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1Dans son essai « Le Narrateur »1, Walter Benjamin associe le mutisme des soldats revenus de la guerre à la disparition de l’art de la narration. Seul le narrateur a selon lui l’autorité nécessaire à une « saisie » intuitive du sens insaisissable de la vie et au partage de cette expérience2. Or, suite au désastre de la guerre, le narrateur est devenu impuissant à transmettre une forme de sagesse pratique, de morale communautaire. Il revient aux hommes d’apprendre à « façonner » l’expérience3, à la construire avec les événements de la vie ordinaire. Or, comme le souligne Thierry Davila, dans son ouvrage Marcher, Créer, la vie urbaine contemporaine ne favorise pas une telle requalification de l’expérience. Il cite Giorgio Agamben : « Nous savons […] aujourd’hui que pour détruire l’expérience, point n’est besoin d’une catastrophe : la vie quotidienne, dans une grande ville, suffit parfaitement en temps de paix à garantir ce résultat. » (Agamben, 1993, 13)4 Pourtant, la marche à travers la ville semble annoncer un mode de recréation de l’expérience, désormais constituée à partir des « presque riens », des menus matériaux de la vie quotidienne :
Chemin faisant, le [marcheur] élabore des microsituations expérimentales, il fabrique de l’expérience parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’il a à faire avec le monde, avec ses rythmes, son battement, et que, circulant dans ses vitesses, il ne recherche qu’une seule chose : l’invention d’une vitalité. (Davila, 2002, 180)
2L’écrivain et le marcheur partagent ainsi une même démarche dans la ville moderne : loin de vouloir donner sens à leur élan créateur, ils entreprennent de faire sens à partir de l’insignifiant, de l’imprévu et de l’accidentel. La perte, entendue à la fois comme manque à nommer et comme désorientation, devient pour eux un mode de reconnaissance. Ainsi, les éléments relevés au fil des phrases comme au cours des déambulations ne revêtent plus la valeur de repères ou d’« effets de réel ». Ils contribuent au contraire à l’élaboration d’un tissu d’éléments qui, superflus et impersonnels, constituent une nouvelle forme d’expérience sensible. Instables et mouvants, les micro-événements rencontrés au passage ne cessent de s’assembler et de se diviser, recréant la vibration d’une présence dans le milieu urbain. En effet, comme l’écrit Jacques Rancière dans Le Fil perdu, la fiction moderne ne souhaite plus subordonner les éléments descriptifs à une intrigue ordonnée selon une série d’enchaînements ou de relations causales. Elle s’attache au contraire à substituer à la « logique ancienne des actions enchaînées » une logique nouvelle « des états sensibles coexistant » (Rancière, 2014, 36). Instable et innommable, cette coexistence d’éléments sensibles revêt des formes simultanément concrètes et oniriques – une « pluie incessante d’atomes » (Rancière, 2014, 38), un « halo lumineux » (Rancière, 2014, 40), une « dynamique atmosphérique » (Rancière, 2014, 48) :
L’insistance sur le détail s’avère décidément être tout autre chose qu’un « effet de réel », une affirmation tautologique remplaçant la vraisemblance perdue. C’est bien plutôt une destruction active de cette vraisemblance, une révolution dans l’ontologie de la fiction, qui supprime l’écart même du réel et du rêve et substitue la temporalité des coexistences à l’ordre des enchaînements possibles. (Rancière, 2014, 51)
3Comme l’écrivain, le marcheur assemble sans les réifier les éléments du trivial et du transitoire. Semblable à l’articulation d’un nouveau langage, son avancée conjugue la détermination d’un mouvement et l’ouverture à l’aléatoire. Il lui revient en effet de retrouver un phrasé parmi les « mots distendus et impropres », les « verbes non conjugués », les « accords qui ne sont pas faits » de la ville contemporaine (Bailly, 2013, 17). Avec les mots de Jean-Christophe Bailly :
La ville, par conséquent, le phrasé de la ville, ce serait cette phrase infinie que chaque passant à la fois rencontre et récite, ce serait l’ensemble désaccordé de tous ces fragments de ville et/ou de phrase, et l’accord de tous ces écarts, le mystère d’une tonalité, malgré tout, d’une tonalité locale, précise comme la somme d’inflexions qui forme les accents. (Bailly, 2013, 177)
4À l’abord de la ville moderne, le romancier, comme le marcheur, renonce ainsi aux points de vue surplombants, omniscients, visant à composer une description ordonnée, hiérarchisée, panoramique de la ville. Il descend dans la rue. Sa conscience est désormais immergée dans une somme chaotique de fragments ou de micro-événements et son écriture consiste souvent à agencer les impressions saisies au cours de déambulations indifféremment orientées comme une enquête ou aléatoires comme une errance. Mais en abandonnant le surplomb d’une narration univoque, l’écrivain ne cesse pas pour autant de transmettre une expérience. Il ne délivre certes plus un savoir autoritaire et moralisateur, mais il donne à voir une rencontre – une co-incidence – entre une écriture incertaine, tâtonnante, et un milieu informe, insaisissable et incommensurable. L’art de la narration ne consiste plus à révéler le caractère exemplaire, unique ou même héroïque d’une expérience vécue, mais à faire éprouver, à travers les atermoiements des mots, sa dimension ordinaire. L’écrivain, comme le marcheur, restaure ainsi la valeur des gestes dérisoires, transitoires, de l’existence la plus commune.
- 5 « I was asking for something real and perfect for my city » (Mannahatta).
