, cette dernière étant destinée à une démolition immanente, « squattée » par des délinquants et généralement crainte par les habitants qui disent : « La tour Aragon, il faut pas y aller » (Korman, 2013, p. 89) et « Vivement qu’ils la détruisent » (Korman, 2013, p. 104). Nour y pénètre pourtant, guidée par Sonny, pour y assister à un combat de chiens. Elle visite également l’hôpital des Vironnes et le terrain vague adjacent où elle aide Sonny à voler des médicaments, ainsi que le château de Callières, son parc, sa bibliothèque et la forêt environnante, habitée par des « squatteurs » dont Hassan aussi faisait partie. Grâce à Sonny qui la promène en scooter, Nour découvre aussi Paris, ou au moins les portes des Lilas et de Saint-Ouen. Elle marche, musique à l’oreille, dans la cité des Cosmonautes, fait des achats au supermarché et à l’hypermarché de la Porte de Saint-Ouen, se mêle à la foule attroupée autour d’un cadavre de chien sur le parvis Triolet, fait ensuite des allers retours entre son appartement et l’hôpital où Sonny est soigné. Si ces déplacements sont pour la plupart motivés par des buts pratiques comme les achats ou la recherche d’Hassan, ils servent au moins en partie de détente et d’amusement.
27Immigrante de fraîche date, Nour arrive à Louveplaine avec ses souvenirs et expériences de marches à travers Alger, où la présence des femmes dans l’espace public était plus tolérée qu’encouragée et où il lui arrivait de se faire insulter en marchant dans les rues, activité dont pourtant elle ne pouvait pas se passer :
[elle] avançait de façon un peu hésitante dans ces rues où une femme sort plutôt pour une tâche précise que pour une flânerie sans but. Elle ne se sentait en effet pas tout à fait libre de ses mouvements dans les rues hébétées par les années passées de la guerre civile et de la dictature, les commerces et les activités qui ne prospéraient que par la corruption, les barbus qui surveillaient les magasins. (Korman, 2013, p. 41).
28L’irrésistible attrait que les rues exercent sur Nour signale déjà la prédisposition de la jeune femme à la marche solitaire. En marchant à Louveplaine, Nour cherche à se rendre invisible et efface sa féminité pour n’être qu’une « silhouette insignifiante en jean, avec un blouson polaire bleu foncé […] et le voile marine qu’elle jetait sur ses cheveux quand elle se sentait de cette humeur passe-muraille » (Korman, 2013, p. 108). Habillée de façon androgyne, elle sait adapter à ses besoins l’accoutrement traditionnel des femmes musulmanes pour dévier les regards : au lieu d’être l’objet du regard d’autrui, elle devient observatrice à son tour.
29Dépourvue de moyen de transport individuel, de connaissance des lieux et d’assurance, Nour n’a cependant qu’un accès limité aux lieux et une autonomie restreinte en tant que marcheuse. Elle reste dépendante de Sonny, garçon d’à peine dix-huit ans, qui la transporte en scooter, la sauve des avances d’un homme quand elle l’attend derrière l’hôpital, lui donne même accès aux lieux nocturnes, lointains ou réputés dangereux comme la forêt, Paris ou les caves de la barre Aragon. Comme dans les romans précédents, la marche accompagnée constitue à nouveau un compromis entre l’enfermement à domicile et le droit de sortie illimitée. « Petite frappe » fortement mobile, Sonny devient le guide qui permet à Nour de circuler librement. Coéquipier tantôt solidaire, tantôt hostile, il la fait profiter, du moins lorsqu’il en a envie, de sa maîtrise absolue de l’espace dans lequel il circule à son gré, apparaissant et disparaissant selon ses humeurs, n’obéissant à aucune autorité, ni à celle de sa mère, ni à celle des professeurs ou de la police. Roi de l’espace, Sonny peut faire attendre Nour, s’absenter de l’école, se retrouver dans un sous-sol parisien à écouter de la musique quand cela lui chante, emprunter des scooters et les abandonner avec le réservoir vide comme bon lui semble. Seul l’accident routier et le coma qui s’ensuit arriveront finalement à l’immobiliser. C’est au moment de son hospitalisation que, à la surprise générale, sa mère Kadi révèle le secret : habillée et élevée en garçon, Sonny Diawara est une fille. Enceinte à quinze ans, contrainte de quitter l’école au Mali, Kadi Diawara a traversé l’Afrique en passant par le Maroc et l’Espagne pour arriver enfin en France ou elle a scolarisé son enfant en tant que garçon :
C’était un enfant joyeux avec un fort caractère, invincible. Elle s’était mise à penser qu’il aurait, mieux qu’elle, un bel avenir. […] À cinq ans, Kadi l’habillait déjà comme un garçon. Enfin, elle n’avait pas l’impression de faire exprès, elle n’avait pas grand-chose à lui mettre. Le jean-tee-shirt, elle trouvait ça simple, avec les cheveux bien courts. (Korman, 2013, pp. 329-330).
