1Marcher, on le fait partout et depuis toujours, sur les chemins de campagne et par les villages, le long de sentiers qui gravissent ou dégringolent les pentes des montagnes, ou sur l’horizontalité de grèves distendues – mais avec l’apparition des villes et, singulièrement avec ce qui les a dilatées jusqu’à l’infini ou presque, la marche à pied a pris une autre dimension, celle du flâneur, celle du passant, deux termes qui, c’est notable, ne sont pas utilisés hors de l’espace urbain. Or dans le droit fil de ces termes vient toute une littérature, tout un versant de la littérature, et c’est ce qu’il faut interroger.
2Mais avant d’entrer dans cette matière ou texture, avant de regarder comment se tisse et se détisse le tissu urbain, il me semble qu’il peut être bon de parler tout simplement de la marche elle-même et d’envisager l’émotion de cette motion, l’espace d’expérience qu’elle configure. L’apprentissage de la marche est un événement des familles, mais il vient trop tôt pour que le marcheur en conserve le souvenir : de ces équilibres précaires et de cette aventure à la fois toute petite et immense nous ne savons rien, nous ne nous souvenons pas de nous être ainsi redressés et d’avoir été à partir de cette position, la station débout, lancés dans l’espace, c’est-à-dire d’emblée dans la totalité de l’espace. Mais à chaque fois que je croise dans la rue, tenu par la main, un quelconque bambin de très petit âge sachant déjà marcher et le faisant comme il peut, toujours un peu sautillant et traîné, j’aimerais pouvoir à travers lui, ou elle, reconstituer, et dans la ville où j’en eus l’occasion (Paris), l’émotion physique de ces premiers parcours.
- 1 Je renvoie bien entendu à sa formidable Théorie de la démarche.
3La marche en effet est d’abord cela, physique – une pure action du corps, un déploiement dans l’espace qui ouvre celui-ci à la vue, mais elle est aussi, simultanément, un toucher. Même si les semelles de nos chaussures nous le font quelque peu oublier, il y a avec la marche, avec les pas qui la constituent, et à chaque pas justement, quelque chose d’une touche et, de l’effleurement caressé à la percussion la plus lourde, les différents styles de démarche (que Balzac repéra et analysa avec tant de malice1) sont la déclinaison de ce toucher. Au fil de ce pas vient l’aptitude à le régler, c’est-à-dire à le moduler selon le temps que l’on veut mettre à parcourir, et c’est là on le sait une affaire qui n’est jamais aussi simple qu’il y paraît, en tout cas dès que l’on ne marche pas seul et qu’il faut accorder son pas à un autre. Mais l’homme qui marche – et c’est bien ainsi que l’ont compris Rodin puis Giacometti avec leurs célèbres figures – c’est d’abord seul qu’on l’envisage, seul qu’on l’imagine.
- 2 Voir la célèbre remontrance qu’il adresse à Flaubert, traité de « cul de plomb » dans Le Crépuscule (...)
4Ce qui s’éprouve, selon le motto de cette solitude, c’est une sorte de cogito du marcheur : dans l’immense ouverture de l’espace je marche, je suis seul à marcher et à écrire cette ligne qui aussitôt s’efface, et cette absence même de sillage est ce qui me constitue. Je marche donc je pense, serait-on aussitôt tenté de dire, et je ne craindrai pas, dans la suite même de cette incise de provenance cartésienne, de citer Novalis, lequel dans un fragment (et je le rappelle, j’y tiens – de quelque manière qu’on le réunisse, le « brouillon général » de Novalis est inépuisable) établit comme une loi cette venue de la pensée dans la marche ou cette venue de la marche pensive – voilà ce qu’il dit : « La représentation du monde interne et celle du monde extérieur se constituent parallèlement – en avançant – comme le pied droit et le pied gauche – mécanisme significatif de la marche » (Novalis, 1966, 132-133). Certes, le mécanisme de la marche n’est amené ici que comme un analogon de celui de la pensée, mais cette notion quasi rythmique d’allers-retours incessants entre le dehors et le dedans, nous pouvons y voir aussi, par-delà la comparaison, un effet du mécanisme de la marche lui-même, puisque celle-ci, selon son avancée, ouvre le monde au marcheur tout en laissant celui-ci, ainsi qu’on dit communément, plongé dans ses pensées. Et au-delà mais très peu au-delà de cette double polarité simultanée, le fil est tendu qui nous livrerait pour finir l’adage à la fois nietzschéen et populaire (cela peut arriver !) de la pensée ou des pensées qui viennent en marchant, c’est-à-dire, s’il faut le préciser – ce que fit Nietzsche2 – tout autrement que si l’on reste assis à les attendre ou à les provoquer.