- 6 « I am afoot with my vision » (Song of Myself, je souligne).
5Ce travail d’harmonisation d’une écriture incertaine avec l’espace mouvant et insaisissable de la ville caractérise la littérature américaine. À l’abord de New York, les écrivains s’interrogent sur la capacité des mots à nommer la diversité et la multiplicité urbaines. Or, c’est précisément en inscrivant leurs doutes sur leur capacité à nommer un espace inconnu et immense en lieu et place de la nomination de cet espace qu’ils parviennent à en recréer l’insaisissable mouvance. De manière significative, ce mouvement d’ajustement de l’écriture à la ville prend la forme d’une marche. Ainsi, semblables à Thoreau qui, dans son célèbre essai « Marcher », s’interrogeait sur l’origine contradictoire du mot « sauntering » (ce mot signifie simultanément l’exil, la privation de lieu – être sans terre – et le pèlerinage vers une terre sacrée – aller à sainte terre –) au cours même de ses promenades, les écrivains américains trouvent dans la marche un mode de conciliation entre leur réflexion sur l’origine des mots et leur engagement dans le monde sensible. Au début de Moby-Dick, Melville crée un verbe (circumambulate) pour retracer les origines de la nomination de l’île (les citadins courent après leurs chapeaux emportés par le vent, rappelant combien Manhattan doit son nom à la légende selon laquelle les femmes indiennes portaient des chapeaux d’hommes : man’s hats on) tout en décrivant la marche des hommes vers les rivages narcissiques de la ville. De même, Walt Whitman, le « fils de Manhattan », recourt au nom indien de Mannahatta lorsqu’en vue de recréer « quelque chose de vrai et de parfait pour [s]a ville »5, il ajuste l’allure de ses pas au mouvement de son regard (« Mon regard suit mon pas »6).
- 7 Je crée ce mot : dérivé du mot « wonder », qui résonne dans la littérature américaine, ce mot me se (...)
6La marche urbaine, dans la littérature américaine, semble ainsi incarner une coïncidence entre un verbe incertain et un lieu circonscrit et néanmoins ouvert aux aléas du rêve et de l’étranger. La marche ne saurait être envisagée comme le prétexte d’une description visant à transformer la ville en un cadre réaliste, un décor immuable, un désert caïnique ou même labyrinthique – une « prison mobile » (Bachelard), ou une structure à la fois « chaotique et ordonnée » (Penelope Reed-Doob, 1990). Elle ne saurait non plus être seulement considérée en termes d’analogie entre un mode d’énonciation et un mode de déambulation (« [l]’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation (le speech act) est à la langue ou aux énoncés proférés » Certeau, 1990, 148). En effet, la marche à travers les rues new-yorkaises, dans la littérature américaine, manifeste simultanément la réflexion métatextuelle d’une écriture désormais consciente de ne pouvoir « saisir » le mouvement urbain et son investissement responsable dans la diversité du monde sensible. En d’autres termes, la marche révèle la transfiguration réciproque entre un texte incertain, constamment en train de se faire ou se défaire, et un lieu qui, selon Pierre Sansot, « se compose et se recompose, à chaque instant, par les pas de ses habitants » (Sansot, 1973, 201). Elle donne ainsi à voir l’élan démocratique d’une écriture qui, renonçant simultanément à la fixité des cadres et à la dérive chaotique, propose une nouvelle forme d’expérience de la ville – un habitat passager de ses coexistences sensibles, à la fois ordinaires et émerveillantes7.
- 8 Auster a consacré un essai à Philippe Petit. Dans ses entretiens, il évoque souvent cette scène où (...)
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- 10 Le texte qui suit, consacré à l’écriture d’Auster, reprend, résume ou développe certaines analyses (...)
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- 12 Je me réfère ici à la dernière page de Gatsby le Magnifique, de Fitzgerald (« capacity for wonder » (...)
7Comme Philippe Petit, le funambule qui avance sur la ligne entre les tours jumelles8, Paul Auster trouve dans la marche un mode d’interprétation9 du constant ajustement de son écriture à l’espace new-yorkais10. La marche révèle en effet le mouvement d’harmonisation d’une écriture qui, mue par un travail de reformulation similaire à celui d’une traduction, ne cesse de se renouveler à l’abord d’une ville babélienne, vibrante d’accents et de différences. Semblable au marcheur qui, le pied levé, le pied ancré, avance afin de résister à la chute11, Paul Auster allie dans ses mots la distance d’une pensée réflexive et la proximité d’un engagement responsable dans la diversité sensible de la ville. Comme ces pionniers qui, à la fin de Gatsby Le Magnifique, posent pour la première fois le pied sur le nouveau continent, l’auteur invente une nouvelle forme d’expérience dans les rues new-yorkaises visant à retrouver, parmi les êtres invisibles et les « presque riens » de la vie ordinaire, une « capacité d’émerveillement »12.
- 13 « Walking is what brings the words to you, what allows you to hear the rhythms of the words as you (...)
8Dans Chronique d’Hiver, Paul Auster évoque la marche comme la préhistoire de son écriture : vecteur d’« inspiration », la marche est un exercice nécessaire à la pratique scripturale – « l’acte de marcher vous permet d’entendre les rythmes des mots au moment même où vous les écrivez dans votre tête » (224)13. Dans un entretien récent, il ajoute :
- 14 « There is a double rhythm in all human beings. We are binary beings–two arms, two legs, two eyes, (...)