30On retrouve dans ce déguisement l’ambiguïté du sexe du flâneur dont parle Parsons : l’apparence androgyne est la ruse ultime de la flâneuse qui cherche à conquérir l’espace urbain. Si dissimuler la féminité sous des vêtements neutres ou sous le voile permet aux femmes de circuler librement dans les zones de l’espace public dans lesquelles leur présence est perçue comme légitime (magasins, espace public le matin, déplacements soumis à des buts comme les achats), adopter une apparence masculine leur garantit un accès aux zones habituellement réservées aux hommes comme les caves, la forêt, la ville nocturne et les lieux abritant des activités illégales.
31Que nous révèlent les trajets effectués par les protagonistes féminins des trois romans ? Les usages que les héroïnes font de l’espace et leurs habitudes relatives à la marche et à la flânerie montrent-ils des similarités ? Les femmes sont-elles toujours soumises à la tyrannie de la marche motivée par des raisons pratiques ou deviennent-elles, occasionnellement ou régulièrement, de véritables flâneuses qui observent leur milieu en déambulant ? À moins que flâner ne devienne une façon d’échapper aux convoitises et aux assignations imposées par la domination masculine ?
32Un trait commun entre les trois romans est la dissimulation de la féminité qui est présentée comme une condition nécessaire afin de transformer la marche, à laquelle a droit toute femme tant qu’elle se déplace dans un but jugé utile, en flânerie. L’habillement discret, qu’il soit porté par choix ou par nécessité, permet d’éviter les regards masculins et de traverser l’espace de façon inaperçue. Rappelons que l’apparence androgyne et l’ambiguïté sexuelle qui en découle sont, selon Parsons, des caractéristiques propres à toute flâneuse urbaine. Ce phénomène d’imitation, que l’on observe chez Doria, mal habillée, mais aussi chez Sabrina, vêtue avec une sobriété qui contraste avec les vêtements moulants de Jacqueline ou de Camille et Nour, androgyne occasionnellement voilée, atteint son sommet chez Sonny qui adopte une apparence masculine pour profiter de l’accès illimité à la ville que celle-ci procure. Alors que Nour se contente d’un jeu subtil avec les codes vestimentaires occidentaux et orientaux et transforme le voile d’objet de domination masculine en déguisement utile et librement choisi pour s’effacer au moment voulu, Sonny va jusqu’à s’approprier une identité civile masculine, encouragée par sa mère, femme abusée, qui veut que sa fille ait une vie meilleure. Il est important de souligner ici que, contrairement à ce que suggèrent les débats contemporains sur le voile dans les écoles de banlieue, aucun des romans étudiés ne met en scène des personnages musulmans contraints à porter le voile par leur famille. Mise à part Nour qui s’en sert uniquement pour se rendre socialement invisible, aucune autre héroïne ne le porte et il est largement absent des romans en tant que thème alors que la question de la discrimination des femmes figure au cœur même des trois récits.
33Les tensions entre hommes et femmes qui marquent l’espace des cités apparaissent dans les romans comme des facteurs importants affectant la possibilité de la flânerie des femmes en banlieue. Elles jouent en faveur des déplacements motivés par des tâches à accomplir et réduisent la flânerie oisive au minimum. L’accès des personnages à l’espace public fluctue ainsi selon l’heure et selon l’occupation masculine de l’espace public, comme le suggère Didier Lapeyronnie qui distingue entre les occasions de présence féminine, selon qu’elles sont jugées légitimes ou illégitimes :
Une certaine présence semble considérée comme légitime dans les quelques commerces, sur le marché du vendredi matin, à l’épicerie sociale ou dans les services sociaux, dans le bus ou lors d’événements collectifs […]. Elle paraît légitime ou sujette à problèmes dans d’autres lieux et à d’autres heures : dans la rue, au centre social parfois, dans les installations sportives… Elle est parfaitement acceptable dans les halls d’entrée le matin. Elle est totalement impensable dans ces mêmes halls la nuit tombée. (Lapeyronnie, 2008, p. 536).