5Y aurait-il, dès lors, à l’intérieur de cet accord entre marche et pensée, une accentuation plutôt des villes et une autre plutôt des champs, ce serait bien difficile à évaluer et sans doute est-ce infiniment variable, selon les lieux, les tempéraments des individus et les circonstances – mais ce qui est certain, c’est que ce “cogito” du marcheur, directement lié à la conscience qu’il a de lui-même en train d’avancer dans le paysage, se confronte à une étendue qui change du tout au tout selon qu’elle conserve la forme de la campagne ou acquiert des traits urbains et que ce qui caractérise en premier les formes urbaines de l’étendue, c’est qu’on n’y est pas seul, c’est qu’on y rencontre sans fin d’autres hommes, peut-être pareillement aspirés par leurs pensées, mais qui sont là. Et il est frappant de voir que dans la Deuxième des Méditations – celle-là même où est jetée la pierre de l’ego sum, ego existo – passe à l’esprit de Descartes l’idée d’invoquer « des hommes qui passent dans la rue » (Descartes, 1990, 75) qu’il est allé regarder par la fenêtre. Peu importe que leur passage ne soit dû qu’à un développement sur le pouvoir de reconstitution imaginative de l’esprit, une fenêtre a été ouverte, et elle donne sur la ville, car tel est le pouvoir de celle-ci qu’elle pénètre même au plus profond de la conscience en y faisant venir des hommes, des autres, et d’ailleurs à l’infini dès lors qu’aux heures ouvrables on s’y promène.
6« Le solitaire sera éclaboussé par tous » – je me souviens de cette phrase de Michaux (où est-elle, je ne le sais plus, mais je garantis qu’elle est vraie) : telle est la loi de la ville, et elle fonctionne à chaque instant, même la nuit quand les rues sont désertes et que, selon l’adage de Murnau – et même s’il n’y a pas de ponts – les fantômes viennent à notre rencontre. Ce survenir des autres, divers et interminable, prend plusieurs formes et toutes ces formes ont un pouvoir d’interruption et/ou de relance pour la pensée. Le « roman colossal » (encore une expression de Novalis) de la ville s’écrit selon toute une gradation qui va de l’individu solitaire à la foule et qui brasse sans fin les sillages que tracent les passants. L’« explosion lumineuse (des êtres) dans l’espace » (Baudelaire, 1986, 700) dont Baudelaire a parlé dans Le peintre de la vie moderne, texte ici absolument fondateur, est un événement discontinu et continuellement changeant : marcher c’est introduire une ligne flexible dans un entrelacs incessant de lignes, celles-ci tantôt s’étoilant en tous sens, tantôt se regroupant en faisceaux plus ou moins denses. Pensons ici à ces vues prises d’en haut que la photographie, pendant toute une époque, aima multiplier, et qui montrent en effet à l’œuvre cette ponctuation mobile de l’espace, cette chorégraphie aléatoire de silhouettes courant sur la trame urbaine.