Il est un double rythme en chaque être humain. Nous sommes des êtres binaires – deux bras, deux jambes, deux yeux, deux oreilles. Deux jambes pour marcher. Et les battements de cœur qui résonnent dans notre poitrine reflètent cela. Même lorsque je suis assis à mon bureau, je dois me lever toutes les vingt minutes pour tourner, tourner, tourner en rond, et ensuite, je peux revenir à la page. Il m’est simplement impossible de rester assis pendant plusieurs heures d’affilée. Le langage vient du corps autant que de l’esprit. (Cochoy, Vallas, 2015)14
- 15 La traduction est comparée à la reconstruction d’un mur dans La Musique du Hasard, à un travail for (...)
- 16 Les vers d’Auster sont souvent polysémiques. Ici, la phrase a deux sens distincts : le sol se dérob (...)
9Dans les romans d’Auster, la marche nécessaire à l’écriture s’apparente au travail traducteur qui, comparé à une activité physique dans les romans15, précède et entraîne la narration. « A footstep / Gives ground » écrit l’auteur dans un poème : en « cédant du terrain » comme en lui « donnant lieu »16, la marche illustre l’activité réflexive d’une écriture qui ne cesse de revenir sur ses propres défaillances et son recours salutaire au travail traducteur afin de s’investir dans le monde sensible et de raviver un moment les rêves liminaires de la terre.
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- 18 Dans son article intitulé « Des Tours de Babel », Derrida commente une traduction quasi littérale d (...)
- 19 « My lies have never belonged to me ».
- 20 « You ask/ Words of me, and I / Will speak them – from the moment / I have learned / to give you no (...)
10Dans Cité de Verre, Moon Palace, La Nuit de l’Oracle, ou Brooklyn Follies, les narrateurs ou les personnages austériens marchent à travers une ville babélienne, bruissante de langues et d’accents étrangers. Comme le marcheur de Giacometti, opposant le mouvement de sa silhouette au risque de la chute, les marcheurs d’Auster avancent pour ne pas tomber, ou pour se relever. Ils inscrivent ainsi à la surface de la ville la chute babélienne dont l’écriture a hérité et l’opération de « relève »17 qu’instaure l’élan traducteur au sein de la narration. En effet, dans ses poèmes elliptiques comme dans les trames décousues et reconstituées de ses romans, l’auteur ne cesse de témoigner de la dislocation à laquelle Dieu condamna sa descendance pour la punir d’avoir voulu se faire un nom et s’assembler dans l’unité d’une langue et d’une tour. Et dans les portraits ou dans les descriptions, les bouches solitaires qui ouvrent les visages, les murs ou les cavernes rappellent l’irrémissible séparation des « lèvres » que Dieu imposa à sa lignée18. Car l’écriture austérienne naît d’une contradiction : le souffle de la pensée, asphyxiant de silence, brûle de jaillir dans le monde ; mais en quittant le corps, les mots se pétrifient et se pulvérisent au contact d’un réel mensonger et gisant : « Mes mensonges ne m’ont jamais appartenu » (14)19 écrit l’auteur dans ses poèmes. La parole ne se donne qu’en retrait, dans la seule promesse de son effacement : « Tu me demandes des mots et je / les dirai – à partir du moment / Où j’aurai appris / à ne rien te donner » (28)20. La marche des personnages à travers la ville exprime ainsi l’inexorable « chute » des mots dans le monde. Mais elle montre aussi le travail de « relève » qui, semblable à l’art de la traduction, amène l’écriture à sans arrêt se renouveler.
- 21 « It’s a mind going over things, revisiting things, maybe trying to refine the original perception. (...)
11Simulacre de filature ou de flânerie, la marche, dans l’œuvre d’Auster, donne à voir le travail traducteur qui menace et entraîne l’écriture. En effet, la traduction, dans l’œuvre d’Auster, consiste moins à convertir des morceaux de discours étrangers afin de les intégrer dans le corps du récit qu’à éprouver le texte afin de le rappeler à sa vibrante corporalité. La traduction fait trembler l’écriture : elle multiplie les versions de l’histoire, les visages des personnages, les variantes des phrases et des signifiants. Elle œuvre simultanément à l’invention d’une pluralité de propositions et à la révision d’une même proposition, d’un sens originel, d’une impression première (« C’est la pensée qui revoit les choses, qui revient sur les choses, qui tente peut-être d’affiner la perception originale. Il faut sans arrêt revoir les choses pour en extraire un sens. », affirme l’auteur21, Cochoy, Vallas, 2015). Dans un premier temps, l’infini recommencement du travail traducteur témoigne de l’imperfection de formes continûment inaptes à désigner les coexistences sensibles. Mais dans un deuxième temps, il ouvre la matière du langage à une multiplicité d’interprétations et désigne la substance des mots comme un lieu de rencontre avec l’altérité.