34Née de la convergence entre le modèle ouvrier et l’héritage maghrébin et renforcée récemment par le racisme, la ségrégation des genres en banlieue limite dans l’espace public à la fois la présence des femmes et celle de la féminité. Le ghetto, terme utilisé par Lapeyronnie, « entrave la libre circulation des femmes, restreint leur liberté et les assigne à une place particulière » et travaille à « maintenir les femmes à l’intérieur de l’espace qu’il délimite » (Lapeyronnie, 2008, p. 545).
35Les trois romans occultent la question de la présence de femmes d’origine française dans la banlieue et rendent la comparaison des usages faits de l’espace public par celles-ci et les femmes d’origine immigrée impossible. Seule la rencontre entre Sabrina et Camille, la petite amie d’Adam permet de voir que les codes vestimentaires ne sont pas les mêmes pour les deux groupes : le jeune mâle d’origine maghrébine tolère la jupe courte et serrée de sa petite amie française de souche alors qu’il exige que sa sœur porte des tenues discrètes.
36Si nous opérons des distinctions entre les déplacements que les protagonistes féminins d’origine maghrébine effectuent à Paris et en banlieue d’une part et entre les trajets perçus comme légitimes et les déplacements jugés illégitimes par une autorité pesant sur les jeunes femmes (que ce soit la famille ou le code d’honneur) d’autre part, on remarque que la plupart des déplacements entrepris pour le plaisir relèvent d’une catégorie intermédiaire, celle des trajets qui ne sont ni tout à fait légitimes, ni tout à fait interdits. Les filles de banlieues représentées dans les romans cherchent rarement à enfreindre les interdits spatiaux mais elles explorent volontiers la zone d’ombre située entre l’espace légitime et l’espace illégitime en recherchant les menus plaisirs que procure l’observation urbaine. Remarquons également que les trajets les plus légitimes sont ceux de la routine quotidienne comme aller à l’école ou faire les courses, qui attachent les marcheuses à la banlieue. Ainsi, tout déplacement vers Paris qui promet de briser cette routine est d’emblée susceptible de se transformer en flânerie. Les divisions entre espaces et motivations différentes ont été résumées dans le tableau suivant qui illustre les catégories évoquées par des exemples tirés des romans.
Tableau 1
Trajets
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Dans Paris
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En banlieue
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Légitimes (Motivés par l’utilité)
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Sortie en classe Visite de la tour avec la mère
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Aller à l’école Faire des achats Faire des démarches administratives Prendre l’air sur le toit avec une amie
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Semi-légitimes (motivés par le plaisir)
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Prendre le métro seule sans but Faire un tour en scooter volé avec un homme/une femme déguisée en homme
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S’attarder dans le hall ou sur le toit pour discuter avec un homme Flâner au centre commercial avec des amies Chaparder des bonbons au supermarché
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Interdits (motivés par des circonstances exceptionnelles)
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S’enfuir à Paris avec un homme et rompre les liens avec sa famille Épouser un homme qui est mal vu par la famille
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Descendre dans les caves, participer à des activités délinquantes, aller dans la tour squattée, passer la nuit dans la forêt Sortir avec un garçon qui est mal vu par la famille
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37Nous observons également que les personnages principaux des romans occupent une position médiane entre les femmes assignées à domicile et les femmes les plus libres. Doria, Sabrina et Nour se voient imposer une série d’interdits concernant leur usage de l’espace, découlant tantôt de la culture arabo-musulmane de leurs familles respectives, tantôt du respect des lois spécifiques à la cité qui opèrent une forte séparation entre hommes et femmes dès la puberté. S’il paraît évident qu’elles ont moins de liberté afin de circuler dans l’espace que les garçons du même milieu et du même âge, elles jouissent cependant d’une liberté relative grâce à des circonstances spécifiques comme la famille monoparentale chez Doria et Sonny, la domination de la mère plutôt que du père chez Sabrina et l’absence du mari chez Nour. Elles ont également une certaine prédisposition pour la solitude qui marque leur usage de l’espace et se traduit par des balades solitaires en métro, le retrait sur le toit de l’immeuble ou la flânerie avec des écouteurs aux oreilles. En même temps, elles pratiquent également la déambulation à plusieurs, qui leur facilite l’accès à différents lieux semi-légitimes : Doria se promène avec sa mère à Paris et se tient dans l’espace public en compagnie du « grand frère » Hamoudi ; Sabrina flâne avec ses copines au centre commercial et Nour fait des tours avec Sonny à Paris ou dans la forêt de Callières. Marcher en compagnie d’autres femmes est en général mieux toléré par l’environnement et procure aux personnages un sentiment de sécurité sans pour autant les empêcher d’observer leur milieu.