7Chorégraphie qui, au-delà de la ligne solitaire de celui qui va, s’en va, commence par un pas de deux, par conséquent par le croisement, c’est-à-dire par la rencontre aussi vite engloutie qu’apparue de deux êtres qui ne se connaissent pas. La référence qui vient ici tout de suite et qui même saute aux yeux comme la séquence d’un film que nous aurions vu, c’est bien sûr à nouveau Baudelaire avec l’extraordinaire scénario condensé d’À une passante – poème qui en effet a la ductilité et la puissance narrative d’un court-métrage, poème-récit qui, pourrait-on dire, invente avant son heure, en un vertigineux champ-contrechamp, le cinéma. J’y ajouterais volontiers, pour le plaisir, une autre référence, moins connue sans doute, et qui regarde cette fois vers Lisbonne, il s’agit d’un passage du Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa, le voici : « Je ne puis regretter profondément de n’avoir pas été empereur romain, mais je peux regretter sincèrement de n’avoir jamais adressé la parole à la petite couturière qui, vers les neuf heures, tourne toujours à droite au bout de la rue » (Pessoa, 1988, 41). Le décalage entre ces deux citations n’est pas seulement ce qui fait passer du dramatique au primesautier, c’est aussi que dans le cas de Pessoa nous sommes dans l’espace familier d’une rencontre renouvelée ayant valeur de refrain, tandis qu’avec Baudelaire nous sommes dans le registre de l’exception. Mais ce qui est remarquable, c’est justement que l’exception, si elle ne donne en effet qu’exceptionnellement lieu à une intensité semblable à celle que restitue À une passante, est pourtant le régime le plus commun de la rencontre : ceux sur qui l’on tombe en sortant de chez soi dans l’espace de la grande ville, on ne les croise la plupart du temps qu’une seule fois. Ce à quoi donne consistance la foule urbaine d’où surgit la passante un instant tutoyée, c’est d’abord au renouvellement constant de la rencontre avec la singularité : dans la marche justement, la foule qui vient au devant du marcheur se décompose en une infinité de visages auxquels le temps de s’inscrire dans la mémoire n’est que très rarement accordé.
8Cette constance d’engloutissement, cette disparition permanente (« Appa-ritions ! Disparitions ! Comme dans la vie ! » dit, on s’en souvient, le directeur de théâtre des Enfants du Paradis), ce sont des conditions de l’être urbain : le “vivre ensemble” si souvent et si platement invoqué dans le discours politique moyen, ce qui le fonde en vérité, ce qui l’inscrit dans sa vérité la plus propre, c’est justement cette constance de la séparation et de la disparition. Constance qui a avant tout la valeur et même, pourrait-on dire, la prestance d’un écoulement : dans La Nuit de Londres – soit dit en passant l’un des livres les plus à même de retracer ou de redonner l’éclat de ces épiphanies que la marche nocturne est capable de produire – Henri Thomas développe cette idée de flux continu, voilà ce qu’il en dit : « le dernier des hommes, plongeant dans la foule, entre dans un monde où la disparition n’est pas une cause d’inquiétude, où elle n’est plus la mort, ni même l’absence. » Simplement ressentie, dit-il, « comme un battement de cil dans la vision, elle est à chaque fois comme l’enlèvement d’un obstacle, à peine aurait-il surgi » (Thomas, 1956, 41-42). L’expérience qui est retracée là, et qui est peut-être, Henri Thomas le précise, celle du « dernier des hommes » est celle que n’importe quel passant, donc, peut éprouver et vérifier au sein de ce tuilage fluide auquel la foule des grandes villes donne consistance. Mais entre ce n’importe qui et celui que Pessoa, via son hétéronyme Bernardo Soares, définit comme le « Passant intégral » (Pessoa, 1988, 124), aucune hiérarchie n’intervient. Le flâneur générique que le flux de la littérature moderne, au moins depuis Poe et Baudelaire, nous permet de nous figurer, est aussi et doit pouvoir rester le « dernier des hommes ».