12Espaces Blancs, l’essai que l’auteur écrivit le jour où, assistant à la répétition d’un spectacle de danse, en décembre 1978, il vit le mouvement des corps s’harmoniser à la voix de la chorégraphe, revêt en ce sens une valeur emblématique. Consacré à la danse, cette forme épurée et gracieuse de la marche, l’essai donne à voir le travail traducteur qui entraîne l’écriture. Espaces Blancs se présente en effet comme une « traduction » du mouvement des danseurs. Recourant au paradoxe, au chiasme ou à l’oxymore, les phrases se plient et se déplient, non pour annuler le sens, mais pour le faire vibrer. Elles transforment l’écriture en une danse aérienne et néanmoins ancrée dans son éphémère littérarité et manifestent ainsi les pouvoirs inhérents à la traduction. Pour s’harmoniser à la mouvance de son objet, le texte retourne sur ses traces et déploie ses bifurcations à la surface de la page (« En d’autres termes », « Pour dire les choses autrement »). Il montre la conversion du risque métadiscursif en rite performatif qu’opère la traduction au cœur de l’écriture. D’une blancheur très melvillienne (dans Moby-Dick, la blancheur conjugue l’absence de couleur et la somme de toutes les couleurs), l’essai révèle ainsi comment l’évocation de la marche permet à l’auteur d’exprimer le dilemme de son art, tendu entre l’aveu de son impuissance à dire sans mentir et son recours salutaire au geste traducteur afin de s’investir dans le monde sensible. Or, cette démarche artistique s’inscrit directement dans la « cité de glace » new-yorkaise.
13La marche à travers New York donne en effet à voir la « chute » des mots et la « relève » de l’élan traducteur qui entraîne l’écriture et l’amène à s’investir dans des lieux souvent invisibles de la ville. La chute qui transparait dans l’espace urbain et fictionnel revêt une triple forme : celle de l’être, troquant l’innocence de ses rêves contre les affres de la connaissance ; celle des premiers découvreurs, colonisant la terre qu’ils avaient inventée comme un nouvel Éden ; celle de l’artiste, réifiant dans son œuvre la mouvance du monde qu’il souhaitait éclairer. Or, cette triple faute se trouve à la fois avouée et évitée dans les rues de la ville. Comme la marche qui, au rythme de chaque pas, mêle la trace de l’empreinte et l’envolée de la quête, l’écriture austérienne recourt au geste traducteur afin de rebrousser le temps, de transformer le lieu de l’aveu en milieu de l’épreuve. New York devient alors cet endroit utopique où le constat de la chute, inlassablement reformulé, concourt à raviver les rêves d’unité qui l’avaient précédée.
14La marche à travers la ville manifeste souvent la chute adamique des personnages. Mais répété sur la scène new-yorkaise, le passage de l’innocence à l’expérience se trouve transitoirement ajourné. Ainsi, dans Moon Palace, la chute de Marco Fogg à Manhattan est annoncée dès la première page par son dépouillement progressif et ses déménagements successifs à Manhattan (il passe de Columbia, en haut de Manhattan, à la 10e Rue, au sud de l’île). Or, la verticalité de sa chute est compensée par le bégaiement du discours qui relance plusieurs fois le début de l’histoire, puis bifurque et bourgeonne d’un récit à un autre. New York est alors moins le lieu d’une chute que le lieu d’un sursis.
15De même, la marche semble entraîner une reconstitution de la conquête du territoire américain sur la scène new-yorkaise. Mais associée au travail traducteur, elle concourt aussi à recréer les rêves antérieurs à la violation de la terre. En effet, comme l’annonce la récurrence des métaphores marines qui transforment la ville en un vaste océan, mais aussi le choix des toponymes qui ponctuent les récits (Algonquin Hotel, Columbus Circle, Mayflower Café…), l’Histoire de l’Amérique se trouve déclinée sur la scène new-yorkaise. De la colonie de Roanoke aux premiers pas sur la lune, cette Histoire est marquée par la faute. Dans Moon Palace, Effing évoque la transformation du « petit paradis » de Long Island en un lieu envahi de constructions immobilières et de parcs automobiles. La dénaturation du paysage urbain semble ainsi répéter le viol originaire du sol américain, par l’œil et le pas conquérants. Inventées comme un nouvel Éden, les vierges étendues de la prairie sont devenues désert, vallée de cendres ou terre vaine. Dans leur chute, elles ont entraîné les rêves qui animaient les découvreurs à l’abord de l’ailleurs. Pourtant, les marcheurs austériens rencontrent à Manhattan la cour de recréation nécessaire au rappel de l’enchantement originel. Dans Moon Palace, Marco découvre à Central Park une version urbaine des idéaux fondateurs de l’Amérique, une version américaine de la vocation communautaire de la ville. Si son pèlerinage menace de se muer en douloureuse isolation (le mot solitude devient loneliness), Marco se remet néanmoins à marcher et à vivre à la lisière entre les immeubles et la nature, entre les musées blancs et la splendeur vernale du parc. Là, entre les palimpsestes surchargés de l’Histoire du vieux monde et la verdeur offerte du nouveau, il retrouve un moment l’étonnement émerveillé des premiers découvreurs.
16L’errance des personnages à la surface de la ville donne aussi à voir l’indétermination des mots, devenus impuissants à nommer le monde sans mentir. Mais une nouvelle fois, l’élan traducteur manifeste les pouvoirs d’un texte qui, ne cessant de se renouveler, réussit non seulement à s’ajuster aux variations new-yorkaises, mais aussi à en ranimer les rêves d’harmonie. Dans Cité de Verre, cette démarche poétique s’exprime lors de la filature reliant Stillman et Quinn à travers le dédale urbain. Détective privé, Quinn suit Stillman à travers Manhattan et note ses faits et gestes sur son carnet – la filature (shadowing) et aussi un acte d’écriture. Selon Peter Stillman, la scission entre les mots, aussi immuables que des pierres, et les choses soumises à l’usure du temps se mesure directement sur le sol new-yorkais :
- 22 « I have come to New York because it is the most forlorn of places, the most abject. The brokenness (...)