Tableau 2
Marche
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Motivée par un but
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Présence semi-motivée dans l’espace
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Pure flânerie
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Individuelle
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Aller à l’école Faire des achats Faire des démarches administratives
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S’attarder dans les magasins Prendre l’air sur le toit Marcher dans la cité pour retrouver le mari
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Prendre le métro sans but Déambuler dans la cité voilée
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Accompagnée
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Faire des vide-grenier avec la mère
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Aller à la fête de quartier avec la mère S’attarder dans le hall pour discuter avec un ami Prendre l’air sur le toit avec une amie/ un ami S’attarder avec les amies au supermarché
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Visiter la tour Eiffel avec la mère Faire un tour en scooter avec un homme / une femme déguisée en homme Faire du lèche-vitrine avec des amies au centre commercial
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Collective
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Sortie de théâtre avec la classe
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38Contrairement aux militantes du mouvement « Ni Putes Ni Soumises » qui ont mobilisé trente mille personnes pour la marche du 8 mars 2003 à Paris, les flâneuses de banlieue ne revendiquent pas ouvertement leurs droits mais conquièrent l’espace subrepticement, en prolongeant une course, en transformant en rêverie un bref passage dans l’espace public et en échappant au contrôle masculin par la subversion discrète des pratiques légitimes de l’espace. Leurs déplacements se divisent en trois catégories : à côté des marches motivées par la tyrannie du but et les flâneries pures, une place importante revient à la figure de la simple présence dans l’espace public où les flâneuses se tiennent souvent immobiles et où elles s’attardent le plus souvent accompagnées d’un parent, d’une amie ou d’un ami. Plus fréquente que la flânerie déambulatoire, la présence prolongée dans un magasin, sur le toit de l’immeuble ou dans le hall fournit une occasion à l’observation et permet aux protagonistes de tisser des liens de sociabilité. La marche collective publique à motivation politique incarnée par NPNS est absente des romans où les rares déplacements en groupe sont entrepris dans un but précis comme la sortie de théâtre en classe. Il paraît évident que, en ville ou en banlieue, la flânerie est d’emblée une activité plutôt solitaire qui peut se pratiquer à deux ou trois mais rarement en larges groupes.
- 7 Pour déterminer les effets précis des ces contraintes qui pèsent également sur les hommes, une étud (...)
39Il paraît que, en vraies battantes, les héroïnes d’origine maghrébine vivant en banlieue profitent de la liberté offerte par la ville pour parvenir à leurs fins sans pour autant renoncer à l’espace public dont elles ont une connaissance intime. Leur discrétion et leur connaissance des différents codes leur permet de circuler entre la ville et la banlieue sans buter contre les barrières auxquelles se heurtent d’habitude leurs homologues masculins. Leur espace est ainsi plus fluide que celui des hommes et leur accès à la ville et à la marche solitaire plus complet, ce qui fait des marcheuses de banlieue des observatrices urbaines habiles et performantes qui savent tirer des avantages de leurs désavantages initiaux. Cependant, il est indéniable que ces déambulatrices sont toujours limitées par les règles de conduite des cités qui prescrivent certaines formes de sociabilité et usages de l’espace et en interdisent d’autres. Il paraît aussi évident que si les « flâneuses de banlieue » sont des observatrices capables de promener leur regard sur la banlieue et de l’imposer à travers les récits dont elles sont les narratrices, d’autres aspects de la flânerie sont absents des romans. Il s’agit notamment de la participation du flâneur au spectacle urbain en tant qu’acteur et de son désir de faire des rencontres excitantes avec des inconnus. Si les personnages féminins des romans semblent rarement craindre pour leur sécurité dans l’espace urbain (sauf Nour, que la recherche du mari disparu amène à traverser les bas-fonds fréquentés par la pègre), elles ne se sentent pas assez assurées ou légitimes pour rechercher activement l’interaction avec des inconnus. Respectueuses de la règle de modestie imposée par la banlieue de même que par l’Islam, elles préfèrent rester inaperçues et se tenir sur les marges de la ville où elles peuvent observer les autres sans être observées à leur tour. Il en découle que si ces déambulatrices flirtent avec différents aspects de la flânerie dont elles ressentent indubitablement la tentation, elles n’ont pas les moyens d’assumer la posture du flâneur à part entière7.