9Si celui qui côtoie constamment l’inconnu est peut-être en ce sens un héros, il ne l’est qu’au prix de son possible effacement, de son engloutissement dans la masse : marcher, avancer, c’est toujours aussi se dissoudre, et la foule, c’est bien connu, est d’abord la meilleure des cachettes. Entre le solitaire et la foule se tisse une aventure dialectique dont le flâneur, au sens où Benjamin l’a caractérisé, est le héros et le récitant, et il est symptomatique qu’entre les personnages des livres issus du roman colossal des villes modernes et ceux qui les ont créés une confusion soit venue s’installer : entre Pessoa et Bernardo Soares ou son autre hétéronyme urbain Alvaro de Campos, entre Joseph K. et Kafka, entre Joyce et Leopold Bloom, entre Henri Thomas et le narrateur de La Nuit de Londres et ainsi de suite, une série s’engage qui fait circuler sur le plan d’une ville imaginaire unanime toute une théorie de marcheurs allant d’un pas égal au devant d’eux-mêmes et par la grâce desquels s’accomplit le devenir texte de la ville réelle réellement parcourue. Passants exemplaires, passants intégraux, ils ne font, comme les autres, que passer, et comme les autres ils ne laissent aucun sillage, mais leurs parcours, mémorisés et retracés, transforment la ville en chambre d’échos.
10Chaque passant lit à sa manière le texte de la ville, dévidant en un apprentissage infini la syntaxe et le vocabulaire de ses rues, et ici, quelle que soit par ailleurs la trame de la ville (organique ou orthonormée, foisonnante ou géométrique, fixée ou brouillonne) l’image qui s’impose aussitôt est celle du labyrinthe. Même si la cité grecque s’est conçue dans un premier temps comme ce qui devait se départir de la forme de l’entrelacs périlleux pour proclamer sa clarté, il reste que l’évolution générale des villes, y compris de celles qui ont le plus fermement tenu à créer une lisibilité ouverte, a fini par donner une légitimité quasi universelle à l’image du labyrinthe : c’est elle qui s’impose dès qu’à peine arrivé dans une ville inconnue on en ouvre le plan, dans une chambre d’hôtel ou sur une table de café, c’est elle aussi qui revient, par fragments, quand on se remémore, longtemps après parfois, tel parcours fait un beau jour dans cette autre vie qui a été est la nôtre. La ville, toute ville selon ce qu’en dit son plan, s’ouvre comme une énorme incitation, comme un étoilement d’appels et l’on sait d’emblée qu’à la plupart d’entre eux on ne pourra pas répondre. Ces appels, dans le lacis des rues d’un quartier jamais visité encore, ou dans la forme d’un parc de banlieue lointaine, voire même à proximité du lieu où l’on a ouvert le plan, ce sont d’abord des noms, des brassées de noms, et le doigt qui esquisse un chemin, parce qu’il va bien plus vite que le pas qu’il préfigure, les oublie encore plus vite que lui. Même dans des villes où l’on est revenu plusieurs fois et que l’on croit connaître, que l’on connaît d’ailleurs malgré tout un peu (par exemple pour moi Bruxelles ou Milan, Lille ou Toulouse, pour en rester à des terres relativement proches) n’importe quelle consultation de leur plan, que celle-ci soit désintéressée ou au contraire liée à la recherche d’une adresse précise, débouche immanquablement sur une dérivée rêveuse – promenade imaginaire dans des noms nouveaux qui se convertira peut-être, si le temps nous en est accordé, en une découverte effective d’où l’image du labyrinthe, revisitée, ressortira agrandie et vivace. Comment donc, à Toulouse par exemple, peut bien être, un peu au delà de Matabiau, le petit, semble-t-il, Parc de l’Observatoire et si je vois bien le lien avec la rue Kepler qui le longe, comment se fait-il que celle-ci débouche sur un cimetière et que celui-ci ait pour nom Cimetière de Salonique ? Ou encore, à Bruxelles, alors que c’est du côté des étangs d’Ixelles qu’il m’a toujours semblé que l’esprit de cette ville se condensait, pourquoi n’ai-je jamais été voir un peu plus loin, quelle allure pouvait bien avoir par exemple l’avenue à laquelle on a donné le nom du dessinateur de Tintin, l’avenue Hergé ?