Je suis venu à New York parce que c’est le plus abandonné des lieux, le plus abject. […] Tout est en lambeaux, la confusion est universelle. […] La ville entière est un dépotoir. (78)22
17Le projet fou de Stillman consiste à parcourir les rues de la ville afin de collecter et de renommer les morceaux du corps urbain. Semblable au « chiffonnier » baudelairien, Stillman est un collectionneur de débris :
Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. (Baudelaire, 1961, 327-328)
- 23 « the world is not merely an accumulation, it is a process. »
18Or, dans son recyclage de noms et de choses, Stillman échoue à rendre compte de la mouvance du monde (« le monde n’est pas simplement une accumulation, écrit l’auteur dans L’Art de la Faim, c’est un processus »23 39). En revanche, son errance l’amène à esquisser son dessein à la surface de l’endroit qui le condamne à ne jamais finir – il trace les lettres TOWER OF BAB sur la carte de la ville. Cessant d’être cumulative, sa démarche est une mise en relation :
- 24 « True, he had created the letters by the movement of his steps, but they had not been written down (...)
Il est vrai qu’il avait créé les lettres grâce au mouvement de ses pas, mais elles n’avaient pas été écrites. C’était comme esquisser un dessin du bout du doigt. L’image s’évanouit au fur et à mesure qu’on la dessine. Il n’y a pas de résultat, pas de trace de ce que l’on a fait. (71)24
- 25 « embody the notion of change in the words we use. »
- 26 « All inanimate things were disintegrating, all living things were dying. »
19En effaçant les traces de son passage, Peter Stillman ranime le devenir dans un langage en perdition. Il réalise ainsi le projet qui motive sa déroute : « incarner la notion de changement dans les mots qu’on utilise »25 (78). Car seule la dispersion du langage dans le mutisme qui le précède permet de rendre compte du changement funeste et régénérateur qui travaille le monde : « Toutes les choses inanimées se désintégraient, toutes les choses vivantes mourraient »26 (122).
20Comme le suggère la constante relance des phrases dans l’évocation du parcours, c’est l’élan traducteur qui amène l’écriture à transformer son constat de perte en avènement visuel. Ainsi, lorsque Quinn interprète l’errance de Stillman avec un stylo acheté à un sourd-muet et tient son calepin comme un artiste arbore sa palette de couleurs, il révèle combien les variations du sens confèrent à l’écriture un pouvoir visionnaire. Au cours de ses déambulations, Quinn éclaire aussi les marges invisibles de la ville. Lorsqu’il interrompt son errance sur le rivage de la 1ère Avenue, devant la Tour de Babel des Nations Unies, afin de retracer, de mémoire, les pas de son regard, les différentes versions qu’il donne d’une phrase de Baudelaire suggèrent combien le détour par l’autre se révèle nécessaire au retour à soi :
- 27 « Baudelaire : Il me semble que je serai toujours bien là où je ne suis pas. In other words: It see (...)
Baudelaire : Il me semble que je serai toujours bien là où je ne suis pas. En d’autres termes : il me semble que je serai toujours heureux à un endroit où je ne suis pas. Ou, plus abruptement : partout où je ne suis pas est le lieu où je me trouve. Ou encore, en saisissant le taureau par les cornes : Anywhere out of the world. (110)27
21De plus en plus dépouillée, la traduction donne une illustration formelle de la déchéance humaine que Quinn a observée sur les trottoirs et recensée dans son carnet. Les réflexions de Quinn s’évanouissent en effet progressivement au profit d’une liste de sans-abri qui, musiciens, mendiants ou malades, vivent sur le trottoir. Associée au travail traducteur qui entraine l’écriture dans les rues new-yorkaises, la marche donne un droit de mémoire aux êtres oubliés de la cité.
- 28 « [He] said to himself, almost triumphantly: I am lost. »
22Associée au travail traducteur, la marche confère aux promeneurs désorientés une étonnante clairvoyance. Dans L’Invention de la Solitude, le narrateur raconte ainsi que c’est en s’égarant parmi les rues et les accents d’Amsterdam qu’il réussissait à se retrouver : « Il se dit, presque triomphalement : je suis perdu »28 (87). Et dans l’essai intitulé « New York Babel », l’auteur note encore que c’est en recourant à une langue étrangère que le poète Louis Wolfson abordait New York – la Nouvelle Amsterdam – avec un regard neuf :
- 29 « There are few books that have given a more immediate feeling of what it is like to live in New Yo (...)
Peu de livres ont donné un sentiment plus immédiat de ce qu’est la vie à New York et l’errance à travers les rues de la ville. […] En regardant son monde à travers une lentille différente, en jouant avec les mots afin de convertir son monde – emmuré dans la langue anglaise – en une langue autre, il réussissait à le voir avec un regard neuf, d’une manière qui se révélait moins oppressante pour lui, comme si, dans des proportions infimes, il pouvait avoir un effet sur ce monde. (L’Art de la Faim 29-30)29
- 30 « For he cannot be anywhere until he is nowhere, and from the moment he begins to lose his bearings (...)
23De même, c’est en adoptant la démarche d’un traducteur et en déambulant à travers New York, cette ville peuplée d’« étrangers anonymes » et vibrante de langues que le sujet austérien éprouve l’égarement nécessaire à sa reconnaissance identitaire – « Car il ne peut être quelque part tant qu’il n’est pas nulle part, et au moment où il commencera à se perdre, il trouvera où il est »30 (L’Invention de la Solitude, 190). Dans Moon Palace, Thomas Effing, aveugle visionnaire, demande à Marco Fogg, son secrétaire, de le promener en fauteuil roulant à travers la ville et de décrire leurs alentours. Pour l’amener à voir, il lui donne l’exemple de Pavel Shum, le russe blanc polyglotte qui le guidait auparavant :
- 31 « [he described him] as a master of the poetic phrase, a peerless inventor of apt and stunning imag (...)
[Il le décrivit] comme un maître de la phrase poétique, un inventeur hors pair d’images justes et frappantes, un styliste dont les mots pouvaient miraculeusement révéler la vérité palpable des choses. (121)31
24C’est parce que l’anglais n’était pas sa langue maternelle que Pavel Shum réussissait à décrire New York. Traducteur poète, il devait son talent à la qualité de ses inventions, et non à l’acuité de ses perceptions. De même, Marco doit s’initier au renoncement – cesser de vouloir tout dire et inviter son interlocuteur à recourir à son imagination afin de combler les blancs de la narration :
- 32 « I discovered that the more air I left around a thing, the happier the results, for that allowed E (...)
Je découvris que plus je laissais d’air autour des choses, meilleur était le résultat, car ceci permettait à Effing de faire le travail crucial de lui-même : construire une image sur la base de quelques allusions, sentir son propre esprit voyager vers la chose que je décrivais pour lui.32 (123)
- 33 « Seeing is the effort to create a presence: to possess a thing would be to make it vanish. »
25Afin de voir et de nommer la ville, le marcheur doit renoncer à énoncer une somme de détails, mais donner à ressentir leurs coexistences sensibles : « Voir est l’effort de créer une présence : posséder une chose serait la faire disparaître »33 (L’Art de la Faim, 39). En ce sens, la marche est aussi une initiation au silence, non comme perturbateur du sens (comme dans la censure ou le retrait), mais comme révélateur d’un sens ouvert à une diversité d’interprétations. En silence, le regard du marcheur se renouvelle aux abords de la ville et s’ouvre à ses marges invisibles, peuplées d’étrangers anonymes.
- 34 « I put one foot in front of the other, and then the other in front of the first, and then hope I c (...)
- 35 « The book is the only thing that keeps me going. »
- 36 « A word becomes another word, a thing becomes another thing. »
26Dans Le Voyage d’Anna Blume, la narratrice erre à travers une ville dévastée. La marche devient alors à ses yeux une garantie de survie : « Je mets un pied devant l’autre, puis l’autre pied devant le premier, et j’espère pouvoir recommencer. […] la seule chose qui compte, c’est de rester debout sur ses pieds. »34 (2). La déambulation et la narration épistolaire se confondent au cours de sa traversée : « ce livre est la seule chose qui me fait avancer »35 (104). La marche d’Anna Blume manifeste ainsi le mouvement vers l’autre qui, associé au travail traducteur, entraîne l’écriture austérienne. Dans L’Invention de la Solitude, l’auteur recourt encore au rythme de la marche afin d’évoquer l’acte d’écrire, comme l’acte de traduire : « Un mot devient un autre mot ; une chose devient une autre chose »36 (136). Or, dans les rues new-yorkaises, cette orientation altruiste des mots prend la forme d’une ouverture littéralement hospitalière aux êtres invisibles et aux événements ordinaires de la ville.
27Dans un élan à la fois solitaire et solidaire, la marche à travers la ville donne à voir la manière dont l’écriture austérienne recourt au travail traducteur afin de se sauver en s’orientant vers l’autre. En ce sens, elle renoue avec l’interprétation de la traduction comme un travail de conversion d’une langue en une autre langue. Or, dans sa préface à une traduction des Tableaux Parisiens, Walter Benjamin envisage le travail traducteur comme un mode de survie. Selon lui, la tâche du traducteur consiste à créer une langue plus proche de l’unité originale du langage que ne l’est le texte source ou le texte cible. D’un côté, la langue du traducteur se pose en héritière lorsqu’elle étend son territoire pour délivrer le « noyau » de pur langage exilé dans le texte étranger. Mais d’un autre côté, le texte original recèle a priori le désir d’être traduit qui garantit sa croissance. La traduction est alors le moment de « survie » – entendue non comme vie après la mort (Uberleben) mais comme continuation de la vie (Forlebeben) – où la langue source et la langue cible reconnaissent leur dette réciproque afin de s’élever vers un « air linguistique plus pur », un « royaume » absolu du langage.
28Dans ses essais, dans ses romans, Auster associe la traduction à un sursaut salutaire entraînant l’écriture à se transfigurer pour regagner sa vie à l’instant où elle sombre dans un désœuvrement orphique qui n’a plus que l’échec pour seule inspiration – « comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir, comme si ce que nous appelons l’insignifiant, l’inessentiel, l’erreur, pouvait, à celui qui en accepte le risque et s’y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité » (Blanchot, 1968, 229). Dans L’Invention de la Solitude, c’est en guise de prière pour la survie de son fils malade qu’A traduit le poème que Mallarmé écrivit pour Anatole, son enfant agonisant. Dans Le Livre des Illusions, c’est en guise de salut après le décès de sa famille que Zimmer traduit les mémoires que Chateaubriand rédigea afin de subsister jusqu’à la mort. Riche d’infinies interprétations, la traduction proclame une liberté de choix salutaire face à un désastre annoncé.