11Et ainsi de suite, et ainsi plus loin, ainsi que le dit la langue allemande… Plus loin, oui, mais à chaque fois dans une composition unique d’ici et de là-bas, ce qui revient à dire, plus simplement encore, à chaque fois dans telle ville et non pas dans telle autre : si le passant, aussi longtemps qu’il avance, est le locuteur de la langue parlée par la ville et s’il en interprète à sa manière les phrases, s’il les lit ou les dit différemment, avec sa démarche et son timbre, son accent, ses hésitations, il reste que la forme formée ou le réseau de phrases au sein desquels il avance sera le même pour tous les autres passants et qu’il en ira ainsi dans n’importe quelle autre ville. Une ville n’est pas la frappe particulière d’une langue générique qui serait l’« urbain », elle est d’abord une langue en propre, une langue distincte. C’est comme telle qu’elle a ses accents et ses argots, mais tous sont partie prenante d’une unique tonalité – et c’est ce qui fait que les villes sont si reconnaissables et que même lorsqu’elles appartiennent à la même aire géographique ou se ressemblent, elles déplient des phrasés différents. Une phrase arlésienne, à si peu de distance et avec des éléments de lexique si proches (les arènes et l’arrière-plan romain en général, la référence tauromachique) est distincte, et nettement, d’une phrase nîmoise, et les exemples, à diverses échelles, pourraient être multipliés à l’infini.
- 3 Le texte de James Agee a été publié en français sous le titre de Brooklyn existe.
12Les capitales et les très grandes villes pouvant même ici être abordées comme des agrégats de langues proches mais distinctes – ce serait toute une discussion de savoir si ce qui est dit par le Bronx ou par Brooklyn, par exemple, relève de la même langue que ce qui est récité par Manhattan, ou s’il s’agit d’une autre langue, ou d’une forme dialectale. En ce qui me concerne, à propos de New York comme d’autres grandes villes, je serais plutôt d’accord pour parler de flexions et de dialectes, mais qu’il y ait là aussi des différences et des écarts, c’est en tout cas une certitude. Pourrait en attester entre autres Brooklyn Is, le merveilleux et long poème en prose que James Agee écrivit en 1939. Pensé au départ comme un article destiné à la revue Fortune, qui le refusa, ce texte d’une cinquantaine de pages3 est le parfait exemplum de ce que peut produire le plein emploi d’un accord entre un mode de dire mis en œuvre par un écrivain et une diction qui semble venir de la ville elle-même :
Ou Brighton Beach, les appartements à façade plate glacés dans leur propre ombre et les maisons gaies en briques couleur de bonbon, avec une chambre à louer dans chacune, et les bungalows qui ressemblent presque à des cabanes, et les parents qui guettent les enfants à la sortie de l’école ; les moulures orange vif et bleu des maisons, les minuscules synagogues :
ou Sheephead’s Bay, les petites chaloupes mal taillées encore posées sur des tréteaux, de la couleur et de la forme des dessins d’enfants ; la lisière de Brooklyn, une désolation sans nom…
13Et ainsi de suite, und so weiter, and so on, so on… au fil des pas, tout un poème, et d’autant plus saisissant que Brooklyn où j’ai eu l’occasion à deux ou trois reprises et il n’y a pas si longtemps de faire quelques marches forcées, jusqu’à épuisement, hanté par la joie des noms (Flatbush Avenue, Park Slope, Ocean Avenue…) n’a pas tellement changé. Tout un poème, oui, mais en prose, et ici l’on voit bien sur ce seul exemple, mais il y en aurait des milliers, que cette prose dont le modèle est la liste exténuée et qui, comme telle, a une très nette inclination prosodique et ressortit par conséquent au poème, on voit et on entend que cette prose, en même temps, est le fruit d’une scansion qui a entièrement basculé du côté de ce que Mallarmé stigmatisa – peut-être – sous le nom d’ « universel reportage » : un récitatif continu plutôt qu’une aria tentée envers l’absolu, un mouvement qui descend et qui sonde plutôt qu’il ne gravit ou prétend gravir, ou graver. Comme telle cette prose s’inscrit dans une histoire des genres qui est une tresse qui se défait, et ce qu’il faut marquer c’est qu’elle commence avec la conscience de soi de la ville moderne dont elle est en quelque sorte le très fin porte-voix.