29La marche à travers la ville, associée à l’élan traducteur, illustre ainsi la manière dont le retour sur soi nécessaire à la survie ne saurait avoir lieu sans le détour par les autres. Au lieu d’isoler les mots loin du monde, l’incessante reformulation des histoires, des phrases et des signifiants révèle l’engagement éthique de l’écriture austérienne. Faisant danser les mots à la surface du texte, la traduction est un « travail d’amour » (L’Art de la Faim, 262) :
- 37 Je ne traduis pas cette citation, purement rythmique.
He wants to say. That is to say, he means. As in the French, « vouloir dire », which means, literally, to want to say, but which means, in fact, to mean. He means to say what he wants. He wants to say what he means. He says what he wants to mean. He means what he says.37 (L’Invention de la Solitude, 148)
30Le travail traducteur fait trembler, trébucher et valser le langage et diffère sa chute dans l’ultime solitude du sens. En entraînant une constante reformulation des phrases, il témoigne à la fois de l’incertitude du langage et de son ouverture à l’altérité.
- 38 « To wander about in the world, then, is also to wander about in ourselves. That is to say, the mom (...)
- 39 « [I will] dance on the wire until I die. »
31Ainsi, revenant sur ses pas pour avancer plus loin, l’écriture mémorielle se plisse et se biaise pour s’orienter vers l’avenir. Dans L’Invention de la Solitude, l’auteur compare la mémoire à une immense tour de Babel (136) et le travail mémoriel à une errance à travers la ville (166). Au niveau de la syntaxe, les répétitions symétriques et les replis chiasmiques annoncent une conversion de l’archivage mémoriel en étalement d’histoires à la surface de la ville : « Errer à travers le monde, écrit l’auteur, c’est errer à travers soi-même. En d’autres termes, au moment où nous faisons un pas vers l’espace de la mémoire, nous entrons en marchant dans le monde »38 (166, je souligne). Ainsi, les filatures qui s’esquissent à travers la ville s’apparentent moins à une enquête ou à une sérendipité visant à découvrir ou à déchiffrer des indices ou des traces mémoriels, qu’à une forme de danse manifestant la valeur d’une attention à l’autre. Mue par l’élan traducteur dont l’essence, selon Antoine Berman, est d’être « ouverture, dialogue, métissage, décentrement » (Berman, 1984, 16), la narration s’adresse et se donne à autrui. Dans les rues de New York, Quinn suit Stillman, Blue suit Black, Maria se fait suivre par un détective, Aaron suit Sachs et Sachs se fait suivre par Maria. Et dans la trame des romans, Aaron parle pour Sachs, Flower parle pour Stone, Marco parle pour Effing, mais Kitty interprète pour lui les mots de Solomon. Et l’espace blanc où les mots dansent avec le monde s’entrevoit encore au moment où Peter Stillman Jr, ajustant les trébuchements de sa démarche aux bégaiements de sa parole, apparaît dans Cité de Verre : « Je danserai sur le fil jusqu’à ma mort »39 (19).
- 40 La chute se décline en tous sens dans les romans, au gré de combinaisons complexes: fall, nightfall (...)
- 41 « [Love] is the one thing that can stop a man from falling, the one thing powerful enough to negate (...)
32En marchant, en trébuchant, en claudiquant à travers la ville, les personnages austériens illustrent simultanément la chute des mots dans le monde et le travail de « relève » qu’instaure la traduction au sein de l’écriture. Mais loin d’être vainement métatextuel, ce retour des mots sur leur propre avènement présente les desseins humanistes qui animent l’auteur. En effet, usées jusqu’à la corde ou la caricature, les histoires s’enchaînent en accéléré, les phrases se plient et se déplient, et les mots s’étoilent en tous sens. Au niveau du récit, les intrigues juxtaposées, enchâssées, enlacées se présentent comme plusieurs versions de la même histoire. Elles s’enchaînent dans la trame au gré de dérivations, d’embranchements et de correspondances et manifestent leur force de régénération. De même, le travail traducteur altère la syntaxe. Les phrases s’annoncent par défaut ou par prétérition, s’affirment en s’infirmant au détour d’une litote, basculent autour d’un chiasme ou alternent entre les pôles contradictoires d’un oxymore. Plissées et étirées en tous sens, elles donnent à voir leur lutte pour le mot juste. Or, le mot n’est jamais juste que dans l’imprécision. Car en faisant résonner l’incertitude du langage, l’auteur révèle le rayonnement du sens – the music of light. Fragmenté-rassemblé, le texte manifeste ainsi son désir de nommer. Dans sa danse, il annonce et diffère la chute des mots dans le monde. En effet, récitée sous toutes ses formes dans les romans40, la chute annonce moins la perte qu’elle ne la nie. Filant comme une balle, elle quitte la métaphore pour broder le récit, de solstice d’automne en tombée de la nuit, de cascades de pierres en éboulis de pluie. Elle infléchit les tares et les barres de mercure. Elle fait céder les forts, se déverser les larmes, s’abaisser les regards et ployer les genoux. Mais en se déclinant, elle s’inverse en amour : « [L’amour] est la seule chose qui peut arrêter la chute d’un homme, la seule chose assez puissante pour nier les lois de la gravité »41 (Moon Palace, 50).