14Tout se passe en effet comme si l’écriture, à compter de l’éclatement des villes monades et de l’apparition des villes métropoles, s’était mise à l’écoute d’un mode d’être qui rayait le lyrisme tout en le prolongeant. Le texte littéraire imite les phrases auxquelles la ville donne consistance et que le pas apprend à reconnaître. Si les langues parlées par les villes sont aussi nombreuses qu’elles, et si leur typologie est d’une extension considérable, allant de quelques petits phrasés à un texte pratiquement infini qui se corrige et s’enrichit continûment, le mode d’existence du texte urbain, c’est-à-dire, par référence aux œuvres écrites, à la littérature donc, son genre, par contre est toujours le même, et il est composite : il ne résulte pas d’une allure poème qui serait dominante ici ou là, dans tel ou tel secteur ou auprès de tel ou tel monument ou jardin, il n’est pas assignable à un discours que la ville voudrait tenir au monde et sur elle-même, il ne résulte pas non plus de ces engendrements narratifs continus que chaque quartier, arrière-cour, hall d’immeuble, boutique ou cage d’escalier libèrent sans discontinuer, par séries, grappes ou grains – mais il vient de tout cela à la fois et c’est pourquoi il résonne et se donne comme prose au passant qui l’éveille.
15On se souvient que dans la dédicace à Arsène Houssaye qui ouvre Le Spleen de Paris et qui est un de ses textes théoriques les plus importants, Baudelaire, qui vient d’évoquer l’« idéal obsédant » et le « miracle » de cette prose poétique dont il rêve, ajoute aussitôt que « c’est surtout de la fréquentation des villes énormes » et du « croisement de leurs innombrables rapports » que ce rêve provient. L’enclenchement était donné : la prose à venir proviendrait de la ville en prose. S’ensuit l’abandon de l’hymne, lent à venir, mais l’accent est mis désormais sur ce qui déroule et dévide la pelote enchevêtrée du texte urbain : des poèmes en prose de Baudelaire à ce qui s’écrit aujourd’hui sous nos yeux, le « Passant intégral » se divise en une multitude d’éclaireurs littéralement lancés à l’assaut d’un labyrinthe lui-même divisé en une multitude d’occurrences.
16On le devine, que ce soit du côté du Paris de Baudelaire ou du Brooklyn de James Agee, ce qui aura été en jeu, c’est une exactitude, c’est la justesse d’un rapport entre une tonalité venant de la ville elle-même et ce qui en résulte comme poème, ce qui veut dire aussi qu’au fil du temps ce rapport, s’il veut rester juste, doit évoluer. Ce n’est pas seulement que la forme des villes soit changeante, c’est aussi qu’elle a changé du tout au tout. Je disais tout à l’heure que Brooklyn n’avait pas tellement changé depuis l’époque où Agee l’a arpentée et décrite, mais sans doute est-ce d’abord parce que la forme de cette assomption de la banlieue qu’est ce gigantesque faubourg de New York, dans sa diversité même, était déjà en phase avec ce qui nous arrive aujourd’hui si communément, et qui est un glissement généralisé de la forme ville (je dis cela comme on a dit forme sonate en musique) hors d’elle-même. Cette sortie dans le désordre et l’immense, avec ce qu’elle implique de fragmentaire, de brisé, d’incertain, telle est notre nouvelle prose, tel est aujourd’hui, entre des souvenirs encore actifs de villes monades et de métropoles datées, le nouveau terrain d’expérience du passant. Jamais je ne penserai, comme certains ont l’air de le vouloir, que l’ère du flâneur et du passant intégral soit achevée, mais ce qui est bien probable, c’est qu’elle ne se poursuivra qu’au prix d’un effort continu d’identification et d’exploration, en longeant de nouvelles voies et des chemins imprévus, mais toujours à pied.
17On peut le vérifier à chaque instant : au sein des carrousels et des toboggans multipliant les vitesses et les possibilités de stockage et d’envois, la marche à pied, loin de n’avoir que la valeur d’un coup d’arrêt polémique et d’un éloge de la lenteur, fonctionne comme la possibilité de contact et de prise la plus directe et la plus simple. Il suffit de relancer « le mécanisme significatif » dont parlait Novalis, à chaque pas, si on la laisse venir, la prose recommence, et ce qu’elle dit ; c’est ce que nous serons capables de traduire.