- 42 « Writing as a lesser form of dance. »
33Dans Brooklyn Follies, la marche de Lucy, la nièce du narrateur, à travers les rues de Brooklyn annonce ainsi son retour à la voix, à la vue et à la vie après des années de mutisme. Si, comme l’affirme l’auteur dans Chronique d’hiver, l’écriture est une « forme mineure de danse »42 (225), la liste whitmanienne de lieux et de langues qui accompagne la déambulation de Lucy s’esquisse comme une chorégraphie à la surface de la page :
- 43 « as we took our walks up and down Seventh Avenue, passing the dry cleaner, the grocery store, the (...)
[…] tandis que nous marchions dans un sens, puis dans un autre, sur la Septième Avenue, en passant devant le pressing, l’épicerie, la boulangerie, le salon de beauté, le kiosque à journaux, le marchand de café, [Lucy] était assaillie par une multitude de langues différentes. Elle entendait de l’espagnol et du coréen, du russe et du chinois, de l’arabe et du grec, du japonais, de l’allemand et du français, mais au lieu de se sentir intimidée ou perplexe, elle exultait au cœur de cette variété de sons humains. « Je veux parler comme ça » me dit-elle un matin […]. (229)43
- 44 Certaines de ces histoires sont publiées dans True Tales of American Life.
34À travers sa marche, à travers sa sensibilité aux mots et aux accents étrangers, Lucy annonce un mode de « relève » face à la malédiction babélienne et éclaire les desseins humanistes de l’auteur. Elle donne à voir l’ouverture du texte aux êtres anonymes qui habitent la ville. Dans le dernier chapitre du roman, intitulé « Inspiration », Nathan Glass, cet ancien vendeur d’assurances vies, sort de l’hôpital et marche dans la ville, le 11 septembre 2001. Il entend désormais se consacrer à l’écriture de « nécrologies de l’ordinaire » – de récits de vies promises à l’oubli. Comme l’auteur, qui lut pendant un an à la radio des histoires vraies, écrites par des inconnus44, Nathan veut transformer son inspiration en souffle créateur afin de donner à voir et à entendre les êtres invisibles de la cité.
35La marche dans la ville, dans les romans d’Auster, apparaît ainsi comme une rencontre utopique entre une voix éthérée et une ville grisée de rêves fraternels qu’on croyait oubliés. Elle donne à voir la manière dont l’élan traducteur, au sein de l’écriture, annonce et devance la chute des mots dans le monde et manifeste l’investissement de la fiction dans la diversité du sensible. À la fois réflexive et incarnée, la marche entraîne l’écriture à recréer, le temps d’une illusion, les rêves démocratiques à l’origine de la terre. Les marcheurs d’Auster décrivent moins la ville que le temps qu’il y fait. Car en notant les impressions du temps sur l’espace, ils donnent à ressentir l’impersonnalité d’une pure affection, l’idéalité d’une commune émotion. Ils confèrent une étrange luminescence aux éléments les plus triviaux de l’urbanité – les couleurs du ciel, les flaques de goudron, l’écoulement de l’eau le long des réverbères. En dansant dans la rue, ils transmettent une nouvelle « expérience » de la ville, fondée sur une reconnaissance des « presque riens » de la vie ordinaire, ces « halos de lumière » ou ces « atmosphères » qui transmuent un instant la conscience de la perte en espoir d’harmonie.
- 45 Le Pont de Brooklyn est souvent évoqué dans les romans et dans ses entretiens, l’auteur rappelle co (...)
- 46 « Leaving your body behind you and entering the fullness and thickness of the world. »
- 47 « the thick stone of the medieval Gothic arches at odds with and yet in harmony with the delicate s (...)
36Enjambement de pierre et de rêve, le Pont de Brooklyn pourrait emblématiser l’art de la marche45, dans l’œuvre d’Auster. Dans Brooklyn Follies, au moment où la lune s’élève au milieu de l’arche du pont, Tom éprouve un sentiment de transcendance, étonnamment évoqué en des termes concrets : « Tu laisses ton corps derrière toi et tu entres dans la plénitude et dans l’épaisseur du monde. »46 (31). Dans Chronique d’Hiver, le pont apparaît encore comme une alliance de grâce et de gravité : « la pierre épaisse des arches gothiques médiévales forme un contraste et néanmoins s’harmonise avec les délicates toiles d’araignées des câbles en acier »47 (225). Or, cette alliance d’émerveillement et d’investissement caractérise l’art de la marche et l’art d’écrire, dans l’œuvre d’Auster. Elle donne à voir combien la marche dans la ville traduit un mode d’écriture qui, loin de toute vaine réflexivité, réinvente une forme d’existence, au confluent du mythe et du quotidien :
- 48 « You could say that the bridge is both old and new, it’s tradition and innovation at the same time (...)
On pourrait dire que le pont est à la fois ancien et nouveau, qu’il incarne à la fois la tradition et l’innovation. Pour 1883, quelle invention remarquable. […]. Il y a quelques années, [Peter Brook, le metteur en scène] était à New York. Il a accordé un entretien au Times et voici ce qu’il a dit : « Dans mon travail, j’essaie de saisir la proximité du quotidien et la distance du mythe. Car sans la proximité, on ne peut être ému, et sans la distance, on ne peut être émerveillé. » N’est-ce pas extraordinaire ? Je pense que c’est ce que j’ai tenté de faire toute ma vie – ceci. Et il l’a exprimé en deux phrases. J’ai essayé de trouver un moyen de réfléchir à cela, et vos mots sur le pont m’y ont fait penser. Car c’est le quotidien et le mythique, en une seule structure48. (Cochoy, Vallas, 2015)